TRIBUNAL JUDICIAIRE
de BOBIGNY
JUGEMENT CONTENTIEUX DU 27 JUIN 2024
Chambre 7/Section 1
AFFAIRE: N° RG 23/09009 - N° Portalis DB3S-W-B7H-YEK2
N° de MINUTE : 24/00440
Madame [V] [M]
[Adresse 1]
[Localité 5] / France
représentée par Me Goce NOVAKOV,
avocat au barreau de PARIS,
vestiaire : E1045
DEMANDEUR
C/
S.A. CAISSE RÉGIONALE CREDIT AGRICOLE D’ILE DE FRANCE
Immatriculée au RCS de Paris sous le n° 775 665 615
[Adresse 2]
[Localité 4] / FRANCE
représentée par Me Jean-philippe GOSSET,
avocat au barreau de PARIS, vestiaire : B0812
DEFENDEUR
COMPOSITION DU TRIBUNAL
M. Michaël MARTINEZ, Juge statuant en qualité de juge unique, conformément aux dispositions de l article 812 du code de procédure civile, assisté aux débats de Madame Corinne BARBIEUX, greffier, et au prononcé de Madame Camille FLAMANT, greffier.
DÉBATS
Audience publique du 16 Mai 2024.
JUGEMENT
Rendu publiquement, par mise au disposition au greffe, par jugement Contradictoire et en premier ressort, par M. Michaël MARTINEZ, Juge assisté de Madame Camille FLAMANT, greffier.
EXPOSÉ DES FAITS ET DE LA PROCÉDURE
Mme [V] [M] est titulaire d’un compte chèque n° [XXXXXXXXXX03] et d’un livret de développement durable ouverts dans les livres de la société Caisse régionale de crédit agricole d’Île-de-France. Elle avait également souscrit une assurance-vie auprès de la société Pacifica, filiale du Crédit agricole.
A la fin du mois de janvier 2021, Mme [V] [M] a ouvert un compte auprès de la société Advent capital management UK limited aux fins de réaliser des investissements financiers.
Se prévalant avoir investi la somme de 38 500 euros entre le 29 janvier 2021 et le 21 juin 2021 et n’avoir pu récupérer que celle de 5 050 euros, elle a déposé plainte le 10 juillet 2023 auprès du procureur de la République de Bobigny à l’encontre de la société Advent capital management UK limited et de trois salariés de cette société.
Reprochant à la société Crédit agricole un manquement grave à son obligation de vigilance, Mme [M], par l’intermédiaire de son conseil, l’a mise en demeure, par lettre recommandée du 12 juillet 2023, de lui régler la somme de 33 450 euros dans un délai de trente jours, en indemnisation des pertes financières subies.
Par acte de commissaire de justice du 19 septembre 2023, Mme [V] [M] a fait assigner la SA Caisse régionale de crédit agricole d’Île de France en responsabilité devant le tribunal judiciaire de Bobigny.
PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES
Dans ses dernières conclusions notifiées par RPVA le 9 février 2024, Madame [V] [M] demande au tribunal de:
- condamner la société Crédit agricole à lui payer la somme de 33 450 euros en réparation de son préjudice financier, avec intérêts au taux légal à compter du 12 juillet 2023,
- condamner la société Crédit agricole à lui payer la somme de 10 000 euros en réparation de son préjudice moral,
- condamner la société Crédit agricole à lui payer la somme de 4 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile,
- condamner la société Crédit agricole aux dépens,
- ne pas écarter l’exécution provisoire du jugement à intervenir.
Mme [M] fonde sa demande sur l’article 1231-1 du code civil et soutient que malgré son devoir de non-immixtion, de célérité et de prompt exécution des ordres de sa cliente, la banque doit faire preuve de vigilance si le fonctionnement du compte bancaire présente des anomalies matérielles ou intellectuelles. Elle affirme que le manquement à ce devoir de vigilance constitue une faute engageant la responsabilité civile de la société Crédit agricole. Ainsi, elle soutient que les mouvements de compte anormaux peuvent être caractérisés au regard de sa pratique ordinaire, n’ayant pas l’habitude de procéder au paiement d’une somme aussi importante après cumul des opérations ni de procéder à des paiements vers l’étranger. En outre elle affirme que la banque aurait dû s’alarmer de la clôture de son contrat d’assurance-vie Predica et du versement sur son compte bancaire de la totalité des fonds épargnés sur son livret développement durable.
Elle affirme que le constat de ces anomalies aurait dû amener la banque à s’informer auprès de son client, à le mettre en garde, voire à refuser d’exécuter l’opération.
Elle estime aussi que la banque est tenue d’un devoir de détection du délit d’abus de faiblesse et aurait dû tenir compte de l’état d’ignorance et de l’âge de sa cliente qui est profane en matière d’investissements, de placements boursiers et du domaine financier en général, et qui a été attirée par des propositions attractives de placements dont la légalité ne pouvait faire de doute, abusant ainsi de sa confiance. Elle soutient que si la banque détecte des faits relevant du délit d’abus de faiblesse, elle doit le déclarer à TRACFIN, prévenir le procureur de la République ainsi que les membres de la famille du client, et tout faire pour éviter la réalisation du préjudice.
Dans ses dernières conclusions notifiées par RPVA le 17 janvier 2024, la société Crédit agricole demande au tribunal de:
- débouter Mme [M] de ses demandes,
- condamner Mme [M] à lui payer la somme de 3 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile,
- condamner Mme [M] aux dépens.
Se fondant sur les articles 1103, 1104 et 1231-1 du code civil, la société Crédit agricole affirme qu’elle est tenue d’un devoir de non-immixtion lui interdisant de s’immiscer dans les affaires de son client notamment en exerçant un contrôle de la licéité ou de l’opportunité des opérations ordonnées par ce dernier. Elle estime que la seule réserve à ce devoir est l’existence d’anomalies apparentes, matérielles ou intellectuelles, affectant les opérations, non établies en l’espèce, précisant qu’elle ne peut refuser à son client la libre disposition des fonds disponibles.
La banque soutient par ailleurs qu’étant dépositaire de fonds mais pas gestionnaire, elle n’a pas manqué à son devoir de vigilance concernant les opérations litigieuses ordonnées par la cliente elle-même, avec authentification, qui n’a en outre jamais informé la banque du projet financier dans lequel s’inscrivaient ces opérations.
En outre elle indique que les opérations bancaires en cause ont été effectuées par sa cliente, qui est majeure capable, au profit de comptes situés dans la zone SEPA, qu’elles n’étaient pas suspectes et au contraire; conformes à la libre circulation des biens et des personnes.
La banque reproche enfin à sa cliente son manque de prudence en ayant ordonné les opérations litigieuses après un simple démarchage téléphonique et l’envoi de mails.
L’ordonnance de clôture a été rendue le 21 mars 2024.
L’affaire a été examinée à l’audience publique du 16 mai 2024 et mise en délibéré au 27 juin 2024.
MOTIVATION
1. SUR LES DEMANDES DE DOMMAGES ET INTÉRÊTS
1.1. AU TITRE DU DISPOSITIF TRACFIN
Les articles L. 561-1 et suivants du code monétaire et financier instituent des obligations de vigilance et de déclaration aux organismes financiers en vue de lutter contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme.
Il est de jurisprudence constante que ces dispositions n’ont d'autres fins que la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement des activités terroristes. Dès lors la victime d'agissements frauduleux ne peut se prévaloir de l’inobservation des obligations de vigilance et de déclaration précitées pour réclamer des dommages-intérêts à l'organisme financier.
Le moyen tiré du manquement aux obligations relatif au dispositif Tracfin sera donc rejeté.
1.2. AU TITRE DU DEVOIR GÉNÉRAL DE VIGILANCE
Aux termes de l’article L. 133-13, I du code monétaire et financier, le montant de l’opération de paiement est crédité sur le compte du prestataire de services de paiement du bénéficiaire au plus tard à la fin du premier jour ouvrable suivant le moment de réception de l’ordre de paiement tel que défini à l’article L. 133-9. Ce délai peut être prolongé d’un jour ouvrable supplémentaire pour les opérations de paiement ordonnées sur support papier.
L’article 1231-1 du code civil dispose que le débiteur est condamné, s’il y a lieu, au paiement de dommages et intérêts, soit à raison de l’inexécution de l’obligation, soit à raison du retard dans l’exécution, s’il ne justifie pas que l’exécution a été empêchée par la force majeure.
Il résulte principalement de ces textes et de la jurisprudence que le banquier a l’obligation d’exécuter un virement que son client lui ordonne, pourvu que l’ordre soit régulier et que le compte contienne une somme disponible suffisante
Le banquier teneur de compte, parce qu’il est tenu de ne pas s’immiscer dans les affaires de son client, n’a pas, en principe, à effectuer de recherches ou à réclamer de justifications pour s’assurer que les opérations qui lui sont demandées par son client sont régulières, non dangereuses pour lui.
Le devoir de non-immixtion, également appelé devoir de non-ingérence, trouve toutefois sa limite dans le devoir de surveillance du banquier, qui est limité à la détection des seules anomalies apparentes, qu’elles soient matérielles, lorsqu’elles affectent les mentions figurant sur les documents ou effets communiqués au banquier, ou intellectuelles, lorsqu’elles portent sur la nature des opérations effectuées par le client et le fonctionnement du compte.
En l’espèce, il n’est pas contesté que les ordres de virement ont été exécutés conformément aux demandes de Mme [M] et que les sommes désignées ont rejoint les bénéficiaires des comptes désignés par les IBAN que lui avaient remis son interlocuteur au sein de la société ACM, M. [G] [S]. De plus, il convient d’observer que les ordres de virement ont été effectués par Mme [M], depuis son espace personnel internet, après ajout par cette dernière des IBAN des bénéficiaires, opérations validées par elle au moyen d’une authentification forte Sécuripass, selon courrier électronique de la banque du 9 août 2023 versé aux débats par la demanderesse.
Aucune anomalie matérielle ne peut donc être reprochée à la banque.
S’agissant d’une anomalie intellectuelle, elle peut résulter d’opérations passées en compte qui sont par leur nature, leur montant ou leur fréquence sans rapport avec les habitudes du client.
En l’espèce, les relevés des comptes de Mme [V] [M] , sur la période du 20 avril 2021 au 21 juin 2021, permettent de recenser, outre un paiement par carte bancaire de 500 euros le 29 janvier 2021 sous le libellé « Mangopay Ps L-1125 Lux 28/01 », les virements suivants portés au débit, libellés « virement web [V] [M] » (pièces n° 3 et 4 Mme [M]) :
- 3 000 euros le 5 mars 2021,
- 2 000 euros le 13 mars 2021, somme recréditée le 19 mars 2021,
- 3 000 euros le 17 mai 2021, rejeté le 19 mai 2021
- 3 000 euros le 29 mai 2021 (libellé « virement web Polyko Gmbh »),
- 3 000 euros le 1er juin 2021 (libellé « virement web Polyko Gmbh »),
- 3 000 euros le 7 juin 2021,
- 3 000 euros le 8 juin 2021,
- 3 000 euros le 9 juin 2021,
- 3 000 euros le 11 juin 2021,
- 3 000 euros le 15 juin 2021,
- 3 000 euros le 16 juin 2021.
- 3 000 euros le 17 juin 2021,
- 3 000 euros le 19 juin 2021,
- 3 000 euros le 21 juin 2021.
Total : 36 500 euros (après déduction des sommes recréditées et du virement rejeté).
Ces relevés de compte ne permettent pas d’identifier les bénéficiaires. Toutefois, la banque ne conteste pas que les virements en cause ont été réalisés au profit de comptes situés en Europe, notamment en Espagne et Autriche, en adéquation avec les relevés d’identités bancaires produits par Mme [M] (sa pièce n° 5).
Il ressort également de ces relevés bancaires que le compte chèque de Mme [M] a été alimenté par :
- un virement de 5 000 euros crédité le 1er mars 2021, provenant de son livret de développement durable,
- un virement de 31 439,31 euros crédité le 14 mai 2021, provenant de son assurance-vie Prédica
Au cours et à l’issue de ces opérations, le compte chèque de Mme [M] est demeuré créditeur et son livret de développement durable, d’un montant initial de 10 030,17 euros, présentait un solde de 5 030,17 euros (pièces n° 4 Mme [M]).
Ces éléments permettent d’établir que Mme [M], qui souhaitait souscrire des produits financiers en dehors de ceux proposés par sa banque, a réalisé seule quatorze virements bancaires depuis son espace internet, entre le 5 mars et le 21 juin 2021, a destination de bénéficiaires détenant des comptes dans des banques européennes, après avoir enregistré elle-même les coordonnées bancaires desdits bénéficiaires et avoir pris le soin de créditer son compte avec des sommes provenant de son livret de développement durable et de son assurance-vie. A l’exception de deux virements libellés « virement web Polyko Gmbh », Mme [M] a renseigné le libellé « virement web [V] [M] », ne permettant pas à la banque de connaître le motif des opérations ordonnées et laissant légitimement penser qu’elle réalisait des opérations à son profit.
Dans ces circonstances, outre que l’état de vulnérabilité de Mme [M] n’est pas démontré, le nombre des virements, qui s’explique par le plafond journalier de 3 000 euros, le montant total des virements, pour la somme de 36 500 euros entièrement compensée par des opérations portées au crédit de son compte, et l’extranéité des bénéficiaires, dont les banques sont situées dans l’espace de libre échange européen, étaient insuffisants pour caractériser une anomalie apparente que la banque était tenue de relever au titre de son devoir de vigilance, qui ne saurait se confondre avec un devoir de conseil, la banque n’agissant qu’en qualité de teneur de compte.
Dès lors, aucune faute ne peut être reconnue à l’encontre de la banque au titre de son devoir de vigilance.
En tout état de cause, Mme [M] est mal fondée à solliciter une indemnisation de la perte de l’ensemble des sommes investies, dès lors que le manquement par une banque à son devoir de vigilance ne peut ouvrir droit qu’à une indemnisation d’une perte de chance de ne pas réaliser les opérations financières anormales.
Elle ne justifie pas non plus du préjudice moral de 10 000 euros dont elle allègue, qu’elle impute par ailleurs aux faits d’escroquerie pour lesquels elle a déposé une plainte et non aux agissements de la banque.
Par conséquent, Mme [M] sera déboutée de ses demandes indemnitaires.
2. SUR LES FRAIS DU PROCÈS ET L’EXÉCUTION PROVISOIRE
Aux termes de l’article 696 du code de procédure civile, la partie perdante est condamnée aux dépens, à moins que le juge, par décision motivée, n’en mette la totalité ou une fraction à la charge d’une autre partie.
En application de l’article 700 1° du code de procédure civile, dans toutes les instances, le juge condamne la partie tenue aux dépens ou la partie perdante à payer à l’autre partie la somme qu’il détermine au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. Le juge tient compte de l’équité ou de la situation économique de la partie condamnée. Il peut, même d’office, pour des raisons tirées des mêmes considérations, dire qu’il n’y a lieu à condamnation.
Partie perdante, Mme [M] sera condamnée aux dépens.
Supportant les dépens, elle sera condamnée à payer à la société Crédit Agricole la somme de
1 500 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.
Consécutivement, elle sera déboutée de sa demande fondée sur le même texte.
Enfin, les articles 514 et 514-1 du code de procédure civile, disposent que les décisions de première instance sont de droit exécutoires à titre provisoire à moins que le juge en décide autrement s’il estime que cette exécution provisoire de droit est incompatible avec la nature de l’affaire. En l’occurrence, la nature de l’affaire n’implique par de déroger au principe sans qu’il ne soit nécessaire de le rappeler dans le dispositif.
PAR CES MOTIFS
Le tribunal judiciaire,
DÉBOUTE Mme [V] [M] de sa demande de dommages et intérêts au titre du préjudice financier ;
DÉBOUTE Mme [V] [M] de sa demande de dommages et intérêts au titre du préjudice moral ;
CONDAMNE Mme [V] [M] aux entiers dépens ;
CONDAMNE Mme [V] [M] à payer à la SA Caisse régionale de crédit agricole d’Île de France la somme de 1 500 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile;
DÉBOUTE Mme [V] [M] de sa demande fondée sur l’article 700 du code de procédure civile.
Le présent jugement ayant été signé par le président et le greffier.
Le Greffier Le Président
Camille FLAMANT Michaël MARTINEZ