GRAND-DUCHE DE LUXEMBOURG COUR ADMINISTRATIVE Numéro 50694C du rôle ECLI:LU:CADM:2024:50694 Inscrit le 4 juillet 2024 Audience publique du 3 décembre 2024 Appel formé par Madame (A) et consorts, …, contre un jugement du tribunal administratif du 3 juin 2024 (n° 47868 du rôle) en matière d’autorisation de séjour Vu l’acte d’appel inscrit sous le numéro 50694C du rôle et déposé au greffe de la Cour administrative le 4 juillet 2024 par Maître Marlène AYBEK, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Madame (A), née le … à … (Syrie), de nationalité syrienne, demeurant à …, de Madame (B), née le … à … (Syrie), et de Madame (C), née le … à … (Syrie), les deux de nationalité syrienne et demeurant à … (Syrie), dirigé contre le jugement du 3 juin 2024 (n° 47868 du rôle), par lequel le tribunal administratif du Grand-Duché de Luxembourg les a déboutées de leur recours tendant à l’annulation de la décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 27 juin 2022 rejetant leur demande de regroupement familial ainsi que de la décision confirmative du même ministre du 8 août 2022 prise sur recours gracieux ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe de la Cour administrative le 26 septembre 2024 ;
Vu l’accord des mandataires des parties de voir prendre l’affaire en délibéré sur base des mémoires produits en cause et sans formalités ;
Vu les pièces versées en cause et notamment le jugement entrepris ;
Sur le rapport du magistrat rapporteur, l’affaire a été prise en délibéré sans autres formalités à l’audience publique du 19 novembre 2024.
En date des 6 février 2019 et 4 août 2020, Madame (A) et son époux, Monsieur (D), introduisirent auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, ci-après « le ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire.
1 Par décision du 23 février 2022, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, ci-après « le ministre », leur accorda le statut de réfugié au sens de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, ainsi qu’une autorisation de séjour jusqu’au 22 février 2027.
Par courrier de son mandataire du 17 mai 2022, Madame (A) introduisit auprès du ministère une demande de regroupement familial pour sa mère, Madame (B), ainsi que pour sa sœur, Madame (C), les trois étant désignées ci-après par « les consorts (AD) ».
Par décision du 27 juin 2022, le ministre s’adressa au mandataire des consorts (AD) dans les termes suivants :
« (…) Je suis au regret de vous informer que je ne suis pas en mesure de faire droit à votre requête.
En effet, conformément à l’article 70 de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l’immigration et tel que soulevé dans mon courrier du 10 juin 2020 « l’entrée et le séjour peuvent être autorisés par le ministre aux ascendants en ligne directe au premier degré du regroupant ou de son conjoint ou partenaire visé au paragraphe (1), point b) qui précède, lorsqu’ils sont à sa charge et qu’ils sont privés du soutien familial nécessaire dans leurs pays d’origine ».
Or, vous ne m’apportez pas la preuve que Madame (B) est à charge de votre mandante, qu’elle est privée du soutien familial dans son pays d’origine et qu’elle ne peut pas subvenir à ses besoins par ses propres moyens. Je tiens à considérer que Madame (B) a encore cinq enfants, dont trois se trouvent encore en Syrie.
Concernant la demande de regroupement familial en faveur de Madame (C), je tiens à vous informer que le regroupement familial de la fratrie n’est pas prévu à l’article 70 de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l’immigration.
Par ailleurs, Madame (B) et Madame (C) ne remplissent aucune condition afin de bénéficier d’une autorisation de séjour dont les catégories sont fixées à l’article 38 de la loi du 29 août 2008 précitée.
L’autorisation de séjour leur est en conséquence refusée conformément aux articles 75 et 101, paragraphe (1), point 1. de la loi du 29 août 2008 précitée. (…) ».
Suite à un recours gracieux introduit le 22 juillet 2022 à l’encontre de la décision précitée du 27 juin 2022, le ministre confirma, par décision du 8 août 2022, sa décision initiale tout en rejetant les demandes tendant à l’octroi d’une autorisation de séjour sur base des articles 78, paragraphe (1), point c), et 78, paragraphe (3), de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l’immigration, ci-après « la loi du 29 août 2008 », telles que formulées par le mandataire des consorts (AD) dans le susdit recours gracieux, décision de la teneur suivante :
« (…) I. Recours gracieux contre ma décision refusant le regroupement familial 2 Je suis au regret de vous informer qu’à défaut d’éléments pertinents nouveaux, je ne peux que confirmer ma décision du 27 juin 2022 dans son intégralité.
II. Autorisation de séjour pour des raisons humanitaires d’une exceptionnelle gravité Il y a lieu de soulever que le ressortissant d’un pays tiers doit se trouver en séjour irrégulier sur le territoire luxembourgeois conformément à l’article 39, paragraphe (1) de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l’immigration pour solliciter une autorisation de séjour sur base de l’article 78(3).
Dans ce contexte, je me permets de citer une partie d’un arrêt de la Cour administrative du 25 juin 2015 (numéro 36058C du rôle) et une partie d’un jugement du 2 décembre 2015 (numéro 35581 du rôle) :
« Cette façon de procéder de la norme communautaire consiste à conférer aux Etats membres une option par rapport à laquelle ceux-ci ont conservé la possibilité d’en faire usage ou de ne pas en faire usage et, dans l’hypothèse où ils en font l’usage, de le faire avec une plus ou moins grande latitude, étant entendu que les raisons de la délivrance du titre de séjour à une personne, par hypothèse en séjour irrégulier, relèvent du spectre humanitaire au sens large. Dès lors, les Etats membres ont gardé la latitude de prendre en considération des motifs du spectre humanitaire au sens large avec plus ou moins d’amplitude et ont dès lors conservé la possibilité d’encadrer plus ou moins strictement la délivrance de pareil titre de séjour, s’agissant par hypothèse de personnes en séjour irrégulier, pourvu toutefois que la base humanitaire n’en fasse pas défaut ».
« En ce qui concerne le refus de qualifier les faits invoqués de motifs humanitaires d’une exceptionnelle gravité, force est au tribunal de rappeler que cette disposition est le fruit de la transposition de l’article 6 paragraphe 4 de la directive européenne 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil du 24 décembre 2008 relative aux normes et procédures communes applicables dans les Etats membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier, prévoyant la possibilité pour les Etats membres d’accorder un titre de séjour autonome pour des « motifs charitables, humanitaires ou autres » à un ressortissant d’un pays tiers en séjour irrégulier sur leur territoire. Le législateur luxembourgeois en prévoyant à ce titre une autorisation de séjour pour des motifs humanitaires d’une exceptionnelle gravité a limité ce pouvoir discrétionnaire aux cas d’espèces où les faits ou circonstances invoqués sont de nature à léser de manière gravissime des droits fondamentaux de l’Homme ».
La demande en obtention d’une autorisation de séjour pour des raisons humanitaires d’une exceptionnelle gravité dans le chef des intéressés précités et séjournant hors territoire luxembourgeois n’est en conséquence pas recevable.
III. Autorisation de séjour pour des raisons privées sur base des liens familiaux 3Vous sollicitez à titre subsidiaire une autorisation de séjour pour raisons privées conformément à l’article 78 de la loi du 29 août 2008 précitée en faveur de la mère et la sœur de votre mandante.
Je suis au regret de vous informer que je ne suis non plus en mesure de faire droit à cette requête. En effet, afin de pouvoir bénéficier d’une autorisation de séjour pour des raisons privées sur base de l’article 78, paragraphe (1), point c) de la loi du 29 août 2008 précitée, les intéressées doivent, conformément à l’article 78, paragraphe (2) de la loi, témoigner de ressources suffisantes ainsi que des liens personnels ou familiaux, appréciés notamment au regard de leur intensité, de leur ancienneté et de leur stabilité. Je ne dispose cependant d’aucune preuve que les intéressées remplissent ces conditions.
Je vous rappelle que « l’article 8 de la CEDH garantit seulement l’exercice du droit au respect d’une vie familiale « existante ». Ainsi, la notion vie familiale ne se résume pas uniquement à l’existence d’un lien de parenté, mais requiert un lien réel et suffisamment étroit entre les différents membres dans le sens d’une vie familiale effective, c’est-à-dire caractérisée par des relations réelles et suffisamment étroites parmi ses membres et existante, voire préexistante, à l’entrée sur le territoire national. D’ailleurs une vie familiale n’existe pas du seul fait du soutien financier apporté par une personne à une autre sans qu’aucun autre rapport ne lie les deux personnes. De plus, une personne adulte voulant rejoindre sa famille dans le pays de résidence de celle-ci ne saurait être admise au bénéfice de l’article 8 de la CEDH que lorsqu’il existe des éléments supplémentaires de dépendance, autres que les liens affectifs normaux ». Or, aucun document ne témoigne de liens familiaux au-delà d’éventuels liens affectifs normaux entre deux membres de famille.
Par conséquent, l’autorisation de séjour pour des raisons privées leur est refusée sur base des articles 75 et 101, paragraphe (1), point 1. de la loi du 29 août 2008 précitée. (…) ».
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif en date du 26 août 2022, les consorts (AD) introduisirent un recours tendant à l’annulation des décisions ministérielles susvisées des 27 juin et 8 août 2022.
Par jugement du 3 juin 2024, le tribunal administratif reçut le recours en annulation en la forme, au fond, le déclara non justifié et en débouta les consorts (AD), tout en les condamnant aux frais et dépens de l’instance.
Par requête d’appel déposée au greffe de la Cour administrative le 4 juillet 2024, les consorts (AD) ont régulièrement fait entreprendre ce jugement.
Elles déclarent en premier lieu maintenir dans leur intégralité les différents moyens de droit développés en première instance « lesquels dans un souci de clarté ne seront pas repris in extenso ci-après ».
Sur ce, les consorts (AD) invoquent l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH) en soutenant que le rejet de leur demande de regroupement familial serait constitutif d’une violation de leur droit au respect de la vie privée 4et familiale, ledit rejet étant, à leurs yeux, un empêchement à la reconstitution de l’unité familiale déjà ravagée par les effets de la guerre en Syrie.
Madame (A) précise qu’avec son mari, elle se serait occupée dans le passé de sa mère et de sa sœur avant de venir au Luxembourg. Avant le début de la guerre en Syrie, une vie familiale effective, étroite et caractérisée aurait existé dans leur pays d’origine et il existerait des obstacles à la poursuite de cette vie familiale ailleurs qu’au Luxembourg, au vu de l’obtention du statut de réfugié dans son chef. Partant, il y aurait uniquement lieu d’examiner si les conditions figurant à l’article 70, paragraphe (3), point a), de la loi du 29 août 2008 se trouvent réunies.
Madame (A) précise qu’elle serait la seule à pouvoir s’occuper de sa mère et de sa sœur, étant donné que ses trois frères et l’autre sœur seraient eux-mêmes dans le besoin respectivement ne vivraient plus en Syrie. Ainsi, Madame (B) et sa fille Fatima se trouveraient seules en Syrie et privées de tout soutien de la part d’un autre membre de famille. Madame (A) expose encore qu’avec son mari, ils enverraient régulièrement via un intermédiaire de l’argent en Syrie et ils seraient les seuls à apporter « le soutien familial et matériel nécessaire » afin de subvenir aux besoins essentiels, tant matériels qu’alimentaires, de sa mère et de sa sœur. Partant, ce serait à tort que les premiers juges ont conclu qu’ils n’avaient pas rapporté une preuve de nature à démontrer l’existence d’éléments supplémentaires de dépendance autres que les liens affectifs normaux caractérisant les relations d’une personne adulte avec sa famille d’origine.
Le délégué du gouvernement conclut en substance au rejet de l’appel et à la confirmation du jugement entrepris. Il insiste sur le constat que les consorts (AD) ne produiraient aucune pièce probante démontrant que Madame (A), en tant que regroupante, apporterait un quelconque soutien financier à sa mère via un intermédiaire. Il donne encore à considérer que Madame (A), d’après ses propres déclarations lors de l’entretien mené dans le contexte de sa demande de protection internationale, aurait quitté après son mariage en … sa famille d’origine pour vivre avec la famille de son mari et aurait ensuite quitté la Syrie fin 2011 pour la Libye où elle aurait séjourné jusqu’en 2016.
Concernant en premier lieu la déclaration des appelantes selon laquelle elles entendent maintenir l’intégralité de leurs moyens de première instance, la Cour se doit de rappeler itérativement qu’elle est saisie dans la limite des prétentions des parties, telles que concrétisées à travers les moyens invoqués dans leurs requête ou mémoires. Il s'ensuit que, sauf l'hypothèse des moyens à soulever d'office, elle n'est pas amenée à prendre position par rapport aux moyens qui ne figurent pas dans les conclusions d'appel, en sorte qu'elle n'est pas tenue de répondre aux conclusions de première instance auxquelles se réfèrent simplement les conclusions d'appel. - En effet, l'appel étant nécessairement dirigé contre un jugement, les conclusions de première instance prises à l'encontre de la décision ministérielle déférée au fond ne sauraient valoir ipso facto et ipso jure, par référence, comme moyens d'appel, étant donné que par essence elles ne sont pas formulées par rapport au jugement de première instance non encore intervenu au moment où elles ont été prises (cf. Cour adm. 6 avril 2006, n° 20736C du rôle, Pas. adm. 2023, V° Procédure contentieuse, n° 1163 et les autres références y citées).
Ainsi, la Cour constate que les consorts (AD) développent à l’appui de leur appel des moyens qui visent exclusivement le refus d’un regroupement familial en leur faveur sans réitérer les moyens 5quant au refus d’une autorisation de séjour pour des motifs humanitaires ou quant aux conditions fixées pour l’octroi d’une autorisation de séjour pour des raisons privées également contenus dans les décisions attaquées, de sorte que la Cour n’est pas amenée à examiner ces volets des décisions attaquées et du jugement a quo.
Les premiers juges ont correctement situé le cadre légal pertinent en se référant aux dispositions des articles 69 et 70 de la loi du 29 août 2008, aux termes desquels :
« [ art.69] (1) Le ressortissant de pays tiers qui est titulaire d’un titre de séjour d’une durée de validité d’au moins un an et qui a une perspective fondée d’obtenir un droit de séjour de longue durée, peut demander le regroupement familial des membres de sa famille définis à l’article 70, s’il remplit les conditions suivantes :
1. il rapporte la preuve qu’il dispose de ressources stables, régulières et suffisantes pour subvenir à ses propres besoins et ceux des membres de sa famille qui sont à sa charge, sans recourir au système d’aide sociale, conformément aux conditions et modalités prévues par règlement grand-ducal ;
2. il dispose d’un logement approprié pour recevoir le ou les membres de sa famille ;
3. il dispose de la couverture d’une assurance maladie pour lui-même et pour les membres de sa famille.
(2) Sans préjudice du paragraphe (1) du présent article, pour le regroupement familial des membres de famille visés à l’article 70, paragraphe (5) le regroupant doit séjourner depuis au moins douze mois sur le territoire luxembourgeois.
(3) Le bénéficiaire d’une protection internationale peut demander le regroupement des membres de sa famille définis à l’article 70. Les conditions du paragraphe (1) qui précède, ne doivent être remplies que si la demande de regroupement familial est introduite après un délai de six mois suivant l’octroi d’une protection internationale ».
« [art. 70] (1) Sans préjudice des conditions fixées à l’article 69 dans le chef du regroupant, et sous condition qu’ils ne représentent pas un danger pour l’ordre public, la sécurité publique ou la santé publique, l’entrée et le séjour est autorisé aux membres de famille ressortissants de pays tiers suivants :
a) le conjoint du regroupant ;
b) le partenaire avec lequel le ressortissant de pays tiers a contracté un partenariat enregistré conforme aux conditions de fond et de forme prévues par la loi modifiée du 9 juillet 2004 relative aux effets légaux de certains partenariats ;
c) les enfants célibataires de moins de dix-huit ans, du regroupant et/ou de son conjoint ou partenaire, tel que défini au point b) qui précède, à condition d’en avoir le droit de garde et la charge, et en cas de garde partagée, à la condition que l’autre titulaire du droit de garde ait donné son accord.
(2) Les personnes visées aux points a) et b) du paragraphe (1) qui précède, doivent être âgées de plus de dix-huit ans lors de la demande de regroupement familial.
6(3) Le regroupement familial d’un conjoint n’est pas autorisé en cas de mariage polygame, si le regroupant a déjà un autre conjoint vivant avec lui au Grand-Duché de Luxembourg.
(4) Le ministre autorise l’entrée et le séjour aux fins du regroupement familial aux ascendants directs au premier degré du mineur non accompagné, bénéficiaire d’une protection internationale, sans que soient appliquées les conditions fixées au paragraphe (5), point a) du présent article.
(5) L’entrée et le séjour peuvent être autorisés par le ministre :
a) aux ascendants en ligne directe au premier degré du regroupant ou de son conjoint ou partenaire visé au paragraphe (1), point b) qui précède, lorsqu’ils sont à sa charge et qu’ils sont privés du soutien familial nécessaire dans leur pays d’origine ;
b) aux enfants majeurs célibataires du regroupant ou de son conjoint ou partenaire visé au paragraphe (1), point b) qui précède, lorsqu’ils sont objectivement dans l’incapacité de subvenir à leurs propres besoins en raison de leur état de santé ;
c) au tuteur légal ou tout autre membre de la famille du mineur non accompagné, bénéficiaire d’une protection internationale, lorsque celui-ci n’a pas d’ascendants directs ou que ceux-ci ne peuvent être retrouvés ».
Ces dispositions règlent les conditions dans lesquelles un ressortissant de pays tiers, membre de la famille d’un ressortissant de pays tiers résidant légalement au Luxembourg, peut rejoindre celui-ci, l’article 69 fixant les conditions à remplir par le regroupant pour être admis à demander le regroupement familial, l’article 70 définissant les conditions à remplir par les différentes catégories de personnes y visées pour être considérées comme membres de famille susceptibles de faire l’objet d’un regroupement familial.
En vertu de l’article 69, paragraphe (3), de la loi du 29 août 2008, lorsqu’un bénéficiaire d’une protection internationale introduit une demande de regroupement avec un membre de sa famille dans un délai de six mois suivant l’octroi d’une protection internationale, de manière exceptionnelle il ne doit pas remplir les conditions du paragraphe (1) de l’article 69, à savoir celles de rapporter la preuve qu’il dispose (i) de ressources stables, régulières et suffisantes pour subvenir à ses propres besoins et à ceux des membres de sa famille qui sont à sa charge, sans recourir au système d’aide sociale, (ii) d’un logement approprié pour recevoir le membre de sa famille et (iii) de la couverture d’une assurance maladie pour lui-même et pour les membres de sa famille.
Le tribunal a relevé à bon droit que l’octroi d’une autorisation de séjour sur la base de l’article 70, paragraphe (5), point a), de la loi du 29 août 2008, visant les ascendants en ligne directe au premier degré du regroupant, est subordonné à la réunion de deux conditions cumulatives, à savoir que lesdits ascendants sont (i) à la charge du regroupant et (ii) privés du soutien familial nécessaire dans leur pays d’origine.
La Cour constate que les premiers juges ont analysé la question de savoir si Madame (B) est financièrement dépendante de sa fille (C).
Ils ont, dans ce contexte, correctement dégagé à partir de l’article 70, paragraphe (5), point a), de la loi du 29 août 2008 que les conditions légales d’un regroupement familial ne sont données que 7si la preuve de l’existence d’une situation de dépendance économique effective vis-à-vis du regroupant est rapportée et que la charge de la preuve appartient principalement au demandeur au regroupement, la preuve de ce soutien pouvant être rapportée par tous moyens.
Or, cette preuve n’a été et n’est toujours pas rapportée en cause. En effet, à l’instar du tribunal, la Cour constate que les appelantes ne versent aucune pièce probante démontrant que Madame (A), en tant que regroupante, apporterait à sa mère un quelconque soutien financier, restant ainsi en défaut de prouver que cette dernière serait à sa charge et que sans son soutien matériel, elle ne pourrait pas subvenir à ses besoins essentiels en Syrie. En outre, les consorts (AD) n’apportent toujours pas en instance d’appel des éléments tangibles démontrant que Madame (B) aurait été dépendante de Madame (A) au moment où celle-ci vivait encore en Syrie, étant rappelé dans ce contexte que cette dernière, depuis son mariage en …, a vécu avec la famille de son mari en Syrie d’abord et durant … ans en Libye par après, situation familiale qui ne lui permettait raisonnablement pas de s’occuper au quotidien de sa mère.
Finalement, les appelantes restent toujours en défaut de prouver que Madame (B) serait privée de ressources personnelles dans son pays d’origine, celles-ci ne fournissant guère d’éléments quant aux conditions de vie concrètes de cette dernière depuis la séparation avec sa fille en 2009, voire quant à sa situation patrimoniale. La seule allégation selon laquelle elle se retrouverait seule et démunie en Syrie en raison plus particulièrement de la situation politique et économique y régnant n’est, en tout état de cause, pas suffisante, pour démontrer que sans l’aide de sa fille (A) vivant au Luxembourg, elle ne pourrait pas subvenir à ses besoins essentiels en Syrie.
La Cour est partant amenée à retenir que les appelantes restent en défaut de démontrer que Madame (B) serait « à charge » de sa fille, de sorte que c’est à bon droit que les premiers juges ont confirmé le ministre pour avoir refusé de leur accorder une autorisation de séjour sur la base de l’article 70, paragraphe (5), point a), de la loi du 29 août 2008, l’examen de la deuxième condition posée par cette même disposition, à savoir celle ayant trait au soutien familial nécessaire dans le pays d’origine, devenant surabondant au vu du caractère cumulatif des deux conditions.
Quant à la demande de regroupement familial dans le chef de Madame (C), sœur de Madame (A), il convient de rappeler, à l’instar du ministre, que l’article 70 de la loi du 29 août 2008 ne vise pas la fratrie au titre des membres de la famille susceptibles de faire l’objet d’un regroupement familial avec un regroupant installé au Luxembourg, de sorte qu’il appert que le ministre a pu valablement refuser la demande de regroupement familial soumise en ce qui concerne la fratrie de Madame (A).
Il reste encore à vérifier si le refus du regroupement familial en application des dispositions des articles 69 et 70 de la loi du 29 août 2008 relativement au regroupement familial de membres de la famille d’un bénéficiaire d’une protection internationale n’aboutit pas à un résultat qui se heurte au droit au respect de la vie privée et familiale des appelantes eu égard à leur situation individuelle et particulière, celles-ci invoquant l’article 8 de la CEDH pour contester la validité du refus ministériel.
L’article 8 de la CEDH est libellé comme suit :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, se son domicile et 8de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ».
Selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, si la notion de « vie familiale » se limite normalement au noyau familial, elle existe aussi entre frères et sœurs, ainsi qu’entre parents et enfants adultes, dès lors que des éléments de dépendance renforcés sont vérifiés.
Ladite Cour a en effet précisé que « les rapports entre adultes (…) ne bénéficieront pas nécessairement de la protection de l’article 8 sans que soit démontrée l’existence d’éléments supplémentaires de dépendance, autres que les liens affectifs normaux » (Commission EDH, 10 décembre 1984, S. et S. c. Royaume-Uni (req. n° 10375/83), D.R. 40, p. 201. En ce sens, voir également par exemple CEDH, 17 septembre 2013, F.N. c. Royaume Uni (req. n° 3202/09), § 36 ; CEDH, 30 juin 2015, A.S. c. Suisse (req. n° 39350/13), § 49).
En outre, au-delà d’un lien de parenté, la notion de « vie familiale » requiert l’existence d’un lien réel et suffisamment étroit entre les différents membres dans le sens d’une vie familiale effective, c’est-à-dire caractérisée par des relations réelles et suffisamment étroites parmi ses membres, et existantes, voire préexistantes à l’entrée sur le territoire national. Ainsi, le but du regroupement familial est de reconstituer l’unité familiale, avec impossibilité corrélative pour les intéressés de s’installer et de mener une vie familiale normale dans un autre pays.
En l’espèce, la Cour rejoint l’analyse des premiers juges d’après laquelle les consorts (AD) n’ont apporté une quelconque preuve de nature à démontrer l’existence d’éléments supplémentaires de dépendance autres que les liens affectifs normaux qui caractérisent les relations d’une personne adulte avec sa famille d’origine. Ainsi, mise à part l’allégation d’un degré de dépendance financière et matérielle de Madame (B) à l’égard de sa fille (A), qui en l’état actuel du dossier n’est pas établi, tel que retenu ci-avant, il convient encore de retenir que les appelantes restent toujours en défaut d’apporter des explications circonstanciées quant à l’existence d’une vie familiale effective entre Madame (B) et la regroupante entre 2009 avant l’arrivée de cette dernière au Grand-
Duché de Luxembourg en 2019.
En effet, il ressort des propres déclarations de Madame (A), consignées en février 2021 lors de son entretien relatif à sa demande de protection internationale, qu’après son mariage en …, elle aurait vécu avec la famille de son mari en Syrie. Pour le surplus, elle a encore affirmé avoir quitté la Syrie fin 2011 pour se rendre en Libye, où elle aurait séjourné jusqu’en 2016 avant de partir pour l’Europe. Compte tenu du vécu de Madame (A) depuis 2009 et à défaut de tout élément de preuve tangible qui serait de nature à appuyer ses simples allégations quant au degré d’intensité du lien de dépendance actuel avec sa mère et sa sœur, les consorts (AD) ne sont pas fondés à affirmer qu’en l’espèce, le refus du ministre d’accorder le regroupement familial sollicité sur le fondement des dispositions des articles 69 et 70 de la loi du 29 août 2008 serait constitutif d’une ingérence disproportionnée dans une vie familiale se caractérisant par des relations réelles et suffisamment étroites, telle que protégée par l’article 8 de la CEDH.
9 Il s’ensuit qu’au regard des éléments du dossier à la disposition du ministre et à défaut d’autres explications fournies par les appelantes, la Cour ne saurait déceler en l’espèce une violation par le ministre de son obligation au respect de l’article 8 de la CEDH et, en l’occurrence, une atteinte disproportionnée à une vie familiale qui corresponde aux critères d’intensité requis par cette disposition.
Il s’ensuit que l’appel sous examen n’est pas justifié et que le jugement entrepris est à confirmer.
Par ces motifs, la Cour administrative, statuant à l’égard de toutes les parties;
reçoit l’appel du 4 juillet 2024 en la forme;
au fond, le déclare non justifié et en déboute;
partant, confirme le jugement entrepris du 3 juin 2024;
condamne les appelantes aux dépens de l’instance d’appel.
Ainsi délibéré et jugé par:
Lynn SPIELMANN, premier conseiller, Martine GILLARDIN, conseiller, Annick BRAUN, conseiller, et lu par le premier conseiller en l’audience publique à Luxembourg au local ordinaire des audiences de la Cour à la date indiquée en tête, en présence du greffier de la Cour Patrick WIES.
s. WIES s. SPIELMANN Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 3 décembre 2024 Le greffier de la Cour administrative 10