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21/09/2023 | LUXEMBOURG | N°48686C

Luxembourg | Luxembourg, Cour administrative, 21 septembre 2023, 48686C


GRAND-DUCHE DE LUXEMBOURG COUR ADMINISTRATIVE Numéros du rôle : 48686C ECLI:LU:CADM:2023:48686 Inscrit le 13 mars 2023 Audience publique du 21 septembre 2023 Appel formé par la société anonyme (AB), …, contre un jugement du tribunal administratif du 30 janvier 2023 (n° 44801 du rôle) ayant statué sur son recours contre un arrêté du Conseil de gouvernement en matière de sites et monuments Vu la requête d’appel inscrite sous le numéro 48686C du rôle et déposée au greffe de la Cour administrative le 13 mars 2023 par la société anonyme KRIEGER Associates S.A., inscrite sur la

liste V du tableau de l’Ordre des avocats du barreau de Luxembourg, ...

GRAND-DUCHE DE LUXEMBOURG COUR ADMINISTRATIVE Numéros du rôle : 48686C ECLI:LU:CADM:2023:48686 Inscrit le 13 mars 2023 Audience publique du 21 septembre 2023 Appel formé par la société anonyme (AB), …, contre un jugement du tribunal administratif du 30 janvier 2023 (n° 44801 du rôle) ayant statué sur son recours contre un arrêté du Conseil de gouvernement en matière de sites et monuments Vu la requête d’appel inscrite sous le numéro 48686C du rôle et déposée au greffe de la Cour administrative le 13 mars 2023 par la société anonyme KRIEGER Associates S.A., inscrite sur la liste V du tableau de l’Ordre des avocats du barreau de Luxembourg, établie et ayant son siège social à L-2146 Luxembourg, 63-65, rue de Merl, inscrite au R.C.S. de Luxembourg sous le numéro B 240929, représentée par Maître Georges KRIEGER, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de la société anonyme (AB), ayant son siège social à L-…, inscrite au R.C.S. de Luxembourg sous le numéro …, représentée par son conseil d’administration en fonctions, dirigée contre un jugement du tribunal administratif du Grand-Duché de Luxembourg du 30 janvier 2023 (n° 44801 du rôle), ayant partiellement déclaré fondé son recours introduit à l’encontre d’un arrêté du Conseil de Gouvernement du 11 mai 2020 classant comme monument national l’immeuble sis à L-1148 Luxembourg, 31, rue Jean l’Aveugle, inscrit au cadastre de la commune de Luxembourg sous le numéro …, de sorte à annuler ledit arrêté dans la seule mesure où il a classé comme monument national l’intérieur et la façade arrière dudit immeuble ;

Vu le mémoire en réponse déposé au greffe de la Cour administrative le 3 avril 2023 par Madame le délégué du gouvernement Nancy CARIER ;

Vu le mémoire en réplique déposé au greffe de la Cour administrative le 4 mai 2023 par la société anonyme KRIEGER Associates S.A., représentée par Maître Georges KRIEGER, au nom de l’appelante ;

Vu le mémoire en duplique déposé au greffe de la Cour administrative le 31 mai 2023 par Madame le délégué du gouvernement Nancy CARIER ;

Vu les pièces versées en cause et notamment le jugement dont appel ;

Le rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Sébastien COUVREUR, en remplacement de Maître Georges KRIEGER, et Monsieur le délégué du gouvernement Felipe LORENZO en leurs plaidoiries à l’audience publique du 13 juin 2023.

Le 18 avril 2019, le bourgmestre de la Ville de Luxembourg, ci-après le « bourgmestre », fit droit à une autorisation pour la démolition de l’immeuble sis à L-…, inscrit au cadastre de la commune de Luxembourg sous le numéro …, ci-après désigné par « l’immeuble ».

Par courriers des 15 avril et 2 mai 2019, différents résidents du quartier du Limpertsberg demandèrent à la ministre de la Culture, ci-après la « ministre », de classer comme monument national l’immeuble.

Par courrier du 6 mai 2019, la ministre informa la société anonyme (AB), ci-après la « société (AB) », qu’elle avait été saisie d’une demande de « protection nationale » et sollicita l’accord de cette dernière pour une visite de l’immeuble par un agent du Service des sites et monuments nationaux, ci-après le « SSMN », « afin de pouvoir juger plus amplement du bien-fondé de cette demande ».

Par arrêté ministériel du 27 mai 2019, la ministre informa la société (AB) qu’une procédure de classement comme monument national de l’immeuble avait été engagée d’urgence, tout en annexant audit courrier un arrêté de proposition de classement de l’objet en question datant du même jour.

L’intérêt historique, architectural et esthétique justifiant la proposition de classement de l’immeuble en question fut motivé comme suit :

« Unweit des großen Glacis-Platzes, in der im 19. Jahrhundert planmäßig angelegten Rue Jean l'Aveugle, befindet sich auf der südlichen Straßenseite das zweiachsige, zweigeschossige Wohnhaus Nummer 31. Er ist dem Zeitgeist und der urbanistischen Planung entsprechend als Reihenwohnhaus errichtet worden, dessen langgestreckte Gartenparzelle sich hinter dem Haus gen Süden erstreckt (GAT, BTY). Es bildet den Auftakt eines Baublocks, der sich bis zur Straßenkreuzung mit der Rue Henri VII erstreckt.

Im Vergleich zu den anderen Wohnhäusern, die diesen Baublock definieren, hebt sich das einseitig angebaute Haus mit der Nummer 31 vor allem durch seine für die Bauzeit im ersten Viertel des 20. Jahrhunderts modern anmutende Fassadengestaltung hervor (AUT, SEL).

Stilistisch ist es daher am Übergang zwischen Historismus und beginnender Moderne einzuordnen (SEL). Die Gestaltung ist vom Verzicht auf steinsichtige Elemente und Gewände bestimmt, der jedoch durch eine umfassende Verwendung von Fassadenstuck ausgeglichen wird (CHA, AUT).

Der seit der Industrialisierung aufkommende Fassadenstuck tritt hier in Form von profilierten Geschoss-, Dach- und Sohlbankgesimsen auf. Das Dachgesims wird zudem von historistisch anmutenden Zierkonsolen begleitet. Der leichte Eckrisalit spiegelt jene Risalite der östlichen Achse, die die Türachse bis zum hoch aufragenden Dreiecksgiebelfels begleiten (CHA, AUT). Ein kleiner Zierbalkon im Dachgeschoss und eine Dachbekrönung im Neo-Renaissance-Stil vollenden 2 diesen Gebäudeteil (CHA, AUT). Das zeittypische Mansarddach weist eine Schieferdeckung in Biberschwanzzierform auf, aus der eine Mansardgaube mit rundbogigem Abschuss das ebenfalls rundbogig abschließende Doppelfenster im ersten Obergeschoss stilistisch zitiert (CHA, AUT). Die Sockelgestaltung mit bossierten Sandsteinen in opus incertum-Verlegung ist hingegen ein deutlich modernes Element (CHA, AUT).

Das Wohnhaus weist eine hohe gestalterische Qualität auf und ist aufgrund der erfüllten Kriterien sowie aufgrund der Seltenheit seiner stilistischen Ausprägung national schutzwürdig und erhaltenswert. ».

Le 5 juin 2019, la Commission des sites et monuments nationaux (COSIMO) émit un avis favorable.

Par courrier du 2 août 2019, la société (AB) fit part à la ministre de son opposition au projet de classement comme monument national et sollicita une indemnisation.

La ministre prit position par courrier du 25 novembre 2019.

Par arrêté du 11 mai 2020, le Gouvernement en conseil procéda au classement de l’immeuble. Cet arrêté est de la teneur suivante :

« Art. 1er.- Est classé monument national, l’immeuble sis 31, rue Jean l’Aveugle, inscrit au cadastre de la commune de Luxembourg, section LE de Limpertsberg, sous le numéro …, appartenant à la société (AB) Art. 2.- La présente décision est susceptible d’un recours en réformation devant le tribunal administratif. Ce recours doit être intenté par ministère d’avocat à la Cour dans les trois mois de la notification du présent arrêté au moyen d’une requête à déposer au secrétariat du tribunal administratif.

Art. 3.- Le présent arrêté est transmis au ministre de la Culture aux fins d’exécution. Copie en est notifiée au propriétaire pré-qualifié et à la Ville de Luxembourg (…) ».

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 5 août 2020, la société (AB) introduisit un recours tendant à la réformation, sinon à l’annulation de l’arrêté du Gouvernement en conseil du 11 mai 2020 portant classement comme monument national de l’immeuble.

Par jugement du 30 janvier 2013, le tribunal reçut le recours principal en réformation en la forme, au fond, le dit partiellement justifié, partant, dans le cadre du recours en réformation, annula l’arrêté du Gouvernement en conseil du 11 mai 2020 dans la seule mesure du classement comme monument national de l’intérieur et de la façade arrière de l’immeuble, pour le surplus, déclara le recours non fondé et en débouta la demanderesse, dit qu’il n’y avait pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire, rejeta la demande en allocation d’une indemnité de procédure formulée par la société (AB), fit masse des frais et dépens de l’instance et les imposa pour moitié à l’Etat et pour moitié à la société (AB).

Pour ce faire, le tribunal, après avoir rejeté le moyen de la société (AB) tiré de la prétendue violation de l’article 6 du règlement grand-ducal du 8 juin 1979 relatif à la procédure à suivre par les administrations relevant de l’Etat et des communes, ci-après « le règlement grand-ducal du 8 juin 1979 », écarta encore le moyen de la demanderesse ayant trait à une violation de l’article 9 du règlement grand-ducal du 8 juin 1979 tiré du reproche que la ministre n’aurait pas pu invoquer l’urgence avant de lancer la procédure de classement.

Les premiers juges rejetèrent ensuite le moyen de la société (AB) tiré de la prétendue violation de l’article 2 de la loi modifiée du 18 juillet 1983 concernant la conservation et la protection des sites et monuments nationaux, ci-après « la loi du 18 juillet 1983 », en retenant qu’aucune disposition légale n’imposait de mentionner dans l’arrêté du Gouvernement en conseil qui avait pris l’initiative de demander le classement en question, relevant encore que la société (AB) restait, de toute façon, en défaut d’expliquer dans quelle mesure cette absence d’information lui aurait concrètement porté préjudice.

Le tribunal rejeta de même le moyen de la société (AB) ayant trait à une violation de l’article 4 de la loi du 18 juillet 1983 en ce que la ministre n’aurait pas déterminé les conditions de classement et que l’arrêté de proposition de classement se bornerait à énumérer les effets légaux dudit classement, constatant que la société (AB) avait déféré le seul arrêté de classement comme monument national du Gouvernement en conseil du 11 mai 2020 et que ledit moyen était pertinent au regard du seul arrêté de proposition de classement ne faisant pas l’objet du recours lui soumis.

Concernant la légalité interne de l’arrêté litigieux, le tribunal rappela en premier lieu que la jurisprudence développée sous l’égide de la loi du 18 juillet 1983 avait retenu qu’à côté du critère d’authenticité, un bien immeuble devait être représentatif et significatif au regard d’au moins un des critères cités à l’article 23 de la loi du 25 février 2022 relative au patrimoine culturel, ci-après « la loi du 25 février 2022 », venue abroger la loi du 18 juillet 1983, et que pour pouvoir faire l’objet d’un classement, les immeubles concernés devaient mériter d’être protégés, mérite se mesurant par rapport à l’intérêt public que présente leur conservation et restant d’actualité.

Il constata ensuite que, s’agissant de la façade côté rue de l’immeuble, que celui-ci présentait un intérêt public dans la mesure où il témoigne aussi bien de l’histoire de l’architecture de l’époque que du développement urbanistique de la Ville de Luxembourg de l’époque de sa construction, constat non ébranlé par les arguments de la société (AB) suivant lesquels l’immeuble s’intègrerait de manière peu harmonieuse dans le tissu urbain environnant constitué par des immeubles à cinq niveaux pleins et que la Ville de Luxembourg n’aurait pas estimé nécessaire de le protéger au niveau communal.

Concernant l’intérieur de l’immeuble litigieux, respectivement la façade arrière, le tribunal nota que le classement de l’intégralité de l’immeuble en question avait été justifié par la ministre en invoquant uniquement des caractéristiques d’intérêt public attribuées à son aspect extérieur, tout en faisant totalement abstraction des éléments d’intérieur, et retint, à défaut pour la partie étatique d’avoir justifié l’intérêt public à conserver également l’intérieur de l’immeuble litigieux, respectivement la façade arrière, que le recours sous analyse était à déclarer partiellement fondé en ce sens que c’était à tort que le Gouvernement en conseil, par son arrêté du 11 mai 2020, avait classé comme monument national l’intégralité de l’immeuble, seul l’extérieur de l’immeublelitigieux présentant au niveau de la seule façade côté rue un intérêt public suffisant à être conservé par les effets d’un classement.

Dans ce contexte, le tribunal nota que cette conclusion était de nature à concilier les exigences au niveau de la conservation de l’immeuble, dont la façade est digne de protection, avec celles du droit au respect de la propriété, de sorte à respecter le principe de proportionnalité ayant par ailleurs été reconnu comme principe général d’ordre constitutionnel par la Cour constitutionnelle à partir de son arrêt n° 152 du 22 janvier 2021.

Par requête déposée au greffe de la Cour administrative le 13 mars 2023, la société (AB) a relevé appel du jugement du 30 janvier 2023 dont elle sollicite la réformation dans le sens de voir annuler l’arrêté litigieux du 11 mai 2020 avec allocation d’une indemnité de procédure de 5.000.- €.

Dans son mémoire en réponse déposé au greffe de la Cour administrative le 3 avril 2023, l’Etat demande la confirmation du jugement entrepris concernant le classement de la façade côté rue de l’immeuble, tout en relevant appel incident dudit jugement en ce qu’il a déclaré partiellement fondé le recours de la société (AB) et annulé l’arrêté de classement dans la mesure où il a classé comme monument national l’intérieur et la façade arrière de l’immeuble en question.

Les deux appels, principal et incident, ayant été formés dans les formes et délai de la loi, sont recevables.

La Cour tient en premier lieu à confirmer le tribunal en sa conclusion qu’à défaut de dispositions transitoires contenues dans la loi du 25 février 2022, la recevabilité du recours sous analyse contre une décision prise sur le fondement de la loi du 18 juillet 1983 est à analyser conformément aux dispositions de cette même loi prévoyant en son article 4 un recours au fond à défaut de consentement du propriétaire de l’immeuble classé sur le principe du classement.

Pour le surplus, c’est encore à bon droit que le tribunal a retenu, suite à l’entrée en vigueur de la loi du 25 février 2022, que la juridiction saisie est amenée à examiner le bien-fondé de l’arrêté de classement litigieux au regard du contenu de ladite loi de 2022, prise plus particulièrement en son article 23 visant les critères qu’un immeuble doit remplir afin de faire l’objet d’un classement comme monument national, à l’exception de l’analyse des moyens relatifs au respect de la procédure de classement comme monument national, procédure telle que prévue à la loi du 18 juillet 1983 en vigueur au moment de la prise de l’arrêté de proposition de classement le 27 mai 2019 et de la décision de classement du 11 mai 2020, conclusion non autrement remise en cause par les parties à l’instance.

A l’appui de son appel, la société (AB) fait rappeler que suite à l’affichage d’un avis au public au courant du mois de mars 2019 en vue de la démolition de l’immeuble litigieux, suivi d’une autorisation de démolition délivrée le 18 avril 2019, deux demandes de classement de l’immeuble en question avaient été introduites par des particuliers, à savoir une personne résidant au …, dans un immeuble à appartements de 6 étages sur 22 mètres à front de voirie, et par le président de l’a.s.b.l. « (CD) » ayant publié à la même époque un fascicule sur l’histoire du quartier de Limpertsberg duquel la partie étatique semblerait s’être inspirée pour assoir son argumentation en relation avec le classement litigieux. L’appelante fait remarquer que si le quartier de Limpertsbergprésente des secteurs protégés « C » aux endroits où le conseil communal l’a jugé opportun et proportionné, la rue Jean l’Aveugle aurait néanmoins été classée en zone [MIX-u] permettant la réalisation de projets ambitieux et modernes. Elle relève encore que l’a.s.b.l. « (CD) » aurait par la suite eu des réunions avec la ministre au sujet de la rue Jean l’Aveugle et que pas moins de neuf maisons unifamiliales auraient été classées le même jour « en urgence ». La société (AB) trouve encore singulier que suite à la réception des deux demandes de classement, la dernière datant du 4 mai 2019, la ministre lui avait écrit dès le 6 mai 2019 pour proposer une visite des lieux de l’immeuble litigieux afin « de pouvoir juger plus amplement le bienfondé de cette demande », mais que déjà le 27 mai 2019, sans que la visite des lieux sollicitée ne se soit déroulée, celle-ci avait déjà pris son arrêté de proposition de classement. L’appelante estime partant que la procédure aurait été bâclée avec comme résultat le classement de neuf immeubles sans que les vérifications préalables nécessaires aient été effectuées.

En premier lieu, la société (AB) réitère son moyen fondé sur une prétendue violation de l’article 9 du règlement grand-ducal du 8 juin 1979 lui octroyant un délai d’au moins huit jours pour faire valoir ses observations. Or, ce serait à tort que le tribunal aurait estimé qu’il y avait péril en la demeure au vu du risque de destruction de l’immeuble, l’appelante signalant dans ce contexte qu’elle serait étrangère à d’autres projets immobiliers distincts situés dans la rue Jean l’Aveugle, qu’elle n’avait à l’époque encore entamé aucune destruction ni même installé un chantier et qu’elle disposait d’un permis de démolir avec une durée de validité légale d’une année pour entamer les travaux. Partant, la partie étatique n’aurait nullement démontré que les travaux allaient être entamés, de sorte qu’aucun péril en la demeure n’aurait existé et il serait inacceptable que les règles protectrices de la procédure administrative non contentieuse n’auraient pas été respectées. Dans ce contexte, la société (AB) signale encore qu’au moment de la prise de la proposition de classement le 27 mai 2019, pratiquement trois mois se seraient écoulés depuis l’affichage de l’autorisation de démolition et rien n’aurait laissé présager que la destruction de l’immeuble allait démarrer sous peu. D’après l’appelante, pour qu’un péril en la demeure puisse être admis en l’espèce, l’existence d’éléments concrets, objectifs et liés à la situation d’espèce prouvant que la démolition allait effectivement être entamée sous peu aurait dû être établie et si la ministre avait souhaité classer l’immeuble litigieux de longue date, il lui aurait appartenu de le faire et non pas d’attendre une prétendue situation d’urgence lui permettant de justifier le non-respect du droit de l’administré à formuler ses objections par écrit et à être entendu en personne.

S’il est certes singulier de constater que dans une première phase, après avoir été saisie d’une demande de classement de l’immeuble litigieux par des résidents du quartier de Limpertsberg, la ministre a sollicité, par courrier du 6 mai 2019, l’accord de la part de la société (AB) en vue d’une visite des lieux de l’immeuble par un agent du SSMN, afin de pouvoir juger sur le bien-fondé de la demande de classement, pour informer ensuite la société (AB) que, par arrêté du 27 mai 2019 une procédure de classement comme monument national de l’immeuble avait été engagée d’urgence, sans que la visite des lieux sollicitée n’ait pu se dérouler, la Cour, à l’instar du tribunal, constate qu’un permis de démolition avait été délivrée par la Ville de Luxembourg dès le 18 avril 2019, de sorte que le risque de destruction de l’immeuble existait concrètement et était partant réel, ce d’autant plus que des travaux de démolition avaient été entamés sur d’autres immeubles de la rue Jean l’Aveugle, de sorte que la ministre était en droit d’invoquer un « péril en la demeure » au sens de l’article 9 du règlement grand-ducal du 8 juin 1979 la dispensant d’accorder à la société(AB) un délai pour présenter ses observations respectivement pour solliciter une entrevue afin d’être entendue en personne.

Le moyen afférent de la société (AB) est partant à rejeter.

La société (AB) réitère ensuite son moyen procédural tiré de la violation de l’article 4 de la loi du 18 juillet 1983 en reprochant à la ministre d’avoir omis de déterminer dans sa proposition de classement du 27 mai 2019 les conditions du classement, ledit arrêté de proposition se contentant, aux yeux de l’appelante, d’énumérer uniquement les effets légaux du classement et non pas les conditions. Or, comme la proposition de classement serait un acte préparatoire à l’arrêté de classement, l’irrégularité de l’acte préparatoire vicierait la décision finale.

A l’instar des premiers juges, la Cour retient que l’arrêté de proposition de classement doit indiquer les raisons qui ont amené l’autorité ministérielle à proposer le classement d’un immeuble comme monument national « en totalité ou en partie » sans pour autant déjà fixer quels éventuels projets futurs sont compatibles avec le classement projeté. Or, il se dégage de l’arrêté ministériel de proposition de classement du 27 mai 2019 que la ministre a proposé le classement de l’intégralité de l’immeuble, l’article 2 dudit arrêté ministériel fournissant en détail la motivation de l’intérêt historique, architectural et esthétique en question. Il se dégage en outre du courrier de la ministre du 27 mai 2019 à l’adresse de la société (AB) qu’un immeuble classé monument national peut toujours connaître des modifications et être adapté aux nouveaux besoins et attentes, que les désirs du propriétaire peuvent ainsi contribuer à la mise en valeur et à la conservation d’un immeuble faisant partie du patrimoine architectural du Grand-Duché de Luxembourg et que des travaux de restauration et de rénovation de pareil immeuble peuvent être largement subventionnés par l’Etat.

En outre, ledit courrier a encore informé la société (AB) que le propriétaire peut faire appel au SSMN qui conseille gratuitement le maître d’ouvrage et, le cas échéant, son architecte sur le projet à venir.

Au vu de ce qui précède, la Cour arrive à la conclusion que le reproche de la société (AB) à l’adresse de la ministre d’avoir omis de déterminer dans sa proposition de classement les conditions du classement manque en fait.

En outre, la Cour se doit de constater que depuis la prise de l’arrêté de classement définitif du Gouvernement en conseil le 11 mai 2020, la proposition ministérielle de classement du 27 mai 2019 a perdu ses effets immédiats de classement provisoire et acquis une valeur de simple acte préparatoire de la décision de classement définitif. Si un recours dirigé contre la décision de classement provisoire peut avoir un objet, étant donné que d’éventuels vices l’affectant, s’ils se trouvaient vérifiés, auraient pour conséquence de voir tomber l’arrêté ministériel de classement provisoire et partant, le cas échéant, toute la procédure subséquente, l’examen de la question que la Cour est appelée à toiser au fond, à savoir si oui ou non les intérêts d’ordre essentiellement historique, architectural et esthétique, invoqués par la partie étatique à l’appui du classement comme monument national de l’immeuble, se trouvent vérifiés en cause, doit se faire à la date d’aujourd’hui, compte tenu de tous les éléments recueillis en cause et valablement produits devant la Cour, y compris les conditions proprement dites à la base du classement.

Le moyen de la société (AB), tiré d’une prétendue violation de l’article 4 de la loi du 18 juillet 1983, est partant à abjuger.

La société (AB) critique ensuite le jugement entrepris en ce qu’il a décidé qu’un intérêt public au niveau de la façade côté rue se trouverait établi à suffisance, justifiant son classement. D’après l’appelante, aucun intérêt public au maintien de la façade côté rue ne saurait être trouvé, intérêt qui devrait se traduire par un réel intérêt pour un certain public représentant plus que deux individus s’opposant à la réalisation dans leur quartier de projets modernes et ambitieux et partant à la démolition de l’immeuble. Dans cet ordre d’idées, la société (AB) renvoie à un arrêt de la Cour administrative du 8 mai 2018 (n° 40542C du rôle) ayant retenu qu’« il ne suffit pas qu’un immeuble présente un certain cachet, mais il doit présenter un intérêt particulier suffisant justifiant sa préservation. L’intérêt rendant désirable la protection doit enfin être particulièrement vérifié, dès lors qu’une décision de classement est généralement susceptible de porter gravement atteinte à la situation des propriétaires ». L’appelante reproche plus particulièrement aux premiers juges de ne pas expliquer quel serait l’intérêt pour le public de voir que la construction aurait conservé son aspect d’époque, par ailleurs contesté, étant donné qu’il existerait au Luxembourg des centaines de milliers de constructions ayant toujours un « aspect de leur époque » et l’affirmation du délégué du gouvernement que l’immeuble litigieux se démarquerait des autres constructions de la rue, de par son modernisme du début du XXème siècle ne justifierait non plus, à lui seul, un intérêt public.

Elle signale encore que l’attitude de la ministre serait choquante en ce que l’urbanisme serait une matière dévolue à l’autorité communale et que, lors de la récente refonte du projet d’aménagement général de la Ville de Luxembourg, les divers bâtiments anciens de la rue Jean l’Aveugle n’ont pas fait l’objet d’un classement en raison de leur manque d’intérêt historique et patrimonial et de la nécessité de réaliser un développement urbanistique cohérent en évitant une urbanisation en « dent de scie ».

La société (AB) conclut encore à une violation du principe de proportionnalité en estimant qu’une protection de l’immeuble sinon de la façade côté rue est disproportionnée au but poursuivi et va à l’encontre des intérêts privés du propriétaire et de l’intérêt général de créer du logement.

Finalement, l’appelante soutient que la décision entreprise serait constitutive d’un détournement de pouvoir en ce que le classement litigieux aurait comme motivation non pas les caractéristiques de l’immeuble, mais la volonté d’éviter une démolition afin d’empêcher son projet immobilier.

La partie étatique fait rappeler qu’une proposition de classement d’un immeuble est décidée par la ministre et la décision de classement par le Gouvernement en conseil et non pas par un particulier ayant initialement pu solliciter pareil classement. Concernant plus précisément l’immeuble, l’intérêt public digne de protection aurait déjà été signalé dans l’avis de la commission d’aménagement du ministère de l’Intérieur du 17 octobre 2016 relatif à la conformité et la compatibilité du projet de PAG avec les dispositions de la loi modifiée du 19 juillet 2004 concernant l’aménagement communal et le développement urbain en tant que « immeubles ou éléments à conserver » dans la partie graphique. Le représentant étatique souligne encore que les divers immeubles sis à Luxembourg, rue Jean l’Aveugle (numéros 6, 12, 13, 15, 17, 22, 31, 35, 37, 39 et 41) ont tous été classés suite à des examens minutieux des caractéristiques desdits immeubles et des avis favorables de la COSIMO et rempliraient tous les critères justifiant unclassement comme monument national prévus à l’article 23 de la loi du 25 février 2022. Partant, les premiers juges auraient fait une application correcte des dispositions légales applicables en retenant que les deux régimes de protection du patrimoine culturel – communal et national – seraient distincts et répondraient à des critères spécifiques.

En relation avec l’appel principal de la société (AB), le délégué du gouvernement estime que le tribunal a analysé dans le jugement entrepris de manière précise en quoi consiste l’intérêt public digne de protection d’un point de vue historique, architectural et esthétique en relation avec l’immeuble. Le représentant étatique estime que la notion d’« intérêt public national » de protection n’est pas à comprendre dans le sens d’« attention du public » et rappelle qu’aux termes de l’article 23 de la loi du 25 février 2022, un bien immeuble, pour pouvoir être inventorié comme bien immeuble susceptible de faire l’objet d’un classement comme patrimoine culturel national, doit être authentique et être représentatif et significatif au vu d’au moins un des autres critères énumérés par cet article, critères pouvant s’appliquer de manière cumulative et le poids de chaque critère pouvant varier d’un immeuble à l’autre. D’après le délégué du gouvernement, l’arrêté entrepris du 11 mai 2020 justifierait à suffisance que la conservation et la protection de l’immeuble litigieux présente un intérêt public national d’un point de vue historique, architectural et esthétique en énumérant avec précision, par renvoi à la proposition de classement de la ministre du 27 mai 2019, les critères remplis. Après avoir passé en revue les différents critères (authenticité – genre et typologie – période de réalisation – rareté) et leur application au cas d’espèce concret, la partie étatique arrive à la conclusion que l’appelante n’aurait pas énervé la matérialité des faits, ni le caractère fondé des motifs sur lesquels le Gouvernement en conseil s’est basé pour mettre en avant l’intérêt historique, architectural et esthétique justifiant la conservation de l’immeuble par le biais de son classement comme monument national, de sorte que son moyen d’annulation tiré de la violation de l’article 23 de la loi du 25 février 2022 serait à rejeter purement et simplement pour ne pas être fondé.

Quant à la violation alléguée du principe de proportionnalité, la partie étatique rétorque que le système instauré par la législation en la matière du patrimoine culturel, caractérisé par une ingérence dans les droits du propriétaire d’un immeuble classé avec possibilité d’indemnisation, le conseil gratuit du service compétent et les aides et subsides étatiques prévus en la matière, serait en principe « équitablement balancé » et qu’un classement de l’immeuble comme patrimoine culturel national ne s’opposerait pas au développement d’un projet de création de logements modernes conforme aux normes énergétiques en vigueur et respectueux de la substance bâtie historique. Ainsi, lors d’entrevues avec des agents de l’Institut national pour le patrimoine architectural (INPA), des possibilités de transformation ou d’agrandissement de l’immeuble auraient été discutées avec les représentants de la société (AB), mais aucun projet concret n’aurait été soumis à ce jour.

Finalement, l’Etat réfute encore le reproche d’un détournement ou excès de pouvoir en soutenant ne s’être laissé guider que par des motifs inscrits dans la loi du 18 juillet 1983.

Quant à son appel incident, la partie étatique critique les premiers juges en ce qu’ils ont exclu certaines parties de l’immeuble faisant partie du patrimoine architectural de la protection au motif qu’un intérêt public de protection insuffisant aurait été avancé pour certaines parties. L’Etat estime qu’en limitant le classement intervenu à des parties ou éléments précis d’un immeuble faisantpartie du patrimoine architectural, le tribunal aurait abordé une étape de manière prématurée.

Ainsi, la question de savoir si des parties ou éléments précis présentent une valeur patrimoniale moindre par rapport au reste de l’immeuble devrait en principe se poser ultérieurement au moment où le propriétaire introduit une demande de travaux d’après l’article 30 de la loi du 25 février 2022 (ancien article 19 de la loi du 18 juillet 1983) ayant, les cas échéant, pour objet la transformation et/ou la démolition de certaines parties ou certains éléments de l’immeuble. Ce serait précisément à ce moment que la ministre décide, au vu d’un projet de transformation global, s’il y a lieu d’autoriser ou de refuser le projet tout en précisant quels éléments ou parties d’un immeuble sont réellement à préserver ou à remplacer, et en essayant de trouver, pour chaque projet, un équilibre entre les désirs légitimes des propriétaires et la nécessité de conserver la substance bâtie de l’immeuble classé. D’après l’Etat, il appartiendrait, le cas échéant, aux juridictions administratives de trancher si tel ou tel élément ou partie d’un immeuble mérite effectivement d’être conservé ou s’il peut être détruit. Pour le surplus, il conviendrait de ne pas perdre de vue qu’un immeuble peut toujours faire l’objet de modifications même s’il est classé dans sa totalité et que des travaux d’entretien ne requièrent pas l’autorisation préalable de la ministre.

Le délégué du gouvernement signale encore que la loi du 25 février 2022 ne reprendrait plus l’idée d’un classement partiel d’un immeuble comme patrimoine culturel national, contrairement à la loi du 18 juillet 1983, la loi de 2022 s’inspirant de la Convention pour la sauvegarde du patrimoine architectural de l’Europe, ouverte à la signature le 3 octobre 2015 à Grenade, ratifiée par le Luxembourg par une loi du 26 avril 2016, et qui ne ferait aucune distinction entre l’intérieur et l’extérieur d’un immeuble dans sa définition du patrimoine architectural.

Partant, à partir du moment où les premiers juges ont retenu que l’immeuble présente, dans son intégralité, une authenticité suffisante et qu’il témoigne aussi bien de l’histoire de l’architecture de l’époque de sa construction que du développement urbanistique de la Ville de Luxembourg, il n’appartiendrai pas au tribunal, sans se contredire, de distinguer là où il n’y a pas lieu de distinguer et d’exclure un élément de la protection, et plus précisément la façade arrière et l’intérieur du bâtiment, les façades n’étant pas conçues sans lien avec l’intérieur du bâtiment et reflétant la structure intérieure. En outre, l’intérieur d’un bâtiment pourrait avoir une valeur patrimoniale au-delà du lien avec la façade pour fournir des informations sur la manière dont les gens vivaient, habitaient et travaillaient à une certaine époque, de même qu’il peut contenir des éléments méritant d’être protégés en tant que tels.

L’Etat estime encore que la distinction « intérieur/extérieur » d’un immeuble, avancée par le tribunal, est une distinction peu claire, contraire aux exigences de sécurité juridique et le jugement entrepris resterait muet quant à la signification à donner à la notion d’« intérieur » ou aux termes d’« éléments intérieurs ». Ainsi, le but de protection du patrimoine architectural ne pourrait pas être atteint si, du fait des modifications apportées à l’intérieur de l’immeuble, celui-ci se trouvait privé de sa substance bâtie historique, laissant seulement une coquille vide sans authenticité à l’intérieur.

Concernant plus précisément les éléments à conserver à l’intérieur de l’immeuble, le délégué du gouvernement relève plusieurs plafonds en stuc avec des éléments décoratifs floraux, un escalier en bois entièrement conservé, ainsi que des sols en bois et des portes en bois à cassettes répondant à plusieurs critères fixés par la loi du 25 février 2022, tels l’« authenticité », le « genre » et « la 10 période de réalisation », de sorte que l’immeuble serait un témoin très complet et bien transmis de la culture du bâti et de l’habitat de l’époque et qu’il serait partant dans son ensemble digne de protection et non pas seulement sa façade côté rue.

Si la Cour vient de retenir ci-avant que suite à l’entrée en vigueur de la loi du 25 février 2022, la juridiction saisie est amenée à examiner le bien-fondé de l’arrêté de classement litigieux au regard du contenu de ladite loi de 2022, prise plus particulièrement en son article 23 visant les critères qu’un immeuble doit remplir afin de faire l’objet d’un classement comme monument national, à l’exception de l’analyse des moyens relatifs au respect de la procédure de classement comme monument national, il échet de constater précisément que l’arrêté entrepris du Gouvernement en conseil du 11 mai 2020 a été pris bien avant l’entrée en vigueur de la loi du 25 février 2022, faisant de sorte abstraction des étapes procédurales telles qu’inscrites aux articles 23 et suivants de la loi du 25 février 2022 et débouchant in fine à un classement comme patrimoine culturel national par règlement grand-ducal, le Conseil d’Etat demandé en son avis.

Or, comme le classement de l’immeuble comme monument national n’a pas pu être visé par les différentes nouvelles étapes procédurales inscrites à la loi du 25 février 2022, les effets de son classement comme monument national selon l’ancienne procédure figurant à la loi du 18 juillet 1983 doivent également être entrevues sous l’angle de l’ancienne législation de 1983, de sorte que c’est à tort que la partie étatique argumente que l’immeuble ne pourrait plus faire l’objet d’un classement partiel, tel que pourtant prévu par l’article 1er de la loi du 18 juillet 1983, et que la distinction entre des éléments intérieurs et extérieurs, dignes de protection, ne trouverait plus application pour le cas d’espèce.

Aux termes de l’article 23 de la loi du 25 février 2022 :

« (…) (2) Pour pouvoir être inventorié comme bien immeuble susceptible de faire l’objet d’un classement comme patrimoine culturel national, un bien immeuble doit être authentique pour avoir connu peu de modifications et avoir gardé des éléments de son époque. Outre ce critère d’authenticité, un bien immeuble doit être représentatif et significatif au vu d’au moins un des critères suivants :

1° Histoire de l’architecture, de l’art ou de l’ingénierie : biens représentant de façon exemplaire une certaine époque, un certain courant ou en illustrent l’apogée ;

2° Genre : biens à fonction et destination initiales reconnaissables ;

3° Typologie : biens se caractérisant par leur composition et constitution spécifiques ;

4° Rareté : biens ayant été réalisés en nombre restreint ou qui sont devenus peu nombreux au fil du temps ;

5° Période de réalisation : biens ayant repris et transposé le style artistique ou l’esprit de l’époque de leur réalisation ;

6° Histoire industrielle, artisanale, économique ou scientifique : biens témoignant du développement technique de leur époque de réalisation ou qui sont représentatifs du développement d’un lieu ou d’une région ;

7° Lieu de mémoire : biens rappelant une personnalité ou un évènement important pour l’histoire du pays ;

11 8° Histoire politique et institutionnelle, nationale ou européenne : biens témoignant de l’organisation et de l’exercice du pouvoir et des institutions politiques tant au niveau national qu’international ;

9° Histoire militaire : biens rappelant des actions de défense, des faits de guerre ou représentant l’évolution des techniques militaires ;

10° Histoire sociale ou des cultes : biens illustrant la vie, le travail ou la vie spirituelle et religieuse ainsi que les traditions et les coutumes de différentes époques ;

11° Œuvre architecturale, artistique ou technique : biens ayant été conçus par un ou plusieurs créateurs reconnus pour la qualité de leur œuvre ;

12° Typicité du lieu ou du paysage : biens typiques pour une partie du territoire national, en fonction des spécificités géographique et géologique des lieux ;

13° Histoire locale, de l’habitat ou de l’urbanisation : biens témoignant des caractéristiques spécifiques d’un lieu ou d’une région et qui sont significatifs du point de vue de la composition urbaine ou rurale ;

14° Évolution et développement des objets et sites : biens ayant connu des transformations au cours du temps et qui témoignent de l’évolution du bâti en affichant des unités stratigraphiques, caractéristiques pour différentes époques.

Les critères énumérés aux points de l’alinéa 2 peuvent s’appliquer de manière cumulative et le poids de chaque critère peut varier selon l’objet inventorié. ».

La Cour tient à rappeler que pour pouvoir faire l’objet d’un classement, les immeubles concernés doivent mériter d’être protégés, mérite qui se mesure par rapport à l’intérêt public que présente leur conservation. Lorsque le ministre propose un immeuble au classement comme monument national en raison de son intérêt historique, architectural et esthétique, il doit pouvoir justifier que la conservation de cet immeuble présente un intérêt public. Il y a à cet égard lieu de relever qu’aucune disposition légale n’impose au ministre d’avoir égard aux éventuelles contraintes auxquelles doivent faire face les propriétaires des immeubles concernés par le classement1.

Pour justifier son classement, il ne suffit pas qu’un immeuble présente un certain cachet, mais il doit présenter un intérêt particulier suffisant justifiant sa préservation. L’intérêt rendant désirable la protection doit en effet être particulièrement vérifié, dès lors qu’une décision de classement est généralement susceptible de porter gravement atteinte à la situation des propriétaires2.

Il convient de relever à ce stade qu’en la présente matière, il importe de concilier les exigences au niveau de la conservation d’un immeuble avec celles du respect du droit de propriété se dégageant des normes supérieures, en l’occurrence l’article 36 de la Constitution et l’article 1er du Protocole additionnel n° 1 de la Convention européenne de sauvegarde de droits de l’Homme et des libertés fondamentales (CEDH), normes que le législateur doit respecter, le tout à la lumière du principe constitutionnel de proportionnalité.

En vertu de l’article 1er du Protocole additionnel n° 1 de la CEDH :

1 Cour adm. 22 avril 2021, n° 44754C du rôle, Pas adm. 2022, V° Sites et monuments, n° 29 et autres références y citées 2 Cour adm. 8 mai 2018, n° 40542C du rôle, Pas adm. 2022, V° Sites et monuments, n° 30« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. ».

Suivant la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CourEDH), l’article 1er du Protocole additionnel n° 1 de la CEDH « contient trois normes distinctes: la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général »3. La jurisprudence de la CourEDH retient encore que la réglementation de l’usage des biens, certes admise du moment qu’elle est conforme à la réglementation de droit interne, doit non seulement poursuivre un objectif légitime d’utilité publique, mais qu’il convient encore de rechercher « si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu »4 et s’il existe « un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé »5.

Par rapport à la façade côté rue de l’immeuble, la Cour partage en premier lieu l’appréciation des premiers juges que la description en tant que telle de l’immeuble visé par l’arrêté de proposition de classement du 27 mai 2019, telle que figurant dans l’avis de la COSIMO du 5 juin 2019, en substance reprise par l’arrêté de classement litigieux, n’a pas fait l’objet d’une contestation circonstanciée et utile par la société (AB).

Plus précisément, il n’est pas contesté que la construction de l’immeuble remonte à l’époque d’urbanisation du quartier de Limpertsberg, que ledit immeuble s’élève sur deux étages et se divise en deux axes qui sont surmontés par un toit mansardé, qu’il se caractérise encore par une façade plus sobre que celles des maisons avoisinantes qui renonce à des éléments de pierre apparente, faisant référence au modernisme du début du XXème siècle, élément qui est compensé par une utilisation importante de stuc de façade. Ladite façade comporte encore un petit balcon décoratif dans les combles et un couronnement de style néo-renaissance faisant que l’immeuble, d’un style moderne, s'oppose au styles historisants et éclectiques des maisons avoisinantes.

D’un point de vue historique, l’immeuble avec sa façade côté rue constitue dès lors un des derniers témoins d’une architecture aujourd’hui disparue à l’endroit, valeur qui est encore accentuée par le constat que les maisons historiques subsistantes dans la rue Jean l’Aveugle sont d’un style historisant différent.

3 Arrêt Sporrong et Lönnroth c. Suède du 23 septembre 1982, requête n° 7152/75 ; paragraphe 61 ; arrêt James et autres c. Royaume-Uni du 21 février 1986, requête n° 8793/79, paragraphe 37.

4 Arrêt Sporrong et Lönnroth, précité, paragraphe 69.

5 Arrêt James et autres, précité, paragraphe 50.

A l’instar des premiers juges, la Cour retient dès lors que s’agissant de la façade côté rue, l’immeuble présente un intérêt public dans la mesure où il témoigne aussi bien de l’histoire de l’architecture de l’époque que du développement urbanistique de la Ville de Luxembourg de l’époque de sa construction, et plus particulièrement de la conception de l’habitat dans le quartier de Limpertsberg un siècle plus tôt, et il constitue ainsi un des derniers exemples d’un monde révolu à l’endroit en question.

Quant à l’argumentation de la société (AB) que l’immeuble en cause ne s’intègrerait de toute façon pas de manière harmonieuse dans le tissu urbain environnant, étant donné que bon nombre de bâtiments anciens de la rue Jean l’Aveugle n’ont pas fait l’objet d’un classement et ont disparu entretemps et qu’il conviendrait dès lors de préférer la réalisation d’un développement urbanistique cohérent en évitant une urbanisation en « dent de scie » au niveau de ladite rue comprenant également des immeubles à cinq niveaux pleins, il convient de rappeler que la disparition d’immeubles voisins potentiellement classables n’est pas une cause de justification pour ne pas classer ceux qui subsistent et qui méritent de l’être6.

Il se dégage de l’ensemble des considérations qui précèdent que la façade côté rue, de par sa qualité intrinsèque de témoignage architectural du passé, garde un intérêt pour les générations futures dans l’espace public et poursuit un objectif légitime d’utilité publique justifiant le classement intervenu, de sorte que l’argumentation de la société (AB) tiré de la prétendue violation du principe de proportionnalité respectivement que la décision de classement litigieuse serait constitutive d’un détournement ou excès de pouvoir ne se trouve pas vérifié en cause dans la mesure du classement justifié de la façade côté rue de l’immeuble.

Pour le surplus, la Cour n’entrevoit pas en quoi le seul classement de la façade côté rue porterait atteinte au juste équilibre devant régner entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et le respect du droit de propriété de la société (AB).

Quant à l’appel incident de la partie étatique visant le classement de l’intérieur et de la façade arrière de l’immeuble, il convient de noter en premier lieu, tel que relevé à juste titre par le tribunal, que tant l’arrêté de proposition de classement du 27 mai 2019 que l’avis de la COSIMO du 5 juin 2019, tels que repris par l’arrêté du Gouvernement en conseil du 11 mai 2020 et sur lesquels se base celui-ci, sont muets quant à la situation intérieure de l’immeuble et se trouvent exclusivement motivés par des caractéristiques d’intérêt public attribuées à l’aspect extérieur de l’immeuble sans fournir le moindre élément de nature à justifier un intérêt public à classer l’intégralité de l’immeuble comme monument national, y compris la façade arrière.

En instance d’appel, la partie étatique a précisé en substance que la façade arrière de l’immeuble serait digne de protection en raison de la simplicité de sa conception qui serait typique de l’époque de construction du bâtiment pour rendre également la façade principale plus représentative, de même qu’elle a indiqué diverses caractéristiques plaidant en faveur de la protection de l’intérieur du bâtiment et qui répondraient aux critères fixés par l’article 23 de la loi du 25 février 2022, dont notamment les critères d’« authenticité », du « genre » et de la « période de réalisation ».

6 Cour adm. 11 mai 2021, n° 45545C du rôle, Pas adm. 2022, V° Sites et monuments, n° 36La Cour retient en premier lieu que l’intérêt allégué de protection de la façade arrière et de l’intérieur de l’immeuble se trouve documenté à suffisance par les photographies versées en cause, ensemble les précisions fournies en instance d’appel, de sorte qu’une visite des lieux, telle que sollicitée par la partie étatique, ne présente en l’espèce pas de véritable plus-value.

Concernant plus précisément la façade arrière, la Cour constate que celle-ci est effectivement conçue d’une manière extrêmement simpliste, y compris deux annexes y accolées, sans présenter un intérêt particulier justifiant sa préservation. En outre, ladite façade n’est pas de nature à rendre la façade côté rue plus représentative, notamment au vu de l’aspect du pignon nu restant situé du côté latéral gauche de l’immeuble, vu à partir de la rue Jean l’Aveugle, pignon que ne constitue en réalité qu’un mur de briques et qui ne fait nullement le lien entre la façade arrière et la façade côté rue. Ainsi, aux yeux de la Cour, il n’appert pas en quoi la seule simplicité de conception de la façade arrière serait une caractéristique typique de l’époque de construction du bâtiment la rendant digne de protection.

Au niveau des éléments d’intérieur, et notamment des critères d’« authenticité », du « genre » et de la « période de réalisation » mis en avant par la partie étatique, la Cour se doit de relever en premier lieu que tout immeuble non détruit et n’ayant pas subi de transformations majeures est en quelque sorte authentique en ce qu’il constitue un témoignage d’un certain genre de construction remontant à l’époque de sa construction, tout en contenant divers éléments caractéristiques se rattachant à cette époque.

S’il est certes exact, au vu des photographies se trouvant au dossier, que l’immeuble semble avoir connu peu de modifications à l’intérieur, ce qui n’est pas le cas au niveau des ouvertures de fenêtres de la façade arrière, la Cour n’entrevoit pas en quoi l’intérieur de l’immeuble litigieux serait particulièrement caractéristique pour un bien immobilier en vertu de son genre (« biens à fonction et destination initiales reconnaissables ») ou en raison de sa période de réalisation (« biens ayant repris et transposé le style artistique ou l’esprit de l’époque de leur réalisation »), les considérations architecturales et sociales mises en avant par l’Etat apparaissant être essentiellement générales, théoriques et abstraites et ne contenant pas des éléments individualisés d’une exceptionnalité particulière par rapport à d’autres bâtisses construites au début du XXème siècle.

En effet, il se dégage des nombreuses photographies versées en cause que l’intérieur de l’immeuble est plutôt sobre et contient peu d’éléments documentant un style artistique typique pour l’époque de sa réalisation, mis à part les plafonds en stuc. La Cour n’entrevoit cependant aucun élément caractéristique particulier méritant protection au niveau du couloir, des parquets, de l’escalier en bois conservé, des portes de chambre à caissons ou encore au niveau de la charpente, les quelques éléments et caractéristiques mentionnés par la partie étatique se retrouvant dans pratiquement toutes les maisons construites à cette époque.

Cette conclusion s’impose d’autant plus au regard précisément des exigences du principe général d’ordre constitutionnel de la proportionnalité sur toile de fond de la protection du droit de propriété tel que découlant respectivement de l’article 36 de la Constitution et plus particulièrement de l’article 1er du Protocole additionnel de la CEDH.

En effet, la société (AB) serait obligée d’introduire, d’après la partie étatique, à un premier stade, une ou plusieurs demandes de travaux en vertu de l’article 30 de la loi du 25 février 2022 en vue de la transformation et/ou la démolition de certaines parties ou certains éléments de l’immeuble et, au vu de l’attitude de la ministre, appelé à trouver pour chaque projet un équilibre entre les désirs légitimes des propriétaires et la nécessité de conserver la substance bâtie, le cas échéant, à un deuxième stade, un recours devant les juridictions administratives afin de voir trancher si telle partie ou tel élément d’un immeuble mérite effectivement d’être protégé ou s’il peut être détruit.

D’après la Cour, au vu des éléments de protection non suffisants mis en évidence dans le cas d’espèce, l’argumentaire étatique affecte de manière disproportionnée l’usage du droit de propriété de la société (AB), sans que cette atteinte au droit de propriété contribue nécessairement à atteindre le but légitime que la loi poursuit, risquant de rendre impossible sinon excessivement compliqué la mise en valeur du projet immobilier de la société (AB).

Il se dégage de l’ensemble des considérations qui précèdent que si la façade côté rue de l’immeuble litigieux garde un intérêt pour les générations futures dans l’espace public et justifie un classement, tel n’est pas le cas pour la façade arrière et l’intérieur dudit immeuble.

Il s’ensuit que tant l’appel principal que l’appel incident laissent d’être justifiés et le jugement entrepris est à confirmer.

La société (AB) sollicite encore l’allocation d’une indemnité de procédure de 5.000.- €.

Il y a lieu de rejeter cette demande, les conditions légales de nature à sous-tendre l’allocation de pareille indemnité de procédure ne se trouvant pas vérifiées en cause.

Eu égard à l’issue du litige, il convient de faire masse des dépens de l’instance d’appel et de les imposer pour moitié à la société (AB) et pour l’autre moitié à charge de l’Etat.

Par ces motifs, la Cour administrative, statuant à l’égard de toutes les parties en cause ;

déclare les appels principal et incident recevables ;

au fond, les dit non justifiés, partant en déboute ;

partant, confirme le jugement entrepris du 30 janvier 2023 ;

déboute la société anonyme (AB) de sa demande en allocation d’une indemnité de procédure ;

fait masse des dépens de l’instance d’appel et les impose pour moitié à la société anonyme (AB) et pour l’autre moitié à l’Etat du Grand-Duché de Luxembourg.Ainsi délibéré et jugé par :

Henri CAMPILL, vice-président, Lynn SPIELMANN, premier conseiller, Martine GILLARDIN, conseiller, et lu par le vice-président en l’audience publique à Luxembourg au local ordinaire des audiences de la Cour à la date indiquée en tête, en présence du greffier de la Cour ….

s. … s. CAMPILL Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 22 septembre 2023 Le greffier de la Cour administrative 17


Synthèse
Numéro d'arrêt : 48686C
Date de la décision : 21/09/2023

Origine de la décision
Date de l'import : 28/09/2023
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;cour.administrative;arret;2023-09-21;48686c ?

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