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02/08/2024 | FRANCE | N°22/09325

France | France, Tribunal judiciaire de Nanterre, 2ème chambre, 02 août 2024, 22/09325


TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE NANTERRE



PÔLE CIVIL

2ème Chambre

JUGEMENT RENDU LE
02 Août 2024


N° RG 22/09325 - N° Portalis DB3R-W-B7G-X4QF

N° Minute :








AFFAIRE

[C] [J] épouse [W], [R] [W]

C/

S.A. UCB PHARMA, CPAM DE LOIRE-ATLANTIQUE





Copies délivrées le :












DEMANDEURS

Madame [C] [J] épouse [W]
[Adresse 1]
[Localité 2]

Monsieur [R] [W]
[Adresse 1]
[Localité 2]

représentés

par Me Marianne THARREAU, avocat au barreau de HAUTS-DE-SEINE, vestiaire : PN99


DEFENDERESSES

S.A. UCB PHARMA
[Adresse 5]
[Localité 4]

représentée par Maître Carole SPORTES LEIBOVICI de la SELARL HAUSSMANN ASSOCIES, avocats au barreau de P...

TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE NANTERRE

PÔLE CIVIL

2ème Chambre

JUGEMENT RENDU LE
02 Août 2024

N° RG 22/09325 - N° Portalis DB3R-W-B7G-X4QF

N° Minute :

AFFAIRE

[C] [J] épouse [W], [R] [W]

C/

S.A. UCB PHARMA, CPAM DE LOIRE-ATLANTIQUE

Copies délivrées le :

DEMANDEURS

Madame [C] [J] épouse [W]
[Adresse 1]
[Localité 2]

Monsieur [R] [W]
[Adresse 1]
[Localité 2]

représentés par Me Marianne THARREAU, avocat au barreau de HAUTS-DE-SEINE, vestiaire : PN99

DEFENDERESSES

S.A. UCB PHARMA
[Adresse 5]
[Localité 4]

représentée par Maître Carole SPORTES LEIBOVICI de la SELARL HAUSSMANN ASSOCIES, avocats au barreau de PARIS, vestiaire : P0443

CPAM DE LOIRE-ATLANTIQUE
[Adresse 6]
[Localité 3]

non représentée

En application des dispositions des articles 789 et 871 du code de procédure civile, l’affaire a été débattue le 20 Juin 2024 en audience publique devant :

Julia VANONI, Vice-Présidente
Thomas CIGNONI, Vice-président

magistrats chargés du rapport, les avocats ne s’y étant pas opposés.

Ces magistrats ont rendu compte des plaidoiries au tribunal composé de :

Julia VANONI, Vice-Présidente
Thomas CIGNONI, Vice-président
Thomas BOTHNER, Vice-Président

qui en ont délibéré.

Greffier lors du prononcé : Fabienne MOTTAIS

JUGEMENT

prononcé en premier ressort, par décision réputée contradictoire et mise à disposition au greffe du tribunal conformément à l’avis donné à l’issue des débats.

EXPOSE DU LITIGE
Par acte d’huissier du 14 octobre 2022, Mme [C] [J] et son époux, M. [R] [W], ont fait assigner devant le tribunal judiciaire de Nanterre la SA UCB Pharma, en présence de la caisse primaire d’assurance maladie de Loire-Atlantique, aux fins d’être indemnisés de leurs préjudices consécutifs selon eux à l’exposition in utero au distilbène® de la première, se référant en ce sens aux conclusions de l’expertise médicale judiciaire confiée au docteur [I], désigné par arrêt de la cour d’appel de Versailles du 28 juin 2019, déposées le 15 janvier 2022.
Au cours de la mise en état de l’affaire et par conclusions d’incident notifiées par la voie électronique le 12 mai 2023, la société UCB Pharma a saisi le juge de la mise en état d’une fin de non-recevoir tirée de la prescription de l’action des consorts [W], au motif que la consolidation de l’état de santé de Mme [W] est acquise au 27 août 1992, alors que la première assignation qu’elle a fait délivrer à la SA UCB Pharma l’a été en 2018.
Par ordonnance du 23 janvier 2024, le juge de la mise en état a ordonné le renvoi devant la formation collégiale de jugement du moyen d’irrecevabilité opposé par la SA UCB Pharma tiré de la prescription de l’action des consorts [W].
Dans ses dernières conclusions sur incident notifiées par la voie électronique le 28 mars 2024, la SA UCB Pharma demande au tribunal, au visa notamment des articles 122 et 789 du code de procédure civile, 2270-1 ancien du code civil, de :
Déclarer irrecevables comme prescrites les demandes de Mme [J] au titre de la réparation de ses préjudices suivant assignation du 14 octobre 2022, Déclarer irrecevables comme prescrites les demandes de M. [W] au titre de la réparation de ses préjudices suivant assignation du 14 octobre 2022, Rejeter en conséquence l’intégralité de leurs demandes et les condamner aux dépens, Condamner les époux [W] aux dépens, Les débouter de toutes leurs demandes. Dans leurs dernières conclusions en réplique notifiées par la même voie le 30 mai 2024, les époux [W] demandent au tribunal de :
Les déclarer recevables en leurs demandes, Débouter la SA UCB Pharma de toutes ses prétentions, La condamner aux entiers dépens. L’incident a été fixé pour être plaidé à l’audience de la formation de jugement du 20 juin 2024, laquelle s’est tenue à double juge rapporteur, sans opposition des parties, avant d’être mise en délibéré au 2 août 2024 par mise à disposition au greffe.

MOTIFS DE LA DECISION
Sur la prescription de l’action des consorts [W]
Selon l’article 2270-1 du code civil, applicable au litige, les actions en responsabilité civile extracontractuelle se prescrivent par dix ans à compter de la manifestation du dommage ou de son aggravation. Il est constant qu’en cas de dommage corporel ou d’aggravation du dommage, la date de la consolidation fait courir le délai de la prescription prévu par ce texte.
Il est constant que la consolidation s’entend du moment où les lésions se fixent et prennent un caractère permanent, tel qu’un traitement n’est plus nécessaire, si ce n’est pour éviter une aggravation, et qu’il est possible d’apprécier un certain degré d’incapacité permanente réalisant un préjudice définitif. Elle ne correspond à la guérison que dans le cas où la victime de conserve aucune séquelle. A défaut, elle est retenue au vu du caractère stable et définitif de l’état post traumatique et de l’absence d’évolution envisagée.
La consolidation est considérée comme une notion médico-légale et relève, en principe, de la mission des experts médicaux appréhendant les lésions organiques et physiologiques subies et mesurant les séquelles qu’elles vont laisser.
La fixation de la date de consolidation est ainsi faite en fonction du caractère chronique des troubles, de l’absence d’évolutivité, de la fin de la thérapeutique active et de l’aptitude de l’intéressé à reprendre une activité professionnelle, même réduite.
Enfin, elle concerne, en principe, l’ensemble des préjudices corporels subis par la personne et n’est pas propre à chacun des préjudices éprouvés ou séquelles présentées.
Le Conseil d’Etat a ainsi considéré que « la consolidation de l’état de santé de la victime d’un dommage corporel fait courir le délai de prescription pour l’ensemble des préjudices directement liés au fait générateur qui, à la date à laquelle la consolidation s’est trouvée acquise, présentaient un caractère certain permettant de les évaluer et de les réparer, y compris pour l’avenir », en précisant que, « si l’expiration du délai de prescription faisait obstacle à l’indemnisation de ces préjudices, elle était sans incidence sur la possibilité d’obtenir réparation de préjudices nouveaux résultant d’une aggravation directement liée au fait générateur du dommage et postérieure à la date de consolidation » (CE 1 juin 2016 Mme [H] et M. [B], n°382490).
En l’espèce, l’expert a rappelé que Mme [W], exposée in utero au DES, a présenté un adénocarcinome à cellules claires, diagnostiqué en mars 1992, ayant conduit à une exérèse chirurgicale du vagin, puis qu’un frottis de contrôle réalisé le 30 avril 1998 a montré la présence d’une dysplasie sévère imposant un examen du col et du vagin sous anesthésie générale, avec réalisation, par la suite, de douze biopsies, ayant conduit à une trachéloplastie avec amputation du col et prélèvements endo-cervicaux et endométriaux sous hystéroscopie et curetage le 30 septembre 2010, face à l’impossibilité d’une surveillance cervicale en raison d’une disparition de l’orifice externe. Par la suite, elle a subi une hystérectomie avec salpingectomie bilatérale le 1er juin 2013 en raison d’une surveillance cytologique cervicale impossible. Le docteur [I] a également noté qu’elle avait eu deux enfants par césarienne en 1998 et 2002, le 1er à 36 semaines d’aménorrhée en raison d’une rupture spontanée des membranes et le second, à 37 semaines d’aménorrhée en raison d’une rupture spontanée de la poche des eaux.Analysant l’ensemble de ces éléments, mis au regard de des données issues de la littérature médicale et scientifique qu’il a recueillies, l’expert judiciaire a, en dépit des dires qui lui ont été adressés par la SA UCB Pharma, maintenu ses constatations en ce sens que :
Si l’adénocarcinome à cellules claires a donné lieu à une intervention conduite le 30 mars 1992, il ne peut pour autant pas en être déduit que Mme [W] était consolidée en suite de ce traitement, l’expert ayant noté que son chirurgien avait été prudent en estimant un risque de récidive de 20 %, ce qui justifiait une surveillance à long terme (récidive de 28 % dans la littérature),

Mme [W] a été astreinte, dans les suites de cette intervention, à une surveillance étroite et impérative du vagin en même temps que celle du col, sans qu’il ne puisse être déduit son inutilité du seul fait que le risque de récidive ne soit pas advenu, alors que le risque était réel et commandait la mise en œuvre d’une telle surveillance, S’agissant de la dysplasie évoquée lors des opérations d’expertise, laquelle est contestée par la SA UCB Pharma en ce sens que Mme [W] n’a pas présenté de lésions dysplasiques du col utérin, celui-ci a rappelé que « si les CIN I et CIN II, et parfois les CIN III, peuvent régresser spontanément, il n’en demeure pas moins vrai que toutes ces conclusions sont rétrospectives et n’excluent pas une surveillance accrue. L’ACC déplace la zone de jonction de l’endocol (…) perturbant ainsi le microbiote cervical et vaginal, avec des remaniements intra-cellulaires, pouvant aboutir à la cancérisation, par l’intermédiaire des keratocytes ». Se référant à l’étude de Verloop, il a donc retenu que la surveillance au long cours était parfaitement justifiée, Les interventions de 2010 et 2012 (amputation du col puis hystérectomie totale) sont « en lien direct et certain avec l’ACC, en ce sens que l’amputation du col est en partie liée à la gêne occasionnée par un allongement hypertrophique du col utérin, et l’impossibilité de surveillance de l’endocol (sténose) a dicté le choix de la technique opératoire. Il eut été impensable, qu’en raison des antécédents de la patiente, un autre type d’intervention ait pu être réalisé, la trachéloplastie ayant été un choix judicieux. Quant à l’hystérectomie, elle a été pratiquée pour les mêmes raisons, c’est-à-dire l’impossibilité de surveillance de la zone de jonction endocervicale. »Il a plus précisément déduit de ces éléments que « toutes ces interventions et toute cette surveillance sont la conséquence directe à court et à long terme de l’existence d’un adénocarcinome à cellules claires chez une patiente exposée au DES in utero. La découverte d’un adénocarcinome à cellules claires impose de soumettre toute patiente à des examens périodiques et les pathologies cancéreuses exigent un recul d’au moins dix ans pour apprécier leur consolidation. (…) La patiente doit faire l’objet d’une surveillance soutenue, ne pouvant faire table rase de son passé médico-chirurgical, même s’il n’est pas contesté de signe d’évolutivité de l’adénocarcinome. La surveillance échographique pelvienne et mammographique devra se poursuivre ».
Après avoir répondu aux dires qui lui ont été adressés, l’expert a itéré ses conclusions quant à l’absence de consolidation de l’état de santé de Mme [W], consécutivement à l’adénocarcinome à cellules claires qu’elle a présentée à l’âge de 21 ans, avant le 1er juillet 2013 correspondant à l’hystérectomie pratiquée le 1er juillet 2013. Il a ajouté à ce sujet que « la fixation de la date de consolidation en matière de DES et après un adénocarcinome à cellules claires ne répond pas aux mêmes critères que tout autre dommage corporel eu égard à la surveillance clinique, cervicale et vaginale que cette pathologie impose et qu’elle ne peut en tout état de cause qu’être fixée avec une grande prudence, qu’après un recul d’au moins dix ans et sous surveillance médicale. »
Le docteur [I] a retenu que « s’il n’est fait état d’aucun traitement ultérieur ni aucune récidive entre août 1992 et avril 1998 », Mme [W] a tout de même fait l’objet d’une « surveillance annuelle, voire bi-annuelle (…) clinique, cytologique, échographique et radiologique, en raison d’un risque de récidive ». Il a également souligné que la première césarienne consécutive à une rupture spontané des membranes est « à mettre en lien avec l’exposition in utero au DES, dont elle est l’une des conséquences connues ». Il a noté qu’il en était de même s’agissant de la seconde césarienne pratiquée, qualifiée d’itérative et qui « constitue une conséquence obstétricale de la précédente césarienne qui est liée à l’exposition au DES et aux antécédents chirurgicaux subis en lien avec le traitement de l’adénocarcinome ». De même, s’agissant de la dysplasie, l’expert a relevé qu’elle « était deux fois plus fréquente en cas d’exposition au DES, d’où la notion d’imputabilité probable au distilbène et a souligné que ces lésions peuvent évoluer, d’où la nécessité d’une surveillance annuelle par frottis du col et de l’endocol, mais aussi du vagin ». Il a noté qu’il existait pareillement un risque de sténose du col en raison des multiples interventions, « rendant impossible toute surveillance et imposant des interventions souvent radicales type hystérectomie ». A cet égard, il a conclu que l’amputation du col, décidée en raison d’une disparition de l’orifice externe, accompagnée de prélèvements ayant confirmé une sténose et rendue impérative en raison de l’impossibilité de toute surveillance, est « directement imputable à l’adénose et à ses conséquences possibles sur le col ».
Il en est de même s’agissant de l’hystérectomie « rendue nécessaire et indispensable en raison d’un défaut de surveillance qui aurait été préjudiciable à Mme [W] ».
Et, l’expert d’affirmer que « l’exposition in utero de Mme [W] au DES n’est nullement contestable. Les conséquences de cette imprégnation in utero par le DES ont débuté chez Mme [W] le 10 mars 1992 et se sont « achevés » le 1er juin 2013, soit durant presque vingt ans. »
Aussi, les conclusions de l’expertise sont claires en ce sens qu’il importe peu qu’aucun acte de soins en lien avec la pathologie cancéreuse qu’elle a présentée n’ait été conduit postérieurement au mois d’avril 1998, dès lors que l’ensemble des préjudices qu’elle a postérieurement subis et rappelés plus avant, sont directement en lien avec le fait générateur allégué, à savoir l’exposition in utero au distilbène, décrit par le docteur [I] comme entretenant un rapport de causalité « quasi certain » avec la survenue de l’adénocarcinome à cellules claires, ces troubles étant la conséquence, directe et certaine, du traitement qu’elle a subi.
Dans ces conditions, il n’y a pas lieu de remettre en cause les conclusions de l’expertise s’agissant de l’absence de consolidation de l’état de santé de Mme [W], de sorte que la fin de non-recevoir tirée de la prescription de son action n’est pas fondée et sera rejetée.
Partant, les demandes de M. [W], conjoint de la demanderesse, qui agit en qualité de victime indirecte – qualité que personne ne lui dénie – sont recevables.
Sur les mesures accessoires
La présente ordonnance ne mettant pas fin à l’instance, les dépens de l’incident seront réservés à l’examen de l’affaire au fond.

PAR CES MOTIFS
Le tribunal, statuant par application des dispositions de l’article 789 du code de procédure civile, par jugement susceptible d’appel et mis à disposition au greffe,

Ecarte la fin de non-recevoir tirée de la prescription,
Déclare Mme [C] [J] épouse [W] et M. [R] [W] recevables en leur action à l’encontre de la SA UCB Pharma,
Déboute la SA UCB Pharma de toutes ses prétentions,
Réserve les dépens de l’incident à l’examen de l’affaire au fond,
Ordonne le renvoi de l’affaire à l’audience de mise en état du 19 novembre 2024 pour les conclusions en réplique au fond de la SA UCB Pharma.

Jugement signé par Julia VANONI, Vice-Présidente et par Fabienne MOTTAIS, Greffier présent lors du prononcé.

LE GREFFIER, LE PRÉSIDENT,


Synthèse
Tribunal : Tribunal judiciaire de Nanterre
Formation : 2ème chambre
Numéro d'arrêt : 22/09325
Date de la décision : 02/08/2024
Sens de l'arrêt : Fait droit à l'ensemble des demandes du ou des demandeurs en accordant des délais d'exécution au défendeur

Origine de la décision
Date de l'import : 12/08/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;tribunal.judiciaire;arret;2024-08-02;22.09325 ?
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