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12/10/2023 | LUXEMBOURG | N°48637C

Luxembourg | Luxembourg, Cour administrative, 12 octobre 2023, 48637C


GRAND-DUCHE DE LUXEMBOURG COUR ADMINISTRATIVE Numéro 48637C du rôle ECLI:LU:CADM:2023:48637 Inscrit le 3 mars 2023 Audience publique du 12 octobre 2023 Appel formé par la société à responsabilité limitée (AB), …, contre un jugement du tribunal administratif du 24 janvier 2023 (n° 45605 du rôle) ayant statué sur son recours contre deux décisions du directeur de l’Inspection du travail et des mines en matière d’amende administrative Vu la requête d’appel inscrite sous le numéro 48637C du rôle et déposée au greffe de la Cour administrative le 3 mars 2023 par Maître Joë

LEMMER, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxe...

GRAND-DUCHE DE LUXEMBOURG COUR ADMINISTRATIVE Numéro 48637C du rôle ECLI:LU:CADM:2023:48637 Inscrit le 3 mars 2023 Audience publique du 12 octobre 2023 Appel formé par la société à responsabilité limitée (AB), …, contre un jugement du tribunal administratif du 24 janvier 2023 (n° 45605 du rôle) ayant statué sur son recours contre deux décisions du directeur de l’Inspection du travail et des mines en matière d’amende administrative Vu la requête d’appel inscrite sous le numéro 48637C du rôle et déposée au greffe de la Cour administrative le 3 mars 2023 par Maître Joë LEMMER, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de la société à responsabilité limitée (AB), établie et ayant son siège social à L-…, inscrite au registre de commerce et des sociétés de Luxembourg sous le numéro …, représentée par son gérant actuellement en fonctions, dirigée contre un jugement du tribunal administratif du Grand-Duché de Luxembourg du 24 janvier 2023 (n° 45605 du rôle) par lequel elle a été déboutée de son recours tendant principalement à la réformation et subsidiairement à l’annulation d’une décision du directeur de l’Inspection du travail et des mines du 28 septembre 2020 prononçant une amende administrative de 5.000 euros à son encontre, ainsi que de la décision confirmative du 11 janvier 2021 prise sur opposition;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe de la Cour administrative le 31 mars 2023;

Vu le mémoire en réplique déposé au greffe de la Cour administrative le 2 mai 2023 par Maître Joë LEMMER pour compte de l’appelante;

Vu le mémoire en duplique du délégué du gouvernement déposé au greffe de la Cour administrative le 31 mai 2023;

Vu l’accord des mandataires des parties de voir prendre l’affaire en délibéré sur base des mémoires produits en cause et sans autres formalités;

Vu les pièces versées en cause et notamment le jugement dont appel;

1 Sur le rapport du magistrat rapporteur, l’affaire a été prise en délibéré sans autres formalités à l’audience publique du 8 juin 2023.

Par lettre recommandée du 16 juin 2020, l’Inspection du travail et des mines, ci-après « ITM », informa la société à responsabilité limitée (AB), ci-après « la société (AB) », qu’elle allait effectuer le 26 juin 2020 un contrôle sur place au siège de l’entreprise lui demandant de lui fournir un certain nombre d’informations et de documents, conformément aux articles L.614-4, paragraphe (l), point a) et L.614-5 du Code du travail, au plus tard le jour du contrôle, en précisant que : « Tout manquement de votre part de vous y conformer risque de vous exposer aux mesures et sanctions administratives prévues à l'article L.614-13 du même Code qui dispose que : « En cas de non-respect endéans le délai imparti, des injonctions du directeur ou des membres de l'inspectorat du travail, dument notifiées par écrit, conformément aux articles L.614-4 à L.614-6 et L.614-8 à L.614-11, le directeur de l'Inspection du travail et des mines est en droit d'infliger à l'employeur, à son délégué ou au salarié une amende administrative dont le montant est fixé entre 25 euros et 25.000 euros ».

Par courriel du 18 juin 2020, le gérant de la société (AB) demanda à l’ITM de lui faire parvenir l’injonction du 16 juin 2020 en langue allemande, en expliquant ne pas maîtriser la langue française.

Par courriel séparé du même jour, le comptable de la société (AB) s’adressa également à l’ITM afin de voir transmettre au gérant de ladite société l’injonction en langue allemande, tout en demandant également à ce que l’ITM communique dorénavant avec le gérant de la société (AB) en allemand, que ce soit par écrit ou verbalement.

Par courriel du 19 juin 2020, l’agent en charge du dossier auprès de l’ITM informa le comptable de la société (AB) que l’injonction du 16 juin 2020 n’existait qu’en langue française qui serait la langue administrative au Luxembourg et précisa encore dans un courriel séparé du même jour que toutes les lettres envoyées par l’ITM seraient en langue française.

Lors du contrôle sur place du 26 juin 2020, la société (AB) fournit un certain nombre des documents réclamés par l’ITM.

Par lettre recommandée du 8 juillet 2020, l’ITM adressa une nouvelle injonction à la société (AB) suite aux faits et infractions constatés à l’occasion du contrôle sur place et lui enjoint de communiquer un certain nombre d’informations et de documents, dans un délai de 15 jours, conformément aux articles L.614-4, paragraphe (l), point a) et L.614-5 du Code du travail, tout en avertissant la société (AB) des sanctions administratives encourues en cas de non-respect de l’injonction en vertu de l’article L.614-13 du Code du travail.

Par décision du 28 septembre 2020, le directeur de l’ITM, ci-après « le directeur », infligea une amende administrative de 5.000 euros à la société (AB), en sa qualité d’employeur, pour avoir omis de donner suite aux injonctions de l’ITM des 16 juin et 8 juillet 2020 endéans les délais respectifs impartis.

Par courrier du 27 novembre 2020, entré à l’ITM le 1er décembre 2020, le gérant de la société (AB) demanda que l’injonction lui soit envoyée en allemand, au motif qu’il ne maîtrisait 2pas le français. Ce courrier fut traité par l’ITM comme opposition contre la décision directoriale précitée du 28 septembre 2020 prononçant une amende.

Par décision du 11 janvier 2021, le directeur confirma sa décision du 28 septembre 2020 en déclarant principalement l’opposition irrecevable pour avoir été formée tardivement et subsidiairement comme étant non fondée, de sorte à confirmer l’amende infligée de 5.000 euros.

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 5 février 2021, la société (AB) fit introduire un recours tendant principalement à la réformation et subsidiairement à l’annulation de la décision du directeur du 28 septembre 2020 prononçant une amende administrative de 5.000 euros, ainsi que de la décision du 11 janvier 2021 confirmant, sur opposition, la décision précitée du 28 septembre 2020.

Par jugement du 24 janvier 2023, le tribunal, tout en disant qu’il n’y avait pas lieu de statuer sur le recours en annulation, reçut en la forme le recours en réformation, au fond le déclara non justifié et en débouta la société (AB), tout en la condamnant aux frais de l’instance.

Par requête d’appel déposée au greffe de la Cour administrative le 3 mars 2023, la société (AB) a régulièrement fait entreprendre ce jugement.

A l’appui de son appel, elle expose être active dans le secteur du transport, que son gérant unique serait de nationalité autrichienne et gèrerait l’entreprise en langue allemande, qui serait une langue officielle du Luxembourg comme le luxembourgeois et le français, alors qu'il ne maîtriserait pas la langue française. Comme la langue allemande serait une des trois langues administratives du Luxembourg, cela ne lui aurait jamais posé aucun problème.

L’appelante explique qu’après avoir reçu l’injonction du 16 juin 2020 en langue française, son expert-comptable, Monsieur (C), aurait adressé un courriel à l’ITM en lui demandant de diligenter la procédure administrative en langue allemande, de même que de rédiger la correspondance en langue allemande, et ce au motif que son gérant, Monsieur (D), ne comprendrait pas le français, mais uniquement l’allemand.

Or, par courriel du 19 juin 2020, l’agent de l’ITM en charge du dossier aurait répondu que la langue administrative au Luxembourg serait le français et que de ce fait le courrier n’existerait pas en allemand. Le même jour, Monsieur (C) aurait réitéré sa demande d’échanger en langue allemande, au motif que les langues administratives officielles du Grand-Duché de Luxembourg seraient le luxembourgeois, le français et l’allemand.

Suite au contrôle sur place du 26 juin 2020, elle aurait reçu le 8 juillet 2020 une deuxième injonction également rédigée en langue française, alors même qu’à l’occasion dudit contrôle, qui se serait déroulé en langue allemande, son gérant aurait demandé à l’agent de l’ITM à ce que tous les documents lui soient renvoyés en langue allemande en raison du fait qu’il ne comprenait pas le français. Elle affirme avoir réitéré sa requête par écrit à plusieurs reprises par la suite, mais sans succès, ce qui serait d’ailleurs confirmé tant par la décision du directeur du 28 septembre 2020 lui infligeant une amende administrative de 5.000 euros, rédigée elle aussi en langue française, que par la décision directoriale sur opposition du 11 janvier 2021 également rédigée en français.

3En droit, l’appelante soutient que les premiers juges auraient fait une mauvaise application des dispositions de l’article 4 de la loi modifiée du 24 février 1984 sur le régime des langues, ci-après « la loi du 24 février 1984 ». Elle reproche ainsi au tribunal d’avoir retenu que l’ITM n’était pas tenue de communiquer en allemand avec elle, malgré ses demandes répétées en ce sens, alors même que l’agent de l’ITM en charge du dossier aurait été au courant de ce que son gérant ne maîtriserait pas le français. Selon elle, l’ITM n’aurait pas été en droit de refuser de communiquer avec elle en allemand en excipant du fait que la seule langue administrative au Luxembourg serait le français, alors que pourtant les trois langues officielles du pays seraient le luxembourgeois, le français et l’allemand. Elle précise qu’il serait de jurisprudence constante que l’article 4 de la loi du 24 février 1984 prévoit l’obligation pour l’administration de répondre dans une des trois langues officielles du Luxembourg choisie par l’administré lorsqu’il en fait la demande. Elle estime, contrairement aux premiers juges, que les termes « dans la mesure du possible » employés par ledit article 4 ne sauraient ôter le caractère obligatoire à cette disposition, alors que le législateur aurait précisé que l’administration « doit se servir » de la langue choisie par l’administré. La partie intimée ne démontrerait à aucun moment pourquoi il lui aurait été impossible de répondre en allemand, alors que le contrôle sur place se serait déroulé en langue allemande.

Elle conclut que l’ITM aurait violé les articles 3 et 4 de la loi du 24 février 1984 en refusant de lui adresser ses correspondances, ses injonctions et ses décisions directoriales en langue allemande.

L’appelante souligne encore que son omission de se conformer à la demande de l’ITM ne procèderait pas d’une mauvaise volonté, mais du refus, sans explication valable, de l’ITM de rédiger les actes la concernant dans la langue officielle choisie par elle, à savoir la langue allemande.

La décision directoriale serait partant entachée d’un vice de procédure.

Elle ajoute que le comportement de mauvaise foi de l’ITM lui aurait porté préjudice, puisque non seulement elle n’aurait pas pu se conformer aux exigences de l’ITM, mais qu’elle n’aurait également pas pu former opposition dans le délai requis contre la décision directoriale du 28 septembre 2020.

L’appelante soutient ensuite qu’en affirmant à tort que la seule langue administrative au Luxembourg serait le français, la partie intimée serait « en aveu extrajudiciaire que le refus catégorique de se conformer à l'article 4 de la loi du 24 février 1984 reposait sur une argumentation purement et simplement contraire à la loi ». Cet aveu extrajudiciaire, fait par courriel adressé par la partie étatique le 19 juin 2020 à son expert-comptable et réitéré au niveau de la procédure judiciaire, constituerait à ce moment un aveu judiciaire au sens de l’article 1356 du Code civil.

Elle en déduit que la partie étatique, en se basant sur la motivation selon laquelle le français serait la seule langue administrative du Luxembourg, violerait non seulement la loi du 24 février 1984, mais également l’article 29 de la Constitution qui dispose que « la loi règlera l’emploi des langues en matière administrative et judiciaire ».

Elle reproche également aux premiers juges, en suivant la motivation de la partie étatique, de ne pas avoir motivé leur décision, en violation de l’article 89 de la Constitution.

4L’appelante réitère ensuite son moyen tiré d’une violation de son droit à un recours effectif garanti par l’article 13, combiné à l’article 6, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, ci-après « la CEDH », en raison de la mauvaise foi de l’ITM. Elle reproche plus particulièrement aux premiers juges d’avoir retenu, d’une part, qu’elle n'aurait invoqué aucun droit qui aurait été violé au sens de l'article 13 CEDH et, d’autre part, que les décisions litigieuses ne méconnaîtraient pas son droit à un recours effectif, ses droits de la défense et son droit à un procès équitable.

Elle ajoute que le refus de l’ITM de se conformer à la loi et de lui répondre dans la langue administrative choisie par elle porterait également atteinte au droit à une bonne administration au sens de l’article 41 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-après « la Charte », qui comporterait également l’obligation de motiver ses décisions et donc de les motiver correctement.

Elle fait encore valoir que les articles 3 et 4 de la loi du 24 février 1984 devraient être interprétés mutatis mutandis à la lumière de l’article 41.4 de la Charte prévoyant que « toute personne peut s'adresser aux institutions de l'Union dans une des langues des traités et doit recevoir une réponse dans la même langue ». Selon elle, une administration telle que l’ITM devrait s'organiser de manière à pouvoir remplir cette obligation qui lui est imposée par les principes généraux de bonne administration dictés par l'Union européenne.

En dernier lieu, l’appelante invoque un moyen nouveau en appel tiré d’une violation des principes de liberté linguistique et du principe de non-discrimination. A l’appui de ce moyen, elle soutient que la partie intimée, par sa prise de position et par la motivation qu’elle qualifie d’illégale, en affirmant que le français serait la seule langue administrative du Luxembourg, aurait également violé le principe de la liberté linguistique basé sur la liberté d'expression découlant de l’article 10 de la CEDH. Elle se prévaut ainsi d’un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme Kuharec alias Kuhareca c/Lettonie (n° 71557/01) qui aurait retenu que lorsqu'une langue est définie comme officielle, « l’Etat, s’engage à garantir aux citoyens le droit de l'utiliser sans entraves non seulement dans leur vie privée mais également dans leur rapport avec les autorités publiques, en communiquant et en recevant des informations en cette langue ».

Sur ce, l’appelante demande à la Cour de réformer le jugement entrepris pour avoir violé ses droits fondamentaux garantis par la CEDH et par la Charte.

A titre subsidiaire, elle demande à la Cour de saisir la Cour constitutionnelle des questions préjudicielles suivantes :

« 1.

L'interprétation de l'article 3 de la loi du 24 février 1984 sur le régime des langues selon lequel « En matière administrative, contentieuse ou non contentieuse, et en matière judiciaire, il peut être fait usage des langues française, allemande ou luxembourgeoise, sans préjudice des dispositions spéciales concernant certaines matières» telle que donnée par la partie étatique en ce que la langue administrative au Luxembourg serait le français, est-elle de nature à violer l'article 29 de la Constitution en ce qu'il prévoit que la loi règle l'emploi des langues en matière administrative et judiciaire ? 2.

L'interprétation telle que donnée par le Tribunal administratif de l'article 4 de la loi du 24 février 1984 sur le régime des langues selon lequel « lorsqu'une requête est rédigée en luxembourgeois, en français ou en allemand, l'administration doit se servir, dans la mesure 5du possible, pour sa réponse de la langue choisie par le requérant », en ce que le prédit article ne confrère pas une obligation aux administrations de répondre dans la langue choisie par l'administré, n'est-elle pas de nature à violer l'article 29 de la Constitution qui prévoit que la loi règle l'emploi des langues en matière administrative et judiciaire ? 3.

Les articles 3 et 4 de la loi du 24 février 1984 sur le régime des langues créant une incertitude sur l'emploi des langues en matière administrative et judiciaire et une entrave pour l'administré qui n'est pas adressé dans une des trois langues officielles choisie par lui et prévues par l'article 3 de la prédite loi, en ce qu'ils ne prévoient aucune obligation pour les administrations de répondre dans une des trois langues officielles, ne sont-ils pas de nature à violer l'article 29 de la Constitution qui prévoit que l'emploi des langues en matière administrative et judiciaire est réglé par la loi ? ».

A titre plus subsidiaire, l’appelante demande à la Cour de poser à la « Cour de justice européenne des droits de l'homme », les questions préjudicielles suivantes :

« l. L'interprétation donnée par la partie intimée et confirmée par le Tribunal administratif de l'article 4 de la loi du 27 février 1984 sur le régime des langues selon laquelle cet article ne confère aucune obligation aux autorités administratives de répondre aux administrés dans une des trois langues officielles par laquelle l'administration est adressée, est-elle contraire au droit à un procès équitable, notamment au droit à l'égalité des armes, prévu par l'article 6 (1) de la Convention européenne des droits de l'homme, en ce qu'elle pose une entrave à l'administrée de se défendre et de prendre position dans une langue administrative officielle comprise par elle ? 2. L'interprétation donnée par la partie intimée et confirmée par le Tribunal administratif de l'article 4 de la loi du 27 février 1984 sur les régimes des langues selon laquelle cet article ne confère aucune obligation aux autorités administratives de répondre aux administrés dans une des trois langues officielles par laquelle l'administration est adressée et le refus catégorique de répondre à l'administrée dans une autre langue officielle demandée par elle, est-elle contraire au principe de la liberté linguistique découlant de la liberté d'expression consacrée par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme en ce qu'elle pose une entrave à l'administré de se voir communiquer et de communiquer avec les autorités étatiques dans une des trois langues administratives choisie par elle ? ».

Pour le surplus, l’appelante déclare maintenir l’ensemble des arguments de fait et de droit, tels qu'ils résultent du recours en réformation sinon en annulation introduit devant le tribunal administratif le 5 février 2021 et censés être reproduits aux termes de sa requête d’appel pour en faire partie intégrante.

Le délégué du gouvernement conclut à la confirmation du jugement entrepris.

En ce qui concerne le régime des langues, le délégué estime que la partie appelante, en soutenant que l’ITM aurait eu l’obligation de communiquer avec elle en allemand suite à sa demande, aurait fait une interprétation erronée des articles 3 et 4 de la loi du 24 février 1984.

Il soutient qu’en application de l’article 3 de la même loi, l’ITM aurait été en droit d’utiliser la langue française laquelle serait l’une des langues officielles du pays. S’agissant de l’article 4 de la même loi, le représentant étatique soutient que cette disposition, par l’emploi des termes « dans la mesure du possible », n’aurait pas érigé d’obligation absolue pour l’administration de répondre dans la langue choisie par l’administré, mais ne comporterait qu’une simple 6recommandation, de sorte que les développements afférents de la partie appelante seraient à rejeter comme non fondés. Il ajoute que les droits de l’appelante n’auraient pas été impactés puisqu’elle aurait pu introduire une opposition, même si celle-ci aurait été formée hors délai.

L’argument de l’appelante fondé sur une prétendue « barrière linguistique » qui l’aurait empêchée de se conformer aux exigences de l’administration ne saurait dès lors valoir, puisqu’elle aurait prouvé le contraire par sa réactivité aux courriers du directeur de l’ITM. En outre, l’appelante aurait eu largement le temps entre les deux injonctions prises à trois mois d’intervalle pour prendre les mesures nécessaires, telles que se procurer une traduction. Ce serait dès lors à bon droit que le tribunal a rejeté le moyen tiré d’une violation des articles 3 et 4 de la loi du 24 février 1984.

Le délégué du gouvernement soutient ensuite qu’aucune conclusion ne saurait être tirée des propos querellés de l’agent de l’ITM, en précisant que celui-ci aurait uniquement voulu dire que le français serait la langue administrative de travail, sans vouloir pour autant ériger le français comme seule langue administrative du pays.

Il réfute ensuite le moyen tiré d’une violation des droits de la CEDH, de la Charte et du droit de l’Union européenne, en faisant valoir que l’appelante aurait eu la possibilité de réagir aux courriers et décisions de l’ITM et que si elle ne l’avait pas fait, ce serait uniquement de son propre fait.

Quant à la motivation des décisions litigieuses, le délégué du gouvernement estime que les décisions auraient été motivées à suffisance. En ce qui concerne une prétendue obligation de motiver correctement ses décisions, le délégué soutient qu’une telle obligation ne découlerait nullement de l’article 42 de la Charte, et qu’en tout état de cause, les décisions litigieuses seraient correctement motivées.

Il conclut que le droit à un recours effectif ainsi que le droit à un procès équitable de l’appelante n’auraient pas été méconnus en l’espèce, puisque celle-ci aurait pu faire opposition.

Quant au moyen tiré d’une violation des principes de liberté linguistique et de non-discrimination, le délégué du gouvernement conclut à leur rejet dès lors que celui-ci reposerait sur la fausse prémisse de l’existence d’une obligation absolue dans le chef de l’ITM.

S’agissant de la légalité interne des décisions litigieuses, le délégué du gouvernement précise qu’en l’absence de communication des documents demandés dans les délais impartis, le directeur aurait été parfaitement en droit d’infliger, sur le fondement de l’article L-614-13, paragraphe 1er, du Code du travail, une amende à l’appelante.

Concernant la demande de saisine de la Cour constitutionnelle, le délégué du gouvernement soutient que les questions préjudicielles suggérées ne seraient pas nécessaires à la solution du litige, ni d’ailleurs pertinentes.

Quant à la demande de l’appelante de saisir la Cour européenne des droits de l’homme de questions préjudicielles, le délégué du gouvernement rappelle qu’une telle saisine ne serait possible que par la personne s’estimant lésée et après épuisement des voies de recours internes.

La Cour rappelle tout d’abord qu’elle n’est pas amenée à donner une suite favorable à la déclaration de l’appelante dans sa requête d’appel qu’elle entendait maintenir l’ensemble de ses moyens de fait et de droit de première instance, étant donné que les moyens d’appel sont 7appelés à se diriger contre le jugement dont appel, de sorte à devoir être formulés concrètement par rapport aux dispositions du jugement faisant grief dans l’optique de l’appelante. Elle ne saurait dès lors tenir compte de moyens simplement réitérés par référence aux écrits de première instance, lesquels, par la force des choses, se dirigent contre la décision de l’administration initialement critiquée et non pas contre le jugement dont appel ayant statué par rapport à cette décision.

La Cour ne prendra dès lors pas position par rapport aux conclusions de première instance et se limitera à l’analyse des moyens d’appel formulés comme tels dans le cadre de ses écrits en instance d’appel.

L’appelante soutient en substance que les décisions litigieuses seraient entachées d’un vice de procédure en ce que l’ITM aurait refusé de faire usage de la langue allemande dans ses injonctions et décisions la concernant, et ce en dépit de ses demandes écrites en ce sens.

Aux termes de l’article 3 de la loi du 24 février 1984 : « En matière administrative, contentieuse ou non contentieuse, et en matière judiciaire, il peut être fait usage des langues française, allemande ou luxembourgeoise, sans préjudice des dispositions spéciales concernant certaines matières ».

L’article 4 de la même loi dispose que : « Lorsqu’une requête est rédigée en luxembourgeois, en français ou en allemand, l’administration doit se servir, dans la mesure du possible, pour sa réponse de la langue choisie par le requérant ».

Ainsi, et comme les premiers juges l’ont retenu à bon droit, l’article 3 précité consacre le principe de la liberté dans le choix entre le français, l’allemand et le luxembourgeois en matière administrative, contentieuse ou non contentieuse, ainsi qu’en matière judiciaire, tandis que l’article 4 prévoit qu’une administration, qui se voit adresser une demande dans une des trois langues administratives, doit fournir, dans la mesure du possible, sa réponse dans la même langue que celle utilisée dans cette demande.

Or, s’il est vrai, comme l’ont relevé les premiers juges, que l’obligation pour l’administration, telle que prévue par ledit article 4, de répondre dans la langue choisie par l’administré n’est pas absolue, mais qu’elle est relativisée par l’emploi des termes « dans la mesure du possible », il n’en demeure pas moins que la formulation de cette réserve ne saurait dispenser l’administration de répondre de manière générale dans la langue choisie par l’administré, à moins que cela ne soit réellement impossible, sous peine de vider cette disposition de tout son sens.

En effet, il convient de souligner que l’objectif de l’article 4 précité tend en fin de compte à garantir que l’administré soit en mesure de comprendre l’administration et de participer à la prise de la décision administrative dans le cadre de la collaboration procédurale de l’administration et à assurer le respect des droits de la défense de l’administré, conformément aux règles de la procédure administrative non contentieuse.

En l’espèce, il ressort des éléments et pièces du dossier qu’après avoir reçu une première injonction datant du 16 juin 2020 rédigée en français, le gérant de l’appelante et son comptable se sont adressés séparément par des courriels du 18 juin 2020 à l’ITM pour lui signaler que le gérant ne maîtrisait pas le français et lui demander de correspondre dorénavant avec la société (AB) en allemand. Le contrôle sur place qui a eu lieu le 26 juin 2020 s’est quant à lui déroulé 8en langue allemande. Une deuxième injonction en langue française a été envoyée le 8 juillet 2020. D’après l’appelante, elle aurait demandé, par un courrier du 19 juillet 2020, qui aurait également été envoyé par email, de recevoir cette deuxième injonction en allemand, ce qui est contesté par la partie étatique qui affirme n’avoir reçu ce courrier daté du 19 juillet 2020 que le 27 novembre 2020 ensemble avec l’opposition. Le 28 septembre 2020, le directeur a pris la décision d’infliger une amende à l’appelante, laquelle décision a été confirmée sur opposition par le directeur suivant une décision du 11 janvier 2021, ces décisions étant toutes les deux rédigées en français.

En ce qui concerne la première injonction du 16 juin 2020, aucun reproche ne saurait être retenu à l’encontre de l’ITM pour avoir rédigé celle-ci en français, dès lors qu’elle a été prise en dehors de l’initiative de l’appelante.

En ce qui concerne la deuxième injonction du 8 juillet 2020, il est pour le moins surprenant de voir que celle-ci est également rédigée en français, tout comme d’ailleurs à sa suite les deux décisions directoriales des 28 septembre 2020 et 11 janvier 2021 prononçant respectivement confirmant une amende administrative, alors que l’appelante, par le biais de son gérant et son comptable, avait expressément demandé, dès le 19 juin 2020, à recevoir les communications de l’ITM en allemand, dès lors que son gérant ne maîtriserait pas le français et encore par courrier du 27 novembre 2020. Si l’appelante affirme avoir également envoyé le 19 juillet 2020 un courrier à l’ITM lui demandant de lui envoyer l’injonction en allemand, dont une copie était annexée à son courrier du 27 novembre 2020, la réception de ce courrier du 19 juillet 2020 reste cependant contestée par l’ITM et ne saurait dès lors être pris en considération.

Dans ces conditions, dès lors que l’appelante a informé l’ITM, après avoir reçu la première injonction, que son gérant ne maîtrisait pas la langue française et qu’elle a demandé à recevoir les communications de l’ITM en allemand, et que l’ITM a continué à employer la langue française dans ses injonctions et décisions prises à l’encontre de l’appelante, sans réellement justifier pour quelle raison il ne lui était pas possible de correspondre avec elle en allemand, une des trois langues administratives du pays, alors que le contrôle sur place s’est tenu de manière incontestée en langue allemande, la Cour arrive à la conclusion que la procédure est viciée en l’espèce, de sorte que les décisions litigieuses, sont à annuler pour violation de la loi, sans qu’il soit encore nécessaire d’examiner plus en avant les autres moyens invoqués en cause, leur examen devenant surabondant.

Il suit de ce qui précède que l’appel est fondé et qu’il y a lieu, par réformation du jugement entrepris, d’annuler, dans le cadre du recours en réformation, les décisions du directeur de l’Inspection du travail et des mines des 28 septembre 2020 et 11 janvier 2021 et de renvoyer le dossier audit directeur en prosécution de cause.

Par ces motifs, la Cour administrative, statuant à l’égard de toutes les parties en cause;

déclare l’appel recevable;

au fond, le dit justifié;

9partant, par réformation du jugement entrepris du 24 janvier 2023, annule dans le cadre du recours en réformation les décisions litigieuses du directeur de l’Inspection du travail et des mines des 28 septembre 2020 et 11 janvier 2021;

renvoie le dossier au directeur de l’Inspection du travail et des mines en prosécution de cause;

condamne l’Etat aux dépens des deux instances.

Ainsi délibéré et jugé par:

Lynn SPIELMANN, premier conseiller, Martine GILLARDIN, conseiller, Annick BRAUN, conseiller, et lu par le premier conseiller en l’audience publique à Luxembourg au local ordinaire des audiences de la Cour à la date indiquée en tête, en présence du greffier de la Cour ….

s. … s. SPIELMANN Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 12 octobre 2023 Le greffier de la Cour administrative 10


Synthèse
Numéro d'arrêt : 48637C
Date de la décision : 12/10/2023

Origine de la décision
Date de l'import : 18/10/2023
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;cour.administrative;arret;2023-10-12;48637c ?

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