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20/03/2025 | LUXEMBOURG | N°52131C

Luxembourg | Luxembourg, Cour administrative, 20 mars 2025, 52131C


GRAND-DUCHE DE LUXEMBOURG COUR ADMINISTRATIVE Numéro du rôle: 52131C ECLI:LU:CADM:2025:52131 Inscrit le 20 décembre 2024 Audience publique du 20 mars 2025 Appel formé par Monsieur (A1) et consorts, …, contre un jugement du tribunal administratif du 27 novembre 2024 (n° 48567 du rôle) en matière de police des étrangers Vu l’acte d’appel, inscrit sous le numéro 52131C du rôle, déposé au greffe de la Cour administrative le 20 décembre 2024 par Maître Ardavan FATHOLAHZAEH, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, en l’étude duquel domicil

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GRAND-DUCHE DE LUXEMBOURG COUR ADMINISTRATIVE Numéro du rôle: 52131C ECLI:LU:CADM:2025:52131 Inscrit le 20 décembre 2024 Audience publique du 20 mars 2025 Appel formé par Monsieur (A1) et consorts, …, contre un jugement du tribunal administratif du 27 novembre 2024 (n° 48567 du rôle) en matière de police des étrangers Vu l’acte d’appel, inscrit sous le numéro 52131C du rôle, déposé au greffe de la Cour administrative le 20 décembre 2024 par Maître Ardavan FATHOLAHZAEH, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, en l’étude duquel domicile est élu, au nom de Monsieur (A1), né le … à … (Afghanistan), de nationalité afghane, demeurant à L-…, de Madame (A2), née le … à … (Afghanistan), de nationalité afghane et de Monsieur (A3), né le … à … (Afghanistan), de nationalité afghane, demeurant tous les deux à … (Afghanistan), dirigé contre le jugement rendu par le tribunal administratif du Grand-Duché de Luxembourg le 27 novembre 2024 (n° 48567 du rôle) portant rejet de leur recours tendant à l’annulation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 13 décembre 2021 portant rejet de la demande de regroupement familial ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe de la Cour administrative le 20 janvier 2025 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment le jugement entrepris ;

Le rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Shirley FREYERMUTH, en remplacement de Maître Ardavan FATHOLAHZAEH, et Monsieur le délégué du gouvernement Jean-Paul REITER en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 11 mars 2025.

En date du 1er septembre 2021, Monsieur (A1) introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, ci-après « le ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire.

1Par décision du 17 novembre 2021, le ministre de l’Asile et de l’Immigration, ci-après « le ministre » accorda à Monsieur (A1) le statut de réfugié, ainsi qu’une autorisation de séjour valable jusqu’au 16 novembre 2026.

Par courrier de son mandataire du 20 avril 2022, réceptionné par le ministre le 25 avril 2022, Monsieur (A1) introduisit auprès du service compétent du ministère une demande de regroupement familial dans le chef de son épouse, Madame (A4), de ses quatre enfants mineurs, (A5), (A6), (A7), (A8) et de ses enfants majeurs Madame (A2) et Monsieur (A3), ainsi que de sa mère, Madame (A9), tous de nationalité afghane.

Par décision du 16 mai 2022, le ministre refusa de faire droit à la demande de regroupement familial en faveur des deux enfants majeurs et de la mère de Monsieur (A1) et sollicita des pièces additionnelles en ce qui concerne son épouse et les enfants mineurs. Ladite décision est libellée comme suit :

« (…) J’accuse bonne réception de votre courrier reprenant l’objet sous rubrique qui m’est parvenu en date du 25 avril 2022.

I.

Demande de regroupement familial en faveur de Madame (A4) et les enfants (A5, A6, A7) et (A8) Avant tout progrès en cause et sans préjudice du fait que toutes les conditions en vue de l’obtention d’une autorisation de séjour doivent être remplies au moment de la prise de décision, je vous prie de bien vouloir me faire parvenir dans les meilleurs délais les pièces suivantes qui n’étaient pas jointes à la demande :

- Une copie de toutes les pages des passeports en cours de validité de toutes les personnes à regrouper ;

- L’original ou une copie certifiée conforme d’un extrait récent du casier judiciaire dans le chef de l’épouse de votre mandant.

Veuillez nous adresser les documents demandés en un seul envoi, conjointement avec la présente.

II.

Demande de regroupement familial en faveur de Madame (A2) et Monsieur (A3) Je suis au regret de vous informer que je ne suis pas en mesure de faire droit à votre requête.

En effet, conformément à l’article 70, paragraphe (1), point c) de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l’immigration, le regroupement familial se limite aux descendants célibataires de moins de dix-huit ans.

Etant donné que les enfants de votre mandant, Madame (A2) et Monsieur (A3) sont nés en 1997 respectivement en 2003, ils ne remplissent en conséquent pas cette condition.

Le regroupement familial leur est en conséquence refusé conformément aux articles 75, point 1 et 101, paragraphe (1), point 1 de la loi du 29 août 2008 précitée.

2La présente décision est susceptible de faire l’objet d’un recours devant le Tribunal administratif. La requête doit être déposée par un avocat à la Cour dans un délai de 3 mois à partir de la notification de la présente décision.

Cependant, je serais disposé à considérer l’octroi d’une autorisation de séjour pour raisons privées conformément à l’article 78, paragraphe (1) et (2) de la loi du 29 août 2008 précitée à condition de me faire parvenir les documents suivants :

- Une copie de toutes les pages des passeports en cours de validité des deux enfants majeurs de votre mandant ;

- L’original ou une copie certifiée conforme d’un extrait récent de leurs casiers judiciaires ;

- L’original ou une copie certifiée conforme d’un certificat de célibat dans le chef des deux enfants majeurs de votre mandant ;

- deux engagements de prise en charge en bonne et due forme souscrits en faveur des enfants de votre mandant ;

- une preuve que votre mandant dispose d’un logement approprié au Luxembourg ainsi que l’accord écrit du propriétaire, accompagné d’une pièce d’identité, à y loger deux personnes supplémentaires ;

- la preuve que les enfants de votre mandant disposent d’une assurance maladie couvrant tous les risques sur le territoire luxembourgeois (assurance de voyage).

Veuillez nous adresser les documents demandés en un seul envoi, conjointement avec la présente.

I.

Demande de regroupement familial en faveur de Madame (A9) Je suis au regret de vous informer que je ne suis pas en mesure de faire droit à votre requête.

En effet, conformément à l’article 70 de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l’immigration « l’entrée et le séjour peuvent être autorisés par le ministre aux ascendants en ligne directe au premier degré du regroupant ou de son conjoint ou partenaire visé au paragraphe (1), point b) qui précède, lorsqu’ils sont à sa charge et qu’ils sont privés du soutien familial nécessaire dans leurs pays d’origine ».

Or, il n’est pas prouvé que Madame (A9) est à charge de son fils, qu’elle est privée du soutient (sic) familial dans son pays d’origine et qu’elle ne peut pas subvenir à ses besoins par ses propres moyens. Je donne à considérer que Madame (A9) a encore cinq enfants en Afghanistan.

Par ailleurs, Madame (A9) ne remplit aucune condition afin de bénéficier d’une autorisation de séjour dont les catégories sont fixées à l’article 38 de la loi du 29 août 2008 précitée.

L’autorisation de séjour lui est en conséquence refusée conformément aux articles 75 et 101, paragraphe (1), point 1. de la loi du 29 août 2008 précitée. (…) ».

Par un courrier de son mandataire du 23 août 2022, réceptionné le 25 août 2022, Monsieur (A1) fit introduire un recours gracieux contre la décision précitée du 16 mai 2022 3pour ce qui est du refus visant les deux enfants majeurs et la mère de Monsieur (A1), auquel le ministre refusa de faire droit par décision du 21 novembre 2022, libellée comme suit :

« (…) J’accuse bonne réception de votre courrier reprenant l’objet sous rubrique qui m’est parvenu en date du 25 août 2022.

Je donne à considérer que des virements en faveur des enfants de votre mandant ne sauraient prouver que la mère de votre mandant est à sa charge. Par ailleurs, des virements effectués postérieurement à la décision ministérielle du 16 mai 2022 ne peuvent pas être pris en considération.

Par conséquent et à défaut d’éléments pertinents nouveaux ou non pris en considération, je suis au regret de vous informer que je ne peux que confirmer ma décision du 16 mai 2022 dans son intégralité.

Néanmoins, je tiens à vous informer que ma proposition de considérer l’octroi d’une autorisation de séjour pour raisons privées conformément à l’article 78, paragraphe (1) c) dans le chef des enfants majeurs de votre mandant reste maintenu sous condition que votre mandant nous fait parvenir les documents nécessaires demandés en date du 21 mars 2022. On ne saurait alors soulever que l’article 8 de la CEDH n’a pas été respecté. (…) ».

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif en date du 21 février 2023, Monsieur (A1), Madame (A2) et Monsieur (A3), ci-après « les consorts (A) », firent introduire un recours tendant à l’annulation de la décision ministérielle de refus du 21 novembre 2022, rendue sur recours gracieux.

Par un jugement du 27 novembre 2024, le tribunal administratif déclara le recours recevable en la forme, mais non fondé, tout en condamnant les demandeurs aux frais de l’instance.

Pour arriver à cette conclusion, le tribunal, après avoir cerné l’objet du litige par rapport au seul refus visant les deux enfants majeurs de Monsieur (A1), constata que l’article 70 de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l’immigration, ci-après « la loi du 29 août 2008 », définissant les membres de la famille susceptibles de rejoindre un bénéficiaire d’une protection internationale dans le cadre du regroupement familial, ne visent pas les enfants majeurs au titre des membres de famille susceptibles de faire l’objet d’un regroupement familial, de sorte à retenir que c’était a priori à bon droit que le ministre a refusé de faire droit à la demande de regroupement familial dans le chef de Madame (A2) et Monsieur (A3).

Il rejeta ensuite le moyen fondé sur une violation de l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, ci-après « la CEDH ». De manière générale, les premiers juges relevèrent que les personnes adultes désireuses de venir rejoindre leur famille dans le pays d’accueil ne sauraient être admises au bénéfice de la protection de cette disposition que lorsqu’il existe des éléments supplémentaires de dépendance autres que les liens affectifs normaux qui caractérisent les relations d’une personne adulte avec sa famille d’origine et que le champ de protection de l’article 8 de la CEDH serait étendu de façon excessive si les descendants majeurs capables de gagner leur vie pouvaient déduire de cette disposition conventionnelle le droit de vivre en ménage commun avec leurs parents, sauf circonstances particulières telles qu’un handicap ou une maladie grave.

4En appliquant cette considération au cas de l’espèce, le tribunal releva qu’il ne serait ni allégué, ni a fortiori établi, que Madame (A2), âgée au moment du prononcé du jugement de 27 ans, et Monsieur (A3), âgé à ce moment de 21 ans, souffriraient d’un handicap ou d’une maladie grave nécessitant une prise en charge par leur père, mais qu’il ressortirait du rapport d’entretien de Monsieur (A1) dans le cadre de sa demande de protection internationale que Madame (A2) avait fréquenté l’université et que Monsieur (A3) avait terminé l’école, constat dont le tribunal déduisit que la preuve d’éléments supplémentaires de dépendance autres que les liens affectifs normaux n’était pas établie, tout en relevant que les transferts mensuels de sommes d’argent via la plateforme MoneyGram de la part de Monsieur (A1) en faveur de Madame (A2) et de Monsieur (A3) ne permettraient pas de conclure qu’en l’absence de ce soutien, ils ne pourraient pas subvenir à leurs besoins essentiels.

Le 20 décembre 2024, les consorts (A) ont régulièrement fait relever appel de ce jugement.

Arguments des parties A l’appui de leur appel, les appelants déclarent maintenir l’intégralité de leurs moyens tels que développés en première instance sans toutefois les reprendre en tant que tels.

Tout en reconnaissant le bien-fondé de l’analyse des premiers juges selon laquelle l’article 70 de la loi du 29 août 2008 ne vise pas les enfants majeurs au titre des membres de famille susceptibles de faire l’objet d’un regroupement familial, ils critiquent les premiers juges pour ne pas avoir fait droit à leur moyen fondé sur l’article 8 de la CEDH.

En l’occurrence, ils critiquent la conclusion des premiers juges selon laquelle, en l’espèce, ils n’auraient pas rapporté la preuve d’éléments supplémentaires de dépendance autres que les liens affectifs normaux caractérisant les relations d’une personne adulte avec sa famille d’origine.

A cet égard, ils font valoir que les enfants, entre-temps majeurs, auraient toujours vécu avec leurs parents et leur fratrie mineure et ce depuis leur naissance.

Madame (A2) aurait fréquenté l’université, qui lui serait toutefois interdite depuis l’arrivée au pouvoir des talibans.

Le fils majeur aurait terminé l’école et se trouverait à la maison et ne s’adonnerait à aucune activité salariale, de sorte à être pris en charge par sa famille et, en l’occurrence, par Monsieur (A1) à travers des paiements effectués depuis le mois de mars 2022.

Cette prise en charge financière serait nécessaire à la survie des deux enfants majeurs, puisque sans celle-ci ils ne pourraient se procurer les produits de première nécessité et ce en raison, d’une part, de l’interdiction faite à la fille majeure de s’adonner à une activité salariée, et, d’autre part, de l’impossibilité pour le fils majeur de s’adonner à une telle activité puisqu’il craindrait des représailles de la part des talibans en raison de la fonction qu’avait occupée son père au sein des services de renseignement de l’armée de l’air et qui a conduit à l’octroi d’une protection internationale à celui-ci.

Monsieur (A1) souligne qu’il ne serait pas contesté que ses enfants majeurs avaient vécu ensemble en Afghanistan avec leurs parents et la fratrie mineure. Il ajoute qu’un lien 5extrêmement fort aurait toujours existé entre les membres de leur famille et qu’il aurait eu des projets pour ses six enfants, spécialement pour ses deux aînés, ayant entrepris des études, tel que cela ressortirait de son rapport d’audition. Ainsi, sa fille majeure aurait été encouragée moralement et financièrement pour accéder à un niveau d’enseignement supérieur dans un pays où les femmes devraient lutter pour avoir leur place dans les écoles, les universités et le monde du travail. Or, toute cette énergie et cet investissement parental dans l’éducation des enfants aurait échoué le jour de la prise de pouvoir par les talibans, anéantissant l’avenir professionnel de leur fille majeure.

Quant à Monsieur (A3), il ne pourrait pas non plus s’émanciper comme il l’aurait souhaité dans une situation où son père serait activement recherché par les talibans. Sa vie familiale aurait éclaté lorsque son père avait dû quitter le pays pour sauver sa vie et une seconde fois lorsque sa mère et sa fratrie mineure avaient rejoint le père à un moment où il était âgé de … ans.

Les liens unissant Monsieur (A3) à son père et le reste de sa famille iraient au-delà des liens affectifs normaux puisque la seule famille qu’il avait connue jusqu’à présent aurait été celle composée de ses parents et de sa fratrie.

L’absence des membres de famille des deux enfants majeurs serait un traumatisme puisque le refus du regroupement familial impliquerait un éclatement inéluctable de la cellule familiale.

La situation en Afghanistan pour les parties appelantes sub 2) et 3) s’apparenterait à une double peine infligée par les talibans, à savoir (i) le fait de vivre privés de leur famille avec l’impossibilité légale de les rejoindre et (ii) de vivre sous le régime terroriste des talibans.

Pour appuyer leur argumentaire fondé sur l’article 8 de la CEDH, les appelants se prévalent encore d’un arrêt de la Cour administrative du 3 décembre 2024, numéro 50940C du rôle, affaire qu’ils estiment être analogue à la présente affaire puisque (i) Monsieur (A1) aurait dû quitter l’Afghanistan pour sauver sa vie, situation ayant été confirmée par l’octroi du statut de réfugié, (ii) au moment de son départ, sa fille avait … ans et son fils en avait …, de sorte à avoir été très jeunes au moment de la séparation rendue indispensable à la survie de leur père, (iii) avant le départ du père les deux enfants entre-temps majeurs auraient toujours vécu avec leur famille et ce depuis leur naissance, (iv) ils n’auraient pas fondé leur propre famille et (v) ils bénéficieraient des contributions financières de leur père.

Par ailleurs, la reconstitution de la vie familiale en Afghanistan s’avérerait impossible puisque Monsieur (A1) y risquerait sa vie.

Le délégué du gouvernement conclut au rejet de l’appel en se ralliant aux conclusions des premiers juges, dont il cite des extraits, tout en demandant le rejet de l’argumentation des appelants fondée sur l’arrêt de la Cour du 3 décembre 2024, au motif que celle-ci ne serait pas transposable dans la mesure où ce cas de figure aurait concerné le regroupement familial demandé par un jeune adulte en faveur de ses parents, et en insistant sur l’absence de preuve d’éléments supplémentaires de dépendance, en citant, là encore, des extraits du jugement critiqué.

6Analyse de la Cour A titre liminaire, la Cour rappelle qu’elle est saisie dans la limite des prétentions des parties appelantes telles que concrétisées à travers les moyens invoqués dans leur requête, de sorte que sauf hypothèse des moyens à soulever d’office, elle n’est pas amenée à prendre position par rapport aux moyens qui ne figurent pas dans les conclusions d’appel et n’est pas tenue de répondre aux conclusions de première instance auxquelles se réfèrent simplement les conclusions d’appel. En effet, les moyens d’appel sont appelés à se diriger contre le jugement dont appel, de sorte à devoir être formulés concrètement par rapport aux dispositions dudit jugement faisant grief dans l’optique de l’appelant. La Cour ne saurait dès lors tenir compte des moyens simplement réitérés par les appelants par référence aux écrits de première instance, lesquels, par la force des choses, se dirigent contre la décision de l’administration initialement critiquée et non pas contre le jugement dont appel ayant statué par rapport à cette décision1.

Dans ces conditions, la Cour n’est en l’espèce pas utilement appelée à analyser les moyens de première instance auxquels les appelants ont simplement renvoyé, sans développement circonstancié en instance d’appel, et ne prendra position que par rapport aux moyens effectivement développés dans le cadre des écrits déposés en instance d’appel.

La Cour relève ensuite que le juge administratif, saisi dans le cadre d’un recours en annulation, doit se rapporter dans son analyse à la situation de fait et de droit telle qu’elle s’est présentée au moment de la prise de la décision critiquée.

Force est encore de constater qu’au regard des moyens développés par les appelants à l’appui de leur appel, le litige des parties tourne exclusivement autour du moyen fondé sur une violation de l’article 8 de la CEDH, les appelants limitant en effet le débat à la question de savoir si le refus du ministre par rapport aux deux enfants majeurs de Monsieur (A1) se heurte à l’article 8 de la CEDH.

Dès lors, comme aucune des parties à l’instance ne remet en cause la conclusion du tribunal suivant laquelle les conditions de l’article 70 de la loi du 29 août 2008 pour un regroupement familial ne sont pas remplies par rapport aux enfants majeurs de Monsieur (A1), la Cour n’a pas à se pencher sur cette question.

L’article 8 de la CEDH a la teneur suivante :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bienêtre économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. ».

La Cour rappelle que l’application de l’article 70 de la loi du 29 août 2008 est susceptible d’être tenue en échec par une disposition internationale d’essence supérieure, tel 1 Cour adm. 6 avril 2006, n° 20736C du rôle, Pas. adm. 2024, V° Procédure contentieuse, n° 1203 et les autres références y citées.

7l’article 8 de la CEDH, qui garantit à toute personne le droit au respect de la vie privée et familiale et qui limite les ingérences par une autorité publique dans l’exercice de ce droit, dont le champ d’application est plus large que celui de l’article 70 quant à la notion de la vie familiale, c’est-à-dire qu’il vise au-delà de la cellule de famille fondamentale, composée des parents et de leurs enfants mineurs, d’autres membres de la famille chaque fois qu’il y a des liens de consanguinité suffisamment réels et étroits entre différents membres d’une famille2.

Dans cette optique, la Cour relève, à l’instar des premiers juges, que si les Etats ont le droit, en vertu d’un principe de droit international bien établi, de contrôler l’entrée, le séjour et l’éloignement des non-nationaux, ils doivent toutefois, dans l’exercice de ce droit, se conformer aux engagements découlant pour eux de traités internationaux auxquels ils sont parties, y compris la CEDH et en l’occurrence son article 83.

Néanmoins et tel que les premiers juges l’ont relevé à juste titre, ledit article 8 ne garantit pas le droit de choisir le lieu le plus approprié pour développer une vie familiale4 et ne saurait s’interpréter comme comportant pour un Etat contractant l’obligation générale de respecter le choix par les membres d’une famille de leur domicile commun et d’accepter l’installation d’un membre non national d’une famille dans le pays5, mais requiert des raisons convaincantes pour qu’un droit de séjour puisse être fondé sur lui6. Par ailleurs, ni l’article 8 de la CEDH ni aucune autre disposition de ladite convention ne peut être interprété comme garantissant, en tant que tel, le droit à un type particulier de titre de séjour7.

Selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme (CourEDH), si la notion de « vie familiale » au sens de l’article 8 de la CEDH se limite normalement au noyau familial, elle existe aussi entre frères et sœurs, ainsi qu’entre parents et enfants adultes, dès lors que des éléments de dépendance renforcés sont vérifiés. Ladite Cour a, en effet, précisé que « les rapports entre adultes (…) ne bénéficieront pas nécessairement de la protection de l’article 8 sans que soit démontrée l’existence d’éléments supplémentaires de dépendance, autres que les liens affectifs normaux. »8.

Dans cette lignée, la jurisprudence des juridictions administratives relative à l’article 8 de la CEDH retient qu’un regroupant ne peut invoquer l’existence d’une vie familiale à propos d’une personne ne faisant pas partie du noyau familial strict qu’à condition qu’il démontre 2 En ce sens : Cour adm. 26 avril 2022, n° 46765C du rôle, Pas. adm. 2024, V° Etrangers, n° 491.

3 Cour adm. 18 octobre 201, n° 13636C du rôle, Pas. adm. 2024, V° Etrangers, n° 485 ; dernièrement rappelé par Cour adm. 19 décembre 2024, n°50834c du rôle, disponible sur www.jurad.etat.lu.

4 CourEDH, 28 mai 1985, Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, n° 9214/80; 9473/81; 9474/81;

CourEDH, 19 février 1996, Gül c. Suisse, n° 23218/94 ; CourEDH, 28 novembre 1996, Ahmut c. Pays-Bas, n° C-

540/03. ;

Cour adm. 10 juillet 2008, n° 24083C, Pas. adm. 2024, V° Etrangers, n° 513, Cour adm. 18 juin 2015, n° 36081C du rôle, Pas. adm. 2024, V° Etrangers, n° 503, 1er tiret, Cour adm. 27 octobre 2016, n° 28265C du rôle, disponible sur www.jurad.etat.lu, Cour adm. 2 avril 2020, n° 44016C, Pas. adm. 2024, V° Etrangers, n° 515, 1er tiret.

5 CEDH, 28 mai 1985, Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, n° 9214/80; 9473/81; 9474/81; CEDH, 19 février 1996, Gül c. Suisse, n° 23218/94 ; CEDH, 28 novembre 1996, Ahmut c. Pays-Bas, n° C-540/03 ;

Cour adm. 2 juillet 2019, n° 42550C du rôle, Pas. adm. 2024, V° Etrangers, n° 503, 2e tiret et l’autre référence y citée.

6 Cour adm. 10 septembre 2008, n° 24083C, Pas. adm. 2024, V° Etrangers, n° 513 et les autres références y citées.

7 CourEDH, 13 octobre 2016, B.A.C. c. Grèce.

8 Commission EDH, 10 décembre 1984, S. et S. c. Royaume-Uni, n° 10375/83, D.R. 40, p. 201 ; CourEDH, 17 septembre 2013, F.N. c. Royaume Uni, n° 3202/09, § 36 ; CourEDH, 30 juin 2015, A.S. c. , n° 39350/13, § 49 ;

rappelé dans Cour adm. 2 juillet 2024, n°49602C du rôle.

8l’existence d’éléments supplémentaires de dépendance, autres que les liens affectifs normaux qui caractérisent les relations d'une personne adulte avec sa famille d’origine9, la question de l’existence d’une vie familiale susceptible d’être protégée par l’article 8 de la CEDH étant une question de fait dépendant de la réalité de liens personnels étroits.

Il convient de souligner qu’au-delà d’un lien de parenté, la notion de « vie familiale » requiert l’existence d’un lien réel et suffisamment étroit entre les différents membres dans le sens d’une vie familiale effective, c’est-à-dire caractérisée par des relations réelles et suffisamment étroites parmi ses membres, et existantes, voire préexistantes à l’entrée sur le territoire national. Le but du regroupement familial est de reconstituer l’unité familiale, avec impossibilité corrélative pour les intéressés de s’installer et de mener une vie familiale normale dans un autre pays.

En ce qui concerne plus précisément la vie familiale entre les enfants majeurs et le regroupant, la Cour a retenu que les liens que de jeunes adultes entretiennent avec leurs parents peuvent constituer une « vie familiale » protégée notamment par l’article 8 de la CEDH, le simple fait que des enfants deviennent majeurs ne permettant de conclure automatiquement que leur « vie familiale » avec leurs parents aurait pris fin10, l’existence d’une vie familiale susceptible d’être protégée par l’article 8 de la CEDH dépendant des circonstances de chaque espèce En l’espèce, Monsieur (A1) a exposé de façon convaincante et sans que cela ne soit contesté par l’Etat, qu’avant son départ précipité de son pays d’origine en août 2021 à la suite immédiate de la prise de pouvoir par les talibans - l’appelant y craignant pour sa vie en raison de son poste exposé sous l’ancien gouvernement, étant relevé que selon les explications concordantes des parties à l’audience des plaidoiries, confirmées par les pièces, il a quitté l’Afghanistan grâce à une attestation du 24 août 2021 du ministre confirmant l’urgence de son évacuation de son pays d’origine -, il a vécu ensemble avec son épouse et leurs enfants, y compris les deux enfants actuellement majeurs, et que jusqu’à la prise de la décision de refus du 16 mai 2022, confirmée le 21 novembre 2022, son épouse et ses enfants - mineurs et majeurs - ont continué à vivre ensemble en Afghanistan, étant relevé que son épouse et ses enfants mineurs se sont vus accorder une autorisation de séjour temporaire au titre de membre de la famille suivant décision du 18 novembre 2022.

Dès lors, à l’exception des moments de séparation de Monsieur (A1) du reste de sa famille du fait de son départ forcé de l’Afghanistan, les époux (A) ont toujours vécu ensemble avec leurs enfants, y compris les deux enfants majeurs, étant relevé qu’évidemment, l’absence de vie commune pendant la durée du traitement de la demande de protection internationale de Monsieur (A1) et de sa demande de regroupement familial ne saurait être reprochée aux appelants.

La Cour relève encore que si Monsieur (A3) et Madame (A2) étaient bien majeurs au moment du refus du 16 mai 2022, confirmé le 21 novembre 2022, il convient néanmoins de prendre en compte la situation particulière de l’espèce, à savoir leur qualité de très jeunes adultes sans ressources propres au moment de la séparation de la famille par le départ précipité de leur père. En effet, à ce moment, selon les explications des appelants non autrement remises en cause par l’Etat et tel que cela se dégage du rapport d’audition au sujet des motifs de fuite 9 Cour adm., 13 octobre 2015, n° 36420C du rôle, Pas. adm. 2024, V° Etrangers, n° 516, 1er tiret et les autres références y citées.

10 Cour adm. 26 avril 2022, n° 46765C du rôle, Pas. adm. 2024, V° Etrangers, n° 491.

9de Monsieur (A1), Monsieur (A3), ayant acquis la majorité depuis quelques mois seulement, venait de terminer sa scolarité et était à la maison sans travailler, tandis que sa sœur aînée, âgée de … ans, avait jusque-là poursuivi des études universitaires qu’elle a dû arrêter avec l’arrivée au pouvoir des talibans, la qualité d’étudiante impliquant a priori et à défaut d’éléments contraires se dégageant du dossier soumis à l’appréciation de la Cour, qu’elle se trouvait, à l’instar de son frère, sans ressources propres.

Il se dégage encore des explications concordantes des appelants, non autrement contredites par l’Etat, que depuis ce départ forcé et jusqu’au jour de la prise de la décision de refus litigieuse, les deux enfants majeurs n’ont pas construit une vie indépendante ou fondé leur propre famille, les appelants ayant d’ailleurs produit des certificats de célibat établis le 15 décembre 2021, Monsieur (A1) ayant encore exposé de façon concordante et convaincante, pièces à l’appui, qu’au moment de la prise de la décision de refus litigieuse, ses deux enfants majeurs vivaient en Afghanistan grâce à l’argent qu’il leur envoyait.

La Cour retient que dans les circonstances très particulières de l’espèce, la décision de refus litigieuse, certes conforme à l’article 70 de la loi du 29 août 2008, constitue une ingérence disproportionnée dans cette vie familiale, face à l’impossibilité pour Monsieur (A1) de rejoindre, avec le reste de la famille, les deux enfants majeurs restés dans leur pays d’origine, l’octroi d’une protection internationale au Luxembourg confirmant en effet l’existence de circonstances graves s’opposant à un retour de celui-ci dans son pays d'origine. D’autre part, au jour de la confirmation du refus à l’égard des deux enfants majeurs, prise sur recours gracieux en date du 21 novembre 2022, le ministre avait le 18 novembre 2022 accordé une autorisation de séjour en tant que membre de la famille à la mère et aux enfants mineurs, de sorte que le refus a nécessairement impliqué l’éclatement de la cellule familiale, dont le noyau sera désormais fixé au Luxembourg, laissant seuls en Afghanistan deux membres de la fratrie.

Les frère et sœur aînés, certes majeurs, sont, au regard de leur jeune âge et de leur dépendance financière au moment du départ de leur père, qui est restée constante par la suite, avec une perspective toute relative de changement au regard de leur situation particulière eu égard au profil exposé de leur père et de la qualité de jeune femme seule en Afghanistan de Madame (A2), telle que relevée par les appelants, affectés de façon disproportionnée par la rupture de la vie familiale qu’implique le refus litigieux.

C’est dès lors à tort que le tribunal a rejeté comme étant non fondé le recours dirigé contre la décision ministérielle du 21 novembre 2022, en ce qu’il est fondé sur une violation de l’article 8 de la CEDH, et le jugement a quo est à réformer en ce sens que la décision du 21 novembre 2022, formant un tout avec le refus initial du 16 mai 2022, qui est certes conforme à l’article 70 de la loi du 29 août 2008, encourt l’annulation pour être contraire à l’article 8 de la CEDH.

Par ces motifs, la Cour administrative, statuant à l’égard de toutes les parties ;

reçoit l’appel en la forme ;

au fond, dit l’appel justifié, partant, par réformation du jugement entrepris du 27 novembre 2024, déclare fondé le recours en annulation formé par les appelants à l’encontre 10de la décision ministérielle du 21 novembre 2022, partant annule cette décision et renvoie le dossier devant le ministre des Affaires intérieures dorénavant compétent en la matière ;

condamne l’Etat aux dépens des deux instances.

Ainsi délibéré et jugé par:

Lynn SPIELMANN, premier conseiller, Martine GILLARDIN, conseiller, Annick BRAUN, conseiller, et lu par le premier conseiller en l’audience publique à Luxembourg au local ordinaire des audiences de la Cour à la date indiquée en tête, en présence du greffier de la Cour Jean-Nicolas SCHINTGEN.

s. SCHINTGEN s. SPIELMANN 11


Synthèse
Numéro d'arrêt : 52131C
Date de la décision : 20/03/2025

Origine de la décision
Date de l'import : 25/03/2025
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;cour.administrative;arret;2025-03-20;52131c ?

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