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16/01/2024 | LUXEMBOURG | N°49242C

Luxembourg | Luxembourg, Cour administrative, 16 janvier 2024, 49242C


GRAND-DUCHE DE LUXEMBOURG COUR ADMINISTRATIVE Numéro 49242C du rôle ECLI:LU:CADM:2024:49242 Inscrit le 31 juillet 2023 Audience publique du 16 janvier 2024 Appel formé par Madame (A), … (Allemagne), contre un jugement du tribunal administratif du 20 juin 2023 (n° 46217 du rôle) dans un litige l’opposant au ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche en matière de reconnaissance des qualifications professionnelles Vu l’acte d’appel inscrit sous le numéro 49242C du rôle et déposé au greffe de la Cour administrative le 31 juillet 2023 par Maître Rüdiger SAILER,

avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembou...

GRAND-DUCHE DE LUXEMBOURG COUR ADMINISTRATIVE Numéro 49242C du rôle ECLI:LU:CADM:2024:49242 Inscrit le 31 juillet 2023 Audience publique du 16 janvier 2024 Appel formé par Madame (A), … (Allemagne), contre un jugement du tribunal administratif du 20 juin 2023 (n° 46217 du rôle) dans un litige l’opposant au ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche en matière de reconnaissance des qualifications professionnelles Vu l’acte d’appel inscrit sous le numéro 49242C du rôle et déposé au greffe de la Cour administrative le 31 juillet 2023 par Maître Rüdiger SAILER, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Madame (A), demeurant à D-… … (Allemagne), …, dirigé contre un jugement du 20 juin 2023 (erronément daté du 20 juin 2021) (n° 46217 du rôle), par lequel le tribunal administratif du Grand-Duché de Luxembourg l’a déboutée de son recours tendant principalement à la réformation et subsidiairement à l’annulation d’une décision du ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche du 2 avril 2021 refusant la reconnaissance de son titre de formation russe de « Krankenschwester », complétée par la « Urkunde über die Erlaubnis zur Führung der Berufsbezeichnung Krankenschwester » et la « Urkunde Staatlich anerkannte Leiterin einer Pflege- oder Funktionseinheit im Gesundheitswesen und in der Altenpflege », en vue d’accéder aux activités professionnelles d’infirmier;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe de la Cour administrative le 26 septembre 2023;

Vu le mémoire en réplique déposé au greffe de la Cour administrative le 26 octobre 2023 par Maître Rüdiger SAILER au nom de l’appelante;

Vu le mémoire en duplique du délégué du gouvernement déposé au greffe de la Cour administrative le 13 novembre 2023;

Vu l’accord des mandataires des parties de voir prendre l’affaire en délibéré sur base des mémoires produits en cause et sans autres formalités;

Vu les pièces versées au dossier et notamment le jugement entrepris;

Sur le rapport du magistrat rapporteur, l’affaire a été prise en délibéré sans autres formalités à l’audience publique du 5 décembre 2023.

Le 1er mai 2020, Madame (A), ressortissante allemande, déposa auprès du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche une demande de reconnaissance de son diplôme russe de « Krankenschwester », délivré le 3 juillet 1988 par la « Medizinische Fachschule bei der 1. Medizinischen Hochschule Namens … » à Saint-Pétersbourg.

Par une décision non attaquée du 2 novembre 2020, le ministre de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, ci-après le « ministre », après un avis défavorable du 21 octobre 2020 de la commission ad hoc chargée d’évaluer les demandes de reconnaissance des qualifications professionnelles en vue de l’accès aux professions visées par la loi modifiée du 26 mars 1992 sur l’exercice et la revalorisation de certaines professions de santé, rejeta cette demande au motif que « l’enseignement théorique, technique et pratique n’avait pas porté sur certains soins et actes essentiels de l’infirmier ».

Le 21 janvier 2021, Madame (A) sollicita, cette fois-ci, au moyen de la procédure électronique de la carte professionnelle européenne (EPC), la reconnaissance de la qualification professionnelle de son titre de formation russe de « Krankenschwester », précité, complété par la « Urkunde über die Erlaubnis zur Führung der Berufsbezeichnung Krankenschwester », décernée par la « Bezirksregierung Trier », et la « Urkunde Staatlich anerkannte Leiterin einer Pflege- oder Funktionseinheit im Gesundheitswesen und in der Altenpflege », décernée par la « Landespflegekammer Rheinland Pfalz », en vue de l’accès à la profession d’infirmier.

Le 5 mars 2021, la carte EPC fut tacitement approuvée de manière automatisée, mais le 8 mars 2021, celle-ci fut suspendue dans l’attente d’une décision définitive quant à la reconnaissance ou non des qualifications professionnelles de Madame (A).

Le 24 mars 2021, la commission ad hoc avisa négativement la demande de Madame (A), ledit avis étant libellé comme suit :

« (…) Vu la loi modifiée du 26 mars 1992 sur l’exercice et la revalorisation de certaines professions de santé ;

Vu la loi modifiée du 28 octobre 2016 relative à la reconnaissance des qualifications professionnelles ;

Vu le règlement grand-ducal du 21 janvier 1998 portant sur l’exercice de la profession d’infirmier ;

Vu l’arrêté ministériel modifié du 17 janvier 2019 portant instauration de commissions ad hoc chargées d’évaluer les demandes de reconnaissance des qualifications professionnelles en vue de l’accès aux professions visées par la loi modifiée du 25 mars 1992 sur l’exercice et la revalorisation de certaines professions de santé, notamment la commission regroupant les professions « aide-soignant » « assistant technique médical de radiologie », « assistant technique médical en chirurgie », « infirmier », « infirmier en anesthésie et réanimation », « infirmier en pédiatrie », « infirmier psychiatrique » et « sage-femme » se composant comme suit (…) Vu la demande de reconnaissance de la qualification de « Krankenschwester », délivrée en date du 12 janvier 1998 par la « Medizinische Fachschule bei der 1. Medizinische Hochschule Namens Pavlov » à St. Petersburg (Russie), complétée par la « Urkunde über die Erlaubnis zur Führung der Berufsbezeichnung einer Krankenschwester », décernée par la „Bezirksregierung Trier" (Allemagne) ainsi que par la « Urkunde Staatlich anerkannte Leiterin einer Pflege- oder Funktionseinheit im Gesundheitswesen und in der Altenpflege, décernée par la « Landespflegekammer Rheinland-Pfalz", présentée par Madame (A), et les pièces produites à l’appui de cette demande ;

Considérant que ce titre de formation n’est pas visé par le chapitre 5 du titre III de la loi de 2016 précitée ;

La commission ayant examiné les pièces du dossier de demande et constatant que la demande est recevable ;

Considérant que la profession à laquelle le titre de formation donne accès dans l’Etat de formation est essentiellement différente de la profession d’infirmier au Grand-Duché de Luxembourg ;

Considérant que les études mentionnées portent sur des matières essentiellement différentes de celles prévues à la section 3 du chapitre 5 du Titre III de la loi précitée de 2016, ainsi qu’au règlement grand-ducal précité en ce qui concerne en ce qui concerne que l’enseignement théorique, technique et pratique n’a pas porté sur les soins et actes relatifs aux domaines de la chirurgie, de la réanimation et aux soins intensifs ;

Considérant que ces connaissances sont essentielles pour que l’infirmier puisse poser les actes professionnels tels que définis à la section 3 du chapitre 5 du Titre III de la loi précitée de 2016, ainsi qu’au règlement grand-ducal précité ;

Considérant que cette différence est jugée essentielle pour la profession d’infirmier ;

Considérant que ces différences essentielles n’ont pas pu être comblées par les connaissances, aptitudes et compétences acquises par le demandeur au cours de son expérience professionnelle dans le pays de formation ;

Considérant que la « Urkunde über die Erlaubnis zur Führung der Berufsbezeichnung einer Krankenschwester » présentée constitue non pas un titre de formation mais une (sic) seulement une autorisation d’exercer la profession afférente en Allemagne ;

Considérant que la « Urkunde Staatliche anerkannte Leiterin einer Pflege- oder Funktionseinheineit (sic) im Gesundheitswesen und in der Altenpflege" présentée constitue une autorisation d’exercer dans le pays de formation une activité professionnelle essentiellement différente de celle de l’infirmier ;

Par ces motifs, avec 5 voix contre 0 voix, propose à Monsieur le Ministre de refuser à Madame (A) la reconnaissance de son titre de formation russe de « Krankenschwester » par rapport à la profession d’infirmier. (…) ».

Suite à cet avis négatif, le certificat électronique EPC fut définitivement annulé le 31 mars 2021.

Par une décision du 2 avril 2021, le ministre refusa la demande de reconnaissance des qualifications professionnelles du titre de formation de Madame (A) dans les termes suivants :

« (…) En réponse à votre demande relative à la reconnaissance de votre qualification russe de « Krankenschwester », complétée par la « Urkunde über die Erlaubnis zur Führung der Berufsbezeichnung einer Krankenschwester », décernée par la « Bezirksregierung Trier » (Allemagne) ainsi que par la « Urkunde Staatlich anerkannte Leiterin einer Pflege- oder Funktionseinheit im Gesundheitswesen und in der Altenpflege », décerné par la « Landespflegekammer Rheinland-Pfalz » (Allemagne) en vue d’accéder aux activités professionnelles de l’infirmier, j’ai le regret de vous informer que je me rallie à l’avis de la commission ad hoc du 24 mars 2021 qui fait partie intégrante de la présente décision et dont copie en annexe. (…) ».

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 9 juillet 2021, Madame (A) fit introduire un recours tendant principalement à la réformation et subsidiairement à l’annulation de la décision précitée du ministre du 2 avril 2021 portant refus de reconnaissance des qualifications professionnelles de son titre de formation.

Par jugement du 20 juin 2023, le tribunal administratif se déclara incompétent pour connaître du recours principal en réformation, reçut le recours subsidiaire en annulation en la forme, au fond, le déclara non justifié et en débouta la demanderesse, le tout en rejetant sa demande en allocation d’une indemnité de procédure et en la condamnant aux frais de l’instance.

Par requête déposée au greffe de la Cour administrative le 31 juillet 2023, Madame (A) a régulièrement relevé appel de ce jugement.

A l’appui de son appel, elle fait valoir qu’en janvier 2021, elle aurait sollicité au Luxembourg la reconnaissance de son diplôme d’infirmière en joignant à sa demande son diplôme de formation de base, ainsi que les preuves de reconnaissance de ce diplôme en Allemagne et de l’exercice de la profession d’infirmier dans ce pays depuis 1999. Or, malgré l’émission de la carte EPC, elle se serait vu refuser sa demande de reconnaissance de son titre de formation.

Elle conteste ce refus, en reprochant à l’autorité étatique d’avoir considéré qu’elle n’aurait prouvé ni d’avoir acquis des connaissances dans les matières jugées essentielles pour la profession d’infirmier, ni d’avoir comblé les lacunes par son expérience professionnelle. Ce faisant, l’autorité ministérielle n’aurait pas tenu compte de la reconnaissance allemande de son diplôme et des années d’expérience professionnelle acquises en Allemagne qui prouveraient largement l’acquisition des compétences pointées du doigt par le ministre.

En droit, l’appelante soutient que le ministre aurait fait une mauvaise application de la loi modifiée du 28 octobre 2016 relative à la reconnaissance des qualifications professionnelles, ci-après la « loi du 28 octobre 2016 ».

Elle considère, contrairement à la commission ad hoc, qu’elle devrait bénéficier, en application de l’article 2, paragraphe (2), de la loi du 28 octobre 2016, de l’application des conditions minimales visées par le chapitre 5 du titre III de ladite loi et de la reconnaissance de son titre de formation au regard de la reconnaissance allemande de ce titre. En écartant l’application de cette disposition, la commission ad hoc imposerait des conditions plus strictes que celles applicables en l’espèce.

Ce serait également à tort que le ministre semblerait vouloir écarter l’application de l’article 3, point c), de la loi du 28 octobre 2016, alors qu’elle disposerait d’un diplôme d’infirmier qui aurait été reconnu et certifié depuis le 3 septembre 1999 par un autre Etat membre de l’Union européenne, en l’occurrence l’Allemagne, ainsi que d’une expérience professionnelle de plus de trois ans dans un pays de l’Union européenne.

D’après l’appelante, le ministre ne pourrait pas imposer le respect de conditions non prévues par la loi. Le refus ministériel constituerait par ailleurs une entrave à la libre circulation des ressortissants de l’Union européenne.

Elle estime partant remplir les conditions pour obtenir la reconnaissance de son diplôme d’infirmier au Grand-Duché de Luxembourg et sollicite la réformation sinon l’annulation de la décision de refus litigieuse.

Dans un deuxième ordre d’idées, l’appelante fait valoir que la loi du 28 octobre 2016, qui serait quasiment la copie de la directive 2005/36/CE du Parlement européen et du Conseil du 7 septembre 2005 relative à la reconnaissance des qualifications professionnelles, ci-après la « directive 2005/36/CE », prévoirait quatre régimes différents de reconnaissance dans le domaine des soins infirmiers, à savoir (i) la reconnaissance automatique des diplômes obtenus dans un Etat membre de l’Union européenne, (ii) la reconnaissance des diplômes obtenus dans un Etat tiers suivant l’article 2, paragraphe (2), de la loi du 28 octobre 2016, (iii) la reconnaissance des diplômes obtenus dans un Etat tiers et reconnus dans un Etat membre de l’Union européenne incluant une expérience professionnelle inférieure à trois ans et (iv) la reconnaissance des diplômes obtenus dans un Etat tiers et reconnus dans un Etat membre de l’Union européenne incluant une expérience professionnelle supérieure à trois ans prévue par les articles 3, point c), et 10 de la loi du 28 octobre 2016, l’appelante estimant tomber dans le champ d’application de cette dernière catégorie dans la mesure où elle disposerait d’un titre de formation de l’ex-URSS qui aurait fait l’objet en 1999 d’une reconnaissance en Allemagne.

Elle en déduit que son titre devrait être assimilé à un « titre de formation » au sens de l’article 3, point c), de la loi du 28 octobre 2016.

Elle souligne encore que l’article 10 de la loi du 28 octobre 2016 s’appliquerait également aux demandeurs qui, pour un motif spécifique et exceptionnel, ne satisfont pas aux conditions prévues dans les chapitres 3 et 5 du titre III de la loi en question. Elle estime que dans la mesure où son niveau de formation a été certifié comme équivalent au niveau de l’article 11, point c) ii), de la directive 2005/36/CE, la question de fixer une épreuve d’aptitude ou un stage d’adaptation ne la concernerait pas, l’appelante indiquant à cet égard avoir déjà suivi des stages d’adaptation lors de la reconnaissance de son diplôme en 1999 en Allemagne.

Elle ajoute que les références du ministre à de soi-disant lacunes de son diplôme initial seraient sans pertinence dans le contexte d’une demande de reconnaissance d’une personne ayant exercé pendant de longues années en Allemagne et dont la formation remonterait à plus de 25 ans.

Si, par impossible, un doute devait subsister sur sa qualification professionnelle au vu de ses certificats, titres et expérience professionnelle, l’appelante se prévaut encore de l’article 14, paragraphe (5), de la loi du 28 octobre 2016, selon lequel le ministre devrait vérifier si les connaissances, aptitudes et compétences acquises par le demandeur au cours de son expérience professionnelle ou de l’apprentissage tout au long de la vie, sont de nature à couvrir, en tout ou en partie, les matières substantiellement différentes définies au paragraphe (4) du même article. Elle critique ainsi le ministre pour avoir écarté l’application de cet article en l’espèce, sans fournir de justification à ce choix, tout en rappelant dans ce contexte que le principe de proportionnalité devrait primer.

Elle donne encore à considérer que son analyse serait corroborée par celle de SOLVIT (centres de Luxembourg et d’Allemagne) en renvoyant à sa pièce n° 10. Elle critique les premiers juges pour avoir rejeté sa demande de saisine de la Cour de justice de l’Union européenne, ci-après la « CJUE », d’une question préjudicielle au regard des désaccords des parties quant à l’interprétation de la législation européenne.

L’appelante rappelle ensuite que le législateur, par sa décision de reprendre le texte de la directive 2005/36/CE, aurait aussi décidé d’octroyer des droits acquis à des ressortissants de divers pays de l’Union européenne, comme les pays baltiques, mais aussi la Slovénie et la Croatie, et que l’Etat devrait partant appliquer ces droits acquis de manière égale et sans discrimination.

Dans ce contexte, elle fait valoir, contrairement à ce qui aurait été soutenu par le délégué du gouvernement en première instance, que la situation d’un ressortissant de l’ex-URSS, disposant d’une attestation des Etats baltes certifiant que sa formation accomplie en ex-URSS a la même validité que les titres de formation nationaux, serait comparable à sa propre situation puisqu’elle dispose d’une attestation d’un Etat membre, en l’occurrence l’Allemagne qui lui attesterait d’être infirmière et de posséder une qualification professionnelle en conformité avec l’article 11, point c), ii), de la directive 2005/36/CE. Elle souligne encore que l’article 23 de la loi du 28 octobre 2016 devrait être lu en combinaison avec les articles 10bis et 111 de la Constitution (actuellement les articles 15 et 16 du texte révisé de la Constitution), pour se prévaloir d’un droit acquis en ce qui concerne son titre de formation dans la mesure où sa situation serait comparable à la situation des ressortissants des pays baltes. Ce serait partant également à tort que les premiers juges ont rejeté sa demande de saisine de la Cour constitutionnelle.

A titre subsidiaire, elle soulève l’inconstitutionnalité de l’article 23, paragraphe (4), de la loi du 28 octobre 2016 au regard des articles 10bis et 111 de la Constitution, de sorte qu’il y aurait lieu, avant tout autre progrès en cause, de saisir la Cour constitutionnelle de la question préjudicielle suivante :

« Est-ce que, dans le cas d’une reconnaissance d’un titre de formation d’infirmier responsable de soins généraux, il n’y a pas un traitement discriminatoire interdit du fait de différencier le régime applicable aux titres de formation délivrés par l’Ancienne Union soviétique et dont la formation a commencé avant le 11 mars 1990 selon le pays d’origine du requérant, à savoir en l’espèce qu’un titulaire d’un titre de formation délivré par l’Ancienne Union soviétique et dont la formation a commencé avant le 11 mars 1990 originaire de Estonie, Lettonie ou Lituanie bénéficierait d’un régime plus favorable (« Droits Acquis ») qu’un titulaire du même titre originaire d’un autre pays de l’ Union soviétique attesté conforme à un titre luxembourgeois par un autre pays de l’Union Européenne et possédant de la même expérience professionnelle certifiée ? ».

L’appelante soutient, à titre plus subsidiaire, que la décision de refus litigieuse serait également entachée d’un excès de pouvoir en ce que le ministre aurait apprécié les documents de reconnaissance allemande de son diplôme russe, alors qu’il ne lui appartiendrait pas de déterminer la nature de la reconnaissance allemande, mais d’appliquer « le régime légal » découlant d’une telle reconnaissance préalable.

A titre encore plus subsidiaire, l’appelante soutient que le ministre aurait commis une erreur manifeste d’appréciation en écartant la reconnaissance allemande de son titre de formation et en se basant uniquement sur son diplôme de formation de base. Or, il serait incontestable qu’elle disposerait d’une reconnaissance de diplôme en Allemagne et qu’elle y aurait exercé la profession d’infirmier depuis 1999.

Enfin, l’appelante réitère sa demande de voir saisir la CJUE des questions préjudicielles suivantes :

1. « Comment interpréter le terme « première reconnaissance » au regard de l’article 2, paragraphe 2 de la Directive n°2005/36/CE du Parlement Européen et du Conseil du 7 septembre 2005 relative à la reconnaissance des qualifications professionnelles ? », 2. « Comment interpréter l’assimilation des migrants avec plus de trois années d’expériences et certificats prévue à l’article 3 de la Directive n°2005/36/CE du Parlement Européen et du Conseil du 7 septembre 2005 relative à la reconnaissance des qualifications professionnelles et ne doivent-ils pas tomber dans le champ d’application du régime de la reconnaissance automatique ? » et 3. « Est-ce que, dans le cas d’une reconnaissance d’un titre de formation d’infirmier responsable de soins généraux, il n’y a pas un traitement discriminatoire interdit du fait de différencier le régime applicable aux titres de formation délivrés par l’Ancienne Union soviétique et dont la formation a commencé avant le 20 août 1991 selon le pays d’origine du requérant, à savoir en l’espèce qu’un titulaire d’un titre de formation délivré par l’Ancienne Union soviétique et dont la formation a commencé avant le 20 août 1991 originaire de Estonie, Lettonie ou Lituanie bénéficierait d’un régime plus favorable qu’un titulaire du même titre originaire d’un autre pays de l’Ancienne Union soviétique ? Cette discrimination ne constitue-t-elle pas une violation du principe de libre circulation, ainsi que des articles 20 (égalité devant la loi) et 21 (Non-discrimination) de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ? ».

Analyse de la Cour La Cour tient tout d’abord à préciser que la loi du 28 octobre 2016, contrairement à ce qui a été relevé par les premiers juges, transpose en droit luxembourgeois non pas la directive 2005/36/CE, mais la directive 2013/55/UE du Parlement européen et du Conseil du 20 novembre 2013 modifiant la directive 2005/36/CE.

Cette loi a, en vertu de son article 1er, pour objet d’établir, pour l’accès aux professions réglementées, notamment celles d’infirmier, ainsi que pour leur exercice, les règles de reconnaissance des qualifications professionnelles acquises à l’étranger.

Aux termes de l’article 2, paragraphe (1), point a), de la loi du 28 octobre 2016, cette loi s’applique « à tout ressortissant [devant s’entendre en vertu de l’article 3, point q) comme « ressortissant d’un Etat membre »] y compris aux membres des professions libérales, ayant acquis des qualifications professionnelles à l’étranger et voulant exercer une profession réglementée au Grand-Duché de Luxembourg, soit à titre indépendant, soit à titre salarié ».

L’article 2, paragraphe (2), de la loi du 28 octobre 2016 dispose encore que : « Lorsque l’exercice d’une profession relevant du titre III, chapitre 5, est permis à un ressortissant qui est titulaire d’une qualification professionnelle obtenue dans un pays tiers à l’Union européenne, cette première reconnaissance se fait dans le respect des conditions minimales visées audit chapitre ».

Il résulte de cette dernière disposition que chaque Etat membre a la possibilité de reconnaître, selon sa propre réglementation, des diplômes et titres de formation qui n’ont pas été obtenus dans un Etat membre de l’Union européenne.

Il ressort des pièces du dossier que l’appelante a obtenu en 1988 en Russie, son pays d’origine, le diplôme d’infirmier. En 1999, elle a reçu en Allemagne « die Erlaubnis zur Führung der Berufsbezeichnung Krankenschwester » (…) « aufgrund des Krankenpflegegesetzes mit Wirkung vom 03.09.1999 », qu’elle y a exercé la profession d’infirmière depuis 1999 et qu’elle a aussi acquis la nationalité allemande. Il ressort encore de la « Bescheinigung », établie le 20 janvier 2021 par le « Landesamt für Soziales, Jugend und Versorgung Rheinland-Pfalz », que la qualification professionnelle de l’appelante a été reconnue comme attestant du niveau de qualification de l’article 11, point c) ii), de la directive 2005/36/CE.

C’est ainsi à juste titre que les premiers juges ont dégagé des dispositions de l’article 3, intitulé « Définitions », de la loi du 28 octobre 2016 que le diplôme russe de l’appelante, tel qu’il a été reconnu en Allemagne, est à qualifier de titre de formation au sens du point c) dudit article 3, selon lequel on entend par « titre de formation » : « les diplômes, certificats et autres titres délivrés par une autorité d’un Etat membre désignée en vertu des dispositions législatives, réglementaires ou administratives de cet Etat membre et sanctionnant une formation professionnelle acquise principalement dans l’Union européenne. Est assimilé à un titre de formation tout titre de formation délivré dans un pays tiers dès lors que son titulaire a, dans la profession concernée, une expérience professionnelle de trois ans sur le territoire de l’Etat membre qui a reconnu ledit titre, et certifiée par celui-ci », et que les qualifications attestées par ce titre de formation sont à considérer comme des qualifications professionnelles au sens du point b) dudit article 3.

La demande de reconnaissance du titre de formation d’infirmier de l’appelante entre dès lors dans le champ d’application de la loi du 28 octobre 2016.

Il convient ensuite de relever que si l’appelante ne saurait bénéficier du régime de la reconnaissance automatique de sa qualification professionnelle, étant donné qu’elle ne dispose pas du titre de formation allemand sanctionnant une formation d’infirmier figurant à l’annexe V.2. de la directive 2005/36/CE, elle dispose toutefois d’un diplôme obtenu dans un pays tiers à l’Union européenne qui a fait l’objet d’une première reconnaissance en Allemagne.

Or, contrairement à ce qui est soutenu par le délégué du gouvernement, si dans une première phase, la CJUE a considéré que la reconnaissance par un Etat membre d’un titre de formation délivré par un Etat tiers n’engageait pas les autres Etats membres (cf. CJUE arrêts du 9 février 1994, Tawil-Albertini, aff. C-154/93, et Haim, aff. C-319/92), la jurisprudence de la CJUE a évolué sur ce point dans le sens d’une atténuation en ce que elle a considéré que les autorités compétentes « sont tenues de prendre en considération l’ensemble des diplômes, certificats et autres titres, ainsi que l’expérience pertinente de l’intéressé, en procédant à une comparaison entre, d’une part, les compétences attestées par ces titres et cette expérience et, d’autre part, les connaissances et qualifications exigées par la législation nationale » (CJUE, 14 septembre 2000, aff. C-238/98, Hocsman, pt. 40). Cette solution a ensuite été reprise par la directive 2005/36/CE à travers ses articles 3, paragraphe (3) et 10, point g).

Les premiers juges sont ensuite à confirmer en ce qu’ils ont relevé que la reconnaissance allemande du diplôme russe de l’appelante ne peut pas être assimilée à un titre de formation allemand bénéficiant de la reconnaissance automatique.

Par contre, cette première reconnaissance de son diplôme russe par l’Allemagne lui permet de bénéficier du régime général de reconnaissance des titres de formation prévu aux articles 10 et suivants de la loi du 28 octobre 2016, étant donné que son titre de formation est assimilé à un titre de formation délivré par un Etat membre, dès lors que celui-ci a bénéficié d’une première reconnaissance dans un Etat membre, en l’occurrence l’Allemagne, et qu’elle y acquis une expérience professionnelle d’au moins trois ans, conformément au point g) de l’article 10 qui dispose que : « pour les migrants disposant d’un titre de formation délivré dans un pays tiers, dès lors que son titulaire a, dans la profession concernée, une expérience professionnelle de trois ans sur le territoire de l’Etat membre qui a reconnu ledit titre, et certifiée par celui-ci ».

Aux termes de l’article 13, paragraphe (1), de la loi du 28 octobre 2016 : « Lorsqu’au Grand-Duché de Luxembourg, l’accès à une profession réglementée ou son exercice est subordonné à la possession de qualifications professionnelles déterminées, l’autorité compétente luxembourgeoise permet aux demandeurs d’accéder à cette profession et de l’exercer, dans les mêmes conditions que pour ses nationaux, s’ils possèdent une attestation de compétences ou un titre de formation visé à l’article 11 qui est requis par un autre Etat pour y accéder à cette même profession sur son territoire ou l’y exercer ».

L’appelante disposant d’une reconnaissance allemande de son diplôme russe qui lui atteste un niveau de qualification correspondant à l’article 11, point c) ii), de la directive 2005/36/CE, dont les termes ont été repris pour l’essentiel par l’article 11 de la loi du 28 octobre 2016, les autorités luxembourgeoises devaient comparer la qualification dont dispose l’appelante avec celle exigée au Luxembourg pour l’exercice de la profession d’infirmier de soins généraux, notamment quant à la durée et au contenu de la formation.

Force est de constater que s’il ressort des éléments du dossier que la commission ad hoc, dans son avis précité du 24 mars 2021, auquel le ministre s’est rallié dans sa décision de refus litigieuse, s’est livrée à une analyse comparative du titre de formation de l’appelante, obtenu dans un pays tiers à l’Union européenne, avec celui donnant accès à la profession d’infirmier au Luxembourg, tel que prévu par la règlementation luxembourgeoise, et qu’elle a ainsi constaté que les études mentionnées portaient sur des « +matières essentiellement différentes » de celles prévues par la loi du 28 octobre 2016, en ce que l’enseignement théorique, technique et pratique n’aurait pas porté sur les soins et actes relatifs aux domaines de la chirurgie, de la réanimation et aux soins intensifs, il convient toutefois de relever qu’elle n’a pas considéré le fait que l’appelante bénéficiait d’une première reconnaissance de son titre en Allemagne, ladite commission ayant simplement estimé que la « Urkunde über die Erlaubnis zur Führung der Berufsbezeichnung einer Krankenschwester » ne constituait pas un titre de formation mais seulement une autorisation d’exercer la profession afférente en Allemagne.

De même, la commission ad hoc a estimé que ces différences essentielles n’avaient pas pu être comblées par les connaissances, aptitudes et compétences acquises par l’appelante au cours de son expérience professionnelle dans le pays de formation, étant relevé que celle-ci a acquis le gros de son expérience professionnelle non pas dans son pays de formation, en l’occurrence la Russie, mais en Allemagne.

Cette motivation a encore été complétée en première instance par le délégué du gouvernement qui a fait la comparaison entre la formation suivie par l’appelante et celle prévue au Luxembourg en termes de durée, à savoir le nombre d’heures d’enseignement théorique et clinique à effectuer.

Si ce constat n’a pas été contesté par l’appelante, elle a fait valoir que les « lacunes dans son diplôme initial » seraient « sans pertinence » au regard de son expérience professionnelle acquise pendant plus de 20 ans en Allemagne. Le ministre, suivi par les premiers juges, auxquels l’appelante avait encore soumis de nouvelles pièces pour démontrer son expérience professionnelle et ses formations complémentaires, sont arrivés à la conclusion que cette expérience et ces formations complémentaires ne permettaient pas de combler les lacunes de la formation de base de l’appelante.

Or, il convient de relever que ni la commission ad hoc, ni le ministre n’ont fait mention de la possibilité, dans l’hypothèse notamment où la formation suivie porte sur des matières substantiellement différentes de celles couvertes par le titre de formation requis au Luxembourg, de la possibilité de recourir à des mesures de compensation, soit une épreuve d’aptitude soit un stage d’adaptation, soit à la fois une épreuve d’aptitude et un stage d’adaptation, telles que prévues par l’article 14 de la loi du 28 octobre 2016, et plus particulièrement par le dernier alinéa de son paragraphe (3), la partie intimée se bornant à invoquer l’existence de différences essentielles entre les matières étudiées par l’appelante en Russie et celle prévues par la législation luxembourgeoise en ce que l’enseignement théorique technique et pratique n’aurait pas porté sur les soins et actes relatifs aux domaines de la chirurgie, de la réanimation et aux soins intensifs et que l’expérience professionnelle et les formations complémentaires effectuées par l’appelante n’auraient pas permis de combler ces lacunes.

Or, dans la mesure où l’appelante bénéficie d’un diplôme obtenu dans un pays tiers à l’Union européenne qui a fait l’objet d’une première reconnaissance en Allemagne qui lui a attesté un niveau de qualification de l’article 11, point c) ii), de la directive 2005/36/CE, qu’elle a ainsi été admise à exercer la profession d’infirmier en Allemagne et qu’elle peut se prévaloir d’une expérience professionnelle de plus de 20 ans dans ce pays, même si cette expérience a été principalement acquise dans le domaine de soins d’aide à domicile, la partie intimée ne justifie pas à suffisance de droit l’absence de recours à des mesures de compensation, étant rappelé que l’article 13, paragraphe (5), de la loi du 28 octobre 2016 dispose que le paragraphe (1) du même article est appliqué dans le respect du principe de proportionnalité.

Dans ces conditions, il n’est pas à suffisance de droit établi en cause que l’appelante n’était pas fondée à prétendre à des mesures de compensation au sens de l’article 14 de la loi du 28 octobre 2016.

Il s’ensuit que le ministre n’a pas légalement pu refuser la reconnaissance de la qualification professionnelle à l’appelante sur base du seul constat de l’existence de différences soi-disant essentielles entre la formation qu’elle a reçue et celle requise au Luxembourg.

Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent que la décision de refus du ministre du 2 avril 2021 encourt l’annulation, sans qu’il soit nécessaire d’examiner plus en avant les autres moyens invoqués en cause, ni de poser les questions préjudicielles telles que formulées par l’appelante, leur examen devenant surabondant.

L’appel étant fondé, il y a lieu, par réformation du jugement entrepris, d’annuler la décision de refus déférée et de renvoyer le dossier au ministre en prosécution de cause.

Quant à la demande en allocation d’une indemnité de procédure de 1.500 euros, telle que formulée par l’appelante, celle-ci est à rejeter, étant donné qu’il n’appert pas des éléments de la cause en quoi il serait inéquitable de laisser à sa charge les sommes exposées non comprises dans les dépens.

PAR CES MOTIFS la Cour administrative, statuant à l’égard de toutes les parties en cause;

reçoit l’appel en la forme;

au fond, le dit justifié;

partant, par réformation du jugement entrepris du 20 juin 2023, annule la décision de refus du ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche du 2 avril 2021 et renvoie le dossier en prosécution de cause au ministre de la Recherche et de l’Enseignement supérieur;

rejette la demande en allocation d’une indemnité de procédure de l’appelante;

condamne l’Etat aux dépens des deux instances.

Ainsi délibéré et jugé par:

Francis DELAPORTE, président, Martine GILLARDIN, conseiller, Annick BRAUN, conseiller, et lu par le président en l’audience publique à Luxembourg au local ordinaire des audiences de la Cour à la date indiquée en tête, en présence du greffier de la Cour ….

s. … s. DELAPORTE Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 16 janvier 2024 Le greffier de la Cour administrative 12


Synthèse
Numéro d'arrêt : 49242C
Date de la décision : 16/01/2024

Origine de la décision
Date de l'import : 23/01/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;cour.administrative;arret;2024-01-16;49242c ?

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