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20/10/2005 | LUXEMBOURG | N°19604C

Luxembourg | Luxembourg, Cour administrative, 20 octobre 2005, 19604C


GRAND-DUCHE DE LUXEMBOURG COUR ADMINISTRATIVE Numéro du rôle : 19604 C Inscrit le 5 avril 2005

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Audience publique du 20 octobre 2005 Recours formé par Monsieur XXX XXX contre une décision du ministre de la Justice en matière d’expulsion - Appel -

(jugement entrepris du 28 février 2005, n° 18658 du rôle)

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Vu la requête d’appel, inscrite sous le nu

méro 19604C du rôle et déposée au greffe de la Cour administrative le 5 avril 2005 par Maî...

GRAND-DUCHE DE LUXEMBOURG COUR ADMINISTRATIVE Numéro du rôle : 19604 C Inscrit le 5 avril 2005

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Audience publique du 20 octobre 2005 Recours formé par Monsieur XXX XXX contre une décision du ministre de la Justice en matière d’expulsion - Appel -

(jugement entrepris du 28 février 2005, n° 18658 du rôle)

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Vu la requête d’appel, inscrite sous le numéro 19604C du rôle et déposée au greffe de la Cour administrative le 5 avril 2005 par Maître Joé Lemmer, avocat à la Cour, assisté de Maître Faruk Durusu, avocat, au nom de Monsieur XXX XXX, né le 7 mai 1967 à XXX (Portugal), de nationalité portugaise, demeurant actuellement à F-

XXX, dirigée contre un jugement rendu par le tribunal administratif le 28 février 2005, par lequel il a déclaré non fondé le recours en annulation introduit contre une décision du ministre de la Justice du 24 juin 2004 par laquelle il fut expulsé du Grand-Duché de Luxembourg ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du Gouvernement déposé au greffe de la Cour administrative le 4 mai 2005 ;

Vu le mémoire en réplique déposé au nom de l’appelant au greffe de la Cour administrative le 3 juin 2005 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment le jugement entrepris ;

Ouï le conseiller en son rapport et Monsieur le délégué du Gouvernement Guy Schleder en ses plaidoiries.

Par requête, inscrite sous le numéro 18658 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif le 20 septembre 2004, Monsieur XXX XXX a fait introduire un recours tendant à l’annulation d’une décision du ministre de la Justice du 24 juin 2004 par laquelle il fut expulsé du Grand-Duché de Luxembourg.

Par jugement rendu le 28 février 2005, le tribunal administratif, première chambre, statuant contradictoirement, a reçu le recours en annulation en la forme et, au fond, l’a dit non justifié et en a débouté Monsieur XXX XXX.

Les premiers juges ont justifié leur décision en retenant tout d’abord qu’une condamnation pénale, sans constituer une cause péremptoire pour refuser l’entrée et le séjour à un étranger, ainsi que pour refuser de délivrer une carte d’identité d’étranger, peut cependant de par la teneur et la gravité des faits sanctionnés, dénoter un comportement révélant une atteinte grave et actuelle à l’ordre public et justifier le refus de délivrer une carte d’identité d’étranger, ainsi que le refus d’entrée et de séjour sur le territoire luxembourgeois. Les premiers juges ont relevé qu’en l’espèce, le ministre de la Justice s’était basé sur les antécédents judiciaires, à savoir trois condamnations pénales subies par l’actuel appelant, ayant donné lieu à une peine privative de liberté s’élevant au total à 2 ans et 6 mois, et portant sur des faits de nature à dénoter de par leur gravité un comportement de l’actuel appelant compromettant la tranquillité, l’ordre et la sécurité publics. Le tribunal a encore retenu que l’affirmation de l’actuel appelant suivant laquelle il ne saurait plus être considéré comme ayant un comportement personnel de nature à dénoter une menace actuelle pour l’ordre public, depuis ses condamnations pénales remontant aux années 1997, 1998 et 1999, et qu’il se trouverait de surcroît en phase de réinsertion sociale, se trouve contredite en fait par la circonstance qu’un procès-verbal fut dressé contre lui en date du 19 juin 2004 pour le fait non contesté en cause d’avoir détenu une certaine quantité, en l’occurrence 5,3 g., de marijuana. Au vu de cette circonstance, les premiers juges ont finalement retenu que l’actuel appelant n’a pas établi avoir un comportement qui ne saurait être considéré comme étant de nature à écarter toute potentialité dans son chef de compromettre à nouveau la sécurité, la tranquillité, l’ordre ou la santé publics.

En date du 5 avril 2005, Maître Joé Lemmer, avocat à la Cour, assisté de Maître Faruk Durusu, avocat, a déposé une requête d’appel en nom et pour compte de Monsieur XXX XXX, inscrite sous le numéro 19604C du rôle, par laquelle la partie appelante sollicite la réformation du premier jugement en sollicitant en outre le droit de pouvoir séjourner et circuler librement au Luxembourg.

A l’appui de sa requête d’appel, l’appelant reproche tout d’abord aux premiers juges de ne pas avoir fait droit à sa demande tendant à se voir autoriser à « revenir et circuler librement sur le territoire du Grand-Duché de Luxembourg », en remplaçant « la décision du ministre de la Justice » par une décision juridictionnelle afférente. L’appelant reproche ainsi aux premiers juges d’avoir retenu qu’il n’existait aucun recours en réformation en matière de décisions d’expulsion, ce qui serait toutefois contraire au droit communautaire qui exigerait un contrôle juridictionnel réel de la part des tribunaux de nature à rendre possible un examen exhaustif de tous les faits et circonstances se trouvant à la base d’une décision administrative, y compris un examen de l’opportunité de la mesure envisagée. Il reproche partant aux premiers juges d’avoir violé le principe fondamental de la primauté du droit communautaire sur le droit national, en soulignant que les juges auraient dû se déclarer compétents pour statuer sur un recours en réformation dirigé contre la décision litigieuse dans le cadre duquel ils auraient pu, par réformation de la décision sous analyse, l’autoriser à entrer et circuler librement sur le territoire du Grand-Duché de Luxembourg. Dans ce contexte, il suggère à la Cour administrative de poser trois questions préjudicielles à la Cour de Justice des Communautés européennes.

Il reproche encore aux premiers juges de ne pas avoir fait droit à son recours en annulation dirigé contre l’arrêté ministériel litigieux du 24 juin 2004, en leur reprochant plus particulièrement d’avoir retenu qu’il était susceptible de compromettre l’ordre public, une telle décision ayant pour conséquence de le priver du droit de circuler librement sur le territoire de l’Union européenne. Il reproche ainsi aux juges d’avoir cautionné la décision litigieuse du ministre de la Justice, en ce que celle-ci a été basée sur la simple possibilité qu’il puisse constituer une atteinte à l’ordre public, alors que le ministre n’aurait pu justifier sa décision valablement qu’à partir du moment où il a constaté qu’il constitue une menace actuelle pour l’ordre public, suivant les critères retenus par la Cour de Justice des Communautés européennes. Il conteste que les faits sur lesquels se sont basés tant le ministre de la Justice que les premiers juges puissent établir qu’il constitue de par son comportement personnel une menace réelle et actuelle à l’ordre public, suffisamment grave pour être de nature à porter atteinte à un intérêt fondamental de la société. Il rappelle dans ce contexte qu’en sa qualité de citoyen de l’Union européenne, il bénéficierait en principe de la liberté de circulation sur l’intégralité du territoire de l’Union européenne et qu’il ne pourrait être porté atteinte à ce droit que dans des circonstances limitativement énumérées par les textes communautaires interprétés de manière restrictive par la Cour de Justice des Communautés européennes.

En ce qui concerne les condamnations pénales par lui encourues au cours des années 1997, 1998 et 1999, il estime que les faits se trouvant à la base de celles-ci ne témoigneraient en aucun cas d’une atteinte à l’ordre public d’une gravité telle qu’un intérêt fondamental de la société puisse en être affecté, dans la mesure où ces condamnations portaient essentiellement sur la détention illicite de stupéfiants en vue d’un usage par autrui et sur le fait d’avoir agi comme intermédiaire en vue de l’acquisition de stupéfiants. Il souligne dans ce contexte que les peines auxquelles il a été condamné n’auraient pas été très élevées, comme en témoigneraient les jugements en question.

En ce qui concerne pour le surplus son comportement personnel, il reproche à la décision sous analyse que celle-ci n’aurait pas tenu compte de ce que depuis le mois de novembre 2003, et en raison d’une fois par semaine, il serait en train de suivre un traitement de substitution par méthadone, aux fins de désintoxication, tel que cela résulterait d’un certificat médical établi le 17 janvier 2005 par le docteur M.G.

Il relève encore que son comportement personnel positif aurait été attesté par deux autres certificats émis respectivement par une psychologue et une infirmière. Tout en ne contestant pas la réalité des faits ayant fait l’objet de deux procès-verbaux établis respectivement en date des 29 juin 2001 et 19 juin 2004, par lesquels a été constatée la détention de respectivement 5,4 g de marijuana et 5,3 g de marijuana, qu’il prétend avoir détenus en vue d’un usage personnel, il estime que de tels faits ne seraient pas de nature à établir un trouble à l’ordre social de nature à affecter un intérêt fondamental de la société luxembourgeoise.

Dans son mémoire en réponse déposé au greffe de la Cour administrative le 4 mai 2005, le délégué du Gouvernement conclut principalement à la confirmation du jugement entrepris. Pour le surplus, il prend position par rapport aux trois questions préjudicielles suggérées par l’appelant pour estimer qu’il n’y a pas lieu de poser lesdites questions à la Cour de Justice des Communautés européennes.

Un mémoire en réplique a été déposé au greffe de la Cour le 3 juin 2005, dans lequel l’appelant prend tout d’abord position par rapport à sa situation personnelle, en affirmant qu’il ne serait plus un consommateur de drogues depuis une année et qu’entre-temps, il aurait pu se débarrasser de tous ses problèmes, notamment après avoir suivi des traitements appropriés, tel que cela ressortirait des certificats produits par lui. Pour le surplus, il reproche aux premiers juges d’avoir commis une erreur d’appréciation manifeste des faits qui leur ont été soumis, en n’appréciant pas à sa juste valeur la situation dans laquelle il se trouverait actuellement. Par ailleurs, il prend position par rapport aux trois questions préjudicielles suggérées par lui, en rejetant l’argumentation développée par le délégué du Gouvernement dans son mémoire en réponse suivant laquelle lesdites questions ne seraient d’aucune pertinence dans le cadre de la présente instance.

Quant à sa situation familiale et personnelle, il explique dans son mémoire en réplique, in fine, qu’il est venu au Luxembourg à l’âge de 5 ans, qu’il s’y est marié et a fondé une famille au Luxembourg où il a vécu toute sa vie, de sorte qu’il n’aurait plus d’attache dans son pays d’origine. Il reproche aux premiers juges de ne pas avoir suffisamment tenu compte de sa situation de fait qui aurait dû les amener à réformer sinon annuler la décision litigieuse.

La requête d’appel est recevable pour avoir été introduite dans les formes et délai prévus par la loi.

Il échet tout d’abord de constater que l’appelant, tout en sollicitant la réformation du jugement entrepris, qui a déclaré non fondé le recours en annulation introduit par lui contre la décision actuellement sous analyse, sollicite également le droit de pouvoir séjourner et de circuler librement au Luxembourg, en se basant sur l’argumentation suivant laquelle les premiers juges auraient dû lui reconnaître le droit d’introduire un recours en réformation contre la décision litigieuse rendue en matière d’expulsion du territoire, étant donné que la possibilité lui conférée par les textes de loi applicables de n’introduire qu’un recours en annulation en ladite matière le priverait de l’exercice d’un recours effectif au sens du droit communautaire.

Il se dégage du jugement entrepris que l’actuel appelant a indiqué expressis verbis avoir eu l’intention d’introduire un recours en annulation contre la décision litigieuse, en sollicitant toutefois dans le cadre du dispositif de sa requête introductive d’instance « le droit de revenir et circuler librement sur le territoire du Grand-Duché de Luxembourg », une telle demande devant être interprétée comme ayant eu pour but de solliciter la réformation de la décision litigieuse, même si le terme de « réformation » n’a pas été expressément utilisé par l’actuel appelant. La seule argumentation développée à l’appui de cette dernière demande est celle qui a pour objet le constat que la législation luxembourgeoise serait « à considérer comme violant le droit communautaire », sans aucune précision textuelle afférente, en ce que le recours juridictionnel légalement prévu devant le tribunal administratif aurait pour conséquence que ce dernier ne pourrait pas « juger en opportunité ». Le tribunal, sans prendre position par rapport à ce moyen simplement effleuré par l’actuel appelant, a retenu que dans la mesure où aucun recours au fond n’était prévu en matière de décisions d’expulsion, il ne saurait faire droit à la demande ainsi formulée d’accorder à l’actuel appelant le droit de revenir au pays et de circuler librement sur le territoire du Grand-Duché de Luxembourg, puisque ses pouvoirs se limitent à ce qu’il ne peut prononcer le cas échéant que l’annulation de la décision litigieuse.

C’est à bon droit que le tribunal a pu aboutir à cette conclusion, étant donné que l’article 2 paragraphe (1) de la loi modifiée du 7 novembre 1996 portant organisation des juridictions de l’ordre administratif dispose qu’au cas où « aucun autre recours n’est admissible d’après les lois et règlements », seul un recours en annulation peut être dirigé contre les décisions administratives. Or, en matière de décisions d’expulsion, il n’existe aucune disposition légale qui prévoit la possibilité d’introduire un recours en réformation contre des décisions administratives rendues en cette matière.

Dans ce contexte, l’appelant soumet à la Cour administrative une suggestion de question préjudicielle à soumettre à la Cour de Justice des Communautés européennes, afin de savoir si le défaut par la loi luxembourgeoise de prévoir un recours en réformation en matière de décisions portant sur l’expulsion d’étrangers du territoire luxembourgeois est conforme au droit communautaire.

C’est toutefois à bon droit que le délégué du Gouvernement se réfère à l’article 8 de la directive 64/221/CEE du Conseil du 25 février 1964 pour la coordination des mesures spéciales aux étrangers en matière de déplacement et de séjour justifiées par des raisons d’ordre public, de sécurité publique et de santé publique qui prévoit que le ressortissant communautaire doit pouvoir introduire contre une décision d’éloignement du territoire « les recours ouverts aux nationaux contre les actes administratifs. » Il s’ensuit que le recours en annulation, qui constitue le recours de droit commun en matière de droit administratif luxembourgeois, ouvert tant aux nationaux qu’aux ressortissants étrangers, remplit la condition posée par l’article 8 précité. Le représentant étatique a encore exposé à bon droit que l’appelant ne rentre pas dans le champ d’application de l’article 9 de la directive précitée, qui vise deux cas de figure, à savoir celui 1) d’une décision de refus de renouvellement du titre de séjour et 2) de la décision d’éloignement du territoire d’un porteur d’un titre de séjour, et qui ne vise partant pas le cas d’une décision d’éloignement ou d’expulsion prise contre un ressortissant étranger.

Il suit des développements qui précèdent que la question préjudicielle ainsi suggérée à la Cour est dénuée de pertinence et de fondement.

Il échet d’ajouter qu’en matière de contentieux administratif, les juridictions administratives, à savoir le tribunal administratif et la Cour administrative, remplissant toutes les garanties d’indépendance telles que requises par les instruments juridiques internationaux afférents, sont compétentes pour examiner, sur recours, la légalité des décisions leur soumises, de sorte que l’appelant ne saurait être suivi dans son argumentation suivant laquelle il n’existerait aucune « autorité indépendante de l’administration » afin de contrôler l’action de l’administration.

Quant au fond, il échet tout d’abord de rappeler que le droit d’entrée et de séjour aux fins voulues par le traité de l’Union européenne constitue un droit directement conféré aux individus par l’ordre juridique communautaire. C’est ainsi que la Cour de Justice des Communautés européennes a retenu que « ce droit est acquis indépendamment de la délivrance d’un titre de séjour par l’autorité compétente d’un Etat membre » (CJCE 8 avril 1976, Royer, aff. 48/75). Les Etats membres ont donc l’obligation de délivrer le titre de séjour tel que visé par la directive 68/360 du 15 octobre 1968 portant sur la suppression des restrictions au déplacement et au séjour des travailleurs et de leur famille à toute personne apportant la preuve de ce qu’elle appartient à l’une des catégories déterminées par l’article 1er de cette directive.

Le droit communautaire applicable en matière de liberté de circulation des travailleurs pose comme principe l’identité de traitement entre les nationaux et les ressortissants communautaires, auquel il ne saurait être porté atteinte que dans des hypothèses limitativement énumérées par le droit communautaire lui-même. C’est ainsi que la directive 64/221/CEE du Conseil du 25 février 1964 portant sur des exceptions au droit de déplacement et de séjour pour des raisons d’ordre public, de sécurité publique et de santé publique permet de refuser l’accès au territoire à tout étranger dont la présence constituerait une menace pour l’ordre public ou la sécurité publique. Ces mêmes motifs peuvent également motiver l’éloignement du territoire national d’un ressortissant communautaire. Les règles énoncées plus particulièrement aux articles 2 et 3 de ladite directive ont été précisées par une jurisprudence abondante de la Cour de Justice des Communautés européennes.

Les réserves d’ordre public et de santé publique constituent des dérogations au principe général de libre circulation et sont soumises aux critères d’interprétation traditionnellement utilisés par la Cour de Justice des Communautés européennes.

S’agissant de dérogations à un principe fondamental du traité, elles sont interprétées de manière restrictive. Une mesure fondée sur ces notions est compatible avec le droit communautaire seulement si elle est en relation directe avec l’objectif visé (principe de causalité), si elle est nécessaire et non excessive par rapport à cet objectif (principe de proportionnalité), si elle constitue l’unique moyen existant pour atteindre l’objectif poursuivi et justifiant ainsi la limitation apportée à l’exercice de la liberté fondamentale de circuler (principe de substitution).

Il se dégage de l’ensemble de ces réglementations et jurisprudences que les pouvoirs d’un Etat membre sont limités aussi bien en ce qui concerne l’appréciation du comportement susceptible de fonder un recours à la notion de risque d’atteinte à l’ordre public ou à la sécurité publique que pour déterminer les mesures à prendre.

C’est ainsi que dans son arrêt Rutili du 28 octobre 1975, la Cour de Justice des Communautés européennes a retenu que les atteintes portées, au nom des exigences de l’ordre public, au droit ainsi garanti, ne sauraient excéder le cadre de ce qui est nécessaire à la sauvegarde de ces exigences dans une société démocratique. Ainsi, seul un comportement personnel de nature à constituer une menace réelle et suffisamment grave affectant un intérêt fondamental de la société peut justifier notamment une décision d’éloignement d’un ressortissant communautaire du territoire d’un Etat membre. Il est partant requis, pour que la condition justifiant la dérogation au principe ci-avant énoncé soit remplie, que les agissements du ressortissant communautaire soient d’une gravité telle que sa présence sur le territoire de l’Etat accueil paraisse intolérable (CJCE 28 octobre 1975, Rutili ;

CJCE 27 octobre 1977, Bouchereau).

Il échet encore de rappeler dans ce contexte que les infractions qu’un ressortissant communautaire est susceptible de commettre sur le territoire d’un Etat d’accueil sont sanctionnées par le juge pénal, au même titre que celles commises par les nationaux sur ledit territoire. Au-delà de ce comportement que peuvent avoir les ressortissants communautaires sur le territoire d’un Etat d’accueil, il échet d’apprécier la mesure dans laquelle il risque de porter à nouveau atteinte à l’ordre ou à la sécurité publics et il est nécessaire que ce risque soit suffisamment caractérisé pour qu’il puisse être retenu comme motif à la base d’une décision d’éloignement du territoire de l’Etat d’accueil.

Il s’ensuit que les autorités administratives de l’Etat d’accueil ne peuvent se limiter en ne prenant en considération que les condamnations pénales éventuelles que le ressortissant communautaire a le cas échéant pu encourir sur leur territoire, mais elles doivent également prendre en considération dans quelle mesure ledit étranger risque à nouveau de porter atteinte à l’ordre public ou à la sécurité publique sur le territoire de leur Etat et pour que ce risque puisse légalement justifier une décision d’éloignement à prendre à l’égard dudit ressortissant communautaire, il faut que le comportement que celui-ci est susceptible d’avoir dans le futur puisse non seulement être considéré comme constituant une menace réelle et suffisamment grave de porter de nouveau atteinte à l’ordre ou à la sécurité publics, mais que ce comportement soit de nature à porter atteinte à un intérêt fondamental de la société, c’est-à-dire que ledit comportement risque d’être d’une gravité telle que la présence dudit étranger sur le territoire de l’Etat d’accueil paraisse intolérable.

Il se dégage encore des principes ainsi retenus par la Cour de Justice des Communautés européennes, que la détermination des menaces pour l’ordre public n’est pas laissée à la seule appréciation des Etats qui peuvent toutefois, au regard de leur situation nationale, déterminer ce qu’il y a lieu d’entendre par les nécessités de l’ordre public. Toutefois, loin de pouvoir être arbitraire, la détermination doit respecter les critères fixés non seulement par la réglementation communautaire, mais également par les arrêts de la Cour de Justice. Il s’ensuit que l’appréciation discrétionnaire des Etats membres en la matière est limitée par les dispositions communautaires afférentes et les dérogations qui peuvent être portées par les Etats membres au principe de l’identité de traitement entre les nationaux et les ressortissants communautaires doivent rester exceptionnelles et limitées.

S’il est vrai qu’il n’existe pas de définition de la « menace grave pour l’ordre public », il échet néanmoins de retenir que cette notion regroupe trois éléments différents : 1) il doit y avoir une menace ; 2) cette menace doit être grave ; 3) elle doit concerner l’ordre public.

En ce qui concerne le premier élément de cette notion, il y a lieu de retenir que la mesure d’éloignement a pour objet de parer à une menace, elle doit partant avoir un caractère préventif et non répressif. Elle n’a donc pas le caractère d’une sanction, mais elle constitue une mesure de police exclusivement destinée à protéger l’ordre et la sécurité publics. La mesure d’éloignement ne peut partant être justifiée que par le fait qu’il y a lieu d’éviter des troubles réels futurs de nature à affecter l’ordre public.

En ce qui concerne le deuxième élément de cette notion, il échet de retenir que c’est l’atteinte qui est susceptible d’être portée à l’ordre public qui doit être grave et de nature à être dirigée contre un intérêt fondamental de la société de l’Etat d’accueil.

En ce qui concerne enfin le troisième élément de cette notion, à savoir l’ordre public, il échet de constater qu’il s’agit d’une notion difficile à cerner et qu’elle est susceptible d’évoluer au fil des années et qu’elle peut être différente d’un pays à un autre.

Sur base des développements qui précèdent, il échet toutefois de retenir que ce ne sont pas toutes les atteintes à l’ordre public qui peuvent justifier une mesure d’éloignement à l’encontre d’un ressortissant communautaire du territoire de l’Etat d’accueil, mais que seules les atteintes à l’ordre public qui sont de nature à concerner un intérêt fondamental de la société peuvent être retenues pour justifier une telle mesure d’éloignement. Il est partant exigé que l’autorité administrative compétente doit vérifier si le comportement que l’étranger risque d’avoir dans le futur est de nature à rendre sa présence intolérable sur le territoire de l’Etat d’accueil. Il échet de rappeler dans ce contexte que les critères retenus par les arrêts de la Cour de Justice des Communautés européennes font bien ressortir l’atteinte exceptionnellement grave que risque de porter l’étranger à l’ordre public national pour qu’il puisse faire l’objet d’une mesure d’éloignement, ce comportement devant être de nature à déstabiliser d’une manière anormalement grave l’ordre public en question.

Le comportement de l’étranger doit être apprécié par l’autorité compétente à la date de sa décision, de sorte qu’il y a également lieu de prendre en considération au-delà des condamnations pénales dont il a pu faire l’objet dans le passé, le comportement personnel de l’étranger en question à la suite desdites condamnations pénales. C’est ainsi que la seule existence de condamnations pénales ne peut automatiquement motiver des mesures de refoulement ou d’éloignement. Cette limitation vise en effet à préserver le caractère fondamental du droit à la libre circulation des personnes garanti par le traité de l’Union européenne.

Il se dégage ainsi de l’arrêt Bouchereau précité qu’une condamnation pénale pour détention illégale de stupéfiants ne peut entraîner automatiquement une mesure d’éloignement de l’intéressé.

L’autorité administrative doit veiller à fournir une motivation à la base de la décision d’éloignement qui soit conforme au principe de la proportionnalité entre la mesure prise et le respect de la vie privée et familiale de l’étranger. C’est ainsi que l’autorité compétente doit ménager un juste milieu entre le but visé, à savoir la protection de l’ordre public et de la sécurité nationale, et la gravité de l’atteinte portée au droit de l’étranger au respect de sa vie privée et familiale.

En l’espèce, il n’est pas contesté que les dispositions communautaires actuellement en vigueur en matière de libre circulation des travailleurs communautaires et de droit de séjour des ressortissants communautaires ont été transposées en droit luxembourgeois par le règlement grand-ducal du 28 mars 1972 relatif aux conditions d’entrée et de séjour de certaines catégories d’étrangers faisant l’objet de conventions internationales comprenant notamment un article 9 qui dispose que :

« (…) la carte de séjour ne peut être refusée ou retirée (…) et une mesure d’éloignement du pays ne peut être prise (…) que pour des raisons d’ordre public, de sécurité publique ou de santé publique (…). La seule existence de condamnations pénales ne peut automatiquement motiver ces mesures. (…) Les mesures d’ordre public ou de sécurité publique doivent être fondées exclusivement sur le comportement personnel de l’individu qui en fait l’objet », auquel la décision litigieuse a valablement pu se référer.

Il n’est pas non plus contesté que l’appelant a fait l’objet de trois condamnations pénales ayant donné lieu à une peine privative de liberté s’élevant au total à 2 ans et 6 mois, intervenues respectivement les 28 avril 1997, 10 décembre 1998 et 1er juillet 1999, subies pour infractions à la législation en matière de toxicomanie et pour vol à l’étalage. Ces condamnations portaient essentiellement sur la détention illicite de stupéfiants en vue d’un usage par autrui et sur le fait d’avoir agi comme intermédiaire en vue de l’acquisition de stupéfiants.

Il est également constant qu’en date des 29 juin 2001 et 19 juin 2004, l’appelant a fait l’objet de deux procès-verbaux pour avoir détenu une certaine quantité, en l’occurrence respectivement 5,4 g et 5,3 g de marihuana, que l’appelant déclare avoir détenu en vue d’un usage personnel.

Il ressort également des pièces et éléments du dossier que l’appelant s’est installé au Luxembourg ensemble avec ses parents à l’âge de 5 ans, au courant de l’année 1972, qu’il a contracté un mariage avec une ressortissante luxembourgeoise au début de l’année 1990 et qu’il est le père d’une fille âgée actuellement de 15 ans, née de l’union en question, étant toutefois entendu que l’appelant est divorcé depuis 1997. Il suit par ailleurs des explications non contestées de l’appelant que celui-ci, âgé actuellement de 38 ans, a passé la quasi intégralité de sa vie au Luxembourg, à l’exception des cinq premières années. Il s’en dégage que l’appelant possède des liens sociaux, culturels et familiaux très forts avec le Luxembourg et il ne se dégage d’aucun élément du dossier qu’il ait gardé un quelconque contact avec son pays de naissance, à savoir le Portugal.

Il se dégage encore des pièces et éléments du dossier que l’appelant est en train de suivre une cure de désintoxication depuis le mois de novembre 2003, tel que cela ressort d’un certificat médical établi le 17 janvier 2005 par son médecin traitant et qu’il s’est également soumis à un traitement psychosocial depuis 1994, suivant un certificat établi le 9 janvier 2005 par une association sociale dont il utilise les services. Il ressort également de ce dernier certificat qu’actuellement il ne consomme plus de drogues et suivant la psychologue signataire dudit certificat, « un projet de réinsertion socio-professionnel au Luxembourg semble être réalisable ».

Ce certificat de même qu’un autre certificat émis le 9 février 2005 par un autre organisme social font état du bon comportement de l’appelant. Il est vrai toutefois que ces pièces portent une date postérieure à celle de la décision litigieuse et que le ministre compétent ne pouvait donc les prendre en considération, la légalité de la décision litigieuse étant par ailleurs appréciée à la date à laquelle elle a été prise.

Il échet de relever que les infractions se trouvant à la base des condamnations pénales dont a fait l’objet l’appelant font ressortir un comportement de ce dernier qui n’était pas de nature à porter atteinte à un intérêt fondamental de la société luxembourgeoise. Par ailleurs, ces condamnations datent de la fin des années 1990, alors que l’arrêté d’expulsion n’a été pris que le 24 juin 2004, partant 5 ans après la dernière condamnation pénale.

Il se dégage en outre des pièces et éléments du dossier que l’appelant accomplit ses meilleurs efforts afin de se réintégrer dans la société luxembourgeoise dont il fait partie depuis l’âge de 5 ans, en suivant notamment une cure de désintoxication.

En ce qui concerne les faits relevés par les deux procès-verbaux des années 2001 et 2004 précités, qui portent sur des faits non contestés par l’appelant, il échet de relever qu’ils font également état de comportements de la part de l’appelant qui ne sont pas de nature à porter atteinte à un intérêt fondamental de la société.

Il se dégage également des développements qui précèdent qu’il n’était pas établi à la date de la prise de la décision litigieuse que l’appelant risquait de porter atteinte dans le futur et d’une manière grave à l’ordre public national.

Au vu des éléments relevés ci-avant, il y a lieu de constater que le ministre de la Justice a violé le principe de la proportionnalité en prenant une mesure, à savoir celle de l’expulsion de l’appelant, dont le résultat, à savoir l’obligation lui imposée de quitter le territoire national, a des effets disproportionnés par rapport à l’atteinte qui est ainsi portée à sa vie privée et familiale établie depuis longue date au Luxembourg. Il s’ensuit que le jugement entrepris du 28 février 2005 est à réformer, sans qu’il y ait lieu de prendre position par rapport aux deux autres questions préjudicielles suggérées par l’appelant dont la solution ne présente, au vu de ce qui précède, aucune pertinence pour la solution du présent litige.

L’arrêt à intervenir statue à l’égard de toutes les parties à l’instance, nonobstant l’absence du mandataire de l’appelant à l’audience des plaidoiries, étant donné que la procédure devant les juridictions administratives est essentiellement écrite et que l’appelant a fait déposer non seulement une requête d’appel, mais également un mémoire en réplique.

Par ces motifs, La Cour administrative, statuant à l’égard de toutes les parties à l’instance ;

reçoit la requête d’appel du 5 avril 2005 en la forme ;

la dit fondée ;

partant, par réformation du jugement entrepris du 28 février 2005, annule la décision attaquée du 24 juin 2004 et renvoie l’affaire au ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration ;

condamne l’Etat aux frais et dépens des deux instances.

Ainsi jugé par :

Marion Lanners, présidente Christiane Diederich-Tournay, premier conseiller Carlo Schockweiler, conseiller, rapporteur, et lu par la présidente en l’audience publique à Luxembourg au local ordinaire des audiences de la Cour à la date indiquée en-tête, en présence du greffier en chef de la Cour Erny May.

le greffier en chef la présidente 12


Synthèse
Numéro d'arrêt : 19604C
Date de la décision : 20/10/2005

Origine de la décision
Date de l'import : 12/12/2019
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;cour.administrative;arret;2005-10-20;19604c ?

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