Décision du 06 Août 2024
Minute n° 24/00193
TRIBUNAL JUDICIAIRE DE BOBIGNY
JURIDICTION DE L’EXPROPRIATION
DE LA SEINE-SAINT-DENIS
JUGEMENT FIXANT INDEMNITÉS
du 06 Août 2024
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Rôle N° RG 23/00267 - N° Portalis DB3S-W-B7H-YPNP
Le juge de l’expropriation du département de la SEINE-SAINT-DENIS
DEMANDEUR :
S.A. SOREQA (SOCIETE DE REQUALIFICATION DES QUARTIERS ANCIENS)
[Adresse 3]
[Localité 2]
représentée par Maître Geneviève CARALP DELION de la SCP NORMAND & ASSOCIES, avocats au barreau de PARIS
DÉFENDEUR :
Monsieur [N] [B] [E] [V]
[Adresse 1]
[Adresse 1]
[Localité 4]
représenté par Maître Idriss TURCHETTI, avocat au barreau de SEINE-SAINT-DENIS
COMPOSITION DU TRIBUNAL :
Karima BRAHIMI, Vice-Présidente, désignée par ordonnance de monsieur le Premier Président de la cour d’appel de Paris
Cécile PUECH, Greffière, présente lors de la mise à disposition
PROCÉDURE :
Date de la visite des lieux : 23 Avril 2024
Date des débats : 11 Juin 2024
Date de la mise à disposition : 06 Août 2024
EXPOSÉ DU LITIGE
Monsieur [N] [B] [E] [V] est titulaire d'un contrat de location daté du 01 juin 2020 portant sur un appartement situé [Adresse 1] à [Localité 4].
Le contrat mentionne un appartement de 30m2. Il est renvoyé au procès-verbal de transport judiciaire sur les lieux du 23 avril 2024 (annexé au présent jugement), pour une description plus précise des lieux.
Par traité de concession du 31 mars 2014, l'établissement Public Territorial Est Ensemble a concédé à la Société de Requalification des Quartiers Anciens (ci-après dénommée "SOREQA"), dans le cadre du programme national de requalification des quartiers anciens dégradés, la réalisation de l'opération d'aménagement du secteur " d'Alembert " de la [Adresse 5] à [Localité 4].
Par arrêté préfectoral du 16 mai 2022, le préfet de Seine-Saint-Denis a déclarée d'utilité publique au profit de la SOREQA l'acquisition, à l'amiable ou par voie d'expropriation, des immeubles nécessaires à la réalisation du projet d'aménagement du secteur " d'Alembert " de la [Adresse 5] à [Localité 4].
La SOREQA et les propriétaires, Monsieur et Madame [L], se sont rapprochés et ont convenu de fixer amiablement le prix de dépossession foncière du lot n°8 à leur revenir dans le cadre de la vente faisant l'objet d'un arrêté déclaratif d'utilité publique du 16 mai 2022 et de cessibilité du 14 novembre 2022.
Par acte de vente du 08 juin 2023, la SOREQA a acquis l'appartement situé [Adresse 1] à [Localité 4] appartenant aux époux [L] et occupé par Monsieur [V] et sa famille, et a souhaité, suite à cette acquisition, procéder à leur éviction définitive en application des dispositions des l'article L314-2 du code de l'urbanisme et des articles L423-2 et L423-3 et suivants du code de l'expropriation.
Par une requête enregistrée au greffe de l'expropriation le 01 décembre 2023, la SOREQA a sollicité la fixation de ses obligations à l'égard de Monsieur [V].
La SOREQA a notifié la saisine de la juridiction de l'expropriation à Monsieur [V] par lettre recommandée avec accusé de réception signé le 05 décembre 2023.
Par ordonnance du 23 février 2024, le juge de l'expropriation a fixé le transport sur les lieux et l'audition des parties au 23 avril 2024.
La SOREQA a notifié cette décision à Monsieur [V] par acte de commissaire de justice délivrés le 14 mars 2024, à tiers présent.
Le jour du transport sur les lieux, Monsieur [V] était présent et assisté de son conseil.
Monsieur [V] a constitué avocat.
Dans son dernier mémoire récapitulatif, reçu au greffe de l'expropriation le 10 juin 2024, la SOREQA sollicite :
- de fixer l'indemnité à revenir à Monsieur [B] [E] [V] au titre de son éviction personnelle des locaux qu'il occupe dans l'immeuble sis [Adresse 1] à [Localité 4] à la somme de 3 654 euros,
- de dire que la SOREQA devra proposer des solutions de relogement conformément aux dispositions de l'article L423-1 du code de l'expropriation,
- de débouter Monsieur [B] [V] de l'ensemble de ses demandes.
Dans son dernier mémoire, reçu au greffe de l'expropriation le 11 juin 2024, Monsieur [V] demande :
- de fixer à la somme de 8.830 euros l'indemnité totale due par la SOREQA à la famille [V] au titre de son éviction des locaux situés au [Adresse 1],
- de condamner la SOREQA à verser à la famille [V] la somme de 3.000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,
- de condamner la SOREQA aux dépens de l'instance.
Pour un exposé plus détaillé des moyens et prétentions des parties, il est renvoyé expressément aux écritures déposées conformément aux dispositions de l'article 455 du code de procédure civile.
L'affaire a été appelée à l'audience du 11 juin 2024 et mise en délibéré au 06 août 2024.
MOTIFS DE LA DÉCISION
I/ Sur les textes applicables
L'article L314-2 du code de l'urbanisme dispose, dans son premier alinéa, que : Si les travaux nécessitent l'éviction définitive des occupants, ceux-ci bénéficient des dispositions applicables en matière d'expropriation. Toutefois, tous les occupants de locaux à usage d'habitation, professionnel ou mixte ont droit au relogement dans les conditions suivantes : il doit être fait à chacun d'eux au moins deux propositions portant sur des locaux satisfaisant à la fois aux normes d'habitabilité définies par application du troisième alinéa de l'article L.322-1du code de la construction et de l'habitation et aux conditions prévues à l'article 13 bis de la loi n° 48-1360 du 1er septembre 1948 (...).
L'article L423-2 du code de l'expropriation précise, dans son premier alinéa, que : S'il est tenu à une obligation de relogement, l'expropriant en est valablement libéré par l'offre aux intéressés d'un local correspondant à leurs besoins et n'excédant pas les normes relatives aux habitations à loyer modéré. L'article L314-3 du code de l'urbanisme précise dans son premier alinéa et dans l'hypothèse d'une éviction provisoire, dans un local compatible avec leurs besoins, leurs ressources (...).
Le code de l'urbanisme, dans le 1er alinéa de l'article L314-1, étend le champ d'application des obligations qu'il définit aux articles suivants à la personne publique qui a pris l'initiative de la réalisation de l'une des opérations d'aménagement définies dans le troisième livre, intitulé Aménagement foncier, et à la personne qui bénéficie d'une expropriation.
Ce même article précise, dans son second alinéa, que les occupants visés s'entendent au sens de l'article L521-1 du code de la construction et de l'habitation, ainsi que des preneurs de baux professionnels, commerciaux et ruraux.
Le juge de l'expropriation connaît, en application des dispositions de l'article L423-3 du code de l'expropriation :
- des contestations relatives au relogement des locataires ou occupants de locaux d'habitation ou à usage professionnel, lesquelles sont instruites et jugées conformément aux dispositions du livre III,
- de la fixation du montant de l'indemnité de déménagement et, s'il y a lieu, de celui d'une indemnité de privation de jouissance.
II/ Sur la détermination des obligations de la SOREQA envers Monsieur [V]
1/ Sur le relogement
En l'espèce, le droit de relogement de Monsieur [V] et de sa famille n'est pas contesté.
2/ Sur l'indemnité de privation de jouissance
La SOREQA offre une somme de 2718 euros pour 5 personnes.
Monsieur [V] sollicite la somme de 3875 euros d'indemnité d'éviction locative.
Monsieur [V] soutient que le l'éviction locative va entraîner pour lui et sa famille de nombreux désagréments : déménagement, visites de nouveaux appartements, démarches multiples, nécessité de s'acclimater à un nouvel environnement. Il considère que ce préjudice doit être pris en compte dans le calcul de l'indemnité d'éviction locative.
Monsieur [V] ajoute que le calcul de l'indemnité d'éviction locative doit prendre en compte le montant du loyer acquitté par lui, soit 775 euros par mois. Il propose une indemnisation de 3875 euros correspondant à un loyer mensuel (775 euros) multiplié par le nombre de personnes occupant l'appartement soit 5 en l'espèce.
La SOREQA soutient que l'indemnité d'éviction est calculée en fonction du préjudice que le locataire subi du fait de l'éviction, et ne peut en aucun cas être calculé sur la base du loyer du logement.
Elle rappelle que la famille [V] habite dans un immeuble et un logement insalubre où ils vivent à 5 dans une seule pièce, que les conditions de vie sont totalement précaires et que l'éviction des occupants par la SOREQA vise précisément à combattre cette précarité.
Le tribunal observe que les désagréments allégués par Monsieur [V] constituent des préjudices moraux et non matériel comme il le soutient. Or, il est constant que le juge de l'expropriation n'accorde une indemnisation que pour le préjudice matériel, et exclut le préjudice moral.
Ainsi, les préjudices moraux évoqués par Monsieur [V] ne donneront pas lieu à indemnisation.
Ensuite, comme le soutient la SOREQA, le calcul de l'indemnité pour privation de jouissance n'a pas à être corrélée au loyer acquitté par les évincés, dès lors que le droit au relogement est une modalité légale de réparation en nature. Par conséquent, la demande d'indemnité présentée en lien avec le loyer payé par le locataire ne peut être accueillie.
En l'espèce, Monsieur [V] occupe un appartement de 30 m² avec son épouse et ses trois enfants. Cet appartement est de petite superficie pour une famille de cinq personnes et ne comprend qu'une seule pièce principale. En outre, l'immeuble dans lequel il se situe est dans un très mauvais état d'entretien (cf. pv de transport).
Au regard de ces éléments, la somme de 2718 euros offerte par la SOREQA apparaît suffisante pour réparer le préjudice de privation de jouissance des évincés.
En conséquence, l'indemnité pour privation de jouissance sera fixée à hauteur de l'offre de la SOREQA, soit à la somme de 2718 euros.
3/ Sur l'indemnité au titre des travaux
Monsieur [V] sollicite la somme de 1800 euros au titre des travaux de rénovation effectués dans l'appartement. Il fait valoir qu'il a réalisé divers travaux dans l'appartement qu'il occupe : travaux de peinture, changement du ballon d'eau chaude. Il allègue d'une perte financière au titre de ces travaux, dès lors qu'il est contraint de quitter cet appartement et ne profitera pas des travaux réalisés. Il demande une indemnisation de 1800 euros au titre de cette perte financière lié aux travaux non amortis.
La SOREQA soutient que les consorts [V] réclame le remboursement du chauffe-eau individuel mais qu'aucune facture n'est produite pour justifier le changement par les consorts [V], étant également précisé qu'il n'est nullement produit d'autorisation de l'ancien propriétaire ni de la SOREQA pour changer ce chauffe-eau.
Concernant les travaux de peinture, la SOREQA soutient qu'encore une fois ils ne sont nullement justifiés par les consorts [V], étant précisé qu'il s'agit de petits travaux qui sont à la charge du locataire.
Le tribunal observe que Monsieur [V] procède par allégation et ne produit aucun document établissant qu'il a lui-même financé lesdits travaux, aucune facture, aucun devis n'est transmit.
Compte tenu de ces éléments, la demande d'indemnisation du préjudice lié à la perte financière due aux travaux non amortis sera rejetée dès lors qu'aucun justificatif n'est produit.
4/ Sur le dépôt de garantie
Monsieur [V] soutient que lors de la signature du contrat de location, il a dû verser un dépôt de garantie de 1000 euros. Il sollicite le remboursement de cette somme.
La SOREQA s'en rapporte au tribunal sur ce point.
Il est de jurisprudence constante que le bailleur originaire est tenu de restituer le dépôt de garantie. L'absence de restitution de celui-ci ne constitue pas un préjudice résultant de l'expropriation à la charge de l'expropriant. Le bénéficiaire de l'expropriation n'est pas tenu d'indemniser le préjudice lié à la perte du dépôt de garantie par le locataire des lieux expropriés.
Cette demande sera rejetée.
5/ Sur les frais de déménagement
Monsieur [V] sollicite une somme de 2685 euros. A l'appui de sa demande, il produit un devis établi le 30 avril 2024 par la société K2mi transports et déménagement.
La SOREQA soutient que le devis correspond à une prestation dite " luxe ", que le logement des consorts [V] est très modestement aménagé et que cette prestation ne se justifie pas. A titre de comparaison, la SOREQA fournit plusieurs devis estimatifs avec des prix inférieurs, devis qu'elle estime cohérents avec la proposition.
Dès lors que le devis transmis par Monsieur [V] est établi par une société spécialisée dans le déménagement et que les prestations détaillées se rapportent au logement en litige, il n'y a pas lieu de l'écarter. Il sera également observé que les devis transmis par la SOREQA sont moins-disants mais laissent à la charge des évincés un nombre important de prestations liées au déménagement, alors qu'il convient de rappeler le principe selon lequel les indemnités allouées doivent couvrir l'intégralité du préjudice causé par l'expropriation, que l'éviction et le déménagement ne sont pas du fait des évincés et qu'il n'y a pas lieu de laisser à leur charge les frais et/ou prestations liés au déménagement.
Compte tenu de ces éléments, l'indemnité de déménagement sera fixée à hauteur de 2685 euros.
IV/ Sur les mesures accessoires
1/ Sur les dépens
L'article L312-1 du code de l'expropriation dispose que l'expropriant supporte seul les dépens de première instance.
Conformément aux dispositions de l'article L312-1 précité la SOREQA, expropriante, supportera seule les dépens.
2/ Sur l'article 700 du code de procédure civile
En l'espèce, il serait inéquitable de laisser à la charge des parties défenderesses les frais engagés pour faire valoir leur défense. La SOREQA sera condamnée à verser la somme de 2000 euros à Monsieur [V].
PAR CES MOTIFS
Statuant par décision contradictoire, rendue publiquement par mise à disposition au greffe, en premier ressort et susceptible d'appel:
ANNEXE à la présente décision le procès-verbal de visite des lieux en date du 23 avril 2024,
DIT que la SOREQA a, à l'égard de Monsieur [N] [B] [E] [V], de son épouse et de ses trois enfants, tous occupant le logement en litige, une obligation de relogement qui sera mise en œuvre dans le respect des dispositions des articles L314-1 et L314-2 du code de l'urbanisme, L423-2 du code de l'expropriation et L521-1 du code de la construction et de l'habitation,
FIXE l'indemnité de privation de jouissance due par la SOREQA à Monsieur [N] [B] [E] [V] à la somme de 2718 euros,
FIXE l'indemnité pour frais de déménagement due par la SOREQA à Monsieur [N] [B] [E] [V] à la somme de 2685 euros,
DÉBOUTE Monsieur [N] [B] [E] [V] de sa demande au titre de l'indemnité pour les travaux réalisés,
DÉBOUTE Monsieur [N] [B] [E] [V] de sa demande au titre du remboursement du dépôt de garantie,
CONDAMNE la SOREQA à payer la somme de 2000 euros à Monsieur [N] [B] [E] [V] au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
DIT que les dépens de la présente procédure sont à la charge de la SOREQA, au besoin l'y condamne.
Le 06 août 2024
Cécile PUECH Karima BRAHIMI
La Greffière La Vice-présidente