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10/03/2022 | LUXEMBOURG | N°46709C

Luxembourg | Luxembourg, Cour administrative, 10 mars 2022, 46709C


GRAND-DUCHE DE LUXEMBOURG COUR ADMINISTRATIVE Numéro du rôle : 46709C ECLI:LU:CADM:2022:46709 Inscrit le 22 novembre 2021 Audience publique du 10 mars 2022 Appel formé par Monsieur (N) et consorts, …, contre un jugement du tribunal administratif du 28 octobre 2021 (n° 45034 du rôle) en matière de police des étrangers Vu l’acte d’appel inscrit sous le numéro 46709C du rôle et déposé au greffe de la Cour administrative le 22 novembre 2021 par Maître Ardavan FATHOLAHZADEH, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur (N), né l

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GRAND-DUCHE DE LUXEMBOURG COUR ADMINISTRATIVE Numéro du rôle : 46709C ECLI:LU:CADM:2022:46709 Inscrit le 22 novembre 2021 Audience publique du 10 mars 2022 Appel formé par Monsieur (N) et consorts, …, contre un jugement du tribunal administratif du 28 octobre 2021 (n° 45034 du rôle) en matière de police des étrangers Vu l’acte d’appel inscrit sous le numéro 46709C du rôle et déposé au greffe de la Cour administrative le 22 novembre 2021 par Maître Ardavan FATHOLAHZADEH, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur (N), né le … à … (Turquie), et de son épouse, Madame (N-E), née … à … (Turquie), agissant en leur nom personnel, ainsi qu’au nom et pour le compte de leurs enfants mineurs, (Y1), né le … à … (Turquie) et (Y2) née le … à … (Turquie), tous de nationalité turque, demeurant à L-… …, …, …, dirigé contre un jugement rendu par le tribunal administratif du Grand-Duché de Luxembourg le 28 octobre 2021 (n° 45034 du rôle) par lequel ledit tribunal les a déboutés de leur recours tendant à l’annulation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 8 septembre 2020 portant refus, d’une part, d’un report à l’éloignement, et, d’autre part, d’une autorisation de séjour pour raisons humanitaires ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe de la Cour administrative le 22 décembre 2021 ;

Vu le courrier de Maître Frank WIES, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, déposé au greffe de la Cour administrative le 6 janvier 2022, portant information qu’il occupe pour les appelants en remplacement de Maître Ardavan FATHOLAHZADEH ;

Vu le courrier de Maître Frank WIES du 25 janvier 2022 sollicitant, par application de l’article 48 de la loi modifiée du 21 juin 1999 portant règlement de procédure devant les juridictions administratives, l’autorisation de fournir un mémoire supplémentaire ;

Vu le courrier du délégué du gouvernement du 9 février 2022 marquant son accord pour le dépôt de pareil mémoire supplémentaire ;

1Vu le mémoire supplémentaire de Maître Frank WIES déposé au greffe de la Cour administrative le 28 février 2022 au nom des appelants ;

Vu l’accord des mandataires des parties de voir prendre l’affaire en délibéré sur base des mémoires produits en cause et sans autres formalités ;

Vu les pièces versées en cause et notamment le jugement entrepris ;

Sur le rapport du magistrat rapporteur, l’affaire a été prise en délibéré sans autres formalités à l’audience publique du 1er mars 2022.

Le 3 octobre 2018, Monsieur (N) et Madame (E), accompagnés de leurs enfants mineurs, (Y1) et (Y2), ci-après « les consorts (N-E) », introduisirent auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après « la loi du 18 décembre 2015 ».

Les consorts (N-E) furent déboutés de leur demande de protection internationale par une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile, ci-après « le ministre », du 26 avril 2019 dont le bien-

fondé fut définitivement confirmé par un arrêt de la Cour administrative du 29 juillet 2020 (n° 44531C du rôle).

Par courrier de leur mandataire du 18 août 2020, les consorts (N-E) introduisirent auprès du ministère une demande en obtention d’un report à l’éloignement au sens de l’article 125bis de la loi modifiée du 29 août 2008 portant sur la libre circulation des personnes et l’immigration, ci-après « la loi du 29 août 2008 », sinon une autorisation de séjour respectivement pour raisons humanitaires sur base de l’article 78, paragraphes (1) et (3), de la loi du 29 août 2008 ou pour motifs charitables sur base de l’article 6, paragraphe (4), de la directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2008 relative aux normes et procédures communes applicables dans les Etats membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier, ci-après « la directive 2008/115 ».

Par décision du 8 septembre 2020, le ministre refusa de faire droit à cette demande sur base des motifs et considérations suivants :

« J'ai l'honneur de me référer à votre courrier du 18 août 2020 par lequel vous sollicitez pour le compte de votre mandant ainsi que pour sa famille une demande en obtention d'un report à l'éloignement conformément à l'article 125bis de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et de l'immigration, respectivement « (…) une autorisation de séjour pour raison humanitaire sur base de l’article 78 (3), respectivement susdit article 78 (1) de la loi du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et de l'immigration ».

Par la même occasion, vous exposez la situation de précarité à laquelle votre mandant et sa famille devraient faire face dans le cas d’un retour en Turquie.

2Je ne suis malheureusement pas en mesure de donner une suite favorable à votre demande étant donné que Monsieur (N) ainsi que sa famille ne remplissent pas les conditions à l'article 125bis de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l'immigration.

En revanche, j'invite votre mandant à prendre contact avec Mme (K) de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) qui les assistera lors de leurs démarches auprès de leur ambassade en vue d'un retour volontaire.

Quant à votre demande subsidiaire en obtention d’une « autorisation de séjour pour raison humanitaire » vous invoquez principalement les raisons pour lesquelles vos mandants auraient quitté leur pays d'origine, la situation actuelle y régnant ainsi que les risques qu'ils encourraient en cas de retour en Turquie. Or, votre demande en obtention d'une autorisation de séjour pour des motifs humanitaires d'une exceptionnelle gravité concernant ces points doit être déclarée irrecevable en vertu de l'article 78 (3) de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l'immigration étant donné qu'une telle demande est irrecevable si elle se base sur des motifs invoqués au cours d'une demande antérieure qui a été rejetée par le ministre. Force est de constater que les aspects mentionnés ont déjà été toisés et rejetés dans le cadre des deux demandes de protection internationale de vos mandants.

Dans ce contexte, la Cour administrative a retenu dans son arrêt du 29 juillet 2020 que « (…) il y a lieu de suivre les premiers juges en ce qu'ils ont conclu qu'il n'existe pas davantage de motifs sérieux et avérés de croire qu'en cas de retour dans leur pays d'origine, les appelants courraient un risque réel de subir, à raison de ces mêmes faits, des atteintes graves telles que visées aux points a) et b) et c) de l'article 48 de la loi du 18 décembre 2015 », à savoir a) la peine de mort ou l'exécution ; ou b) la torture ou des traitements ou sanctions inhumains ou dégradants infligés à un demandeur dans son pays d'origine ; ou c) des menaces graves et individuelles contre la vie ou la personne d'un civil en raison d'une violence aveugle en cas de conflit armé interne ou international.

Par ailleurs, le fait que votre mandant, Monsieur (N), aurait mené une vie irréprochable au Luxembourg, qu'il serait jeune et plein de volonté ou qu'il pourrait trouver un travail au Luxembourg ne saurait suffire pour être considéré comme un motif humanitaire d'une exceptionnelle gravité tel que prévu à l'article 78 (3) de la loi modifiée du 29 août 2008 justifiant une autorisation de séjour au Luxembourg.

Par conséquent, une autorisation de séjour pour des motifs humanitaires d'une exceptionnelle gravité est refusée à vos mandants conformément à l'article 101, paragraphe (1), point 1. de la loi modifiée du 29 août 2008 précitée et ils restent dans l'obligation de quitter le territoire luxembourgeois.

Enfin, quant à votre demande non autrement motivée sur base de l'article 78, paragraphe (1) de la loi modifiée du 29 août 2008 je ne suis également pas en mesure de faire droit à votre requête. En effet, en application de l'article 39, paragraphe (1) de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l'immigration, la demande en obtention d'une autorisation de séjour doit être favorablement avisée avant l'entrée sur le territoire, ce qui n'est pas le cas en espèce. Subsidiairement, vous n'apportez aucune preuve que vos mandants 3remplissent les conditions fixées à l'article 78, paragraphe (1) de la loi du 29 août 2008 précitée pour bénéficier d'une autorisation de séjour pour des raisons privées. (…) ».

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 28 septembre 2020, les consorts (N-E) introduisirent un recours tendant à l’annulation de la décision ministérielle précitée du 8 septembre 2020.

Dans son jugement du 28 octobre 2021, le tribunal administratif reçut ce recours en la forme, mais le rejeta comme étant non fondé et en débouta les demandeurs, le tout avec condamnation des consorts (N-E) aux frais de l’instance.

Par requête déposée au greffe de la Cour administrative le 22 novembre 2021, les consorts (N-E) ont fait régulièrement relever appel du jugement précité du 28 octobre 2021.

En relation avec leur situation familiale, les appelants exposent craindre de mauvais traitements de la part des autorités turques en cas de retour en Turquie en raison de leur appartenance à une famille de militants kurdes ayant déjà perdu plusieurs membres dans le contexte du conflit entre le gouvernement turc et le « parti des travailleurs du Kurdistan » (PKK), traitements qui seraient contraires à l’article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH). Ils relatent plus particulièrement que Monsieur (N) serait soupçonné d’avoir placé une bombe à son domicile afin de piéger les militaires turcs, bombe qui aurait été découverte en leur absence, et que leurs familles respectives seraient « fichées » depuis lors par les autorités turques. Sur ce, ils déclarent qu’ils ne pourraient plus retourner dans leur pays d’origine, au motif que Monsieur (N) serait toujours recherché par les autorités turques en raison de ce soupçon de tentative d’attentat à la bombe.

Les consorts (N-E) estiment dès lors en premier lieu devoir bénéficier d’une autorisation de séjour pour motifs humanitaires d’une exceptionnelle gravité sur base de l’article 78, paragraphe (3), de la loi du 29 août 2008. Ils signalent dans ce contexte ne pas constituer de menace, ni pour l’ordre public ni pour la sécurité publique, et insistent sur leur parfaite intégration dans la société luxembourgeoise.

Sur base des mêmes arguments, ils soutiennent remplir les conditions de l’article 6, paragraphe 4, de la directive 2008/115 permettant l’octroi d’un droit de séjour pour des motifs charitables.

Finalement, les appelants sollicitent, sur base des articles 125bis et 129 de la loi du 29 août 2008, ainsi que sur base de l’article 3 de la CEDH, un report à l’éloignement, ce d’autant plus que depuis le coup d’Etat manqué du 15 juillet 2016, les simples sympathisants du PKK seraient arrêtés sur base de vagues soupçons. Dans ce contexte, ils craignent faire l’objet d’une détention arbitraire en l’absence d’un procès équitable et en l’absence d’un recours effectif, vu le défaut d’indépendance et d’impartialité des autorités judiciaires de leur pays d’origine. Partant, ils seraient dans l’impossibilité de retourner en Turquie pour des raisons indépendantes de leur volonté et ce serait à tort que le « statut » du report à l’éloignement ne leur aurait pas été accordé.

Dans leur mémoire supplémentaire, les consorts (N-E) se réfèrent encore à un rapport de la Commission européenne du 19 octobre 2021, intitulé « principales conclusions du rapport 2021 4sur la Turquie », précisant le sort réservé en Turquie aux membres du parti politique HDP et la situation sécuritaire prévalant au Sud-Est de la Turquie, région dont ils sont originaires. Ils insistent sur les graves violations des droits de l’homme commises par les forces de sécurité et sur le défaut d’indépendance de la justice en Turquie, les autorités judiciaires turques ayant décidé, « dans l’intérêt de l’Etat », de ne pas être compétentes pour se prononcer sur la légalité des décrets-lois adoptés pendant l’état d’urgence. Ils relèvent encore que plus de 4.000 magistrats auraient été limogés depuis le coup d’Etat avorté et insistent que déjà en 2020 un rapport de la Commission européenne aurait fait état de l’immobilisme du gouvernement ERDOGAN face aux recommandations en matière d’indépendance de la Justice. Ils renvoient encore à un deuxième rapport de la Commission européenne de 2021 relevant le manque systémique d’indépendance du pouvoir judiciaire et les pressions politiques indues exercées sur les juges et les procureurs.

Finalement, ils invoquent encore un rapport de l’organisation AMNESTY INTERNATIONAL sur la Turquie, intitulé « Turquie 2020 », dénonçant, entre autres, les violences commises à l’encontre de personnes poursuivies par la justice.

Sur base de ces considérations, les appelants sollicitent la réformation du jugement a quo et l’annulation de la décision ministérielle pour violation de la loi, erreur manifeste d'appréciation des faits ou encore « erreur d’appréciation de droit ».

Le délégué du gouvernement demande la confirmation du jugement entrepris à partir des développements et conclusions du tribunal y contenus.

Concernant tout d’abord la demande des appelants tendant à l’obtention d’une autorisation de séjour pour des motifs humanitaires d’une exceptionnelle gravité, l’article 78, paragraphe (3), de la loi du 29 août 2008 prévoit que :

« (…) A condition que leur présence ne constitue pas de menace pour l’ordre public, la santé ou la sécurité publiques, le ministre peut accorder une autorisation de séjour pour des motifs humanitaires d’une exceptionnelle gravité au ressortissant de pays tiers. La demande est irrecevable si elle se base sur des motifs invoqués au cours d’une demande antérieure qui a été rejetée par le ministre. En cas d’octroi d’une autorisation de séjour telle que visée ci-dessus, une décision de retour prise antérieurement est annulée. (…) ».

Il convient de rappeler en premier lieu que la disposition précitée confère au ministre un large pouvoir d’appréciation, à exercer sous le contrôle du juge, ce dernier pouvant être appelé à vérifier, d’après les pièces et éléments du dossier administratif, si les faits sur lesquels s’est fondée l’administration sont matériellement établis et s’ils sont de nature à justifier la décision, de même qu’il peut être appelé à examiner le caractère proportionnel de la mesure prise par rapport aux faits établis.

Ceci dit, il ressort de la disposition légale qui précède que dans l’hypothèse où, à l’appui de sa demande tendant à la délivrance d’une autorisation de séjour pour des raisons humanitaires, un étranger n’invoque pas d’autres motifs de persécution ou de discrimination mettant en péril sa vie dans son pays d’origine, que ceux ayant déjà fait l’objet de décisions ministérielle, respectivement juridictionnelle ayant force de chose décidée, voire jugés en matière de protection internationale, sa demande en délivrance d’une autorisation de séjour est valablement rejetée.

5 Tel que retenu par les premiers juges, la Cour constate que les appelants, en invoquant des faits survenus ou risquant de survenir en Turquie, surtout au détriment de Monsieur (N), à savoir qu’il soit emprisonné en raison de son appartenance à l’ethnie kurde et de son support politique au parti politique HDP et sa prétendue qualité de sympathisant du PKK, ainsi que le fait qu’une bombe ait été découverte à son domicile, soulèvent des motifs qui ont déjà été analysés dans le cadre de la demande en obtention d’une protection internationale présentée aux autorités compétentes le 3 novembre 2018, laquelle a été rejetée par une décision ministérielle du 26 avril 2019 et qui a déjà fait l’objet de décisions juridictionnelles ayant force de chose jugée en matière de protection internationale.

Or, dès lors que par l’arrêt précité du 29 juillet 2020, la Cour administrative a définitivement rejeté le recours contentieux introduit par les consorts (N-E) contre la décision ministérielle du 26 avril 2019 portant refus de leur demande de protection internationale, en retenant que les demandes de protection internationale de ceux-ci, tant principales que subsidiaires, ne sont pas fondées, le caractère non fondé de leur demande en délivrance d’une autorisation de séjour à titre humanitaire basée sur les mêmes motifs s’impose nécessairement.

La même conclusion s’impose par rapport au volet de la demande des consorts (N-E) basé sur l’article 6, paragraphe 4, de la directive 2008/115 permettant l’octroi d’un droit de séjour pour des motifs charitables.

En effet, il convient de rappeler que l’article 78, paragraphe (3), de la loi du 29 août 2008 est le fruit de la transposition de l'article 6, paragraphe 4, de la directive 2008/115 prévoyant la possibilité pour les Etats membre d'accorder un titre de séjour autonome pour des « motifs charitables, humanitaires ou autres » à un ressortissant d’un pays tiers en séjour irrégulier sur leur territoire (cf. Cour adm. 5 décembre 2017, n° 39776C du rôle), de sorte que le moyen afférent des appelants est également à rejeter.

Concernant finalement le volet du recours des appelants contre la décision de refus de report à l’éloignement, le cadre légal applicable est tracé par les articles 125bis, paragraphe (1), et 129 de la loi du 29 août 2008 lesquels disposent respectivement que :

« (1) Si l’étranger justifie être dans l’impossibilité de quitter le territoire pour des raisons indépendantes de sa volonté ou s’il ne peut ni regagner son pays d’origine, ni se rendre dans aucun autre pays conformément à l’article 129, le ministre peut reporter l’éloignement de l’étranger pour une durée déterminée selon les circonstances propres à chaque cas et jusqu’à ce qu’existe une perspective raisonnable d’exécution de son obligation. L’étranger peut se maintenir provisoirement sur le territoire, sans y être autorisé à séjourner. (…) » (art. 125bis);

« L’étranger ne peut être éloigné ou expulsé à destination d’un pays s’il établit que sa vie ou sa liberté y sont gravement menacées ou s’il y est exposé à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 ou à des traitements au sens des articles 1er et 3 de la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants » (art. 129).

6 La combinaison des articles 125bis, paragraphe (1), et 129 de la loi du 29 août 2008 ouvre la possibilité d’un report à l’éloignement dans deux cas de figure distincts, à savoir, d’une part, si l’étranger justifie être dans l’impossibilité de quitter le territoire pour des raisons indépendantes de sa volonté et, d’autre part, s’il ne peut ni regagner son pays d’origine, ni se rendre dans aucun autre pays parce que sa vie ou sa liberté y seraient gravement menacées ou qu’il y serait exposé à des traitements contraires notamment à l’article 3 de la CEDH.

Quant au premier cas de figure défini par l’article 125bis, paragraphe (1), de la loi du 29 août 2008 relatif à l’impossibilité de quitter le territoire pour des raisons indépendantes de la volonté de la personne concernée, les premiers juges ont considéré à bon escient que le facteur matériel à la base de l’impossibilité visée doit être lié au séjour au Luxembourg et non pas à un éloignement vers un autre pays, cet aspect étant couvert par l’article 129 de la loi du 29 août 2008.

Or, tout comme en première instance, les consorts (N-E) ne font état ni a fortiori n’établissent l’existence d’un quelconque élément factuel rendant impossible leur départ du Luxembourg, de manière qu’ils ne sont pas fondés à invoquer ce cas de figure à leur profit.

En ce qui concerne, ensuite, l’argumentation des appelants dans le cadre du second cas de figure prévu à l’article 129 de la loi du 29 août 2008, relatif à l’existence de menaces graves pesant sur leurs vies ou leurs libertés ou de traitements contraires à l’article 3 de la CEDH en cas de retour en Turquie, surtout dans le chef de Monsieur (N), force est de constater qu’en date du 3 octobre 2018, les appelants avaient introduit une demande de protection internationale au Luxembourg et à l’appui de cette demande, ils avaient déjà invoqué des discriminations et des persécutions dont ils auraient été victime en Turquie à cause de leur appartenance à la minorité ethnique kurde, à savoir, (i) le fait qu’ils risqueraient des traitements inhumains et dégradants en cas de retour dans leur pays d’origine au vu des suspicions des autorités turques à l’égard de Monsieur (N), (ii) combiné au fait qu’il serait d’origine ethnique kurde et membre du parti HDP, (iii) la situation générale des Kurdes en Turquie, mais également (iv) le fait que Monsieur (N) serait recherché par les autorités.

Or, les intéressés ont été déboutés de cette demande de protection internationale par décision ministérielle du 26 avril 2019, confirmée, sur recours contentieux, par les juridictions administratives, par un jugement du tribunal administratif du 6 mai 2020 (n° 42814 du rôle), confirmé en appel par un arrêt de la Cour administrative du 29 juillet 2020 (n° 44531C du rôle).

A travers ledit arrêt, la Cour a en substance conclu que ni l’appartenance des appelants à l’ethnie kurde, ni la situation générale des Kurdes en Turquie, ni encore le fait que Monsieur (N) soit recherché par les autorités turques au vu des suspicions à son égard et de son appartenance au parti politique HDP, ne permettaient de retenir dans leur chef une crainte fondée de persécution au sens de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés ou de conclure qu’il existerait de ce chef des motifs sérieux et avérés de croire qu’en cas de retour dans leur pays d’origine, ils courraient un risque réel de subir, en raison de ces mêmes faits, des atteintes graves telles que visées aux points a), b) et c) de l’article 48 de la loi du 18 décembre 2015.

7La Cour a plus particulièrement retenu dans son arrêt du 29 juillet 2020 que les faits mis en avant par les consorts (N-E) se situaient dans un contexte particulier, à savoir, d’une part, la mise en place de différents couvre-feux en 2015 et 2016 suite à la reprise des hostilités entre les autorités turques et le PKK, d’autre part, le conflit syrien et les affrontements entre le groupement terroriste « Etat islamique » et des combattants kurdes en Syrie près de la frontière turque, et, de troisième part, la tentative de coup d’Etat en Turquie du 15 juillet 2016. En outre, la Cour a insisté sur le rôle mineur joué par Monsieur (N) au sein du parti politique HDP et sur la considération que les consorts (N-E) ont encore vécu pendant plus de deux ans en Turquie, suite à la découverte d’engins explosifs à leur domicile familial pendant la période de couvre-feux en décembre 2015, sans qu’ils ne fassent état de traitements inhumains et dégradants, voire d’actes de torture commis à cette époque ayant précédé leur départ de Turquie.

Finalement, la Cour a encore retenu dans le susdit arrêt que la situation sécuritaire en Turquie, et plus particulièrement celle des Kurdes, spécialement ceux vivant dans les régions de l’Est et du Sud-Est de la Turquie, était certes préoccupante, mais qu’il n’était pas établi que, d’une manière générale, leur situation soit telle que tout membre de la minorité kurde puisse valablement se prévaloir d’une crainte fondée d’être persécuté du seul fait de sa présence sur le territoire turc.

Les éléments d’appréciation produits dans le cadre de la procédure ayant abouti à la décision ministérielle sous examen ne sont pas de nature à invalider ces conclusions.

Dans la mesure où les appelants ont fondé leur demande d’un report à l’éloignement sur les mêmes risques que ceux présentés et rejetés dans le cadre de leur demande de protection internationale et dans la mesure où les intéressés n’ont pas présenté des éléments d’appréciation documentant un changement substantiel au niveau de la situation sécuritaire ou juridique existant en Turquie, depuis l’arrêt de la Cour administrative du 29 juillet 2020 et respectivement le 8 septembre 2020, date de la décision ministérielle de rejet de la demande de report à l’éloignement, le ministre n’est point critiquable en ce qu’il s’est fondé sur les enseignements retenus dans la décision définitive de rejet de la demande de protection internationale des intéressés.

Il s’ensuit que c’est à juste titre que les premiers juges ont conclu que les appelants ne peuvent pas non plus utilement se prévaloir du second cas de figure défini à l’article 129 de la loi du 29 août 2008 et tiré de l’impossibilité de regagner leur pays d’origine ou de se rendre dans un autre pays parce que leur vie ou leur liberté y seraient gravement menacées ou qu’ils y seraient exposés à des traitements contraires notamment à l’article 3 de la CEDH.

Il découle de l’ensemble des développements qui précèdent que c’est à bon droit que le tribunal a confirmé la validité de la décision ministérielle déférée et que les moyens soulevés par ces derniers ne sont pas de nature à énerver cette conclusion, de sorte que l’appel est à rejeter comme n’étant pas fondé et le jugement entrepris est à confirmer.

Par ces motifs, la Cour administrative, statuant à l’égard de toutes les parties en cause ;

8reçoit l’appel du 22 novembre 2021 en la forme ;

au fond, le déclare non justifié et en déboute les appelants ;

partant, confirme le jugement entrepris du 28 octobre 2021 ;

condamne les appelants aux dépens de l’instance d’appel.

Ainsi délibéré et jugé par :

Henri CAMPILL, vice-président, Lynn SPIELMANN, conseiller, Martine GILLARDIN, conseiller, et lu par le vice-président en l’audience publique à Luxembourg au local ordinaire des audiences de la Cour à la date indiquée en tête, en présence du greffier de la Cour Jean-Nicolas SCHINTGEN.

s. SCHINTGEN s. CAMPILL Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 11 mars 2022 Le greffier de la Cour administrative 9


Synthèse
Numéro d'arrêt : 46709C
Date de la décision : 10/03/2022

Origine de la décision
Date de l'import : 15/03/2022
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;cour.administrative;arret;2022-03-10;46709c ?

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