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11/07/2024 | LUXEMBOURG | N°50127C

Luxembourg | Luxembourg, Cour administrative, 11 juillet 2024, 50127C


GRAND-DUCHE DE LUXEMBOURG COUR ADMINISTRATIVE Numéro du rôle: 50127C ECLI:LU:CADM:2024:50127 Inscrit le 1er mars 2024 Audience publique du 11 juillet 2024 Appel formé par Monsieur (A) et consort, … (Inde), contre un jugement du tribunal administratif du 24 janvier 2024 (n° 47198 du rôle) ayant statué sur son recours dirigé contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de police des étrangers Vu l’acte d'appel inscrit sous le numéro 50127C du rôle et déposé au greffe de la Cour administrative le 1er mars 2024 par Maître Ardavan FATHOLAHZADEH, a

vocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats du barreau ...

GRAND-DUCHE DE LUXEMBOURG COUR ADMINISTRATIVE Numéro du rôle: 50127C ECLI:LU:CADM:2024:50127 Inscrit le 1er mars 2024 Audience publique du 11 juillet 2024 Appel formé par Monsieur (A) et consort, … (Inde), contre un jugement du tribunal administratif du 24 janvier 2024 (n° 47198 du rôle) ayant statué sur son recours dirigé contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de police des étrangers Vu l’acte d'appel inscrit sous le numéro 50127C du rôle et déposé au greffe de la Cour administrative le 1er mars 2024 par Maître Ardavan FATHOLAHZADEH, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats du barreau de Luxembourg, en l’étude duquel domicile est élu, au nom de 1) Monsieur (A), né le … à … (Inde), de nationalité indienne, demeurant à … (Inde), et 2) « pour autant que de besoin » par la société à responsabilité limitée (BC) s.à r.l, établie à L-…, inscrite au registre de commerce et des sociétés sous le numéro …, représentée par ses gérants en fonctions, dirigé contre un jugement du 24 janvier 2024 (n° 47198 du rôle) par lequel le tribunal administratif du Grand-Duché de Luxembourg s’est déclaré incompétent pour connaitre de son recours subsidiaire en réformation dirigé contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 20 décembre 2021 portant rejet de sa demande en obtention d’une autorisation de séjour en vue de l’exercice d’une activité salariée, a reçu en la forme son recours principal en annulation dirigé contre la même décision et l’a déclaré non fondé ;

Vu le mémoire en réponse déposé au greffe de la Cour administrative le 29 mars 2024 par le délégué du gouvernement ;

Vu le mémoire en réplique déposé au greffe de la Cour administrative 22 avril 2024 par Maître Ardavan FATHOLAHZADEH au nom des appelants ;

Vu le mémoire en duplique déposé au greffe de la Cour administrative le 24 avril 2024 par le délégué du gouvernement pour compte de l’Etat ;

1Vu l’accord des mandataires des parties de voir prendre l’affaire en délibéré sur base des mémoires produits en cause et sans autres formalités ;

Vu les pièces versées en cause et notamment le jugement entrepris ;

Sur le rapport du magistrat rapporteur, l’affaire a été prise en délibéré sans autres formalités à l’audience publique du 14 mai 2024 ;

Vu l’avis de rupture du délibéré du 6 juin 2024 ;

Le magistrat rapporteur entendu en son rapport complémentaire, ainsi que Maître Ardavan FATHOLAHZADEH et Monsieur le délégué du gouvernement Jean-Paul REITER en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 20 juin 2024.

Par un courrier réceptionné par le ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, ci-après « le ministère », en date du 18 mai 2021 et complété en date du 25 octobre 2021, Monsieur (A) introduisit une demande tendant à l’obtention d’une autorisation de séjour en vue de l’exercice d’une activité salariée. Il annexa à sa demande, entre autres, un contrat de travail à durée indéterminée signé avec la société à responsabilité limitée (BC) s.à r.l., ci-après « la société (BC) », pour un poste de cuisinier, ainsi qu’un certificat de l’Agence pour le développement de l’emploi, ci-après « l’ADEM », autorisant la société (BC) à recruter une personne de son choix pour le poste de « [c]uisinier indien du sud ».

A la suite d’un avis négatif de la commission consultative pour travailleurs salariés du 8 décembre 2021, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, ci-après « le ministre », refusa de faire droit à la demande de Monsieur (A), ce refus étant libellé comme suit :

« (…) J'ai l'honneur de me référer à votre demande en obtention d'une autorisation de séjour, conformément à l'article 42 de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l'immigration, qui m'est parvenue en date du 18 mai 2021 et qui a été complétée en date du 25 octobre 2021.

Je vous signale que votre demande en obtention d'une autorisation de séjour a été soumise à la commission consultative pour travailleurs salariés, qui a été entendue en son avis en date du 8 décembre 2021, conformément à l'article 42, paragraphe (2) de la loi du 29 août 2008 précitée.

Je suis au regret de vous informer que les membres de la commission consultative pour travailleurs salariés ont émis un avis négatif auquel je me rallie.

En effet, l'octroi de l'autorisation de séjour est subordonné à la condition prévue par l'article 42, paragraphe (1), point 2. de la loi du 29 août 2008 précitée. L'autorisation de séjour ne peut être accordée que si l'exercice de l'activité visée sert les intérêts économiques du pays.

Cette condition s'apprécie en fonction des besoins économiques du pays et plus précisément des besoins spécifiques du marché du travail.

2Force est de constater que, selon les informations à ma disposition, les services de l'Agence pour le développement de l'emploi ont en effet pu proposer à l'employeur dix personnes dont cinq possédaient le profil requis pour le poste en question. Or, aucun de ces demandeurs d'emploi n'a été retenu par l'employeur et ce, sans raison valable.

Par ailleurs, votre dossier ne renseigne pas sur les raisons pour lesquelles votre embauche serait justifiée pour l'activité de votre employeur alors que, selon les informations à ma disposition, ce dernier dispose de cinq cuisiniers pour garantir le bon fonctionnement de son entreprise ; les raisons pour l'embauche d'un cuisinier supplémentaire n'étant pas établies ni motivées.

Par conséquent, il n'est pas établi en quoi l'activité salariée visée sert les intérêts économiques du pays de sorte que la condition énoncée à l'article 42, paragraphe (1), point 2. de la loi du 29 août 2008 précitée n'est pas remplie.

Subsidiairement, il n'est pas prouvé que vous remplissez les conditions exigées pour entrer dans le bénéfice d'une des autres catégories d'autorisation de séjour prévues par l'article 38 de la loi du 29 août 2008 précitée.

L'autorisation de séjour en qualité de travailleur salarié vous est en conséquence refusée sur base de l'article 101, paragraphe (1), point 1. de la loi du 29 août 2008 précitée. (…) ».

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 18 mars 2022, Monsieur (A) fit introduire un recours tendant, aux termes de son dispositif, à l’annulation, sinon à la réformation de la décision ministérielle, précitée, du 20 décembre 2021.

Par un jugement du 24 janvier 2024, le tribunal débouta Monsieur (A) de son recours, tout en le condamnant au paiement des frais de l’instance.

Pour ce faire, les premiers juges conclurent qu’au-delà de simples affirmations non autrement étayées, il était resté en défaut de fournir des raisons concrètes justifiant la nécessité d’augmenter l’effectif existant de cuisiniers au sein de la société (BC) par l’embauche d’un cuisinier supplémentaire pour assurer le bon fonctionnement du restaurant, en ce sens que les cuisiniers d’ores et déjà engagés n’auraient pas été suffisamment nombreux. Dans ce contexte, le tribunal relava qu’il appartient au ministre entre autres de vérifier l’existence d’un besoin objectivement avéré de main d’œuvre sur le marché du travail. Le tribunal arriva dès lors à la conclusion qu’il n’était pas établi que l’embauche de Monsieur (A) pouvait être considérée comme répondant à un besoin objectivement avéré de main d’œuvre sur le marché du travail luxembourgeois, de sorte que le ministre avait, à bon droit, retenu que la condition de l’octroi d’une autorisation de séjour pour travailleur salarié selon laquelle l’exercice de l’activité visée doit servir les intérêts économiques du pays n’était pas remplie.

Par requête d’appel déposée au greffe de la Cour administrative le 1er mars 2024, Monsieur (A) et « pour autant que de besoin » la société (BC) ont relevé appel de ce jugement du 24 janvier 2024.

31) Quant à la recevabilité de l’appel Suivant un avis du 6 juin 2024, la Cour a prononcé la rupture du délibéré afin de permettre aux parties de prendre position sur la question de la recevabilité de l’appel en ce qu’il a été introduit par la société (BC) qui n’avait pas été partie en première instance, cette question d’ordre public tenant à la qualité pour interjeter appel ayant été librement débattue à l’audience publique du 20 juin 2024.

Tant le mandataire de la société (BC) que l’Etat se sont en substance rapportés à prudence de justice quant à cette question.

Ont qualité pour interjeter appel toutes les parties ayant figuré en première instance. En revanche, l’appel introduit par une partie n’ayant pas été partie en première instance est irrecevable1.

Dans la mesure où la société (BC) n’était pas partie à la première instance, l’appel introduit par elle est à déclarer irrecevable.

En revanche, l’appel introduit par Monsieur (A) est à déclarer recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.

2) Quant au fond Arguments des parties A l’appui de son appel, l’appelant critique de prime abord le ministre pour avoir retenu que parmi les 10 personnes, dont 5 auraient possédé le profil requis, qui avaient été proposées par l’ADEM à la société (BC), aucun candidat n’avait été retenu et ce sans motif valable.

Il fait valoir que parmi ces 10 candidats, 5 n’auraient pas eu les qualifications requises, tandis que les autres candidats n’auraient disposé que d’une formation de cuisinier standard et non pas d’une formation en cuisine indienne, sinon n’auraient pas su cuisiner des plats indiens de la région du sud de l’Inde. Il donne à considérer que la société (BC) aurait soumis les candidats à des épreuves de cuisine afin d’évaluer leurs compétences, mais qu’elle aurait dû constater que ceux-ci étaient extrêmement démotivés et ne disposaient pas des connaissances techniques et spécifiques recherchées.

L’appelant critique encore l’avis de la commission consultative pour travailleurs salariés du 8 décembre 2021, auquel le ministre s’était rallié et ayant retenu comme motif potentiel de refus « embauche non justifiée car cinq cuisiniers affiliés auprès de l’employeur ». Cet avis ne tiendrait en effet pas compte de la structure de la société (BC). Il ajoute que la délivrance par l’ADEM de l’autorisation pour engager une personne de son choix confirmerait que cette société n’avait pas d’autre choix que d’engager un ressortissant de pays tiers ayant le profil requis.

1 Cour adm. 27 juin 2024, n° 50020C du rôle.

4L’appelant conclut qu’en justifiant le refus par le reproche selon lequel déjà 5 cuisiniers étaient affiliés auprès de ce même employeur, la commission, de même que le ministre, auraient ajouté une condition supplémentaire à la loi, qui remettrait en question la validité du certificat délivré par l’ADEM.

Certes la société (BC) occuperait 5 cuisiniers à temps plein pour son activité de restauration. Son activité nécessiterait toutefois la présence d’au moins 2 cuisiniers de 9 heures à 22 heures afin d’assurer tant le service de restauration du mardi au dimanche que les commandes destinées à la livraison et les ventes à emporter. Au regard de la nécessité de respecter la législation en matière de congés et de durée du travail, et afin de tenir compte des contraintes liées aux congés de maladie de cuisiniers ou aux cas de congés pour raisons familiales, 5 cuisiniers ne seraient pas suffisants pour assurer la bonne organisation et la gestion de la cuisine.

Il s’ensuivrait que le refus d’octroi de l’autorisation de séjour litigieuse rendrait plus difficile l’exploitation du restaurant (BC) qui pourtant jouirait d’une excellente réputation et atteindrait un bon chiffre d’affaires.

L’appelant donne encore à considérer que la société (BC) n’aurait jamais mis un employé « devant l’agence pour le développement de l’emploi ». Elle aurait en outre depuis son ouverture toujours obtenu des autorisations de travail pour ses travailleurs.

S’agissant des considérations avancées par les premiers juges selon lesquels le fait qu’un contrat de travail avait été conclu à la suite de la délivrance du certificat de l’ADEM ne serait pas suffisant, l’appelant donne à considérer que la signature d’un contrat de travail engagerait non seulement l’employeur mais également le salarié. Dès lors, la signature du contrat répondrait à un besoin objectivement avéré de main d’œuvre sur le marché du travail luxembourgeois.

Par ailleurs, les efforts déployés par la société (BC) pour engager un cuisinier spécialisé en cuisine indienne du Sud démontreraient la nécessité de la présence d’un cuisinier supplémentaire et par suite que cette activité servirait les intérêts économiques du pays, puisqu’elle devrait pouvoir continuer à exister sereinement et non pas dans la pression consécutive à la surcharge de travail des cuisiniers déjà engagés.

L’appelant verse encore un tableau indicatif des heures de travail prestées par l’équipe des 5 cuisiniers actuellement en fonction afin d’établir que les cuisiniers se trouveraient en sous-effectif lors de certains horaires. Dès lors, le refus d’octroi de l’autorisation de séjour pour travailleurs salariés litigieux serait contraire aux intérêts économiques du pays, puisque le restaurant n’engagerait pourtant pas un des 5 candidats envoyés par l’ADEM qui n’auraient pas les compétences requises.

L’appelant fait valoir que la société (BC) ferait face à un besoin objectivement avéré de main d’œuvre sur le marché du travail luxembourgeois dans le domaine de la restauration et que le refus d’octroi de l’autorisation freinerait son activité économique et par extension une partie des intérêts économiques du pays.

5S’agissant de la référence faite par les premiers juges à un arrêt de la Cour administrative du 28 juin 2016, numéro 37493C du rôle, l’appelant fait valoir que la société visée par cette affaire aurait présenté l’allure d’une plaque tournante de l’immigration de ressortissants de pays tiers issus du continent asiatique. Le présent cas en différait toutefois puisqu’il serait démontré que la société (BC) dispose de 5 cuisiniers spécialisés en cuisine indienne dans un restaurant proposant plus de cent plats et fonctionnant six jours sur sept avec une cuisine ouverte de 9 heures du matin jusqu’à 22 heures du soir, servant le midi et le soir, sans compter les livraisons et les plats à emporter. Dans ces conditions, les 5 cuisiniers existants seraient insuffisants pour permettre le fonctionnement optimal de la cuisine du restaurant, de sorte qu’afin de développer son activité commerciale, le restaurant aurait besoin de personnel suffisant, dont les cuisiniers, sans que ceux-ci s’estiment surmenés.

En refusant l’octroi d’une autorisation de séjour pour travailleurs salariés, le ministre aurait dès lors commis une erreur manifeste d’appréciation.

Enfin, l’appelant invoque un moyen fondé sur une violation de l’article 35 de la Constitution révisée, au motif que le refus d’octroi d’une autorisation de séjour en qualité de travailleur salarié à un ressortissant de pays tiers qui remplit les conditions de l’article 42, paragraphe (1), de la loi modifiée du 29 août 2008 portant sur la libre circulation des personnes et l'immigration, ci-après « la loi du 29 août 2008 », constituerait une entrave à la liberté du commerce. En tout état de cause, l’article 42, paragraphe (1), point 2, de la loi du 29 août 2008 ne pourrait pas être lu dans le sens d’une restriction à la liberté de commerce dans le chef de l’employeur. Il serait évident qu’un poste de travail au sein d’une société commerciale n’aurait que pour objectif de servir les intérêts économiques du pays lorsqu’il servira les intérêts économiques d’une société commerciale. Un poste de cuisinier professionnel spécialisé en cuisine indienne au sein d’un restaurant exploité par une société commerciale n’aurait pas d’autre but que de faire des bénéfices. Le refus d’accorder l’autorisation litigieuse constituerait dès lors une entrave à la liberté de commerce.

Selon le dispositif de la requête d’appel, l’appelant demande encore à la Cour de saisir la Cour constitutionnelle de la question préjudicielle suivante : « L'employeur ayant été autorisé à exercer une activité indépendante sur le territoire du Grand-Duché de Luxembourg, respectivement ayant été autorisé par le Ministère du Travail, de l'Emploi et de l'Economie sociale et solidaire à recruter une personne de son choix, « faute de demandeur d'emploi qualifié remplissant le profil requis pour le poste déclaré et inscrit à l'ADEM », en lui délivrant un certificat, peut-il se voir empêcher voire entraver dans l'exercice de ses activités par les dispositions de l'article 42 paragraphe (1) point 2 de loi modifiée du 29 août 2008 relative à la libre circulation des personnes et l'immigration à recruter un ressortissant de pays tiers dans le cadre de ses activités commerciales ? Si aux termes de l' article 35 et 38 de la Constitution «L'exercice de la liberté du commerce et de l'industrie ainsi que de la profession libérale et de l'activité agricole est garanti, sauf les restrictions déterminées par la loi» et que «L'Etat garantit le droit au travail et veille à assurer l'exercice de ce droit», «le refus de délivrer une autorisation de séjour en qualité de travailleur salarié à un ressortissant de pays tiers dont l'employeur est légalement établi au Grand-Duché de Luxembourg au sens des dispositions de l'article 42 paragraphe (1) point 2 de loi modifiée du 629 août 2008 relative à la libre circulation des personnes et l'immigration est-il conforme à la finalité et l'esprit des articles 35 et 38 de la Constitution? ».

Enfin, l’appelant demande, selon le dispositif de la requête d’appel, à la Cour d’ordonner à l’Etat de communiquer l'intégralité du dossier administratif.

Dans sa réponse, l’Etat conclut au rejet de l’appel tout en se ralliant aux conclusions du tribunal dans le jugement a quo, qu’il cite par extraits, et demande par ailleurs le rejet de la question préjudicielle pour défaut de pertinence.

Dans sa réplique, l’appelant fait valoir qu’il aurait démontré à suffisance que l’activité de restauration indienne servirait les intérêts économiques du pays non seulement par le fait que la société (BC) et les autres sociétés exploitant des restaurants de cuisine indienne respectivement de l’Inde du Sud démontrerait une bonne santé économique qui conduirait à l’ouverture de nouveaux restaurants de même cuisine, mais également par le fait que les consommateurs solliciteraient de plus en plus cette restauration.

L’appelant se réfère encore à deux documents issus du site de l’ADEM visant les demandeurs d’emploi résidant au Grand-Duché de Luxembourg. Encore que les statistiques afférentes ne permettraient pas de déterminer quels demandeurs d’emploi disposent des qualifications requises au poste de cuisinier spécialisé en mets indiens, les statistiques se référeraient à 239 demandeurs d’emploi en qualité de cuisinier, ce qui démontrerait une pénurie dans ce domaine.

L’appelant souligne encore que l’ADEM aurait délivré une autorisation d’engager un ressortissant de pays tiers et ce dans le contexte bien précis de l’espèce.

Il réitère ses explications données par rapport aux 10 candidats qui s’étaient présentés à travers l’ADEM. Dans ce contexte, il donne à considérer que la cuisine indienne serait vaste et variée. S’y ajouterait que le domaine de l’HORECA et plus particulièrement celui de la restauration connaîtrait une pénurie de main d’œuvre respectivement de cuisiniers, puisque le secteur aurait souffert de la pandémie, une partie de la main d’œuvre ayant décidé de changer d’orientation.

Enfin, l’appelant insiste sur la question préjudicielle qu’il suggère de poser à la Cour constitutionnelle et sur la considération que le marché de l’emploi actuel serait tel qu’il n’y aurait pas eu d’autre choix que de chercher à embaucher des ressortissants de pays tiers.

Dans sa duplique, l’Etat insiste sur la considération que l’appelant devrait établir que l’activité visée sert effectivement les intérêts économiques du pays. Il maintient que l’embauche envisagée ne correspondrait pas à un besoin objectivement avéré de main d’œuvre, les nouvelles pièces versées ne prouvant pas le contraire. Au contraire, les statistiques produites en cause par les deux parties à l’instance démontreraient plutôt que le nombre des demandeurs d’emploi en qualité de cuisinier ou de personnel de cuisine aurait durant la dernière décennie été relativement stable, variant en l’occurrence entre 205 et 306. Dans ces conditions, le raisonnement lié à une pénurie en raison de la pandémie tomberait à faux. Au regard des personnes disponibles sur le marché de 7l’emploi, il serait également erroné de prétendre que l’employeur n’aurait pas d’autre choix que de se retourner vers l’embauche de ressortissants de pays tiers.

Analyse de la Cour S’agissant de prime abord de la demande, telle que figurant au dispositif de la requête d’appel, tendant à la communication du dossier administratif formulée pour la première fois en instance d’appel, la Cour relève qu’indépendamment de la question de savoir si cette demande est à qualifier de demande nouvelle prohibée en instance d’appel, conformément à l’article 41, paragraphe (2), de la loi modifiée du 21 juin 1999 portant règlement de procédure devant les juridictions administratives, ci-après « la loi du 21 juin 1999 », la partie étatique a en tout état de cause déposé en première instance le dossier administratif ensemble avec le mémoire en réponse, ce dossier ayant été versé à la Cour en application du paragraphe (3) de l’article 41 de la loi du 21 juin 1999, et que l’appelant reste en défaut d’expliquer en quoi le dossier ainsi déposé serait incomplet, de sorte qu’en tout état de cause la demande formulée par l’appelant est à rejeter comme étant sans objet.

La Cour retient ensuite que les premiers juges ont correctement retracé le cadre légal pertinent des conditions d’octroi d’une autorisation de séjour pour travailleur salarié en se référant à l’article 42 de la loi du 29 août 2008, qui dispose que :

« (1) L’autorisation de séjour et l’autorisation de travail dans les cas où elle est requise, sont accordées par le ministre au ressortissant de pays tiers pour exercer une activité salariée telle que définie à l’article 3, après avoir vérifié si, outre les conditions prévues à l’article 34, les conditions suivantes sont remplies :

1) il n’est pas porté préjudice à la priorité d’embauche dont bénéficient certains travailleurs en vertu de l’article L. 622-4, paragraphe (4) du Code du travail ;

2) l’exercice de l’activité visée sert les intérêts économiques du pays ;

3) il dispose des qualifications professionnelles requises pour l’exercice de l’activité visée ;

4) il est en possession d’un contrat de travail conclu pour un poste déclaré vacant auprès de l’Agence pour le développement de l’emploi dans les formes et conditions prévues par la législation afférente en vigueur. (…) ».

Force est de constater qu’en l’espèce, seule la condition inscrite au point 2) du paragraphe (1) de l’article 42 de la loi du 29 août 2008 est litigieuse, à savoir celle tenant à ce que l’exercice de l’activité visée, en l’occurrence celle de cuisinier spécialisé en cuisine indienne du Sud, sert les intérêts économiques du pays.

Les premiers juges ont, à juste titre et par référence à la jurisprudence en la matière, retenu que le critère suivant lequel l’exercice de l’activité doit servir les intérêts économiques du pays est à interpréter en ce sens qu’il est répondu à ce critère lorsqu’il existe sur le marché de travail un besoin avéré de main d’œuvre dans le secteur d’activité correspondant à la formation du demandeur d’un titre de séjour en qualité de travailleur salarié et que ce n’est que s’il existe effectivement une pénurie de travailleurs dans un certain domaine de spécialité sur le marché de 8l’emploi que l’engagement d’un ressortissant de pays tiers répondant à ces qualifications est susceptible de servir les intérêts économiques du pays2.

Ils ont ensuite retenu à bon escient que le contrôle, que le ministre est ainsi amené à effectuer dans le cadre de l’appréciation de la condition selon laquelle l’activité doit servir les intérêts économiques du pays, englobe la vérification de ce, qu’au-delà de l’existence d’un certificat de l’ADEM autorisant l’employeur à recruter la personne de son choix, faute de demandeurs d’emploi correspondant au profil requis, l’embauche du ressortissant de pays tiers concerné correspond à un besoin objectivement avéré de main-d’œuvre, la charge de la preuve de ce besoin incombant au demandeur d’autorisation, conformément à l’adage « actori incumbit probatio ».

Ils se sont encore à juste titre référés à un arrêt du 28 juin 2016, numéro 37493C du rôle, à travers lequel la Cour a retenu que le seul fait qu’un employeur a exprimé un besoin économique en voulant embaucher un salarié et ayant déclaré un poste vacant est insuffisant pour conclure que de ce fait la condition tenant à ce que l’exercice de l’activité visée sert les intérêts économiques du pays soit remplie, sous peine de réduire à néant la condition inscrite au point 2) du paragraphe (1) de l’article 42 de la loi du 29 août 2008.

En l’espèce, s’agissant de prime abord du débat mené autour de la question de la justification de la nécessité d’engager un sixième cuisinier par la société (BC), la Cour relève que sur base des principes retenus dans l’arrêt précité du 28 juin 2016, le ministre est en droit de vérifier l’existence d’un besoin objectivement avéré de main-d’œuvre dans le chef de l’entreprise concernée.

Au regard des explications complémentaires fournies en instance d’appel - non autrement contestées par la partie étatique - quant au mode de fonctionnement du restaurant et de la cuisine exploités par la société (BC) et des contraintes à respecter liées à la règlementation des congés et de la durée du travail, ces explications étant appuyées par un tableau indiquant les heures de travail prestées par les cinq cuisiniers actuellement en fonction, la Cour est amenée à retenir que, contrairement à ce qui a été retenu par les premiers juges, l’appelant a dorénavant justifié de façon convaincante le besoin de la société (BC) d’engager un cuisinier additionnel.

Néanmoins, le seul constat que la société (BC) a objectivement besoin d’un sixième cuisinier, de même que le seul besoin économique exprimé par celle-ci à travers la déclaration de poste vacant, sont insuffisants, au regard des principes retenus ci-avant, pour conclure que la condition litigieuse en l’espèce, à savoir celle que l’activité visée doit servir les intérêts économiques du pays, est remplie.

Au contraire, il appartient à l’appelant d’établir à suffisance que plus globalement sur le marché du travail luxembourgeois il existe un besoin avéré de main-d’œuvre dans le secteur d’activité des cuisiniers et auquel le marché de l’emploi ne répond pas.

2 Cour adm. 22 novembre 2018, n° 41427C du rôle, Pas. adm. 2023, V° Etrangers, n° 439 et autres références y citées.

9Or, l’appelant reste en défaut, tout comme en première instance, de justifier concrètement une pénurie dans le domaine litigieux, mais se contente, au-delà de pures affirmations, de se prévaloir de statistiques tout à fait générales de l’ADEM, qui ne permettent toutefois pas à elles seules d’établir la situation de pénurie, qui serait la conséquence de la pandémie, dont se prévaut l’appelant. Au contraire, le nombre de demandeurs d’emploi en qualité de cuisinier se dégageant de ces statistiques démontre plutôt la disponibilité, certes réduite, mais existante, de cuisiniers et la circonstance relevée par la partie étatique que ces chiffres sont restés relativement stables durant la dernière décennie est de nature à invalider la thèse de l’appelant selon laquelle la pandémie aurait provoqué une pénurie de main d’œuvre au niveau des cuisiniers.

Sur base des considérations qui précèdent c’est à juste titre que le ministre a refusé d’accorder l’autorisation sollicitée sur base de l’article 42 de la loi du 29 août 2008.

En ce qui concerne, enfin, le moyen fondé sur une violation de l’article 35 de la Constitution révisée, correspondant à article 11, paragraphe (6), de l’ancienne Constitution, consacrant la liberté de commerce et de l’industrie, la Cour relève que chacune de ces dispositions prévoit expressément la possibilité pour la loi d’y apporter des restrictions, de sorte que le refus d’autorisation litigieux, fondé sur une disposition légale soumettant l’exercice d’une occupation salariée d’un ressortissant de pays tiers, et partant son occupation par un employeur, à certaines conditions, n’est manifestement pas contraire à ces dispositions de la Constitution, que ce soit l’ancienne ou la nouvelle. Pour cette même raison, il n’y a pas lieu de saisir la Cour constitutionnelle de la question soulevée par l’appelant quant à la compatibilité des restrictions prévues à l’article 42, paragraphe (1), de la loi du 29 août 2008 et celles des articles précités de la Constitution au motif que la question de la conformité dudit article à la norme constitutionnelle est dénuée de tout fondement au sens de l’article 6 de la loi modifiée du 27 juillet 1997 portant organisation de la Cour constitutionnelle.

Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent que c’est à juste titre que les premiers juges ont déclaré non fondé le recours en annulation, de sorte que le jugement a quo est à confirmer encore que partiellement pour d’autres motifs.

Eu égard à l’issue du litige, la demande en paiement d’une indemnité de procédure de 2.000 euros formulée par les appelants sur le fondement de l’article 33 de la loi du 21 juin 1999 est à rejeter.

Par ces motifs, la Cour administrative, statuant à l’égard de toutes les parties en cause ;

déclare irrecevable l’appel en ce qu’il est introduit par la société à responsabilité limitée (BC) s.à r.l. ;

pour le surplus reçoit l’appel du 1er mars 2024 en la forme ;

au fond, le déclare non justifié et en déboute Monsieur (A) ;

10partant, confirme le jugement entrepris du 24 janvier 2024 ;

rejette la demande de saisine de la Cour constitutionnelle ;

rejette la demande en paiement d’une indemnité de procédure formulée par les appelants ;

condamne les appelants aux dépens de l’instance d’appel.

Ainsi délibéré et jugé par :

Serge SCHROEDER, premier conseiller, Martine GILLARDIN, conseiller, Annick BRAUN, conseiller, et lu par le premier conseiller en l’audience publique à Luxembourg au local ordinaire des audiences de la Cour à la date indiquée en tête, en présence du greffier de la Cour Jean-Nicolas Schintgen.

s. SCHINTGEN s. SCHROEDER Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 11 juillet 2024 Le greffier de la Cour administrative 11


Synthèse
Numéro d'arrêt : 50127C
Date de la décision : 11/07/2024

Origine de la décision
Date de l'import : 17/07/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;cour.administrative;arret;2024-07-11;50127c ?

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