TRIBUNAL JUDICIAIRE
de BOBIGNY
JUGEMENT CONTENTIEUX DU 17 MAI 2024
Chambre 7/Section 2
AFFAIRE: N° RG 19/14372 - N° Portalis DB3S-W-B7D-T4A3
N° de MINUTE : 24/00332
S.A.S. LES FILS DE MADAME GERAUD
Immatriculée au RCS de BOBIGNY sous le n° 449 513 639
[Adresse 1]
[Localité 3]
représentée par Maître Cyril LAROCHE de la SELEURL CYRIL LAROCHE AVOCAT, avocats au barreau de PARIS,
vestiaire : D1605
Monsieur [W] [R]
[Adresse 1]
[Localité 3]
représenté par Maître Cyril LAROCHE de la SELEURL CYRIL LAROCHE AVOCAT, avocats au barreau de PARIS,
vestiaire : D1605
Monsieur [J] [R]
[Adresse 1]
[Localité 3]
représenté par Maître Cyril LAROCHE de la SELEURL CYRIL LAROCHE AVOCAT, avocats au barreau de PARIS,
vestiaire : D1605
DEMANDEURS
C/
COMMUNE DE [Localité 4]
[Adresse 2]
[Adresse 2]
[Localité 4]
représentée par Me Maxime SENO,
avocat au barreau de PARIS,
vestiaire : T 06
DEFENDEUR
COMPOSITION DU TRIBUNAL
lors du délibéré :
Président : Madame Christelle HILPERT, Première vice-présidente magistrat ayant fait rapport à l’audience
Assesseur : Madame Marjolaine GUIBERT, Vice-Présidente,
Assesseur : Monsieur Michaël MARTINEZ, Juge,
Assistés de Madame Camille FLAMANT, Greffier
DEBATS
Audience publique du 15 Mars 2024
JUGEMENT
Prononcé publiquement, par mise à disposition au greffe, par jugement Contradictoire et en premier ressort, par Madame Christelle HILPERT, Première Vice-Présidente, assistée de Madame Camille FLAMANT, greffier.
FAITS ET PROCEDURE
Par contrat du 22 octobre 1986, la commune de [Localité 4] et les consorts [W] et [J] [R] – agissant ès-qualité de représentants légaux de la société Les fils de madame Géraud– ont conclu un contrat de concession portant exploitation des marchés publics d’approvisionnement communaux « [Y] [I] » et de « la Ferme ».
Le contrat de concession était conclu pour une durée de 30 ans à compter du 1er janvier 1989, tacitement reconductible par périodes de 10 ans, sauf dénonciation par l’une des parties intervenant au moins un an avant l’expiration de chaque période (article 27 alinéa 1 du contrat).
Le contrat prévoyait que si la dénonciation intervenait du fait de la commune à la fin de la première période de 30 ans, celle-ci devrait verser une indemnité au concessionnaire (article 27 alinéa 2 du contrat).
L’article 14 du contrat de concession fixait également les modalités de révision du tarif journalier des droits perçus par le concessionnaire et de la redevance annuelle forfaitaire perçue par la commune.
Par courrier en date du 12 décembre 2017, la commune de [Localité 4] a informé la société Les fils de madame Géraud qu’elle ne reconduirait pas le contrat au terme de la période initiale de 30 ans qui parvenait à son terme le 31 décembre 2018.
Par courrier recommandé du 30 janvier 2018, reçu le 1er février 2018, la société Les fils de madame Géraud a sollicité de la commune qu’elle procède au retrait de cette décision et informé cette dernière qu’en cas de refus, elle solliciterait l’indemnisation des préjudices subis.
Par courrier recommandé en date du 8 mars 2018, la commune de [Localité 4] a informé la société Les fils de madame Géraud qu’elle maintenait sa décision portant dénonciation du contrat de concession et refusait de verser toute indemnisation.
Par courrier recommandé en date du 1er octobre 2018, reçu le 3 octobre 2018, la société Les fils de madame Géraud a sollicité une nouvelle fois de la commune que l’exécution du contrat de concession soit poursuivie et réitéré sa demande d’indemnisation.
Par courrier recommandé en date du 21 novembre 2018, la commune de [Localité 4] a, par décision confirmative de la première décision du 8 mars 2018, rejeté cette nouvelle demande indemnitaire.
C’est dans ce contexte que, par assignation délivrée par exploit d’huissier le 30 décembre 2019, la société Les fils de madame Géraud ainsi que les consorts [W] et [J] [R] ont saisi le tribunal de céans d’une demande tendant à la condamnation de la commune de Bobigny à réparer les préjudices subis par la rupture du contrat.
Par ordonnance du 15 décembre 2020, le juge de la mise en état a transmis à la Cour de cassation une question prioritaire portant sur la constitutionnalité des dispositions des articles L. 2224-18 et L. 2121-29 du code général des collectivités territoriales visant à interdire toute clause de révision des droits de place dans les contrats d’affermage d’une part et sur la constitutionnalité des articles 38 et 40 de la loi n° 93-122 du 29 janvier 1993 relative à la prévention de la corruption et à la transparence de la vie économique et des procédures publiques conduisant à interdire les clauses de tacite reconduction des contrats d’affermage d’autre part.
Par arrêt du 11 mars 2021, la Cour de cassation a dit n’y avoir lieu à renvoyer lesdites questions devant le Conseil constitutionnel, leur conformité à la Constitution ne faisant pas débat.
Par ordonnance du 25 mai 2021, le juge de la mise en état a transmis au tribunal administratif de Montreuil une question préjudicielle portant sur la légalité des articles 14 et 27 du contrat de concession.
Le tribunal administratif de Montreuil a, par décision du 17 octobre 2022, déclaré illégales les stipulations de l’article 14 de la convention conclue le 22 octobre 1986, en tant qu’elles s’appliquent aux droits de place, ainsi que les stipulations de l’article 27 de la même convention en tant qu’elles prévoient la reconduction tacite du contrat et l’indemnisation du concessionnaire à raison de la non- reconduction du contrat.
PRETENTIONS ET MOYENS DES PARTIES
Suivant conclusions récapitulatives notifiées le 9 juin 2023, la société Les fils de madame Géraud ainsi que les consorts [W] et [J] [R] sollicitent de :
- CONDAMNER la commune au paiement d’une indemnité en principal d’un montant de 904.340,97€ en réparation du préjudice causé par son refus d’appliquer la clause de révision des tarifs des droits de place prévue à l’article 14 du contrat ;
- CONDAMNER la commune au paiement d’une indemnité en principal d’un montant de 15.269.040,72 € en réparation du préjudice causé par son refus d’appliquer la clause indemnitaire prévue à l’article 27 en cas de non-reconduction du contrat au terme de sa durée initiale de 30 ans ;
- DIRE que l’indemnité en principal due par la commune sera augmentée des intérêts moratoires au taux de l’intérêt légal à compter du 3 octobre 2018 ;
- ORDONNER la capitalisation des intérêts échus ;
- ORDONNER l’exécution provisoire du jugement à intervenir ;
- CONDAMNER la commune au paiement de la somme de 5 000 € sur le fondement des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile ;
- CONDAMNER la commune au paiement des entiers dépens et ordonner la distraction au profit de la SELARLU Cyril Laroche Avocat, conformément aux dispositions de l’article 699 du code de procédure civile.
La partie demanderesse rappelle que le juge judiciaire n’est pas lié par l’avis du tribunal administratif de Montreuil quant à l’illicéité des articles 14 et 27 du contrat de concession.
Elle estime à titre principal que la clause de révision des droits de place prévue à l’article 14 du contrat est légale.
Elle ajoute que la ville de [Localité 4] a manqué à son obligation contractuelle en ne saisissant pas le conseil municipal en vue de faire appliquer ladite clause de révision.
Elle en déduit que la commune de [Localité 4] a rompu l’équilibre économique du contrat en n’appliquant pas ladite clause mais en faisant signer à la place des avenants à la société Les fils de madame Géraud, dans l’attente de l’application intégrale de ladite clause, comme mentionné dans lesdits avenants.
A titre subsidiaire, si le tribunal devait écarter ladite clause au motif de son illégalité, elle estime qu’il convient de sanctionner les manquements contractuels pris par la commune dans les avenants, laquelle s’était engagée à compenser les incidences financières subies par le concessionnaire du fait de sa décision de ne pas appliquer la clause de révision des tarifs.
A titre encore plus subsidiaire, si le tribunal devait écarter l’application de la clause de révision des tarifs et l’application des stipulations des avenants, elle estime, en se fondant sur l’article 1er du protocole additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme, que la commune engage sa responsabilité extra-contractuelle en l’ayant privée par sa faute d’un gain qu’elle lui avait légitimement fait espérer, sans motif d’intérêt général.
Elle calcule son préjudice comme la perte de recettes consécutives à l’inapplication de la clause de révision des tarifs, déduction faite de la redevance qu’elle aurait dû acquitter sur la part des recettes dont elle a été privée.
En ce qui concerne la demande indemnitaire au titre de la dénonciation du contrat de concession, elle estime à titre principal que la clause prévue à l’article 27 alinéa 2 du contrat est légale et que le refus pour la commune d’appliquer ses dispositions engage sa responsabilité contractuelle. Elle soutient que l’indemnité prévue avait pour finalité, si le contrat de concession devait être dénoncé au terme de la première période de trente ans, de compenser le préjudice lié à l’impossibilité d’amortir économiquement les investissements effectués, la période d’amortissement économique ayant été fixée à 40 ans d’après les termes de l’article 27.
A titre subsidiaire, si le tribunal devait écarter l’application de la clause indemnitaire, elle estime, en se fondant sur l’article 1er du protocole additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme, que la commune engage sa responsabilité extra-contractuelle en l’ayant privée par sa faute d’un gain qu’elle lui avait légitimement fait espérer, sans motif d’intérêt général.
En réponse, suivant conclusions notifiées par RPVA pour l’audience du 17 novembre 2023, la Commune de [Localité 4] demande in limine litis de :
- DIRE ET JUGER que la demande de condamnation financière formulée sur le fondement des articles 14 et 27 du contrat de concession par La société Les fils de madame Géraud, Monsieur [W] [R], Monsieur [J] [R], à l’encontre de la commune de [Localité 4] est irrecevable d’une part comme prescrite et d’autre part comme étant dirigée contre une décision administrative confirmative ;
Au fond :
- DIRE ET JUGER que la demande de condamnation financière formulée sur le fondement des articles 14 et 27 du contrat de concession par la société Les fils de madame Géraud, Monsieur [W] [R], Monsieur [J] [R], à l’encontre de la commune de Bobigny est inopposable juridiquement du fait de l’illicéité des clauses des articles susvisés, en application du jugement n° 2110072 rendu le 17 octobre 2022 par le tribunal administratif de Montreuil ;
- DIRE ET JUGER que la demande de condamnation financière formulée sur le fondement des articles 14 et 27 du contrat de concession par la société Les fils de madame Géraud, Monsieur [W] [R], Monsieur [J] [R], à l’encontre de la commune de [Localité 4] n’est manifestement pas fondée ;
Par voie de conséquence
- DEBOUTER la société Les fils de madame Géraud, Monsieur [W] [R], Monsieur [J] [R], de l’ensemble de leurs demandes ;
- CONDAMNER la société Les fils de madame Géraud, Monsieur [W] [R], Monsieur [J] [R], à verser à la commune de [Localité 4] la somme de 5 000 € au titre des frais irrépétibles de l’article 700 du code de procédure civile ;
- CONDAMNER la société Les fils de madame Géraud, Monsieur [W] [R], Monsieur [J] [R] aux entiers dépens dont distraction au bénéfice de Maître Maxime Seno, avocat au barreau de Paris, conformément aux dispositions de l’article 699 du code de procédure civile.
Elle soutient que conformément aux principes généraux de la procédure administrative contentieuse, repris dans les dispositions de l’article R. 421-3 3° du code de justice administrative, la partie demanderesse disposait d’un délai de deux mois pour contester la décision de rejet d’indemnisation prise par la commune de [Localité 4].
L’assignation ayant été délivrée le 30 décembre 2019, soit plus de deux mois après la notification de la première décision de rejet par LRAR de la commune de [Localité 4] du 8 mars 2018, elle estime que la partie demanderesse est prescrite en ses demandes, étant précisé que la décision confirmative de rejet notifiée par LRAR de la commune de [Localité 4] du 21 novembre 2018 est sans incidence sur ce délai.
Sur le fond, la commune de Bobigny soutient tout d’abord que les dispositions des articles 14 et 27 du contrat de concession, qui ont été jugées illicites par le tribunal administratif de Montreuil, lui sont inopposables et qu’aucune indemnisation ne peut donc se fonder sur ces clauses.
Elle estime en effet que conformément à une jurisprudence abondante du Conseil d’État, l’article 14 est illégal en ce qu’il s’applique notamment aux droits de place, qui constituent des recettes fiscales ne pouvant être révisées contractuellement mais que seul le conseil municipal peut décider de réviser.
Elle estime que conformément à une jurisprudence abondante du Conseil d’État et reprise par la Cour de cassation, la clause de tacite reconduction du contrat fixée à l’article 27 est également illégale, dans la mesure où elle équivaut à la passation d’un nouveau contrat de commande publique, dont la passation, après la loi du 29 janvier 1993 relative à la prévention de la corruption et à la transparence de la vie économique et des procédures publiques, doit être précédée d’une procédure de publicité et de mise en concurrence et qu’aucune indemnité ne saurait donc être due en cas de non-reconduction.
A titre subsidiaire, si le tribunal considérait que les clauses des articles 14 et 27 n’étaient pas illégales, elle soutient que la responsabilité contractuelle de la commune de Bobigny ne saurait être engagée.
En ce qui concerne les indemnités demandées au titre de l’article 27, elle rappelle que le contrat de concession conclu entre les parties n’a nullement prévu une durée d’amortissement économique du contrat sur une durée ferme de 40 ans mais sur une durée de 30 ans et que de surcroît, s’agissant d’une concession de places de marché, les investissements ont été largement amortis sur une durée beaucoup plus courte, comme l’a souligné la chambre régionale des comptes d’Île-de-France dans un courrier adressé à la mairie le 17 décembre 1990. Elle estime en tout état de cause que les concessionnaires ne démontrent ni la réalité ni l’étendue des préjudices allégués et que les contrats de concession sont nécessairement exploités aux risques et périls du concessionnaire.
En ce qui concerne les indemnités demandées au titre de l’article 14, elle estime que les demandes sont dépourvues d’aucun justificatif.
Elle rappelle que les parties ont, d’un commun accord, revu à la hausse le tarif général des perceptions fixé à l’article 9 du contrat, et ce à plusieurs reprises lors de l’exécution du contrat de concession, tout particulièrement par avenant n°3 en date du 15 juillet 1989, par avenant n° 5 en date du 22 octobre 1992, par avenant n° 6 en date du 18 janvier 1996, par avenant n° 6 bis en date du 27 mars 1997, par avenant n° 7 en date du 26 mars 1998 et par avenant n° 8 en date du 1er avril 1999.
Elle ajoute que la commune de [Localité 4] a également accepté de prendre financièrement en charge la fourniture et le montage et démontage du matériel d’abri mobile à destination des commerçants par avenant n° 9 en date du 7 décembre 2015 et que la redevance perçue incluait des droits de location de matériel d’exposition, alors même que la plupart des commerçants ne louaient pas ce matériel.
Enfin, elle souligne que les conditions de révision des tarifs de l’article 14 n’impliquaient aucun risque pour le concessionnaire, les tarifs étant garantis en cas de dégradation des paramètres de calcul du tarif.
La société Les fils de madame Géraud ainsi que les consorts [W] et [J] [R] n’ont pas conclu en réplique sur la recevabilité de leurs demandes indemnitaires.
L’ordonnance de clôture a été rendue le 12 décembre 2023 et l’affaire appelée à l’audience du 15 mars 2024.
En application de l’article 455 du code de procédure civile, il convient de se reporter aux écritures des parties pour un plus ample exposé de leurs moyens respectifs.
MOTIFS
A titre liminaire, il sera rappelé que si l’article 136 du décret du 17 mai 1809 relatif aux octrois municipaux attribue spécialement compétence aux juridictions judiciaires pour connaître des litiges nés de l’exécution d’un contrat d’exploitation des halles et marchés municipaux, le juge judiciaire reste toutefois tenu de faire application des règles du droit administratif pour apprécier les modalités d’exécution du contrat administratif.
Sur la recevabilité de l’action indemnitaire des demandeurs
L’action ayant été introduite avant le 1er janvier 2020, l’examen de la fin de non-recevoir relève de la compétence du tribunal judiciaire en application de l’article 123 du code de procédure civile, dans sa rédaction antérieure à celle issue du décret n°2019-1333 du 11 décembre 2019.
L’article 122 du code de procédure civile prévoit que constitue une fin de non-recevoir tout moyen qui tend à faire déclarer l'adversaire irrecevable en sa demande, sans examen au fond, pour défaut de droit d'agir, tel le défaut de qualité, le défaut d'intérêt, la prescription, le délai préfix, la chose jugée.
En l’espèce, le présent litige est relatif aux conséquences indemnitaires de la non-reconduction d’un contrat d’affermage de marchés publics d’approvisionnement, suite à la dénonciation du contrat par la commune de [Localité 4].
Contrairement à ce qui est soutenu par la commune de [Localité 4], il s’agit d’un litige relatif à l’exécution d’un contrat administratif et non d’un recours formé à l’encontre d’une décision administrative.
Le recours dont est saisi le tribunal n’est par conséquent pas soumis au respect du délai de deux mois à compter de la notification de la décision contestée qui a été fixé par la jurisprudence administrative et repris à l’article R. 421-1 du code de justice administrative, lequel exclut par ailleurs explicitement de son champ d’application la contestation des mesures prises pour l’exécution d’un contrat.
En l’absence de délais de contestation fixés au contrat, la demande indemnitaire de la société Les fils de madame Géraud et des consorts [W] et [J] [R] est par conséquent soumise au délai de prescription quadriennale de droit commun des créances détenues à l’encontre des personnes publiques.
La décision de dénonciation du contrat en date du 12 décembre 2017 ayant été notifiée par acte d’huissier signifié le 20 décembre 2017, il y a lieu de dire que l’action indemnitaire engagée par voie d’assignation le 30 décembre 2019 est recevable et de rejeter la fin de non-recevoir soulevée par la commune de [Localité 4].
Sur la demande indemnitaire fondée sur l’absence de révision des tarifs des droits de place
Sur la légalité de la clause de révision des tarifs prévue à l’article 14 du contrat
Il résulte tant des dispositions du décret du 17 mai 1809 susvisé que de celles de l’article L. 2331-3 du code général des collectivités territoriales, qui reprennent celles de l’article L. 231-5 du code des communes, relatives aux recettes fiscales facultatives de la section fonctionnement du budget communal, que le produit des droits de place perçus dans les marchés présente une recette fiscale de la commune. Aux termes du premier alinéa de l’article L. 2121-29 du code général des collectivités territoriales, identiques à ceux du premier alinéa de l’article L. 121-26 du code des communes, « le conseil municipal règle par ses délibérations les affaires de la commune ».
Il résulte de ces dispositions que seul le conseil municipal est compétent pour arrêter les modalités de révision des droits de nature fiscale tels que les droits de place perçus dans les marchés, ces modalités de révision ne pouvant résulter des stipulations impératives d’un contrat passé par la commune.
En l’espèce, l’article 14 du contrat prévoit une clause de révision des droits de place, en fonction de la situation économique pouvant se présenter en cours d’exploitation, sans possibilité de révision à la baisse, sauf accord contraire de parties.
Ces stipulations, qui fixent de manière impérative les modalités de révision de droits de place, dont une composante est la taxe spéciale de nettoyage et qui sont donc en partie de nature fiscale, sont illégales, en ce qu’elles ne prévoient pas la possibilité pour le conseil municipal de ne pas les appliquer, comme l’a d’ailleurs jugé le tribunal administratif de Montreuil le 17 octobre 2022 suite à une question préjudicielle de ce tribunal.
Elles ne sont donc pas opposables à la commune de [Localité 4] et ne peuvent servir de fondement à un recours indemnitaire.
Sur la responsabilité contractuelle de la commune
En droit, il appartient aux parties d’un traité d’affermage des droits de place de l’exécuter de bonne foi, en vertu du principe de loyauté des relations contractuelles.
Le risque économique supporté par le concessionnaire du fait de l’exploitation des marchés doit s’apprécier dans le cadre des clauses de la convention, qui fixent les bases de l’équilibre financier du contrat, qui ne sauraient être méconnues ou modifiées sans le versement par le concédant d’une indemnité réparant le préjudice subi par le concessionnaire du fait de la rupture de cet équilibre.
En l’espèce, la société Les fils de madame Géraud et les consorts [W] et [J] [R] prétendent que la commune de [Localité 4] n’a pas compensé la perte financière résultant de la non-application de la clause de révision des droits de place.
Il résulte cependant des pièces versées aux débats qu’en l’absence d’application de cette clause illicite, la commune de [Localité 4], représenté par son maire en exercice, dûment autorisé suivant délibération du conseil municipal, d’une part, la société Les fils de madame Géraud et les consorts [W] et [J] [R] d’autre part, ont signé six avenants tarifaires entre 1989 et 1999, visant précisément à augmenter régulièrement les tarifs de droit de place perçus et à ajuster la redevance forfaitaire versée à la commune ( avenants n° 3, 5, 6, 6 bis, 7, 8).
La chambre régionale des comptes d’Île-de-France, dans un courrier adressé à la mairie le 19 décembre 1990, a par ailleurs souligné, en ce qui concerne l’économie générale du contrat, qu’aux termes de la convention de concession et de ses avenants, la convention créait plutôt un déséquilibre au profit du concessionnaire, dans la mesure où la redevance reversée à la commune était fixée forfaitairement et ne variait pas en fonction du montant effectif des droits de place perçus par l’entreprise, ne pouvant varier quant à eux qu’à la hausse.
Elle a également souligné qu’en l’absence de clause de reddition des comptes de l’entreprise, la commune n’était pas à même d’apprécier le bien-fondé des demandes de revalorisation des droits de place de l’entreprise ni le maintien de l’équilibre financier du contrat.
La partie demanderesse, qui prétend à la fois que les avenants signés seraient insuffisants pour réparer son préjudice financier, et qu’ils n’auraient pas été appliqués par la commune, ne transmet cependant au soutien de ses allégations qu’un tableur, réalisé par ses soins, pour faire la démonstration de l’existence de son préjudice financier.
Force est de constater que cette seule pièce ne permet pas de démontrer que l’absence d’application de la clause de révision des tarifs des droits de place, compensée par la signature d’avenants tarifaires, aurait rompu l’équilibre financier du contrat.
La société Les fils de madame Géraud et les consorts [W] et [J] [R] seront par conséquent déboutés de leur demande indemnitaire au titre de la responsabilité contractuelle de la commune.
Sur la responsabilité extra-contractuelle de la commune
Les demandeurs soutiennent à titre subsidiaire que la commune aurait commis une faute engageant sa responsabilité extra-contractuelle, en les ayant privés d’un gain qu’elle leur avait légitimement fait espérer, sans motif d’intérêt général, et aurait ainsi porté atteinte à leur droit de propriété tel que garanti par l’article 1er du protocole additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme.
Comme développé plus haut, il n’est toutefois démontré aucun préjudice financier par la partie demanderesse.
Celle-ci sera par conséquent déboutée de sa demande indemnitaire fondée sur la responsabilité extra-contractuelle de la commune.
Sur la demande indemnitaire fondée sur l’absence de reconduction du contrat
Sur la légalité de la clause de reconduction tacite du contrat prévue à l’article 27
Aux termes de l’article 38 de la loi du 29 janvier 1993 relative à la prévention de la corruption et à la transparence de la vie économique et des procédures publiques, dont les dispositions sont désormais codifiées au deuxième alinéa de l’article L. 1411-1 du code général des collectivités territoriales, les délégations de service public des personnes morales de droit public doivent être soumises à une procédure d’appel d’offres dans des conditions prévues par décret. Les clauses de tacite reconduction conclues antérieurement à l’entrée en vigueur de ces dispositions ne peuvent plus être régulièrement mises en œuvre, le contrat résultant d’une clause de tacite reconduction ayant le caractère d’un nouveau contrat dont la passation doit être précédée de la procédure de publicité et de mise en concurrence imposée par ces dispositions.
Comme l’a rappelé le tribunal administratif de Montreuil dans sa décision du 17 octobre 2022, les clauses de tacite reconduction contenues dans des contrats de la commande publique étant illégales, aucun préjudice, et donc aucun droit à indemnité, ne peut naître, pour le contractant de l’administration, de l’absence de reconduction tacite d’un contrat à l’issue de la durée initiale convenue entre les parties. Ainsi, l’illégalité de la clause de tacite reconduction contenue dans un contrat de commande publique a pour conséquence l’illégalité de la clause prévoyant l’indemnisation du cocontractant de la personne publique à raison de la non reconduction tacite du contrat.
En l’espèce, l’article 27 du contrat prévoit que « Pour tenir compte des engagements pris par le concessionnaire, le Traité de concession aura une durée de trente ans ferme commençant à compter du premier jour du trimestre civil suivant la mise en service des nouvelles installations du Marché E. [I]. Le Traité de Concession pourra ensuite se renouveler par tacite reconduction, par périodes de 10 ans, sauf dénonciation par l’une ou l’autre des parties en se prévenant par lettre recommandée un an au moins avant l’expiration de chaque période. Toutefois, si la résiliation intervenait du fait de la Ville à la fin de la première période de trente ans, la Ville devrait rembourser, préalablement à la fin de la concession, une indemnité égale au quart de chaque versement effectué en application des articles 25 et 26 ci-dessus, chacun étant actualisé selon la méthode à intérêts composés et annuités constantes, aux taux de 9% ».
Ces stipulations, tant en ce qui concerne la tacite reconduction du contrat qu’en ce qui concerne le principe d’une indemnisation du concessionnaire en cas de non-reconduction du contrat après son terme fixé à trente ans, sont illégales comme développé supra.
Elles ne sont donc pas opposables à la commune de [Localité 4] et ne peuvent servir de fondement à un recours indemnitaire.
Sur la responsabilité de la commune
Les demandeurs soutiennent que même si les dispositions de l’article 27 étaient jugées illégales, il existe une rupture de l’équilibre économique du contrat qui doit être indemnisée, dès lors que la durée d’amortissement du contrat aurait été fixée à 40 ans et non à 30 ans.
Toutefois, il y a lieu de constater que les stipulations de l’article 27 sont parfaitement explicites : le contrat de concession a prévu une durée d’amortissement économique sur une durée ferme de 30 ans et la possibilité pour chacune des parties de dénoncer le contrat à la fin de cette première période. Il ne ressort d’aucune stipulation du contrat ni d’aucun élément du dossier que l’indemnité de non -renouvellement au terme de la période initiale aurait pour objectif d’indemniser des investissements non encore amortis au terme de cette durée de trente ans, étant précisé par ailleurs qu’il résulte de l’article 26 du contrat que c’est la ville, et non le concessionnaire, qui a réalisé les principaux travaux d’investissement.
Il résulte par ailleurs du courrier adressé à la mairie le 19 décembre 1990 par la chambre régionale des comptes d’Île-de-France que la durée de trente ans du contrat de concession est « sans commune mesure avec la durée d’amortissement des équipements et travaux nécessaires à l’installation d’un marché et ne permet pas de remettre en cause suffisamment tôt certaines dispositions contractuelles qui peuvent, sur une période aussi longue, se révéler totalement inadaptées aux besoins des usagers et à l’intérêt de la collectivité ».
Il y a lieu d’en conclure que la dénonciation du contrat à l’issue de son terme de trente ans n’a entraîné aucun préjudice pour le concessionnaire et que la responsabilité tant contractuelle qu’extra-contractuelle de la commune ne saurait être engagée pour ce motif.
La société Les fils de madame Géraud et les consorts [W] et [J] [R] seront par conséquent déboutés de leur demande indemnitaire au titre de la non-reconduction du contrat.
Sur les autres demandes
Aux termes de l'article 696 du code de procédure civile, la partie perdante est condamnée aux dépens, à moins que le juge, par décision motivée, n'en mette la totalité ou une fraction à la charge d'une autre partie.
Il convient par conséquent de condamner la société Les fils de madame Géraud et les consorts [W] et [J] [R] aux entiers dépens, dont distraction au profit de Me Maxime Seno en application de l’article 699 du code de procédure civile.
Aux termes de l’article 700 du code de procédure civile, le juge condamne la partie tenue aux dépens ou qui perd son procès à payer à l'autre partie la somme qu'il détermine au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. Le juge tient compte de l'équité ou de la situation économique de la partie condamnée. Il peut, même d'office, pour des raisons tirées des mêmes considérations, dire qu'il n'y a lieu à condamnation.
En l’espèce, la société Les fils de madame Géraud et les consorts [W] et [J] [R] qui succombent seront condamnés à payer à la commune de [Localité 4] la somme de 5 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile. Ils seront déboutés de leur demande fondée sur l’article 700 du code de procédure civile précité.
Enfin, aux termes de l'article 515 du code de procédure civile dans sa rédaction antérieure au 1er janvier 2020, hors les cas où elle est de droit, l'exécution provisoire peut être ordonnée, à la demande des parties ou d'office, chaque fois que le juge l'estime nécessaire et compatible avec la nature de l'affaire, à condition qu'elle ne soit pas interdite par la loi.
En l’espèce, au regard de la solution donnée au litige, il n’y a pas lieu d’ordonner l’exécution provisoire.
PAR CES MOTIFS,
Le tribunal,
REJETTE la fin de non-recevoir tirée de la prescription soulevée par la commune de [Localité 4] ;
- DIT que les dispositions des articles 14 et 27 du contrat de concession des marchés publics d’approvisionnement communaux « [Y] [I] » et de « la Ferme », signé le 22 octobre 1986 entre la commune de [Localité 4] d’une part, la société Les fils de madame Géraud, Monsieur [W] [R] et Monsieur [J] [R] d’autre part, sont illicites ;
- DEBOUTE la société Les fils de madame Géraud, Monsieur [W] [R] et Monsieur [J] [R] de l’ensemble de leurs demandes ;
- CONDAMNE la société Les fils de madame Géraud, Monsieur [W] [R] et Monsieur [J] [R] aux entiers dépens, dont distraction au bénéfice de Maître Maxime Seno, avocat au barreau de Paris ;
- CONDAMNE la société Les fils de madame Géraud, Monsieur [W] [R] et Monsieur [J] [R], à verser à la commune de [Localité 4] la somme de 5 000€ au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;
- DIT n’y avoir lieu à prononcer l’exécution provisoire de la présente décision.
Le présent jugement ayant été signé par le président et son greffier.
Le Greffier Le Président
Camille FLAMANT Christelle HILPERT