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12/10/2023 | LUXEMBOURG | N°48893C

Luxembourg | Luxembourg, Cour administrative, 12 octobre 2023, 48893C


GRAND-DUCHE DE LUXEMBOURG COUR ADMINISTRATIVE Numéro du rôle: 48893C ECLI:LU:CADM:2023:48893 Inscrit le 2 mai 2023 Audience publique du 12 octobre 2023 Appel formé par l'Etat du Grand-Duché de Luxembourg contre un jugement du tribunal administratif du 30 mars 2023 (n° 47439 du rôle) ayant statué sur le recours de Madame (A), …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de police des étrangers Vu l’acte d'appel inscrit sous le numéro 48893C du rôle et déposé au greffe de la Cour administrative le 2 mai 2023 par Monsieur le délégué du gouv

ernement Felipe LORENZO, agissant au nom et pour compte de l'Etat du Gra...

GRAND-DUCHE DE LUXEMBOURG COUR ADMINISTRATIVE Numéro du rôle: 48893C ECLI:LU:CADM:2023:48893 Inscrit le 2 mai 2023 Audience publique du 12 octobre 2023 Appel formé par l'Etat du Grand-Duché de Luxembourg contre un jugement du tribunal administratif du 30 mars 2023 (n° 47439 du rôle) ayant statué sur le recours de Madame (A), …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de police des étrangers Vu l’acte d'appel inscrit sous le numéro 48893C du rôle et déposé au greffe de la Cour administrative le 2 mai 2023 par Monsieur le délégué du gouvernement Felipe LORENZO, agissant au nom et pour compte de l'Etat du Grand-Duché de Luxembourg, en vertu d'un mandat lui conféré à cet effet par le ministre de l’Immigration et de l’Asile le 28 avril 2023, dirigé contre un jugement du 30 mars 2023 (n° 47439 du rôle) par lequel le tribunal administratif du Grand-Duché de Luxembourg a reçu en la forme et déclaré justifié le recours en annulation introduit par Madame (A), née le … à Asmara (Erythrée), de nationalité érythréenne, demeurant à L-…, et dirigé contre la décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 12 novembre 2021 portant refus de sa demande de regroupement familial avec sa mère, Madame (B), ses deux frères (C) et (D) et sa sœur (E), ainsi que contre la décision ministérielle confirmative rendue le 15 février 2022, suite à son recours gracieux, de sorte à l’annuler et à renvoyer le dossier devant ledit ministre en prosécution de cause ;

Vu le mémoire en réponse déposé au greffe de la Cour administrative le 31 mai 2023 par Maître Pascale PETOUD, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l'Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Madame (A), préqualifiée ;

Vu le mémoire en réplique déposé au greffe de la Cour administrative le 30 juin 2023 par le délégué du gouvernement ;

Vu le mémoire en duplique déposé au greffe de la Cour administrative le 31 juillet 2023 par Maître Pascale PETOUD au nom de l’appelante ;

1Vu l’accord des mandataires des parties de voir prendre l’affaire en délibéré sur base des mémoires produits en cause et sans formalités ;

Vu les pièces versées en cause et notamment le jugement entrepris ;

Sur le rapport du magistrat rapporteur, l’affaire a été prise en délibéré sans autres formalités à l’audience publique du 3 octobre 2023.

Par décision du 5 décembre 2018, notifiée en mains propres le même jour à l’intéressé, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, ci-après « le ministre », accorda à Monsieur (F), père de Madame (A), le statut de réfugié au sens de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés.

Par décision du 5 mars 2019, le ministre accorda une autorisation de séjour temporaire au titre de membre de famille d’une durée de 90 jours à l’épouse de Monsieur (F), Madame (G), ainsi qu’à ses cinq enfants mineurs, avec indication des démarches à entreprendre pour l’obtention d’un visa de type « D ».

En date du 17 mai 2019, Madame (A), âgée de … ans à l’époque, et sa belle-mère Madame (G) introduisirent ensemble, auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, ci-après « le ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire.

Par décision du ministre du 11 juin 2021, notifiée en mains propres le même jour aux intéressées, tant Madame (A) que sa belle-mère furent informées que le statut de réfugié leur était accordé avec une validité du 11 juin 2021 au 10 juin 2026.

Par courrier de son mandataire du 23 juillet 2021, Madame (A) introduisit une demande de regroupement familial en faveur de sa mère Madame (B), de ses deux frères (C) et (D) et de sa sœur (E), résidant tous ensemble en Erythrée.

Par décision du 12 novembre 2021, le ministre refusa de faire droit à la demande de regroupement familial introduite par Madame (A) aux motifs suivants :

« (…) I.

Regroupement familial en faveur de la mère de votre mandante Je suis au regret de vous informer que je ne suis pas en mesure de faire droit à votre requête.

Il y a lieu de rappeler que l'enfant (A) a rejoint son père, Monsieur (F), au Luxembourg en mai 2019 dans le cadre d'un regroupement familial ensemble avec Madame (G), épouse de Monsieur (F), et leurs enfants communs. Le statut de réfugié a été reconnu à Madame (A) en date du 11 juin 2021 par la même décision ministérielle accordant ce même statut à Madame (G) et les 2autres enfants du couple. Par ailleurs, il ressort d'informations du dossier de votre mandante et de ses membres de famille qu'elle a habité à la même adresse que son père jusqu'au 3 novembre 2021. Par conséquent, (A) ne peut pas être considérée comme mineure non-accompagnée alors qu'elle n'est donc pas une ressortissante tiers âgée de moins de dix-huit ans entrée seule sur le territoire luxembourgeois sans être accompagnée par un adulte qui soit responsable d'elle de par la loi ou la coutume, respectivement laissée seule après être entrée sur le territoire et l'article 70, paragraphe (4) de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l'immigration n'est pas applicable en l'espèce.

De même, conformément à l'article 70 (5) a) de la loi citée « l'entrée et le séjour peuvent être autorisés par le ministre aux ascendants en ligne directe au premier degré du regroupant ou de son conjoint ou partenaire visé au paragraphe (1), point b) qui précède, lorsqu'ils sont à sa charge et qu'ils sont privés du soutien familial nécessaire dans leurs pays d'origine ».

Or, il ne ressort pas de votre demande que Madame (B) est à charge de son enfant, qu'elle est privée du soutien familial dans son pays d'origine et qu'elle ne peut pas subvenir à ses besoins par ses propres moyens étant donné que vous ne m'avez fait parvenir aucun document concernant ces conditions.

Enfin, Madame (B) ne remplit aucune condition afin de bénéficier d'une autorisation de séjour dont les catégories sont fixées à l'article 38 de la loi du 29 août 2008 précitée.

L'autorisation de séjour lui est en conséquence refusée conformément aux articles 75 et 101, paragraphe (1), point 1. de la loi modifiée du 29 août 2008.

II.

Regroupement familial en faveur de la fratrie de votre mandante Je tiens à vous informer que le regroupement familial de la fratrie n'est pas prévu à l'article 70 de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l'immigration.

Par ailleurs, les enfants (C), (E) et (D) ne remplissent aucune condition qui leur permettrait de bénéficier d'une autorisation de séjour dont les catégories sont fixées à l'article 38 de la loi du 29 août 2008 précitée.

L'autorisation de séjour leur est donc refusée conformément aux articles 75 et 101, paragraphe (1), point 1. de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l'immigration. (…) ».

Par courrier de son mandataire daté du 11 février 2022, Madame (A) fit introduire un recours gracieux contre la décision précitée du 12 novembre 2021, auquel le ministre refusa de faire droit par décision du 15 février 2022 « à défaut d’éléments pertinents nouveaux ».

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 16 mai 2022, Madame (A) fit introduire un recours tendant à la réformation sinon à l’annulation de la décision ministérielle du 312 novembre 2021 en ce qu’elle porte refus de sa demande de regroupement familial avec sa mère et ses frères et sœur, ainsi que contre la décision ministérielle confirmative du 15 février 2022.

Par jugement du 30 mars 2023, le tribunal administratif, après s’être déclaré incompétent pour connaître du recours principal en réformation, reçut le recours subsidiaire en annulation en la forme, au fond le déclara justifié, annula les décisions ministérielles des 12 novembre 2021 et 15 février 2022 avec renvoi du dossier auprès du ministre en prosécution de cause, tout en condamnant l’Etat aux frais et dépens de l’instance.

Les premiers juges notèrent en premier lieu que Madame (A) avait introduit sa demande de regroupement familial dans le délai de six mois prévu à l’article 69, paragraphe (3), de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l’immigration, ci-après « la loi du 29 août 2008 », de sorte qu’elle n’avait pas à rapporter la preuve des conditions prévues à l’article 69, paragraphe (1), de la même loi. Dans ce contexte, ils relevèrent cependant qu’il ne dépendait pas moins de la réponse à la question litigieuse de savoir si elle est à considérer ou non comme mineure non accompagnée, si elle devait rapporter la preuve des conditions inscrites à l’article 70, paragraphe (5), point a), de la loi du 29 août 2008.

Sur ce, ils constatèrent que l’intéressée était âgée de 16 ans au moment de l’introduction de sa demande de protection internationale le 17 mai 2019 et qu’il n’était pas contesté qu’elle était à qualifier de mineure au moment de l’introduction de sa demande de regroupement familial en faveur de sa mère et de sa fratrie, c’est-à-dire au 23 juillet 2021, alors même qu’elle avait d’ores et déjà atteint la majorité en date du 20 janvier 2021, un demandeur de regroupement familial ayant atteint l’âge de la majorité après l’introduction de sa demande de protection internationale étant à considérer comme mineur lors de sa demande de regroupement familial introduite par la suite.

Le tribunal nota encore que Madame (A) était entrée sur le territoire luxembourgeois dans le cadre d’un regroupement familial initié par son père Monsieur (F) et qu’elle avait dès lors bénéficié d’une autorisation de séjour temporaire au titre de membre de famille dès son arrivée au Luxembourg et qu’au moment de l’entrée sur le territoire luxembourgeois, elle était accompagnée par un adulte responsable d’elle selon la loi, à savoir son père, qui se trouvait lui-même sur le territoire luxembourgeois suite à l’obtention du statut de réfugié, de sorte que la demanderesse ne pouvait être qualifiée de mineure non accompagnée au sens des articles 68, point d), respectivement 70, paragraphe (4), de la loi du 29 août 2008.

Le tribunal arriva dès lors à la conclusion que c’était a priori à bon droit que le ministre n’avait pas examiné la demande de regroupement familial au bénéfice de la mère de la demanderesse sous l’angle de l’article 70, paragraphe (4), de la loi du 29 août 2008, visant le regroupement familial avec les ascendants directs au premier degré d’un mineur non accompagné, bénéficiaire d’une protection internationale, mais sous l’angle de l’article 70, paragraphe (5), point a), de la loi du 29 août 2008 et que dans la mesure où la Madame (A) n’avait pas soumis au ministre les éléments lui permettant d’apprécier si les conditions dudit article sont remplies dans le chef de sa mère, il avait, a priori, pu à bon droit refuser le regroupement familial.

Le tribunal releva ensuite qu’une lecture combinée des articles 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ci-après « la CEDH », et 24 de la Charte des 4droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-après « la Charte », permettait de retenir que pour un parent et son enfant mineur, être ensemble représente un élément fondamental de la vie familiale au sens des dispositions précitées et que des mesures internes les en empêchant constituaient une ingérence dans le droit y protégé et que partant les autorités nationales devaient attribuer à l’intérêt supérieur de l’enfant une importance prépondérante lors de l’évaluation de la proportionnalité de l’immixtion dans la vie familiale.

Les premiers juges constatèrent encore que si dans sa décision du 12 septembre 2021, le ministre avait justifié son refus d’accorder le regroupement familial sur base de la considération que les conditions des articles 70, paragraphes (4) et (5), de la loi du 29 août 2008 n’étaient pas remplies dans le chef de la mère de la demanderesse, il ne se prononçait toutefois à aucun moment sur l’intérêt supérieur de cette dernière, considérée comme étant mineure lors de la prise de la décision, à vivre ensemble avec sa mère, de même qu’il ne ressortait pas de la décision qu’il avait opéré une évaluation ou une pondération entre les intérêts en jeu, à savoir, d’une part, l’intérêt de l’enfant mineur de retrouver sa mère et, d’autre part, l’intérêt de l’Etat de contrôler l’immigration, voire qu’il ait pris en considération des éléments précis et circonstanciés de nature à justifier une ingérence par les autorités publiques luxembourgeoises dans l’exercice par la demanderesse mineure de son droit fondamental à vivre avec sa mère, tel que consacré à travers les articles 8 de la CEDH et 24 de la Charte.

Le tribunal en conclut, au regard des circonstances spécifiques de l’espèce, que l’intérêt supérieur de l’enfant et le respect de sa vie familiale auraient mérité un examen approfondi de la part du ministre avant qu’il ne s’ingère dans le droit fondamental de Madame (A) à vivre avec sa mère, ceci plus particulièrement au vu du fait qu’âgée seulement de 15 ans au jour du départ de son pays d’origine, la demanderesse avait été séparée de sa mère avec laquelle elle vivait de manière incontestée depuis sa naissance et qu’il était partant établi qu’elle avait eu avec sa mère une vie familiale stable, intense et préexistante à son arrivée au Luxembourg, ces faits n’étant pas contestés par le délégué du gouvernement.

Le tribunal retint dès lors que c’était à tort que le ministre a refusé la demande de regroupement familial dans le chef de Madame (B) pour violation du droit au respect de la vie privée et familiale de la demanderesse au sens des article 8 de la CEDH et 24 de la Charte et que les décisions déférées devaient encourir l’annulation à cet égard.

Quant à la demande de regroupement familial dans le chef des deux frères et de la sœur de la demanderesse, mineurs au moment de la prise des décisions déférées, à savoir (C), (D) et (E), les premiers juges notèrent que cette demande, visant la fratrie mineure de Madame (A), n’était pas à examiner de manière autonome, le sort de la demande de ceux-ci devant suivre celle de leur mère et ce, conformément à l’article 8 de la CEDH, rappelant à ce sujet qu’au cas où la législation nationale n’assure pas une protection appropriée de la vie privée et familiale d’une personne au sens de l’article 8 de la CEDH, cette disposition de droit international devait prévaloir sur les dispositions législatives éventuellement contraires. Partant, le tribunal arriva à la conclusion que les décisions attaquées devaient également encourir l’annulation à cet égard.

Le 2 mai 2023, l’Etat a régulièrement fait entreprendre le jugement du 30 mars 2023.

5A l’appui de son appel, le délégué du gouvernement soutient que si les premiers juges étaient à confirmer en ce qu’ils ont retenu que l’intimée n’était pas à qualifier de mineure non accompagnée et que celle-ci n’avait pas soumis au ministre des éléments lui permettant d’apprécier si les conditions de l’article 70, paragraphe (5), point a), de la loi du 29 août 2008 étaient remplies dans le chef de sa mère, ils auraient à tort retenu que les décisions du ministre violeraient le droit au respect de la vie privée et familiale de l’intimée au sens de l’article 8 de la CEDH, ainsi que l’intérêt supérieur de l’enfant au sens de l’article 24 de la Charte.

D’après le délégué, ce serait la mère de l’intimée qui aurait convaincu cette dernière de venir au Luxembourg contre sa volonté, de sorte que la rupture de la vie familiale serait imputable à la mère de Madame (A) et que celle-ci aurait partant renoncé à une vie familiale étroite, dans son propre intérêt, afin de pouvoir par la suite venir rejoindre sa fille au Luxembourg. Pour le surplus, l’intimée n’aurait pas fourni le moindre élément concret permettant de démontrer que, depuis son arrivée au Luxembourg, une vie familiale effective et stable se soit reconstituée entre elle et sa mère, ainsi que ses frères et sœur, les quatre transferts d’argent entre mai et août 2022 n’étant pas suffisants, aux yeux du représentant étatique, pour prouver pareille vie familiale effective et stable.

Partant, il n’existerait entre les concernés aucune vie familiale susceptible d’être protégée au sens de l’article 8 de la CEDH et le refus ministériel n’aurait pas non plus porté atteinte à l’intérêt supérieur de l’enfant au sens de l’article 24 de la Charte.

Quant à l’intérêt supérieur de l’enfant au sens de l’article 24 de la Charte, le représentant étatique relève que la mère de l’intimée et ses tantes n’auraient pas hésité à contraindre celle-ci à se rendre au Luxembourg pour rejoindre son père, en compagnie de sa belle-mère, sans tenir compte du désir de l’intimée de rester auprès de sa mère ni du fait qu’elle n’avait jamais vécu avec son père et sa belle-mère et qu’elle n’avait pas eu d’autre choix, une fois arrivée au Luxembourg, que de quitter par la suite, en novembre 2021, le foyer de son père et de sa belle-mère du fait des tensions familiales apparues, relevant encore dans ce contexte que l’intimée vit séparée de sa mère depuis son départ d’Erythrée le 14 novembre 2018 et qu’elle n’a pas rapporté la preuve d’un lien de dépendance avec celle-ci, vu qu’elle ne travaillerait pas et ne pourrait pas la soutenir financièrement. Plus précisément, les seules pièces produites dans ce contexte seraient des formulaires « (HI) » relatifs à quatre transferts d’argent entre mai et août 2022 et l’intimée ne verserait aucune pièce relative à des échanges téléphoniques réguliers avec sa mère, de sorte qu’elle n’apporterait pas la preuve de l’existence d’une vie familiale effective et stable avec celle-

ci depuis son arrivée au Luxembourg. Partant, ce serait la décision de la mère de l’intimée qui aurait porté atteinte à l’intérêt supérieur de celle-ci et non celle du ministre de refuser le regroupement familial.

L’intimée, tout en demandant la confirmation du jugement dont appel, relève appel incident en argumentant qu’elle devrait être considérée comme une mineure non accompagnée tant au sens de la directive 2003/86/CE du Conseil européen du 22 septembre 2003 relative au droit au regroupement familial, ci-après « la directive 2003/86/CE », que de la loi du 29 août 2008 et que partant sa demande de regroupement familial serait à apprécier par rapport à l’article 70, paragraphe (4), de ladite loi de 2008.

Dans ce contexte, elle argumente qu’il serait incontestable qu’elle était mineure au moment de l’introduction de sa demande de protection internationale le 17 mai 2019 et qu’au courant du mois 6de juin 2020, son père aurait sollicité son transfert dans un autre foyer en raison de difficultés relationnelles au sein de la famille de celui-ci, demande que celui-ci aurait réitérée en juin 2021 avant même que la décision sur le sort de sa demande de protection internationale lui aurait été notifiée. En raison de la situation d’urgence, elle aurait été sortie de la cellule familiale et placée dans une chambre pour femmes célibataires et des démarches en vue de l’obtention d’un logement encadré aurait été entreprises. Partant, il y aurait lieu de constater que, bien qu’étant accompagnée de son père au moment du dépôt de sa demande de protection internationale, elle aurait été délaissée par lui par la suite et qu’à défaut de l’assistance de son père, elle devrait être considérée comme mineure non accompagnée.

L’intimée précise encore qu’il ressortirait d’une lecture combinée des articles 8 de la CEDH et 24 de la Charte que pour un parent et son enfant mineur, le fait d’être ensemble constituerait un élément fondamental de la vie familiale et que l’intérêt supérieur de l’enfant serait l’élément prépondérant lors de l’évaluation de la proportionnalité de l’immixtion dans la vie familiale.

L’intimée relève en outre qu’elle bénéficierait d’une protection internationale lui conférant la possibilité de solliciter le regroupement familial en vertu de l’article 69 de la loi du 29 août 2008 et que la motivation de la rupture de la vie familiale ne relèverait pas d’une convenance personnelle mais d’un cas de conscience dicté par les besoins impérieux de protéger sa vie, notamment par son souhait de se soustraire à l’obligation d’effectuer le service militaire national. Finalement, elle argumente que l’existence d’une vie familiale effective et stable avec sa mère et ses frères et sœur en Erythrée serait établie et que cette vie familiale aurait été maintenue à partir du Luxembourg par des contacts téléphoniques réguliers et des transferts d’argent mensuels réguliers au profit de sa famille restée en Erythrée.

En ce qui concerne de prime abord la question de savoir si l’intimée est à qualifier de mineure non accompagnée, la Cour tient à rappeler en premier lieu que l’argumentation afférente de celle-ci n’est pas à entrevoir sous l’angle d’un appel incident, celle-ci ayant obtenu gain de cause en première instance, mais comme simple moyen d’appel à examiner de manière préalable, étant rappelé, tel que relevé à bon droit par les premiers juges, qu’un mineur non accompagné bénéficiaire d’une protection internationale ayant introduit une demande de regroupement familial dans le délai de six mois à partir de l’octroi de la protection internationale ne doit rapporter ni la preuve qu’il bénéficie de ressources stables, régulières et suffisantes, d’un logement et d’une couverture d’une assurance maladie ni celle que ses ascendants directs sont à sa charge et qu’ils sont privés du soutien familial nécessaire dans leur pays d’origine.

Il n’est pas contesté que Madame (A) était mineure au moment de son entrée sur le territoire luxembourgeois ainsi qu’au moment de l’introduction de sa demande de protection internationale, tout en ayant déjà atteint l’âge de majorité au moment de l’introduction de sa demande de regroupement familial le 23 juillet 2021. En outre, au moment de l’entrée sur le territoire luxembourgeois, celle-ci était accompagnée par un adulte responsable d’elle selon la loi, à savoir son père, qui se trouvait lui-même sur le territoire luxembourgeois suite à l’obtention du statut de réfugié, de sorte que l’intimée ne saurait être qualifiée de mineure non accompagnée, conclusion qui n’est pas infirmée par le fait qu’elle a quitté le foyer de son père et de sa famille en date du 3 novembre 2021 suite à des tensions familiales pour vivre seule, étant donné que suite à ce départ du foyer familial, son père ainsi que les autres membres de sa famille se trouvaient toujours sur le territoire luxembourgeois avec elle. Partant, l’intéressée ne saurait être qualifiée de mineure 7initialement accompagnée pour être considérée pas la suite comme mineure non accompagnée en raison de son déménagement dû à des tensions familiales.

Partant, c’est à bon droit que les premiers juges sont arrivés à la conclusion que Madame (A) n’est pas à considérer comme mineure non accompagnée au sens des articles 68, point d), respectivement 70, paragraphe (4), de la loi du 29 août 2008.

La Cour tient ensuite à préciser que le juge administratif, saisi dans le cadre d’un recours en annulation, doit se rapporter dans son analyse à la situation de fait et de droit telle qu’elle s’est présentée au moment de la prise de la décision déférée, c’est-à-dire qu’en tant que juge de l’annulation, il ne peut porter son analyse ni à la date où il statue, ni à une date postérieure au jour où la décision déférée a été prise.

Le cadre légal applicable en l’espèce, est déterminé par les article 69, paragraphes (1) et (3), et 70 de la loi du 29 août 2008, qui disposent que :

(Art. 69) « (1) Le ressortissant de pays tiers qui est titulaire d’un titre de séjour d’une durée de validité d’au moins un an et qui a une perspective fondée d’obtenir un droit de séjour de longue durée, peut demander le regroupement familial des membres de sa famille définis à l’article 70, s’il remplit les conditions suivantes :

1. il rapporte la preuve qu’il dispose de ressources stables, régulières et suffisantes pour subvenir à ses propres besoins et ceux des membres de sa famille qui sont à sa charge, sans recourir au système d’aide sociale, conformément aux conditions et modalités prévues par règlement grand-ducal ;

2. il dispose d’un logement approprié pour recevoir le ou les membres de sa famille ;

3. il dispose de la couverture d’une assurance maladie pour lui-même et pour les membres de sa famille.

(…) (3) Le bénéficiaire d’une protection internationale peut demander le regroupement des membres de sa famille définis à l’article 70. Les conditions du paragraphe (1) qui précède, ne doivent être remplies que si la demande de regroupement familial est introduite après un délai de six mois suivant l’octroi d’une protection internationale. ».

(Art. 70) « (1) Sans préjudice des conditions fixées à l’article 69 dans le chef du regroupant, et sous condition qu’ils ne représentent pas un danger pour l’ordre public, la sécurité publique ou la santé publique, l’entrée et le séjour est autorisé aux membres de famille ressortissants de pays tiers suivants :

a) le conjoint du regroupant ;

b) le partenaire avec lequel le ressortissant de pays tiers a contracté un partenariat enregistré conforme aux conditions de fond et de forme prévues par la loi modifiée du 9 juillet 2004 relative aux effets légaux de certains partenariats ;

8c) les enfants célibataires de moins de dix-huit ans, du regroupant et/ou de son conjoint ou partenaire, tel que défini au point b) qui précède, à condition d’en avoir le droit de garde et la charge, et en cas de garde partagée, à la condition que l’autre titulaire du droit de garde ait donné son accord.

(2) Les personnes visées aux points a) et b) du paragraphe (1) qui précède, doivent être âgées de plus de dix-huit ans lors de la demande de regroupement familial.

(3) Le regroupement familial d’un conjoint n’est pas autorisé en cas de mariage polygame, si le regroupant a déjà un autre conjoint vivant avec lui au Grand-Duché de Luxembourg.

(4) Le ministre autorise l’entrée et le séjour aux fins du regroupement familial aux ascendants directs au premier degré du mineur non accompagné, bénéficiaire d’une protection internationale, sans que soient appliquées les conditions fixées au paragraphe (5), point a) du présent article.

(5) L’entrée et le séjour peuvent être autorisés par le ministre :

a) aux ascendants en ligne directe au premier degré du regroupant ou de son conjoint ou partenaire visé au paragraphe (1), point b) qui précède, lorsqu’ils sont à sa charge et qu’ils sont privés du soutien familial nécessaire dans leur pays d’origine ;

b) aux enfants majeurs célibataires du regroupant ou de son conjoint ou partenaire visé au paragraphe (1), point b) qui précède, lorsqu’ils sont objectivement dans l’incapacité de subvenir à leurs propres besoins en raison de leur état de santé ;

c) au tuteur légal ou tout autre membre de la famille du mineur non accompagné, bénéficiaire d’une protection internationale, lorsque celui-ci n’a pas d’ascendants directs ou que ceux-ci ne peuvent être retrouvés. ».

Ces dispositions règlent les conditions dans lesquelles un ressortissant de pays tiers, membre de la famille d’un ressortissant de pays tiers résidant légalement au Luxembourg, peut rejoindre celui-ci, l’article 69 fixant les conditions à remplir par le regroupant pour être admis à demander le regroupement familial, l’article 70 définissant les conditions à remplir par les différentes catégories de personnes y visées pour être considérées comme membres de famille susceptibles de faire l’objet d’un regroupement familial.

Comme il a été retenu ci-avant que Madame (A) n’est pas à considérer comme mineure non accompagnée, c’est à bon droit que les premiers juges sont arrivés à la conclusion que la demande de regroupement familial au bénéfice de la mère de l’intimée est à examiner sous l’angle de l’article 70, paragraphe (5), point a), de la loi du 29 août 2008 exigeant que soit rapporté la preuve que les ascendants en ligne directe au premier degré du regroupant sont à sa charge et sont privés du soutien familial nécessaire dans leur pays d’origine.

Or, à l’instar du tribunal, la Cour retient que les quatre transferts d’argent effectués entre le 18 mai et le 8 août 2022 pour un montant total de ….- € ne sont pas suffisants pour rapporter la preuve que Madame (B) est à charge de sa fille, les intéressées omettant pour le surplus d’apporter au dossier des éléments suffisants démontrant que la mère de l’intimée soit privée du soutien familial nécessaire dans leur pays d’origine, l’Erythrée.

9Il s’ensuit que c’est à bon droit que le ministre a retenu que les conditions de l’article 70, paragraphe (5), point a), de la loi du 29 août 2008 ne sont pas remplies dans le chef de la mère de l’intimée.

S’agissant ensuite de la violation de l’article 8 de la CEDH, ledit article dispose ce qui suit :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ».

Les premiers juges ont rappelé à bon escient le principe de primauté du droit international, en vertu duquel un traité international, incorporé dans la législation interne par une loi approbative – telle que la loi du 29 août 1953 portant approbation de la CEDH – est une loi d’essence supérieure ayant une origine plus haute que la volonté d’un organe interne et que, par voie de conséquence, en cas de conflit entre les dispositions d’un traité international et celles d’une loi nationale, même postérieure, la loi internationale doit prévaloir sur la loi nationale.

Il s’ensuit que si sans nul doute les Etats ont le droit de contrôler l’entrée, le séjour et l’éloignement des non-nationaux sur leur territoire, ils doivent, dans l’exercice de ce droit, se conformer aux engagements découlant pour eux de traités internationaux auxquels ils sont parties, y compris la CEDH, dont plus particulièrement le droit à la vie privée et familiale consacré par son article 8, ceci tout spécialement en la matière sensible du regroupement familial.

Au-delà d’un lien de parenté, la notion de « vie familiale » requiert l’existence d’un lien réel et suffisamment étroit entre les différents membres dans le sens d’une vie familiale effective, c’est-à-dire caractérisée par des relations réelles et suffisamment étroites parmi ses membres, et existantes, voire préexistantes à l’entrée sur le territoire national (Cour adm. 12 octobre 2004, n° 18241C du rôle, Pas. adm. 2022, V° Etrangers, n° 473 (2e volet) et les autres références y citées).

Ainsi, le but du regroupement familial est de reconstituer l’unité familiale, avec impossibilité corrélative pour les intéressés de s’installer et de mener une vie familiale normale dans un autre pays.

En l’espèce, la Cour est amenée à rejoindre les premiers juges et à se faire sienne leur analyse pertinente des circonstances de fait à la base de la demande de regroupement litigieuse. En effet, il convient de relever que Madame (A) a quitté l’Erythrée à l’âge de … ans et laissant derrière sa mère avec laquelle elle a vécu toute sa vie. La Cour observe en outre que la partie étatique ne semble pas remettre en cause cette vie familiale préexistante en Erythrée entre l’intimée et sa mère, également entrevue dans le contexte de la séparation des parents.

Au vu de ces éléments, l’autorité ministérielle, quoique fondée à se prévaloir du fait que Madame (A) n’était plus une mineure non accompagnée à la date de la décision litigieuse, n’a cependant 10pas tenu compte des circonstances particulières de l’espèce, à savoir le jeune âge de l’intimée au moment de sa séparation avec sa mère, sa vulnérabilité au vu du statut de réfugié lui accordée l’ayant amenée à fuir son pays d’origine et l’ayant empêchée à y mener une vie familiale normale, ainsi que la détresse psychologique dont elle témoigne notamment lors de son entretien réalisé le 17 mai 2021 dans le contexte de sa demande de protection internationale en relevant « I did not want to leave my mother behind. She spoke to me and told me that I had to leave the country. I did not want to leave but she got my aunts to speak to me and to convince me to leave (…). I miss her so much. A teacher asked me what the problem was. She gave me a mobile phone. I tried to call her but I did not get through. I asked the teacher to help me to bring my mother over because I cannot live without her. I have been disconnecting at school because my mother is always on my mind (…) ».

Dans ce contexte, la Cour ne saurait se rallier à l’argumentation de la partie étatique relevant que la mère de l’intimée aurait convaincu sa fille à venir au Luxembourg contre sa volonté et que la rupture de la vie familiale serait imputable à la mère de Madame (A) qui aurait partant renoncé à une vie familiale étroite, étant donné que l’analyse à laquelle la Cour doit se livrer à la lumière de l’article 8 de la CEDH, respectivement 24 de la Charte, est également à effectuer dans l’optique de l’actuelle intimée, âgée de 15 ans au moment de sa séparation avec sa mère, et qui s’est vue reconnaître le statut de réfugié suivant décision ministérielle du 11 juin 2021, étant relevé que la reconnaissance de ce statut implique nécessairement que l’Etat admet que Madame (A) n’a pas eu d’autre choix que de quitter son pays d’origine car sa vie y était en danger, de sorte que la partie étatique ne saurait raisonnablement argumenter que le départ d’Erythrée de l’intimée aurait relevé du libre choix de la mère de celle-ci.

Partant, en l’absence par ailleurs de la mise en balance de la moindre considération susceptible de justifier l’ingérence patente de la part des autorités luxembourgeoises, au sens du paragraphe (2) de l’article 8 de la CEDH, notamment du fait que l’intégrité familiale entre Madame (A), réfugiée reconnue, et sa mère ne saurait évidemment pas se refaire en Erythrée, ni par ailleurs dans un autre pays, la décision de refus du regroupement familial querellée, de par son effet néfaste, au regard des circonstances concrètes et spécifiques de l’espèce tenant à l’unité familiale, appert constituer une mesure inadéquate et disproportionnée dans ses effets, partant une mesure qui réclame sa censure.

Au vu de ce qui précède, la Cour arrive dès lors à la conclusion que le ministre a porté une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée et familiale de Madame (A) en violation de l’article 8 de la CEDH et a méconnu l’intérêt supérieur de l’enfant, protégé par l’article 24 de la Charte, ainsi que l’article 5 de la directive 2003/86/CE, de manière à justifier l’annulation des décisions de refus litigieuses.

Concernant ensuite la demande de regroupement familial au profit des deux frères et de la sœur de l’intimée, s’il est certes exact que l’article 70 de la loi du 29 août 2008 ne prévoit pas le regroupement familial au profit d’une fratrie, la Cour rejoint cependant les premiers juges en leur conclusion que cette demande n’est pas à examiner de manière autonome, le sort des trois mineurs concernés devant suivre celui de leur mère, de sorte que les décisions litigieuses encourent également l’annulation en ce qu’elles refusent le regroupement familial de l’intimée avec des deux frères et sa sœur.

11 Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent que l’appel n’est pas fondé et que le jugement a quo est à confirmer.

Par ces motifs, la Cour administrative, statuant à l’égard de toutes les parties ;

reçoit l’appel du 2 mai 2023 en la forme ;

dit l’appel non fondé et en déboute la partie étatique ;

partant, confirme le jugement entrepris du 30 mars 2023 ;

condamne l’Etat aux dépens de l’instance d’appel.

Ainsi délibéré et jugé par:

Henri CAMPILL, vice-président, Lynn SPIELMANN, premier conseiller, Annick BRAUN, conseiller, et lu par le vice-président en l’audience publique à Luxembourg au local ordinaire des audiences de la Cour à la date indiquée en tête, en présence du greffier de la Cour ….

s. … s. CAMPILL Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 13 octobre 2023 Le greffier de la Cour administrative 12


Synthèse
Numéro d'arrêt : 48893C
Date de la décision : 12/10/2023

Origine de la décision
Date de l'import : 18/10/2023
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;cour.administrative;arret;2023-10-12;48893c ?

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