TRIBUNAL JUDICIAIRE
DE DRAGUIGNAN
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Chambre 3 - CONSTRUCTION
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DU 12 Juillet 2024
Dossier N° RG 21/05046 - N° Portalis DB3D-W-B7F-JFZL
Minute n° : 2024/208
AFFAIRE :
[J] [R], [I] [S] C/ [T] [P]
JUGEMENT DU 12 Juillet 2024
COMPOSITION DU TRIBUNAL :
PRÉSIDENT : Madame Nadine BARRET, Vice-Présidente, statuant à juge unique
GREFFIER lors des débats : Madame Peggy DONET
GREFFIER lors de la mise à disposition : Madame Evelyse DENOYELLE, faisant fonction
DÉBATS :
A l’audience publique du 09 Février 2024
A l’issue des débats, les parties ont été avisées que le jugement serait prononcé par mise à disposition au greffe le 10 Mai 2024, prorogé au 12 Juillet 2024
JUGEMENT :
Rendu après débats publics par mise à disposition au greffe, par décision contradictoire et en premier ressort
copie exécutoire à :
Me Eve MUZZIN de la SCP DESPLATS - MUZZIN
Me Marie-Hélène GALMARD
Délivrées le 12 Juillet 2024
Copie dossier
NOM DES PARTIES :
DEMANDEURS :
Monsieur [J] [R]
[Adresse 4]
Madame [I] [S]
[Adresse 6]
représentés par Me Eve MUZZIN de la SCP DESPLATS - MUZZIN, avocat au barreau d’AIX-EN-PROVENCE
D’UNE PART ;
DÉFENDEUR :
Monsieur [T] [P]
[Adresse 4]
représenté par Me Marie-Hélène GALMARD, avocat au barreau d’AIX-EN-PROVENCE
D’AUTRE PART ;
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EXPOSE DU LITIGE
Par requête en date du 16 décembre 2019 Monsieur [R] et Madame [S] sollicitaient la convocation de Monsieur [P] à l’audience de conciliation du Tribunal paritaire des baux ruraux de Brignoles.
Propriétaire de plusieurs parcelles de terre à usage agricole à [Localité 5], Monsieur [R] avait par acte sous seing privé en date du 1er janvier 2016 donné à bail dit à ferme à Monsieur [P] les parcelles cadastrées A [Cadastre 3] et A [Cadastre 2] d’une superficie totale de 3 ha, pour 9 années entières et consécutives devant donc se terminer le 31 décembre 2025.
Le bail avait été consenti gratuitement tant pour les bâtiments à usage d’habitation et ses dépendances que pour les bâtiments d’exploitation se trouvant sur les parcelles à l’exclusion de deux hangars se trouvant sur la parcelle A [Cadastre 2].
Puis Monsieur [R] avait autorisé Monsieur [P] à exploiter la parcelle cadastrée A [Cadastre 1] aux lieu et place de la parcelle A [Cadastre 2].
Les demandeurs sollicitaient la résiliation judiciaire du bail à ferme en premier lieu en raison du défaut d’exploitation personnelle des parcelles par Monsieur [P] qui les exploitait par l’intermédiaire d’une SARL et d’une EARL dont il était gérant et cogérant, ce dont il n’avait pas informé le bailleur.
En 2e lieu, en application de l’article L411 – 11 du code rural, le bail à ferme ne pouvait être fait à titre gratuit. Le prix étant réglementé, il convenait de le fixer conformément aux arrêtés préfectoraux en vigueur.
En 3e lieu, Monsieur [P] avait fermé l’accès du chemin permettant à Monsieur [R] de se rendre chez lui au moyen d’un grillage en fer et laissait à l’abandon des pneumatiques, des bidons d’huile à même le sol et des détritus en tous genres. Les deux bâtiments d’exploitation étaient abandonnés. Les parcelles n’étaient pas entretenues en bon père de famille, ce qui constituait encore un motif de résiliation.
En 4e lieu, il s’avérait que Monsieur [R] était dans l’incapacité juridique de donner à bail à Monsieur [P] la parcelle cadastrée A [Cadastre 1], en l’absence du consentement de Madame [S] qui en était copropriétaire pour la moitié. Madame [S] était donc en droit de solliciter la résiliation judiciaire du bail verbal donné sans son consentement.
Les demandeurs entendaient voir ordonner la résiliation judiciaire du bail à ferme aux torts exclusifs de Monsieur [P], l’expulsion de ce dernier ainsi que de tous occupants de son chef en la forme ordinaire et avec l’assistance de la force publique si besoin était, la restitution des parcelles en parfait état.
Monsieur [P] devrait quitter les lieux loués sous astreinte de 150 € par jour de retard à compter du jugement à intervenir et jusqu’au jour de la complète libération des lieux. Les meubles et objets mobiliers devraient être séquestrés aux frais de Monsieur [P]. Celui-ci devrait s’acquitter du paiement d’une somme majorée des charges récupérables de la date de la décision à intervenir jusqu’à parfaite libération des lieux à titre d’indemnité d’occupation.
Les demandeurs sollicitaient la condamnation de Monsieur [P] à leur verser la somme de 2.500 € en application de l’article 700 du Code de procédure civile et à régler les dépens. Ils demandaient l’exécution provisoire.
À l’audience de conciliation 23 juin 2020 les parties ne parvenaient pas à s’accorder. L’affaire était renvoyée à l’audience de jugement du 29 septembre 2020.
Par jugement en date du 28 mai 2021 le tribunal paritaire des baux ruraux estimait que le contrat litigieux ne revêtait pas la qualification de bail rural et se déclarait matériellement incompétent pour connaître du litige. Il renvoyait l’affaire devant le tribunal judiciaire de Draguignan. Par soit transmis en date du 16 juillet 2021 le tribunal de proximité de Brignoles transmettait le dossier à la 3e chambre civile du tribunal judiciaire de Draguignan.
Monsieur [P] interjetait appel de ce jugement.
L’arrêt de la cour d’appel d’Aix-en-Provence rendu le 19 mai 2022 confirmait le jugement déféré en toutes ses dispositions. M. [P] ne s’est pas pourvu en cassation.
Par conclusions récapitulatives et responsives n°2, notifiées le 16 octobre 2023, les consorts [R] et [S] demandaient au tribunal judiciaire de juger que le contrat les liant à Monsieur [P] étaient un prêt à usage.
Ils soutenaient en premier lieu que la parcelle cadastrée A [Cadastre 1] était occupée par Monsieur [P] ainsi que l’établissaient les captures d’écran de la galerie d’images du site Internet de la société Equi Fourrage. L’action de Madame [S] était donc bien recevable concernant cette parcelle ainsi que l’avaient jugé le tribunal paritaire des baux ruraux et la cour d’appel.
En deuxième lieu, les demandeurs soutenaient que le contrat les liant à Monsieur [P] s’analysait comme un prêt à usage. En effet selon l’article 1875 du Code civil le prêt à usage est un contrat par lequel l’une des parties livre une chose à l’autre pour s’en servir, à la charge par le preneur de la rendre après s’en être servi. L’article 1876 dispose que ce prêt est essentiellement gratuit, comme le bail querellé.
Ils observaient que le prêt à usage conférait à l’emprunteur le droit personnel de se servir de la chose alors que Monsieur [P] usait des biens prêtés au travers de trois sociétés.
En particulier la société Equi Fourrage n’était pas simplement domiciliée sur les lieux, elle y stockait les fourrages et aliments pour équidés et les commercialisait.
De même, la société La ferme des Adrets se présentait sur son site Internet comme située sur les lieux et spécialisée dans la production et la vente directe de toutes viandes. Contrairement à ce que soutenait Monsieur [P], Monsieur [R] n’élevait que des bovins et la société ne pouvait donc avoir pour objet de commercialiser les produits de son élevage.
La société Negofirst, négociante en bois, domiciliée dans l’Isère, mentionnait néanmoins sur son site l’adresse de [Localité 5] comme lieu où le bois pouvait être vu et acheté.
Faute d’avoir informé les propriétaires de la mise à disposition des parcelles louées, Monsieur [P] devait quitter les lieux sous astreinte de 150 € par jour de retard à compter du jugement à intervenir jusqu’à complète libération des lieux.
La séquestration des meubles et objets garnissant les lieux devrait être ordonnée à ses frais.
Ils demandaient sa condamnation à leur verser une indemnité d’occupation de 3.000 € jusqu’à son départ, 5.000 € en application de l’article 700 du Code de procédure civil et à régler les dépens. Ils sollicitaient l’exécution provisoire.
Par conclusions notifiées par voie électronique le 8 décembre 2023, Monsieur [P] au visa des articles 1888 du Code civil et 514 – 1 du Code de procédure civile, soutenait qu’il n’y avait pas lieu de prononcer la résiliation anticipée de la convention conclue entre les parties le 1er janvier 2016 et concluait au rejet des prétentions des demandeurs. Il réclamait leur condamnation à lui verser la somme de 3.000 € au titre des frais irrépétibles et à régler les dépens. À titre subsidiaire il sollicitait que l’exécution provisoire soit écartée.
Monsieur [P] exposait que contrairement à ce que prétendaient les demandeurs, c’était Monsieur [R] qui lui avait proposé de signer le contrat intitulé bail rural dont il avait fourni le modèle pré imprimé et rempli de sa main.
Monsieur [P] qui n’était pas agriculteur avait néanmoins acheté du matériel agricole à la demande de Monsieur [R] pour l’aider à sauver son entreprise en redressement judiciaire. Il avait dû souscrire un crédit et créer une société alors qu’il était en nom propre à la signature du bail. Il avait accepté ces conditions car il avait convenu avec Monsieur [R] qu’une partie de la propriété lui serait vendue et que les sommes engagées seraient déduites du prix de vente. Monsieur [R] n’avait jamais honoré ses engagements.
Il soutenait que l’article 6 du bail qui exigeait l’agrément personnel du bailleur pour le transfert de bail à une personne morale était une clause de style.
Les sociétés Equi Fourrage dont l’objet était la vente du fourrage de Monsieur [P], et La ferme des Adrets dont l’objet était la commercialisation de la viande bovine issue de l’exploitation de Monsieur [R] à l’époque où les parties s’entendaient, étaient seulement domiciliées sur le lieu de l’exploitation.
La société La ferme des Adrets n’avait plus d’activité ainsi que l’établissait sa déclaration de bénéfices agricoles.
C’était Monsieur [R] qui avait autorisé la fixation du siège social de la société Equi Fourrage sur place selon attestation en date du 12 mai 2016.
Enfin le siège social de la société Negofirst n’était pas fixé à [Localité 5].
Par conséquent il utilisait bien les terres et bâtiments prêtés à titre personnel et n’avait pas enfreint la règle posée par l’article 1880 du Code civil. Il soulignait que la violation de cette règle, selon laquelle l’emprunteur était tenu de veiller à la garder à la conservation de la chose prêtée, pouvait donner lieu à des dommages et intérêts, mais non à la résiliation du commodat, comme d’ailleurs le non-respect des formalités prévues par l’article 6 susvisé. L’article 1888 du Code civil disposait que le prêteur ne pouvait retirer la chose prêtée qu’après le terme convenu, soit en l’espèce le 31 décembre 2025. Les demandeurs devraient donc être déboutés de leur demande de résiliation anticipée du prêt à usage et des demandes annexes.
Monsieur [P] sollicitait que l’exécution provisoire du jugement soit écartée, et que les demandeurs soient condamnés à lui verser la somme de 3.000 € sur le fondement de l’article 700 du Code de procédure civile et à régler les dépens.
Pour un plus ample exposé des faits, moyens et prétentions des parties, il est renvoyé aux écritures susvisées, conformément à l’article 455 du Code de procédure civile.
La clôture était prononcée par ordonnance du 11 décembre 2023 et l’affaire inscrite au rôle de l’audience de plaidoirie du 9 février 2024.
MOTIFS DE LA DÉCISION
Sur la nature du bail et ses conséquences
Le tribunal paritaire des baux ruraux comme la cour d’appel ont souligné que le bail rural s’entendait de la mise à disposition à titre onéreux d’un immeuble à usage agricole en vue d’y exercer une activité agricole telle que définie à l’article L311 – 1 du code rural. Il obligeait au paiement d’un fermage par le preneur qui devait lui-même être agriculteur.
Le bail ayant été consenti à titre gratuit, et les pièces produites par Monsieur [P] ne parvenant pas à établir l’existence de contreparties financières, d’une part, et Monsieur [P] ne justifiant pas exercer une activité agricole aux termes de son affiliation à la MSA, et apparaissant au registre du commerce et des sociétés comme dirigeant de quatre sociétés de négoce, d’autre part, le bail litigieux ne constituait pas un bail rural, mais un prêt à usage.
Traditionnellement l'intention libérale qui anime en principe le prêteur à usage doit profiter au seul emprunteur choisi par lui. Il serait abusif de la part de celui-ci de confier la chose à un tiers pour qu'il en jouisse à son tour.
En l’espèce le bail prohibe à l’article 6 toute cession ou sous-location. Dans l’hypothèse où le preneur deviendrait membre d’une société, il pouvait mettre le bien à sa disposition, à condition d’en aviser le bailleur dans les deux mois.
Contrairement à ce que soutient le défendeur, l’article 6 n’a rien d’une clause de style, mais correspond précisément à l’esprit et aux critères du prêt à usage : dans le silence du contrat, l'emprunteur doit recueillir l'agrément du prêteur, de la personne à qui il entend transférer l' usage de la chose ( Cass. 3e civ., 27 févr. 2020, n° 18-24.756 ).
Les captures d’écran extraites des sites internet des sociétés de Monsieur [P] démontrent que les activités de nature commerciales des trois sociétés dont il est le gérant se tiennent bien sur les parcelles prêtées. M. [P] ne produit aucune pièce informant M. [R] et Mme [S] de cette mise à disposition ni a fortiori sollicitant leur accord. M. [P] n’a donc pas respecté les termes de l’article 6 et mis M. [R] et Mme [S] devant le fait accompli.
Ainsi que l’a relevé la Cour d’appel, M. [P] échoue à démontrer l’existence de contreparties financières ou en nature à l’occupation des lieux. En toute hypothèse, ces contreparties n’auraient pas exonéré M. [P] de son obligation d’user personnellement de la chose, ni de solliciter l’agrément des prêteurs des sociétés occupantes.
Dés lors, M. [R] et Mme [S] sont bien fondés à mettre un terme au prêt à usage de manière anticipée.
M. [P] sera condamné à quitter les lieux loués dans le délai de trois mois suivant la signification du présent jugement. A l’issue de ce délai une astreinte de 150 euros par jour de retard s’appliquera pendant une durée de trois mois au terme de laquelle l’astreinte pourra être liquidée et une nouvelle astreinte pourra être prononcée.
La séquestration des meubles et objets garnissant les lieux sera ordonnée aux frais de M. [P].
Sur la demande d’indemnité d’occupation
Les demandeurs sollicitent la condamnation de M. [P] à leur verser la somme de 3.000 euros à titre d’indemnité d’occupation jusqu’au départ de M. [P]. M. [P] dans ses conclusions devant le tribunal paritaire des baux ruraux demandait la fixation du loyer annuel dû aux prêteurs à la somme de 7.387,50 euros.
Il sera fait droit à la demande du montant de 3.000 euros annuels.
Sur les dépens
M. [P], partie perdante, est condamné aux dépens.
Sur les frais irrépétibles
M. [P] sera condamné à verser la somme de 2.500 euros à chacun des demandeurs.
Sur l’exécution provisoire
En application de l’article 82 du Code de procédure civile, l’instance ouverte par la requête en date du 19 décembre 2019 saisissant le tribunal paritaire des baux ruraux de Brignoles s’est poursuivie devant le tribunal judiciaire de Draguignan.
En application de l’article 55-II du décret n°2019-1333, les dispositions relatives à l’exécution provisoire de droit des décisions de première instance s’appliquent aux instances introduites devant les juridictions du premier degré à compter du 1er janvier 2020.
M. [P] s’oppose à ce que le présent jugement soit assorti de l’exécution provisoire compte tenu de ses conséquences particulièrement préjudiciables tenant à la nécessité de se reloger en urgence.
Le tribunal observe que l’instance est ouverte depuis 2019, et que M. [P] a pu se maintenir sur les lieux tout en recherchant une solution lui permettant de déplacer les activités de ses entreprises. Le tribunal tient compte de la difficulté en lui laissant un délai de trois mois à compter de la signification du présent jugement pour quitter les lieux. Dans ces conditions il ne peut être sérieusement soutenu que l’exécution provisoire serait pour le défendeur d’une particulière dureté.
L’exécution provisoire est ordonnée.
PAR CES MOTIFS
Le Tribunal, statuant après débats en audience publique, par jugement mis à disposition des parties au greffe, contradictoire et en premier ressort,
Vu les articles 1103, 1875 et suivants du Code civil, 82, 515 ancien du Code de procédure civile,
Prononce la résiliation anticipée de la convention de prêt à usage conclue entre M. [J] [R] et M. [T] [P] par acte sous seing privé 1er janvier 2016 portant sur les parcelles cadastrées à [Localité 5] section A n°[Cadastre 3] et [Cadastre 2], ainsi que par accord verbal portant sur la parcelle cadastrée à [Localité 5] section A n° [Cadastre 1],
Ordonne la libération et la restitution par M. [T] [P] et par tous occupants de son chef des parcelles cadastrées à [Localité 5] :
- section A n° [Cadastre 3] pour une superficie de 1 ha appartenant à M. [J] [R]
- section A n° [Cadastre 1] pour une superficie de 1 ha 89 a 84 ca appartenant à M. [J] [R] et Mme [E] [S],
dans le délai de trois mois suivant la signification du présent jugement,
Dit qu’à l’issue de ce délai s’appliquera une astreinte provisoire de 150 euros pendant une durée de trois mois, au terme de laquelle l’astreinte pourra être liquidée et une nouvelle astreinte pourra être prononcée,
Ordonne la séquestration des meubles et objets mobiliers garnissant les lieux entre les mains du garde-meubles le plus proche, aux frais de M. [T] [P] et sous sa responsabilité,
Condamne M. [T] [P] à verser à M. [J] [R] et Mme [E] [S] la somme de 3.000 euros annuels à titre d’indemnité d’occupation, jusqu’à complète libération des lieux,
Condamne M. [T] [P] aux dépens,
Condamne M. [T] [P] à verser à M. [J] [R] et Mme [E] [S] la somme de 2.500 euros chacun,
Ordonne que la totalité des dispositions du présent jugement soit assortie de l’exécution provisoire.
Le Greffier, Le Président,