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26/04/2022 | LUXEMBOURG | N°46765C

Luxembourg | Luxembourg, Cour administrative, 26 avril 2022, 46765C


GRAND-DUCHE DE LUXEMBOURG COUR ADMINISTRATIVE Numéro du rôle : 46765C ECLI:LU:CADM:2022:46765 Inscrit le 8 décembre 2021

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Audience publique du 26 avril 2022 Appel formé par l’Etat du Grand-Duché de Luxembourg contre un jugement du tribunal administratif du 8 novembre 2021 (n° 44974 du rôle) ayant statué sur le recours formé par Monsieur (B), alias (B1) et consorts, … (Luxembourg) et …. (Arabie Saoudite), contre une décision du ministre de l’Immigratio

n et de l’Asile en matière de police des étrangers

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GRAND-DUCHE DE LUXEMBOURG COUR ADMINISTRATIVE Numéro du rôle : 46765C ECLI:LU:CADM:2022:46765 Inscrit le 8 décembre 2021

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Audience publique du 26 avril 2022 Appel formé par l’Etat du Grand-Duché de Luxembourg contre un jugement du tribunal administratif du 8 novembre 2021 (n° 44974 du rôle) ayant statué sur le recours formé par Monsieur (B), alias (B1) et consorts, … (Luxembourg) et …. (Arabie Saoudite), contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de police des étrangers

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Vu l’acte d’appel, inscrit sous le numéro 46765C du rôle, déposé au greffe de la Cour administrative le 8 décembre 2021 par Madame le délégué du gouvernement Linda MANIEWSKI, agissant au nom et pour compte de l'Etat du Grand-Duché de Luxembourg, en vertu d'un mandat lui conféré à cet effet par le ministre de l’Immigration et de l’Asile le 15 novembre 2021, dirigé contre un jugement rendu par le tribunal administratif du Grand-

Duché de Luxembourg le 8 novembre 2021 (n° 44974 du rôle), par lequel le tribunal déclara recevable le recours en annulation introduit par Monsieur (B), alias (B1), né le … à … (Syrie), de nationalité syrienne, demeurant à L-… …, …, …, ainsi que par son épouse, Madame (C), née le … à … (Syrie), de nationalité syrienne, demeurant également à L-… …, … …, et par leurs enfants majeurs Monsieur (D), né le … à …., et Madame (E), née le … à …., tous deux de nationalité syrienne, demeurant à …. (Arabie Saoudite) et ayant élu domicile en l’étude de Maître Ardavan FATHOLAHZADEH, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats de Luxembourg, à l’encontre d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 1er juillet 2020 par laquelle ledit ministre accorda le regroupement familial dans le chef de Madame (C) ainsi que des enfants mineurs des époux (BC), (F), (G) et (H), mais le refusa dans le chef de leurs enfants majeurs, Monsieur (D) et Madame (E), rejeta la demande en communication de l’intégralité du dossier administratif, au fond, dit le recours justifié, partant, annula la décision ministérielle du 1er juillet 2020 refusant le regroupement familial dans le chef des deux enfants majeurs précités, renvoya le dossier devant le ministre et condamna l’Etat aux frais et dépens de l’instance ;

Vu le mémoire en réponse déposé au greffe de la Cour administrative le 7 janvier 2022 par Maître Ardavan FATHOLAHZADEH au nom de Monsieur (B), de Madame (C), de Monsieur (D) et de Madame (E) ;

Vu le mémoire en réplique déposé au greffe de la Cour administrative le 7 février 2022 par Madame le délégué du gouvernement Linda MANIEWSKI ;

Vu le mémoire en duplique déposé au greffe de la Cour administrative le 7 mars 2022 par Maître Ardavan FATHOLAHZADEH au nom de Monsieur (B), de Madame (C), de Monsieur (D) et de Madame (E) ;

Vu les pièces versées en cause et notamment le jugement entrepris ;

Le rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Madame le délégué du gouvernement Cindy COUTINHO et Maître Ardavan FATHOLAHZADEH en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 15 mars 2022.

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En date du 20 mai 2019, Monsieur (B), alias (B1), ci-après « Monsieur (B) », introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, ci-après le « ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après la « loi du 18 décembre 2015 ».

Par décision du 14 janvier 2020, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, ci-après le « ministre », lui accorda le statut de réfugié au sens de la Convention de Genève relative au statut des réfugiés du 28 juillet 1951.

Par courrier du 16 janvier 2020, Monsieur (B) introduisit, par l’intermédiaire de son mandataire, une demande de regroupement familial au sens de l’article 69, paragraphe (2), de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l’immigration, ci-après la « loi du 29 août 2008 », en faveur de son épouse, Madame (C), de ses deux enfants majeurs, Monsieur (D) et Madame (E), ainsi que de ses trois enfants mineurs (F), (G) et (H).

Par décision du 1er juillet 2020, le ministre accorda le regroupement familial dans le chef de Madame (C), ainsi que des trois enfants mineurs des époux (BC), mais le refusa dans le chef de leurs deux enfants majeurs aux motifs suivants :

« (…) Je suis au regret de vous informer que je ne suis pas en mesure de faire droit à votre requête.

En effet, conformément à l'article 70, paragraphe (1), point c) de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et de l'immigration, le regroupement familial se limite aux descendants célibataires de moins de dix-huit ans.

Etant donné que les enfants de vos mandants, Monsieur (D) et Madame (E) sont nés en 1998 respectivement en 2001, ils ne remplissent en conséquent pas cette condition.

Le regroupement familial leur est en conséquence refusé conformément aux articles 75, point 1 et 101, paragraphe (1), point 1 de la loi du 29 août 2008 précitée.

(…) Cependant, je serais disposé à considérer l’octroi d’une autorisation de séjour pour raisons privées conformément à l’article 78, paragraphe[s] (1) et (2) de la loi du 29 août 2008 précitée à condition de me faire parvenir les documents suivants :

• deux engagements de prise en charge en bonne et due forme1 souscrits en faveur des enfants de votre mandant ;

• une preuve que votre mandant dispose d’un logement approprié au Luxembourg ainsi que l’accord écrit du propriétaire, accompagné d’une pièce d’identité, à y loger deux personnes supplémentaires ;

• la preuve que les enfants de votre mandant disposent d’une assurance maladie couvrant tous les risques sur le territoire luxembourgeois (assurance de voyage) (…) 1 A noter que le garant doit remplir les conditions fixées à l’article 4 de la loi du 29 août 2008 précitée, c’est-à-dire disposer de ressources personnelles suffisantes pour prendre en charge une ou plusieurs personnes sans recourir au système d’aide sociale. (…) ».

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 10 septembre 2020, Monsieur (B), ainsi que Madame (C) et leurs enfants majeurs, Monsieur (D) et Madame (E), firent introduire un recours tendant à l’annulation de la décision ministérielle précitée du 1er juillet 2020.

Par jugement du 8 novembre 2021, le tribunal reçut ce recours en la forme, rejeta la demande en communication de l’intégralité du dossier administratif, au fond, dit le recours justifié, partant, annula la décision ministérielle du 1er juillet 2020 refusant le regroupement familial dans le chef de Monsieur (D) et de Madame (E), renvoya le dossier devant le ministre et condamna l’Etat aux frais et dépens de l’instance.

Par requête déposée au greffe de la Cour administrative le 8 décembre 2021, l’Etat a régulièrement interjeté appel contre ce jugement du 8 novembre 2021.

L’Etat précise que son appel se limite à la conclusion du tribunal administratif dans le jugement déféré ayant déclaré justifié le moyen d’annulation des demandeurs fondé sur l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ci-après la « CEDH ».

L’Etat commence par contester l’application de l’article 8 de la CEDH au cas d’espèce, en soulignant que les intimés n’auraient à aucun moment rapporté la preuve d’une vie familiale réelle et effective dans leur pays de provenance, l’Arabie Saoudite, et que Monsieur (B) aurait quitté son pays de provenance, non soumis à une guerre, de son propre gré, de sorte qu’il serait seul à l’origine de la rupture d’une éventuelle vie familiale.

A titre subsidiaire, l’Etat estime que les trois affaires rendues par la Cour européenne des droits de l’homme et invoquées par le tribunal pour décider qu’« en application de la jurisprudence de la CourEDH, ils [les enfants majeurs des intimés] doivent être considérés comme de jeunes adultes ayant des liens avec leurs parents qui s’analysent comme « vie familiale » et que la condition ayant trait à l’existence d’une vie familiale effective et stable est donc remplie », ne seraient pas transposables en l’espèce. En effet, ces trois affaires concerneraient de jeunes adultes venus en France en bas âge, ayant vécu avec leur famille pendant toute leur vie en France et n’ayant pas eu d’attaches avec leurs pays d’origine respectifs. Les situations de fait seraient donc complètement différentes de celle dans la présente affaire. En outre, puisque les deux enfants majeurs à regrouper continueraient à résider en Arabie Saoudite, ils garderaient des attaches familiales dans leur pays de résidence.

De surcroît, les intimés n’apporteraient pas de preuve que les enfants majeurs à regrouper seraient célibataires et sans enfants. Si l’Etat ne conteste pas que les intimés ne résident plus dans leur pays d’origine, la Syrie, depuis au moins 2013, il estime que les documents établis par les autorités syriennes, intitulés « fiche familiale d’état civil » et « extraits du registre d’état civil », seraient à écarter pour ne pas être fiables, en raison de contradictions entre les informations contenues dans la « fiche familiale d’état civil » et les déclarations des intimés. Il serait par ailleurs inconcevable que les intimés aient vécu respectivement depuis 2012 et 2013 en Arabie Saoudite sans être en possession d’un titre de séjour et d’une autorisation de travail. L’Etat souligne dans ce contexte que Monsieur (B) se serait contredit en affirmant d’abord que son fils majeur travaillerait dans un supermarché, puis que ce dernier serait à la recherche d’un emploi. Les intimés n’auraient pas prouvé le refus des autorités saoudiennes de leur délivrer une autorisation de séjour et de travail. De plus, à supposer que les deux pièces en langue arabe non traduites versées avec le mémoire en réponse des intimés soient effectivement des visas accordés aux intimés, les seules dates contenues dans ces pièces pouvant correspondre à une durée de validité d’un visa seraient celles du 7 octobre 2013 au 27 février 2022, de sorte qu’il s’agirait de visas de très longue durée et non « dérisoires et inutiles » comme l’auraient affirmé les intimés.

L’Etat argue ensuite que la « jurisprudence bien établie en matière de regroupement familial de personnes adultes » de la Cour administrative serait applicable à la présente affaire.

En l’espèce, Monsieur (B) resterait en défaut de rapporter une preuve tangible de la dépendance de ses enfants majeurs à son égard autre que les liens affectifs normaux qui caractérisent les relations d’une personne adulte avec sa famille d’origine, alors qu’une telle preuve serait requise pour que des personnes adultes désireuses de rejoindre leur famille dans son pays d’accueil soient admises au bénéfice de l’article 8 de la CEDH.

A titre tout à fait subsidiaire, l’Etat souligne que dans la décision litigieuse, le ministre aurait indiqué qu’il serait disposé à considérer l’octroi d’une autorisation de séjour pour raisons privées conformément à l’article 78 de la loi du 29 août 2008 à condition de lui faire parvenir quelques documents supplémentaires, mais que les intimés n’auraient donné aucune suite à cette proposition et que dans le jugement déféré, le tribunal n’aurait absolument pas pris en compte ladite proposition. La conclusion du tribunal quant à la perturbation disproportionnée de la vie familiale des intimés se heurterait donc aux « données concrètes » de la décision ministérielle et reviendrait à vider l’article 78, paragraphe (1), sous c), de la loi du 29 août 2008 de son sens.

Enfin, l’Etat estime que l’appel incident des intimés serait à rejeter pour être dénué de tout fondement. En effet, les intimés ne pourraient pas se prévaloir de l’article 75, paragraphe (1), de la loi du 18 décembre 2015, au motif qu’ils ne seraient pas bénéficiaires d’une protection temporaire et qu’il n’y aurait pas eu en 2019 un afflux massif d’Arabie Saoudite vers l’Europe ou le Luxembourg. En outre, l’Etat conteste l’argument des intimés relatif à une violation du droit communautaire et visant à obtenir que l’âge des enfants à regrouper soit pris en compte au moment de la demande de protection internationale et non au moment de la demande de regroupement familial. Dans un arrêt du 16 juillet 2020 (affaires jointes C-133/19, C-136/19 et C-137/19), la CJUE aurait clairement indiqué qu’il conviendrait de prendre en compte l’âge des personnes à regrouper au moment de la demande de regroupement familial, date à laquelle Monsieur (D) et Madame (E) étaient majeurs, de sorte que la demande de question préjudicielle des intimés serait à rejeter. De surcroît, les intimés n’auraient pas apporté d’élément concret susceptible d’établir une prétendue violation du principe d’égalité devant la loi.

Les intimés concluent que ce serait à bon droit que le tribunal a annulé la décision ministérielle du 1er juillet 2020 refusant le regroupement familial dans le chef de Monsieur (D) et de Madame (E) et renvoyé le dossier devant le ministre. Par ailleurs, ils déclarent relever appel incident et, dans ce cadre, demandent à la Cour de dire que Madame (E) a droit au regroupement familial sur le fondement de l’article 4, paragraphe (1), alinéa (1), sous c), de la directive 2003/86/CE du Conseil du 22 septembre 2003 relative au droit au regroupement familial, ci-après la « directive 2003/86 », en sa qualité d’enfant mineur d’un regroupant bénéficiant du statut de réfugié, du fait que Madame (E) aurait été mineure au moment où son père a introduit sa demande de protection internationale, et sinon de poser à la CJUE les deux questions préjudicielles suivantes :

« 1) Les conditions du droit au regroupement familial en droit luxembourgeois dans le chef de la partie sub 4) [Madame (E)], introduite par le père de cette dernière, lequel a présenté une demande de protection internationale sur le territoire du Grand-Duché de Luxembourg à un moment où sa fille (E) était encore mineure et qui s’est vu refusée [sic] son droit au regroupement familial au regard des articles 69 et suivants de la loi modifiée du 29 août 2008 relative à la libre circulation des personnes et l’immigration, respectivement 75 et suivants de la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et la protection temporaire, sont-elles compatibles avec les dispositions de l’article 4, paragraphe 1, premier alinéa, sous b), de la directive 2003/86 et l’article 7 et de [sic] l’article 24, paragraphes 2 et 3, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et ce à la lumière de l’arrêt de la CJCE [sic] rendu dans l’affaire C-550/16 en date du 12 avril 2018, A et S contre Staatssecretaris van Veiligheid en Justitie ? 2) La législation nationale d’un état membre qui consiste à refuser le regroupement familial à un regroupant (en l’occurrence la partie intimée sub 1) [Monsieur (B)]), lequel a déposé une demande de protection internationale sur le sol de cet état membre et ce à un moment donné où son enfant était encore mineur mais devenu majeur au moment de la demande de rejet émanant des autorités de cet état membre, est-elle compatible avec les dispositions de l’article 4, paragraphe 1, premier alinéa, sous c), de la directive 2003/86, dans la mesure où cette demande de regroupement familial a été introduite dans les trois mois suivant la reconnaissance du statut de réfugié au regroupant, respectivement ne porte-t-elle pas une atteinte évidente à l’effet utile des dispositions des articles 7 et 24, paragraphe 2, de la Charte, sinon aux principes d’égalité de traitement et de sécurité juridique et les objectifs fixés par la directive 2003/86 ? ».

Enfin, les intimés demandent la communication du dossier …, dans lequel une personne majeure aurait bénéficié du regroupement familial, en affirmant que sur base d’une « analyse sommaire » de ce dossier et de leur affaire, il « découlera certainement et parfaitement que le principe même de l’égalité des administrés se trouvant dans la même situation n’a pas été respecté ».

Quant à la recevabilité de l’appel incident A titre liminaire, la Cour rappelle qu’en principe, chaque partie intimée figurant à l’instance d’appel est habilitée à interjeter appel incident, si, au niveau de son dispositif, le jugement en question lui fait grief (Cour adm., 30 novembre 2017, n° 39695C du rôle, Pas.

adm. 2021, V° Procédure contentieuse, n° 1002).

En l’espèce, le jugement déféré a entièrement fait droit, à travers son dispositif, aux conclusions des parties relevant appel incident, hormis en ce qui concerne la demande de communication du dossier administratif formulée par lesdites parties au dispositif de leur requête introductive de première instance, les premiers juges ayant rejeté cette demande pour défaut d’objet, étant donné que concomitamment à son mémoire en réponse, le délégué du gouvernement avait versé au greffe du tribunal administratif une copie du dossier administratif et que les demandeurs initiaux n’ont ensuite pas fait état d’éléments qui leur auraient fait défaut ou qui leur auraient permis d’affirmer qu’ils n’auraient pas eu communication de l’intégralité du dossier administratif à la base du présent litige. De plus, dans le cadre de leur appel incident, les parties intimées au principal ne font pas état d’un quelconque grief découlant du rejet de leur demande susmentionnée de communication du dossier administratif.

Il y a donc lieu de conclure qu’aucun grief n’est porté par ce jugement aux parties souhaitant relever appel incident, de sorte que ledit appel incident est irrecevable. Cependant, cette irrecevabilité n’empêche pas que la Cour tienne compte de l’argumentaire sous-tendant l’appel incident en tant que moyen de défense des intimés (Cour adm., 15 décembre 2016, n° 38139C du rôle, Pas. adm. 2021, V° Procédure contentieuse, n° 1135 et les autres références y citées).

Quant au fond La Cour note d’abord que Monsieur (D), né le …, est devenu majeur au regard du droit luxembourgeois le …, et que Madame (E), née le …, est devenue à son tour majeure au regard du droit luxembourgeois le … . Les parties intimées ne contestent pas qu’au moment de l’introduction de la demande de regroupement familial, le 16 janvier 2020, tant Monsieur (D) que Madame (E) étaient donc tous deux majeurs. En revanche, lors de l’introduction de la demande de protection internationale par Monsieur (B) le 20 mai 2019, Madame (E) était encore mineure. Selon les intimés, les conditions applicables pour le regroupement familial en relation avec Madame (E) seraient donc celles relatives au regroupement familial des enfants mineurs d’un réfugié.

Etant donné que Monsieur (D) était majeur tant lors de l’introduction de la demande de protection internationale de son père que lors de l’introduction de la demande de regroupement familial le visant, il ne peut pas se prévaloir du régime applicable au regroupement familial au profit des enfants mineurs d’un réfugié, et en particulier de l’article 70, paragraphe (1), de la loi du 29 août 2008, qui prévoit que :

« Sans préjudice des conditions fixées à l’article 69 dans le chef du regroupant, et sous condition qu’ils ne représentent pas un danger pour l’ordre public, la sécurité publique ou la santé publique, l’entrée et le séjour est autorisé aux membres de famille ressortissants de pays tiers suivants: (…) c) les enfants célibataires de moins de dix-huit ans, du regroupant et/ou de son conjoint ou partenaire, tel que défini au point b) qui précède, à condition d’en avoir le droit de garde et la charge, et en cas de garde partagée, à la condition que l’autre titulaire du droit de garde ait donné son accord ».

Quant à Madame (E), la Cour constate que l’Etat se prévaut de l’arrêt rendu par la CJUE le 16 juillet 2020 (affaires jointes C-133/19, C-136/19 et C-137/19, B.M.M., B.S., B.M.

et B.M.O. contre Etat belge, EU:C:2020:577) pour conclure que Madame (E) est à considérer comme enfant majeur pour les besoins de la détermination du régime applicable à la demande de regroupement familial la visant, tandis que les intimés se prévalent d’un arrêt rendu par la CJUE le 12 avril 2018 (affaire C-550/16, A, S contre Staatssecretaris van Veiligheid en Justitie, EU:C:2018:248) pour conclure qu’au contraire, celle-ci doit bénéficier des dispositions légales régissant le regroupement familial des enfants mineurs du regroupant.

La Cour note par ailleurs que la Cour administrative fédérale allemande a posé des questions préjudicielles à la CJUE afin de savoir à quel moment il convient d’apprécier le statut d’ « enfant mineur » d’un enfant de réfugié aux fins de l’exercice du droit au regroupement familial prévu par la directive 2003/86, lorsqu’un enfant mineur au moment où le regroupant a présenté sa demande d’asile est devenu majeur avant que le regroupant obtienne le statut de réfugié et introduise une demande de regroupement familial (affaire C-279/20, Bundesrepublik Deutschland contre XC). Cette affaire est actuellement encore pendante devant la CJUE. Dans ses conclusions y relatives, rendues le 16 décembre 2021, l’avocat général a constaté que les deux arrêts susmentionnés de la CJUE « révèlent toutefois deux moments différents auxquels la qualité de mineur peut être déterminée. Il ressort de l’arrêt A et S que la qualité de mineur doit être appréciée à la date d’introduction de la demande d’asile du regroupant, tandis que, dans l’arrêt État belge, c’est la date du dépôt de la demande de regroupement familial qui a été jugée approprié » (considérant 43). Il a ensuite estimé que « l’article 4, paragraphe 1, premier alinéa, sous c), de la directive 2003/86 doit être interprété en ce sens que l’enfant d’un regroupant bénéficiant du statut de réfugié est mineur au sens de cette disposition s’il l’était au moment où le regroupant a introduit sa demande d’asile, mais est devenu majeur avant que le regroupant n’obtienne le statut de réfugié, à condition qu’une demande de regroupement familial ait été introduite dans les trois mois suivant la reconnaissance du statut de réfugié au regroupant » (considérant 57).

La Cour note enfin que le tribunal a annulé la décision ministérielle litigieuse en ce qui concerne le refus de regroupement familial dans le chef de Monsieur (D) et de Madame (E) sur le fondement de l’article 8 de la CEDH, au motif que dans les circonstances de la présente affaire, le refus du regroupement familial dans le chef des deux enfants majeurs du regroupant entraînerait une perturbation de l’existence de la vie familiale de manière disproportionnée.

Indépendamment de la question de savoir si, pour les besoins de la détermination du régime applicable à la demande de regroupement familial la visant, Madame (E) est à traiter comme un enfant majeur, à l’instar de son frère aîné, ou comme un enfant mineur, la Cour estime que dans le cas particulier de l’espèce, les premiers juges ont correctement décidé que l’application de l’article 8 de la CEDH requiert d’octroyer le bénéfice du regroupement familial à Monsieur (D) et à Madame (E), sous peine de perturber de manière disproportionnée la vie familiale des intimés.

En effet, il est indéniable que les liens que de jeunes adultes entretiennent avec leurs parents peuvent constituer une « vie familiale » protégée notamment par l’article 8 de la CEDH, le simple fait que des enfants deviennent majeurs ne permettant nullement de conclure automatiquement que leur « vie familiale » avec leurs parents aurait pris fin. Le tribunal a correctement retenu que pareille interprétation de la « vie familiale » découle des trois affaires jugées par la Cour européenne des droits de l’homme qu’il a citées dans son jugement. Par ailleurs, la Cour a déjà indiqué que s'il est vrai que la notion de famille restreinte, limitée aux parents et aux enfants mineurs, est à la base de la protection accordée par la CEDH, il n'en reste pas moins qu'une famille existe, au-delà de cette cellule fondamentale, chaque fois qu'il y a des liens de consanguinité suffisamment étroits (Cour adm., 15 mars 2018, n° 40345C du rôle).

L’existence d’une vie familiale effective n’est par ailleurs pas contestable en l’espèce, les époux (BC) ayant toujours vécu ensemble avec leurs cinq enfants, à l’exception des moments de séparation de Monsieur (B) du reste de sa famille du fait de son départ pour l’Arabie Saoudite causé par la guerre en Syrie, en vue de préparer le déplacement de la cellule familiale hors de Syrie, puis de son départ au Luxembourg dans l’espoir d’obtenir le statut de réfugié et d’y reconstituer la cellule familiale. A cet égard, l’absence de vie commune entre Monsieur (B) et ses deux enfants Monsieur (D) et Madame (E) pendant la durée du traitement de la demande de protection internationale de Monsieur (B), puis de sa demande de regroupement familial et du contentieux qui s’est ensuivi, ne saurait être reprochée aux intimés.

Force est également de constater que l’espoir d’obtenir le statut de réfugié s’est concrétisé au mois de janvier 2020 dans le chef de Monsieur (B), à un moment où Monsieur (D) était un très jeune adulte et Madame (E) venait de devenir majeure. Or, comme relevé à juste titre par les premiers juges, il ressort de l’octroi du statut de réfugié à Monsieur (B) qu’il existe dans son chef des obstacles rendant difficile de quitter son pays d’accueil ou de s’installer dans son pays d’origine, la Syrie. En outre, dans la mesure où Monsieur (B), le père de famille, a été reconnu comme satisfaisant aux critères fixés pour obtenir le statut de réfugié, il semble plausible que si Monsieur (D) et Madame (E) avaient introduit une demande de protection internationale en même temps que leur père, ils auraient également obtenu le statut de réfugié, la prise en compte de l’unité du noyau familial militant en ce sens et l’Etat n’ayant pas avancé d’éléments en sens contraire.

En conclusion, c’est à bon droit que le tribunal a décidé que la décision ministérielle du 1er juillet 2020 encourt l’annulation en ce qui concerne le refus de regroupement familial dans le chef de Monsieur (D) et de Madame (E).

Il s’ensuit que l’appel étatique laisse d’être justifié et que le jugement entrepris est donc à confirmer, l’examen de la demande des intimés visant à obtenir communication du dossier …, dans lequel une personne majeure aurait bénéficié du regroupement familial, devenant surabondant.

PAR CES MOTIFS la Cour administrative, statuant à l’égard de toutes les parties en cause, reçoit l’appel principal du 8 décembre 2021 en la forme, déclare l’appel incident irrecevable, au fond, déclare l’appel principal non justifié et en déboute l’Etat, partant, confirme le jugement entrepris du 8 novembre 2021, condamne l’Etat aux dépens de l’instance d’appel.

Ainsi délibéré et jugé par:

Serge SCHROEDER, premier conseiller, Lynn SPIELMANN, conseiller, Martine GILLARDIN, conseiller, et lu à l’audience publique du 26 avril 2022 au local ordinaire des audiences de la Cour par le premier conseiller, en présence du greffier assumé de la Cour ….

s. … s. SCHROEDER Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 26 avril 2022 Le greffier de la Cour administrative 9


Synthèse
Numéro d'arrêt : 46765C
Date de la décision : 26/04/2022

Origine de la décision
Date de l'import : 14/12/2022
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;cour.administrative;arret;2022-04-26;46765c ?

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