AU NOM DU PEUPLE LIBANAIS
La Cour de cassation, siégeant en Assemblée plénière en l’audience du 11/6/2018 où étaient présents : le Premier président de la Cour de cassation Jean Daoud Fahed et les présidents de chambres : Joseph Samaha, Claude Karam,Michel Tarazi, Ghassan Fawaz, Roukoz Rizk, Suhair Al Haraki, et Afif Al Hakim ;
Sur le rapport du Premier président Jean Daoud Fahed du 8/5/2018 ;
Après examen et délibéré, a rendu l’arrêt suivant :
Attendu que la Cour de cassation (9ème civ.), sur arrêt rendu le 21/12/2017, a décidé au 3ème alinéa du dispositif, et sous réserve de statuer sur le cinquième motif de cassation et sur le pourvoi incident tant sur la forme que sur le fond, de renvoyer à la Cour de cassation, siégeant en Assemblée plénière, conformément aux dispositions de l’article 95 al. 2 du Code de procédure civile, l’affaire portée devant elle (affaire n° 692/2001 du 20/2/2001) entre V., K., G., G., M., E. et A. Z. (demandeurs au pourvoi) et les héritiers de la défunte G. S. A. : M., J., M-R, et D. J. H. (défendeurs au pourvoi), pour statuer sur l’existence ou non d’une quotité disponible grevant les donations entre vifs effectuées par les non-musulmans, au regard des dispositions juridiques mentionnées dans la décision attaquée, notamment les articles 506, 512, 529, 531 et 532 du Code des obligations et des contrats, donnant lieu à une jurisprudence contradictoire et à une doctrine divergente ;
Attendu que, conformément aux dispositions de l'article 95 al. 2 du Code de procédure civile, la Cour de cassation, siégeant en Assemblée plénière, examine sur renvoi d’une chambre de la Cour de cassation : « tout litige dont la solution exigerait l’élaboration d’un principe de droit important ou qui aboutirait à une contradiction avec des décisions antérieures » ;
Attendu que la Cour de cassation (9ème civ.) a renvoyé l’affaire devant l’Assemblée plénière afin d’élaborer un principe juridique relatif à l'existence ou non d’une quotité disponible grevant les donations effectuées par les non-musulmans ;
Attendu la contradiction jurisprudentielle relative à l'existence ou non d’une quotité disponible grevant les donations effectuées par les non-musulmans constatée par la Cour de cassation (9ème civ.) dans le présent renvoi ;
Attendu que, conformément aux principes généraux régissant l’interprétation des textes de loi comme unité législative interdépendante et complémentaire aboutissant à réaliser l’unicité du but recherché par le législateur, les juridictions sont tenues, dans l’interprétation des textes de lois ambigus ou incomplets, de s’abstenir de les interpréter indépendamment d’autres textes connexes afin d’élucider la réelle volonté du législateur relative à la règle juridique concernée, dans ses différents éléments et sa portée réelle ;
Attendu que, partant de cette base, se présente la nécessité de répertorier les différents textes législatifs relatifs à la quotité de la donation entre vifs et de les interpréter, afin de dégager la véritable intention du législateur et, par conséquent, d’aboutir au principe juridique recherché ;
Attendu que selon l’article 512 du Code des obligations et des contrats « les donations ne peuvent pas excéder les limites de la quotité disponible du donateur » ; de même, l’article 531 du Code des obligations et des contrats dispose que « la donation qui, conformément aux prévisions de l’article 512, dépasse la quotité disponible d’après la valeur des biens laissés à sa mort par le donateur, doit être réduite de tout ce dont elle excède cette quotité. Mais cette réduction n’annule point les effets de la donation, ni l’acquisition que le donateur aura faite des fruits pendant sa vie » ; et qu’en vertu de l’article 532 du Code des obligations et des contrats, « s’il existe deux ou plusieurs donations qu’on ne peut remplir complètement avec la quotité disponible, on annulera ou on réduira les plus récentes, en tant qu’elles excèdent cette quotité » ;
Attendu que, au vu des textes précités, le législateur aurait consacré dans le Code des obligations et des contrats le principe de l’existence d’une quotité disponible dans les donations entre vifs, mais sans en fixer le taux, enclenchant une jurisprudence contradictoire qui amena la Cour spéciale d’unification de la jurisprudence à rendre en date du 1/12/1947 un arrêt de principe ramenant le taux de la quotité disponible des donations entre vifs au même taux que celui décidé pour les testaments, statuant que ce taux serait différemment déterminé selon le régime de statut personnel propre à chacune des communautés libanaises ; et
qu’après l’avènement de la dissolution de la Cour spéciale d’unification de la jurisprudence en 1953, suivie de la promulgation de la loi sur les successions des non-musulmans du 23 juin 1959 qui fixa explicitement aux articles 58 et suivants la quotité disponible dans les testaments sans allusion aux donations entre vifs, la jurisprudence contradictoire en la matière apparut à nouveau surtout en ce qui
concerne la quotité disponible dans les régimes des communautés non-musulmanes ;
Attendu que la non détermination par l’article 512 du Code des obligations et des contrats du taux de la quotité disponible dans les donations entre vifs ne signifie point que le législateur avait eu l’intention de soustraire à cet article ainsi qu’aux autres articles susmentionnés tout effet juridique afin de les rendre inopérants et inutiles, d’où la nécessité de dégager la réelle intention du législateur concernant le taux de la quotité disponible dans les donations entre vifs non-musulmans à partir d’une interprétation de l’article 512 du Code des obligations et des contrats en harmonie avec les dispositions de la loi du 23 juin 1959;
Attendu, d’une part, que les lois successorales des différentes communautés, parmi lesquelles la loi successorale des non-musulmans, contiennent des dispositions relatives à la distribution des biens de la succession aux héritiers légaux considérés comme réservataires, et qu’il serait évident que la non détermination d’une quotité pour la donation ou le testament donnerait toute liberté au donateur ou au testateur de disposer de sa succession par donation ou testament au profit des non-réservataires, ou de certains d’entre eux, de sorte qu’un tel comportement mènerait à priver les héritiers réservataires d’une partie de la
succession ;
Attendu que le fait pour une personne de pouvoir disposer de ses biens, soit par testament, soit par donation entre vifs, aboutirait à transmettre l’ensemble de sa succession aux tiers ou à une partie de ses héritiers, ce qui priverait les héritiers réservataires de la succession et porterait ainsi à conclure que le but recherché par le législateur dans l’instauration d’une quotité disponible dans les deux cas précités
serait principalement la protection des héritiers réservataires, en empêchant le testateur ou le donateur de les priver d’une partie de leurs parts successorales ;
Attendu, d’autre part, que si le législateur distingua les dispositions relatives aux donations de celles relatives aux testaments, en soumettant en vertu de l’article 505 du Code des obligations et des contrats, les donations post mortem, c’est-à dire les testaments, aux règles du statut personnel relatives aux successions, alors qu’il soumit en vertu de l’article 506 du même code les donations entre vifs aux règles générales régissant les contrats et obligations ainsi qu’aux dispositions spéciales relatives aux donations entre vifs citées dans les articles 504 et suivants du même code, il ne faudrait point ignorer les dispositions claires de l’article 512 du Code des obligations et des contrats instaurant le principe de l’existence d’une quotité disponible dans les donations entre vifs et reflétant la même intention du
législateur relative à ladite quotité disponible grevant les donations entre vifs et les testaments, étant donné que la loi successorale relative aux non-musulmans de même que le Code des obligations et des contrats sont l’œuvre du même législateur civil et, partant de ce fait, leurs dispositions respectives devraient être interprétées
de manière harmonieuse et complémentaire ;
Attendu que la loi du 23 juin 1959 qui instaura dans les articles 58 et suivants, une quotité disponible dans les testaments sans en mentionner une pour les donations entre vifs, disposa dans l’article 66 que, pour la détermination de la quotité disponible dans les testaments, il est ajouté aux biens du défunt, après déduction de ses dettes, la valeur des biens qu’il a donnés de son vivant, établie sur la base du prix au moment de la donation et que, conformément à l’article 68 § 1 de la loi susmentionnée, lorsque les dispositions testamentaires excèdent la quotité disponible ou la part restante de cette quotité, après déduction de la valeur des donations entre vifs, la réduction est faite sans aucune distinction entre legs universels et legs particuliers ;
Attendu, dès lors que l’article 512 du Code des obligations et des contrats interdit au donateur d’excéder les limites de la quotité disponible dans les donations entre vifs, que les articles 529, 531 et 532 du même code confirment la même intention du législateur d’établir une quotité disponible dans les donations entre vifs, et qu’il résulte de l’interprétation des articles 66 et 68 de la loi du 23 juin 1959 l’intention du législateur d’instaurer une quotité disponible des donations entre vifs effectuées par les non-musulmans, que lesdits articles ne peuvent être considérés inefficaces et inutiles au seul motif que la loi du 23 juin 1959 n’a point explicitement prévu une quotité disponible des donations entre vifs à l’instar des testaments, et qu’il revient au juge, dans ce cas, d’assurer la bonne application dédits articles, de leur attribuer la portée juridique voulue par le législateur et de les interpréter selon les règles générales d’interprétation susmentionnées, partant de la nature commune du Code des obligations et des contrats et de la loi du 23 juin 1959, et par analogie entre les dispositions juridiques relatives aux testaments et aux donations entre vifs qui se trouvent unies par la même cause et par le même but, savoir la privation des héritiers réservataires d’une partie de la succession et la protection de ces derniers à travers l’instauration d’une quotité disponible des donations entre vifs et les testaments ;
Attendu qu’il résulte de ce qui précède, que le silence du Code des obligations et des contrats relatif à la quotité disponible dans les donations ne peut être interprété comme une absence totale de ladite quotité, mais qu’il convient de donner à ce silence sa portée juridique exacte et de l’interpréter en cohérence et complémentarité avec les dispositions relatives aux testaments prévues dans les lois de statut personnel propres à chaque communauté, et de ce fait appliquer la quotité disponible prévue pour les donations post mortem, savoir les testaments, aux donations entre vifs ; et qu’ainsi, les dispositions du Code des obligations et des contrats relatives aux donations entre vifs devraient être interprétées en complémentarité avec les dispositions légales prévues par la loi du 23 juin 1959 ;
Attendu que ce qui corrobore cette position est que la commission chargée de réviser le projet de loi du Code des obligations et des contrats mentionna dans son rapport qu’elle avait rédigé sommairement le chapitre relatif aux donations entre vifs en raison de la relation étroite entre ses règles et celles régissant le testament, et qu’elle limita l’élaboration de son projet aux articles qu’elle considéra compatibles avec le régime du statut personnel ; ce qui signifie que ladite commission s’est limitée uniquement, dans l’article 512 du Code des obligations et des contrats, à fixer l’existence de la quotité disponible sans en fixer le taux vu la particularité des différentes lois de statut personnel régissant les donations entre vifs, et la différence du taux de cette quotité disponible relative à chacune de ces lois propres à chaque communauté libanaise ;
Attendu que l’application de la règle susmentionnée aux non-musulmans requiert l’application aux donations entre vifs de la même quotité disponible fixée pour le testament par les articles 58 et suivants de la loi du 23 juin 1959 sur les successions des non-musulmans ;
Attendu que le principe général applicable dans la présente affaire est le suivant : la quotité disponible de la donation entre vifs effectuée par les non-musulmans est la même que celle déterminée pour le testament dans la loi du 23 juin 1959 ;
Par ces motifs,
La Cour de cassation, siégeant en Assemblée plénière, énonce à l’unanimité le principe suivant : la quotité disponible de la donation entre vifs effectuée par les non-musulmans est la même que celle déterminée pour le testament dans la loi du 23 juin 1959.
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, siégeant en Assemblée plénière, et prononcé le onze juin deux mille dix-huit.