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18/06/2024 | LUXEMBOURG | N°50282C

Luxembourg | Luxembourg, Cour administrative, 18 juin 2024, 50282C


GRAND-DUCHE DE LUXEMBOURG COUR ADMINISTRATIVE Numéro 50282C du rôle ECLI:LU:CADM:2024:50282 Inscrit le 2 avril 2024 Audience publique du 18 juin 2024 Appel formé par l'Etat du Grand-Duché de Luxembourg contre un jugement du tribunal administratif du 4 mars 2024 (n° 48527 du rôle) ayant statué sur le recours de Monsieur (A), ……, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile [actuellement ministre des Affaires intérieures] en matière de protection internationale Vu l’acte d'appel inscrit sous le numéro 50282C du rôle et déposé au greffe de la Cour adminis

trative le 2 avril 2024 par Monsieur le délégué du gouvernement Jeff RE...

GRAND-DUCHE DE LUXEMBOURG COUR ADMINISTRATIVE Numéro 50282C du rôle ECLI:LU:CADM:2024:50282 Inscrit le 2 avril 2024 Audience publique du 18 juin 2024 Appel formé par l'Etat du Grand-Duché de Luxembourg contre un jugement du tribunal administratif du 4 mars 2024 (n° 48527 du rôle) ayant statué sur le recours de Monsieur (A), ……, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile [actuellement ministre des Affaires intérieures] en matière de protection internationale Vu l’acte d'appel inscrit sous le numéro 50282C du rôle et déposé au greffe de la Cour administrative le 2 avril 2024 par Monsieur le délégué du gouvernement Jeff RECKINGER, agissant au nom et pour compte de l'Etat du Grand-Duché de Luxembourg, en vertu d'un mandat lui conféré à cet effet par le ministre des Affaires intérieures le 19 mars 2024, dirigé contre le jugement du 4 mars 2024 (n° 48527 du rôle) par lequel le tribunal administratif du Grand-Duché de Luxembourg a déclaré fondé le recours en réformation introduit par Monsieur (A), né le ….. à ….. (Afghanistan), de nationalité afghane, demeurant à L-… ……, …, rue ….., contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile [actuellement ministre des Affaires intérieures] du 19 janvier 2023 portant refus d’octroi du statut de réfugié et exclusion du bénéfice de la protection subsidiaire et ordre de quitter le territoire, de manière à réformer l’ordre de quitter le territoire prononcé à son encontre ;

Vu le mémoire en réponse déposé au greffe de la Cour administrative le 29 avril 2024 par Maître Frank WIES, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur (A), préqualifié ;

Vu l’accord des mandataires des parties de voir prendre l’affaire en délibéré sur base des mémoires produits en cause et sans autres formalités ;

Vu les pièces versées en cause et notamment le jugement entrepris ;

Sur le rapport du magistrat rapporteur, l’affaire a été prise en délibéré sans autres formalités à l’audience publique du 14 mai 2024.

1Le 23 juillet 2020, Monsieur (A) introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande en obtention d’une protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après « la loi du 18 décembre 2015 ».

Ses déclarations sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg furent actées par un agent de la police grand-ducale, section criminalité organisée - police des étrangers, dans un rapport du même jour.

A l’occasion d’une recherche effectuée à la même date dans la base de données EURODAC par la comparaison des empreintes digitales aux fins de l’application efficace du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, il s’avéra que Monsieur (A) avait introduit une demande de protection internationale en Grèce en date du 24 janvier 2020.

En date du 27 juillet 2020, les autorités luxembourgeoises contactèrent leurs homologues grecs aux fins d’obtenir des informations sur Monsieur (A), à laquelle demande ces derniers répondirent en date du 14 décembre 2020 en indiquant que le concerné avait déposé une demande de protection internationale en Grèce en date du 24 janvier 2020 et qu’elle avait été refusée le 19 mars 2020.

Les 18 juin, 23 juillet et 13 août 2021, Monsieur (A) fut entendu par un agent du ministère sur sa situation et sur les motifs se trouvant à la base de sa demande de protection internationale.

Le 27 décembre 2021, un entretien complémentaire fut mené par un agent du ministère, suite à la prise de pouvoir des talibans dans le pays d’origine de Monsieur (A).

Par décision du 19 janvier 2023, notifiée à l’intéressé par courrier recommandé envoyé le 23 janvier 2023, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, ci-après « le ministre », informa Monsieur (A) que le statut de réfugié ne lui était pas accordé et qu’il était exclu du bénéfice de la protection subsidiaire et lui ordonna de quitter le territoire sans délai. Ladite décision est libellée comme suit :

« (…) J’ai l’honneur de me référer à votre demande en obtention d’une protection internationale que vous avez introduite le 23 juillet 2020 sur base de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après dénommée « la Loi de 2015 »).

Je suis dans l’obligation de porter à votre connaissance que je ne suis pas en mesure de réserver une suite favorable à votre demande, alors que je me vois contraint de vous opposer une clause d’exclusion.

21. Quant à vos motifs de fuite En mains le rapport du Service de Police Judiciaire du 23 juillet 2020, le rapport d’entretien de l’agent du Ministère des Affaires étrangères et européennes des 18 juin, 23 juillet et 13 août 2021, le rapport d’entretien complémentaire de l’agent du Ministère du 27 décembre 2021 sur les motifs sous-tendant votre demande de protection internationale, ainsi que le document versé à l’appui de votre demande de protection internationale.

Avant tout progrès en cause, il convient de noter que vous avez introduit une demande de protection internationale en Grèce en date du 24 janvier 2020 sous une autre identité, à savoir celle d’(A), né le …..20…. alors qu’au Luxembourg vous déclarez vous nommer (A) et être né en 19…… En date du 19 mars 2020, votre demande de protection internationale a été rejetée en première instance par les autorités grecques.

Vous avez choisi de ne pas faire de recours contre cette décision, et vous avez décidé de venir au Luxembourg. Vous avez sciemment tenté de dissimuler aux autorités luxembourgeoises que votre demande a été rejetée par des autorités grecques.

Vous déclarez être de nationalité afghane, d’ethnie Tadjik, de confession musulmane sunnite et vous indiquez avoir vécu à ……, dans le district de …… situé dans la province de …….

Vous relatez que vos parents, votre frère et vos 6 sœurs, ainsi que vos 8 demi-frères et 2 demi-sœurs vivraient toujours en Afghanistan, mais que vous seriez sans nouvelles d’eux depuis l’hiver 2020.

Concernant vos craintes en cas de retour en Afghanistan, vous prétendez avoir peur d’être tué par les Taliban.

Vous affirmez que vous auriez habité dans « un quartier de guerre » (p.7/20 de votre rapport d’entretien) où il y aurait eu des affrontements entre des Taliban et l’ancien Etat afghan.

Vous précisez que votre oncle paternel, le dénommé (B), chef du quartier, aurait été assassiné par des Taliban alors qu’il aurait refusé de céder à leurs demandes incessantes de mettre la main sur des postes de sécurité.

Dès que vous auriez eu connaissance de l’assassinat de votre oncle vous avez été animé par un esprit de vengeance. Accompagné par votre cousin et votre frère, vous seriez retourné dans votre village d’origine avec la ferme intention d’en découdre avec l’auteur du meurtre.

Vous mentionnez clairement avoir assassiné avec les membres de votre famille le père du meurtrier de votre oncle, le dénommé (D), et précisez même que « c’était organisé à l’avance pour se venger » (p.14/20 de votre rapport d’entretien). Vous étayez vos dires en indiquant avoir également mis le feu à la maison de ce dernier.

Après l’assassinat de (D), vous auriez vécu en Afghanistan sans y rencontrer le moindre problème.

3Il y a environ trois ans et demi, les Taliban auraient pris le pouvoir sur tous les quartiers autour de la ville de ……. Vous auriez, alors décidé de quitter définitivement l’Afghanistan, étant donné que vous auriez été certain que si les Taliban vous trouvaient, ils vous tueraient afin de venger la mort de (D).

A l’appui de votre demande de protection internationale, vous présentez votre carte d’identité dont l’authenticité a été confirmée par l’Unité de la Police de l’Aéroport.

2. Quant à l’analyse de votre demande de protection internationale Suivant l’article 2 point h de la Loi de 2015, le terme de protection internationale désigne d’une part le statut de réfugié et d’autre part le statut conféré par la protection subsidiaire.

• Quant au refus du statut de réfugié Les conditions d’octroi du statut de réfugié sont définies par la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après dénommée « la Convention de Genève ») et par la Loi de 2015.

Aux termes de l’article 2 point f de la Loi de 2015, qui reprend l’article 1A paragraphe 2 de la Convention de Genève, pourra être qualifié de réfugié : « tout ressortissant d’un pays tiers ou apatride qui, parce qu’il craint avec raison d’être persécuté du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de ses opinions politiques ou de son appartenance à un certain groupe social, se trouve hors du pays dont il a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ou tout apatride qui, se trouvant pour les raisons susmentionnées hors du pays dans lequel il avait sa résidence habituelle, ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut y retourner et qui n’entre pas dans le champ d’application de l’article 45 ».

L’octroi du statut de réfugié est soumis à la triple condition que les actes invoqués soient motivés par un des critères de fond définis à l’article 2 point f de la Loi de 2015, que ces actes soient d’une gravité suffisante au sens de l’article 42 paragraphe 1 de la prédite loi, et qu’ils émanent de personnes qualifiées comme acteurs aux termes de l’article 39 de la loi susmentionnée.

Monsieur, il ressort clairement de vos dires que la seule et unique raison pour laquelle vous avez quitté votre pays d’origine serait votre crainte d’être tué par les Taliban afin de venger la mort de (D).

Force est de constater toutefois que vos craintes sont dénuées de tout lien avec les motifs énumérés par la Convention de Genève et la Loi de 2015, alors que vous ne craignez pas de subir de représailles de la part des Taliban du fait de votre race, de votre nationalité, de votre religion, de votre appartenance à un groupe social ou de vos opinions politiques, mais en raison du fait que vous auriez tué un des leurs, et notamment (D), le père d’un Taliban de votre quartier.

Dans la mesure où les conditions sus-énoncées doivent être réunies cumulativement, le fait que l’une d’entre elles ne soit pas valablement remplie est suffisant pour conclure que vous ne sauriez bénéficier du statut de réfugié.

4Partant, le statut de réfugié ne vous est pas accordé.

• Quant au refus du statut conféré par la protection subsidiaire Aux termes de l’article 2 point g de la Loi de 2015 « tout ressortissant d’un pays tiers ou tout apatride qui ne peut être considéré comme un réfugié, mais pour lequel il y a des motifs sérieux et avérés de croire que la personne concernée, si elle était renvoyée dans son pays d’origine ou, dans le cas d’un apatride, dans le pays dans lequel il avait sa résidence habituelle, courrait un risque réel de subir les atteintes graves définies à l’article 48, l’article 50, paragraphes 1 et 2, n’étant pas applicable à cette personne, et cette personne ne pouvant pas ou, compte tenu de ce risque, n’étant pas disposée à se prévaloir de la protection de ce pays » pourra obtenir le statut conféré par la protection subsidiaire.

L’octroi de la protection subsidiaire est soumis à la double condition que les actes invoqués soient qualifiés d’atteintes graves au sens de l’article 48 de la Loi de 2015 et que les auteurs de ces actes puissent être qualifiés comme acteurs au sens de l’article 39 de cette même loi.

L’article 48 définit en tant qu’atteinte grave « la peine de mort ou l’exécution », « la torture ou des traitements ou sanctions inhumains ou dégradants infligés à un demandeur dans son pays d’origine » et « des menaces graves et individuelles contre la vie ou la personne d’un civil en raison d’une violence aveugle en cas de conflit armé interne ou international ».

En l’espèce, il ressort de votre dossier administratif que vous remplissez a priori les conditions d’obtention du statut conféré par la protection subsidiaire énoncées à l’article 48 a) et b) de la Loi de 2015.

• Quant à l’exclusion Conformément à l’article 50 paragraphe 1 de la Loi de 2015 « un ressortissant d’un pays tiers ou un apatride est exclu des personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire s’il existe des motifs sérieux de considérer : (…) b) qu’il a commis un crime grave de droit commun (…) ».

Il ressort de cette disposition qu’une personne peut être exclue du statut conféré par la protection subsidiaire, si elle a commis un crime grave de droit commun. En l’espèce, il ressort de manière claire et non équivoque de vos dires que vous auriez participé à l’assassinat d’une personne alors que vous séjourniez en Afghanistan.

En effet, il ressort de vos propres dires que non seulement vous auriez participé à l’assassinat du dénommé (D), mais que vous auriez activement été impliqué dans la planification de ce crime. De plus, le jour de l’assassinat, des barbes blanches auraient été, selon vos dires, présentes devant la maison de (D), et auraient essayé d’intervenir en vous rappelant à la raison, mais sans succès.

5Il s’ensuit que vous avez commis indubitablement un crime grave de droit commun de sorte que conformément à l’article 50 paragraphe 1 de la Loi de 2015, vous êtes à exclure du bénéfice du statut conféré par la protection subsidiaire.

Pour être complet notons que suivant la Cour de Justice de l’Union européenne la notion de « crime grave », « ne comporte aucun renvoi exprès au droit [national] des Etats membres pour déterminer son sens et sa portée », mais il convient de trouver « dans toute l’Union, une interprétation autonome et uniforme, qui doit être recherché en tenant compte, notamment, du contexte de cette disposition et de l’objectif poursuivi par la réglementation dont elle fait partie (…) ». Selon la CJUE « la qualification peut couvrir un large éventail de comportements d’un degré de gravité variable » et il convient « d’apprécier la gravité de l’infraction en cause, en procédant à un examen complet de toutes les circonstances propres au cas individuel concerné ».

Il convient de souligner que vos actes constituent sans aucun doute une des infractions les plus graves et la plus inacceptable, que ce soit en matière des droits de l’Homme et du droit international.

Compte tenu de ce qui précède, vous êtes exclu des personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire car il y a des motifs sérieux de considérer que vous avez commis un crime grave de droit commun.

Votre comportement constituant un danger pour l’ordre public, la sécurité publique ou la sécurité nationale, vous êtes tenu de quitter le territoire luxembourgeois sans délai.

Votre demande en obtention d’une protection internationale est dès lors refusée alors que vous êtes exclu du bénéfice de la protection internationale.

Suivant les dispositions de l’article 34 de la Loi de 2015, vous êtes dans l’obligation de quitter le territoire sans délai à compter du jour où la présente décision sera coulée en force de chose décidée respectivement en force de chose jugée, à destination de la Syrie (sic), ou de tout autre pays dans lequel vous êtes autorisé à séjourner. (…) ».

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 13 février 2023, Monsieur (A) introduisit un recours tendant à la réformation de la décision du ministre du 19 janvier 2023 dans la mesure de son exclusion du bénéfice de la protection subsidiaire et de l’ordre de quitter le territoire contenu dans le même acte.

Par jugement du 4 mars 2024, le tribunal administratif déclara non justifié le recours en tant que dirigé contre le volet de la décision ministérielle du 19 janvier 2023 excluant Monsieur (A) de l’octroi de la protection subsidiaire, le déclara justifié en tant qu’introduit contre l’ordre de quitter le territoire prononcé à l’encontre de celui-ci, réforma ledit ordre et dit que le demandeur n’était pas tenu de quitter le territoire luxembourgeois, fit masse des frais et dépens de l’instance et les imputa pour moitié au demandeur et pour moitié à l’Etat.

Pour ce faire, le tribunal, après avoir estimé que c’était à bon droit que le ministre avait exclu le demandeur du bénéfice du statut conféré par la protection subsidiaire en raison du constat que 6celui-ci avait commis des crimes graves de nature à relever de la clause d’exclusion prévue à l’article 50, paragraphe (1), point b), de la loi du 18 décembre 2015, retint que le ministre avait a priori valablement pu assortir cette décision d’un ordre de quitter le territoire.

Sur ce, il rappela que l’article 129 de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l’immigration, ci-après « la loi du 29 août 2008 », applicable à la décision de retour découlant d’une décision de rejet d’une demande de protection internationale, conformément à l’article 34, paragraphe (2), alinéa 3, de la loi du 18 décembre 2015, - renvoyait à l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (CEDH), proscrivant la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants.

Le tribunal releva ensuite que la protection requise par l’article 3 de la CEDH interdisait aux Etats parties à ladite convention d’accomplir un acte qui aurait pour résultat direct d’exposer quelqu’un à des mauvais traitements prohibés et que s’il n’existait pas, dans l’absolu, un droit à ne pas être éloigné, il existait un droit à ne pas être soumis à la torture ou à des traitements inhumains ou dégradants, de sorte et a fortiori qu’il existait un droit à ne pas être éloigné quand une mesure d’éloignement aurait pour conséquence d’exposer à la torture ou à une peine ou des traitements inhumains ou dégradants. Partant, même si l’exclusion faisait obstacle à l’octroi au profit de Monsieur (A) du statut conféré par la protection subsidiaire, le tribunal estima qu’elle ne libérait pas pour autant les autorités luxembourgeoises du respect des obligations internationales qui découlent de l’article 3 de la CEDH, renvoyant sur ce point encore à un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) du 14 mai 20191.

Or, comme le ministre avait constaté, dans la décision litigieuse, avant d’exclure Monsieur (A) du cercle des personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, que celui-ci remplissait les conditions d’obtention du statut conféré par la protection subsidiaire énoncées à l’article 48, points a) et b), de la loi du 18 décembre 2015, à savoir qu’il risquerait, en cas de retour en Afghanistan, la peine de mort, l’exécution, la torture ou des traitements ou sanctions inhumains ou dégradants, le tribunal arriva à la conclusion que l’ordre de quitter le territoire en direction de son pays d’origine était incompatible avec l’article 3 de la CEDH et constituait dès lors une violation de l’article 129 de la loi du 29 août 2008. Il réforma en conséquence ledit ordre de quitter dans le sens que Monsieur (A) n’était pas tenu de quitter le territoire luxembourgeois.

Par requête déposée au greffe de la Cour administrative le 2 avril 2024, l’Etat a régulièrement relevé appel du jugement du 4 mars 2024 dont il sollicite la réformation sinon l’annulation dans la mesure où ledit jugement a annulé l’ordre de quitter le territoire prononcé à l’encontre de Monsieur (A), tout en sollicitant à voir ordonner à celui-ci de quitter le territoire dans un délai de 30 jours à partir du prononcé de l’arrêt à intervenir.

A l’appui de son appel, le représentant étatique argumente que la décision de retour serait la conséquence automatique et légale du refus de l’octroi d’une protection internationale, une décision d’exclusion de la protection subsidiaire étant également une décision négative suivant l’article 2 sub q) de la loi du 18 décembre 2015, et que le ministre ne disposerait pas d’un pouvoir d’appréciation d’assortir ou de ne pas assortir une décision de refus d’une protection internationale 1 CJUE du 14 mai 2019, affaires jointes C-391/16, C-77/17 et C-78/17, M contre Ministerstvo vnitra (C‑391/16), et X (C‑77/17), X (C‑78/17) contre Commissaire général aux réfugiés et aux apatrides, point 94.

7d’une décision de retour mais serait tenu par les dispositions légales impérieuses de la loi du 18 décembre 2015, prise en son article 34, paragraphe (2).

En citant un certain nombre d’arrêts de la Cour administrative, la partie étatique soutient que l’invocation d’arguments par un demandeur de protection internationale débouté tendant à se voir accorder la permission de pouvoir rester sur le territoire luxembourgeois malgré un refus ministériel d’octroi d’une protection internationale, tel que visé par la loi du 18 décembre 2015, s’analyserait en réalité en une demande autonome ne relevant pas de la procédure d’asile mais des procédures prévues par la loi du 29 août 20082.

Le délégué du gouvernement rappelle ensuite que l’existence d’un ordre de quitter le territoire ne signifie pas qu’un demandeur de protection internationale débouté soit immédiatement et sans discussion éloigné vers son pays d’origine, la décision portant ordre de quitter le territoire étant à distinguer de l’exécution effective de celle-ci. Ainsi, lors de l’exécution de pareil ordre de quitter le territoire, la partie étatique contrôlerait elle-même que pareil retour ne viole pas le principe de non-refoulement prévu à l’article 3 de la CEDH et à l’article 129 de la loi du 29 août 2008, ce d’autant plus que le concerné disposerait encore de diverses possibilités prévues par ladite loi de 2008, tel que de solliciter un report à l’éloignement ou un sursis à l’éloignement.

En outre, l’Etat signale que le jugement entrepris placerait l’intimé dans une situation inextricable car il se trouverait en situation irrégulière sans possibilité de solliciter un report à l’éloignement ou un sursis à l’éloignement, étant donné qu’une décision de retour serait une condition nécessaire pour pouvoir entamer une de ces deux démarches. Ainsi, la remise en cause de l’automatisme de l’ordre de quitter le territoire aurait pour conséquence qu’un demandeur de protection internationale débouté pourrait alors, sans titre de séjour valable, rester sur le territoire luxembourgeois, ce qui le placerait dans une situation irrégulière et non voulue, et priverait la partie étatique de toute possibilité de garder une quelconque trace du concerné sur le territoire en vue d’un éventuel futur éloignement, ce qui ne serait pas le cas si ce dernier serait en mesure d’introduire un report à l’éloignement ou un sursis à l’éloignement. D’après le délégué du gouvernement, la confirmation de l’ordre de quitter le territoire permettrait justement à la partie étatique de pouvoir procéder en cas de changement de situation dans le pays d’origine du concerné, ou même dans le cas d’un changement des propres circonstances personnelles du concerné par rapport à ce pays, de pouvoir procéder le moment venu à son retour.

Finalement, le représentant étatique souligne encore que le tribunal aurait à tort retenu que l’article 129 de la loi du 29 août 2008 serait applicable à pareille décision de retour, renvoyant dans ce contexte à un arrêt de la Cour administrative du 12 juillet 20223.

L’intimé, de son côté, déclare ne pas relever appel incident concernant le volet relatif à l’exclusion du statut de protection subsidiaire mais sollicite uniquement la confirmation du jugement dont appel ayant réformé l’ordre de quitter le territoire prononcé à son encontre.

2 Cour adm. 9 mars 2023, n° 48268 C du rôle, Cour adm. 17 mai 2018, n° 40890 C du rôle et Cour adm. 18 juin 2020, n° 44376 C du rôle 3 Cour adm. 12 juillet 2022, n° 47481C du rôle 8Il conclut en premier lieu à l’applicabilité de l’article 129 de la loi du 29 août 2008 au cas d’espèce en se référant au libellé de l’article 34, paragraphe (2), alinéa 3, de la loi du 18 décembre 2015 qui constituerait une exception à la règle générale édictée par l’article 2, paragraphe 1er, de ladite loi de 2015 visant la non-applicabilité aux demandeurs de protection internationale de la législation relative à l’immigration. Décider le contraire serait une violation flagrante des termes non équivoques de l’article 34, paragraphe (2), alinéa 3, de la loi du 18 décembre 2015 et ce serait partant à raison que le tribunal a retenu qu’il y avait lieu d’examiner si l’ordre de quitter le territoire « sans délai » pris à son encontre était conforme audit article 129. Dès lors, la prise d’une décision de retour sur base de l’article 34, paragraphe (2), de la loi du 18 décembre 2015 devrait se faire au regard de toutes les dispositions légales applicables, y compris l’article 129 de la loi du 29 août 2008. Le ministre serait partant obligé de rechercher si le retour envisagé n’exposerait pas la personne concernée à des traitements contraires à l’article 3 de la CEDH et que si pareil risque était constaté, le ministre devrait s’abstenir de prendre un ordre de quitter le territoire.

Monsieur (A) signale précisément dans ce contexte que le ministre, dans sa décision du 19 janvier 2023, a retenu qu’il remplissait les conditions pour obtenir une protection subsidiaire avant de l’en exclure, constat que la partie étatique ne remettrait pas en cause.

Il conclut ensuite au caractère absolu de la protection édictée par l’article 3 de la CEDH en soutenant qu’un ordre de quitter le territoire en matière de refus d’octroi d’une mesure de protection internationale ne pourrait pas contrevenir à l’interdiction de la torture ou de traitements inhumains et dégradants et que pour que cette protection soit efficace et conforme aux obligations positives incombant au Luxembourg, il faudrait qu’elle soit appliquée en toutes circonstances par les autorités administratives et judiciaires. Monsieur (A) estime que l’attitude ministérielle se résumerait au constat qu’il devrait se contenter de l’allégation suivant laquelle l’ordre de quitter le territoire – un acte administratif à caractère exécutoire – ne serait pas exécuté dans l’immédiat, mais pourrait l’être à l’avenir en cas de changement de la situation politique en Afghanistan, de sorte que seules des promesses de la partie étatique remplaceraient les garanties fournies par l’article 3 de la CEDH. Il rappelle encore dans ce contexte que le ministre lui aurait refusé un délai pour quitter le territoire en relevant que son comportement constituerait un danger pour l’ordre public, la sécurité publique ou la sécurité nationale, méconnaissant ainsi le caractère absolu de l’interdiction énoncée à l’article 3 de la CEDH qui devrait s’appliquer indépendamment du comportement de la personne concernée.

Monsieur (A) conclut en outre à une violation de l’article 13 de la CEDH consacrant le droit à l’octroi d’un recours effectif. Or, via la présente instance d’appel, le ministre tenterait d’empêcher les juridictions administratives de pouvoir examiner les griefs par lui allégués relatifs à l’article 3 de la CEDH et à ignorer le risque avéré d’être exposé à des traitements contraires audit article 13.

Partant, le recours contre l’ordre de quitter le territoire, tel que prévu à l’article 35, paragraphe 1er, de la loi du 18 décembre 2015 perdrait toute efficacité, étant donné qu’il n’y aurait aucun examen indépendant et rigoureux du grief soulevé. Ainsi, si la Cour faisait droit à l’appel étatique, la décision ministérielle pourrait être exécutée le lendemain de l’arrêt rendu sans qu’il n’aurait à sa disposition une voie de recours pour s’y opposer, ce d’autant plus que l’ordre de quitter le territoire prononcé à son encontre l’aurait été « sans délai » et tout recours introduit postérieurement à pareil arrêt se heurterait à la fin de non-recevoir de l’autorité de la chose décidée.

9Finalement, l’intimé réfute encore l’argumentation étatique relative à un report ou un sursis à l’éloignement en signalant que ces mesures ne constitueraient pas la seule possibilité pour conférer un caractère régulier à son séjour au Luxembourg, renvoyant dans ce contexte aux articles 38 et suivants de la loi du 29 août 2008, ce d’autant plus que la solution préconisée par la partie étatique viserait des statuts des plus précaires et limités dans le temps et conférerait uniquement des droits et obligations identiques à ceux d’un demandeur de protection internationale en cours d’examen de sa demande.

La Cour tient à rappeler en premier lieu que dès lors que l’article 34, paragraphe (2), de la loi du 18 décembre 2015 dispose qu’« une décision du ministre vaut décision de retour (…) » et qu’en vertu de l’article 2 sub q) de la loi du 18 décembre 2015, la notion de « décision de retour » se définit comme « la décision négative du ministre déclarant illégal le séjour et imposant l’ordre de quitter le territoire », l’ordre de quitter est à considérer comme constituant la conséquence automatique du refus de protection internationale.

Comme le jugement entrepris n’est pas remis en cause en ce que le ministre a exclu Monsieur (A) du bénéfice de la protection subsidiaire, la Cour, à l’instar des premiers juges, arrive à la conclusion que le ministre a dès lors a priori valablement pu assortir sa décision du 19 janvier 2023 d’un ordre de quitter le territoire.

L’intimé, de son côté, soutient que ledit ordre de quitter le territoire « sans délai » serait contraire à l’article 129 de la loi du 29 août 2008 aux termes duquel :

« L’étranger ne peut être éloigné ou expulsé à destination d'un pays s’il établit que sa vie ou sa liberté y sont gravement menacées ou s’il y est exposé à des traitements contraires à l'article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 ou à des traitements au sens des articles 1er et 3 de la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ».

Il convient de rappeler en premier lieu que depuis son arrêt du 21 novembre 20234, la Cour a conclu à l’applicabilité de l’article 129 de la loi du 29 août 2008 en matière de décisions comportant un ordre de quitter le territoire et est partant amenée à vérifier si le retour envisagé de la personne concernée ne l’expose pas à des traitements contraires à l’article 3 de la CEDH ou à des traitements au sens des articles 1er et 3 de la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, de sorte que c’est à tort que la partie étatique argumente que la décision négative du ministre vaut automatiquement ordre de quitter le territoire et que le ministre ne disposerait pas d’un pouvoir d’appréciation d’assortir ou non une décision de refus d’une protection internationale d’un ordre de quitter le territoire.

Or, dans une hypothèse classique, soit le demandeur de protection internationale s’est vu reconnaître le statut de réfugié ou le statut conféré par la protection subsidiaire, avec réformation conséquente de l’ordre de quitter le territoire, soit il n’a pas pu faire valoir des craintes de persécution ou des atteintes graves au sens de l’article 48 de la loi du 18 décembre 2015 et son recours en réformation contre l’ordre de quitter le territoire est normalement également à rejeter à 4 Cour adm. 21 novembre 2023, n° 49266C du rôle 10défaut d’avoir pu rapporter la preuve qu’un éventuel retour dans son pays d’origine l’expose à des traitements contraires à l’article 3 de la CEDH ou à des traitements au sens des articles 1er et 3 de la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.

Ceci étant rappelé, la Cour note que le présent cas d’espèce, concernant une décision d’exclusion du statut conféré par la protection subsidiaire en vertu de l’article 50, paragraphe (1), de la loi du 18 décembre 2015, est singulier en ce que le ministre, dans la décision entreprise du 19 janvier 2023 retient que l’intimé remplit a priori les conditions d’obtention du statut conféré par la protection subsidiaire énoncées à l’article 48, points a) et b), de la loi du 18 décembre 2015, à savoir que Monsieur (A) court un risque réel de subir respectivement la peine de mort ou l’exécution ou la torture ou des traitements inhumains ou dégradants, tout en prononçant un ordre de quitter le territoire sans délai à l’encontre de celui-ci, à destination de la Syrie ou de tout autre pays dans lequel il serait autorisé à séjourner.

Concernant plus particulièrement l’ordre de quitter le territoire à destination de la Syrie, la Cour est amenée à retenir en premier lieu que l’indication par le ministre de ce pays comme destination constitue à l’évidence une erreur matérielle, étant donné que le pays d’origine de l’appelant est l’Afghanistan.

Comme le ministre, dans sa décision entreprise du 19 janvier 2023 a retenu que Monsieur (A) remplit a priori les conditions d’obtention du statut conféré par la protection subsidiaire énoncées à l’article 48, points a) et b) de la loi du 18 décembre 2015, de sorte à admettre que ce dernier court un risque réel de subir respectivement la peine de mort ou l’exécution ou la torture ou des traitements inhumains ou dégradants en cas de retour en Afghanistan, la Cour arrive à la conclusion que l’ordre de quitter le territoire sans délai à destination du pays d’origine de l’appelant encourt, dans le cadre du recours en réformation introduit, l’annulation dans la mesure où ledit ordre vise le pays d’origine de Monsieur (A), à savoir l’Afghanistan, et le jugement est à réformer en ce sens.

Le ministre ayant cependant a priori valablement pu assortir sa décision du 19 janvier 2023 d’un ordre de quitter le territoire, tel que retenu ci-avant, il convient en outre de retenir que l’ordre de quitter le territoire à destination de tout autre pays dans lequel l’appelant est autorisé à séjourner est à maintenir, sauf à l’assortir d’un délai de 30 jours à partir du prononcé du présent arrêt, tel que sollicité par le délégué du gouvernement au dispositif de sa requête d’appel du 2 avril 2024.

Par ces motifs, la Cour administrative, statuant à l’égard de toutes les parties ;

reçoit l’appel étatique du 2 avril 2024 en la forme ;

au fond, le déclare partiellement justifié ;

11partant, par réformation du jugement du 4 mars 2024, annule l’ordre de quitter le territoire contenu dans la décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 19 janvier 2023 dans les seules mesure et limite où il vise comme pays de destination le pays d’origine de l’intimé, à savoir l’Afghanistan, et le maintient pour le surplus, sauf à l’assortir d’un délai de 30 jours à partir du prononcé du présent arrêt ;

confirme le jugement du 4 mars 2024 pour le surplus ;

donne acte à l’intimé qu’il déclare bénéficier de l’assistance judiciaire ;

fait masse des frais et dépens de l’instance d’appel et les impose pour moitié à l’Etat et pour moitié à l’intimé.

Ainsi délibéré et jugé par :

Henri CAMPILL, vice-président, Lynn SPIELMANN, premier conseiller, Martine GILLARDIN, conseiller, et lu par le vice-président en l’audience publique à Luxembourg au local ordinaire des audiences de la Cour à la date indiquée en tête, en présence du greffier de la Cour ……..

s. …… s. CAMPILL 12


Synthèse
Numéro d'arrêt : 50282C
Date de la décision : 18/06/2024

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;cour.administrative;arret;2024-06-18;50282c ?

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