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21/01/2021 | FRANCE | N°20/08482

France | France, Tribunal de grande instance de Paris, Ct0042, 21 janvier 2021, 20/08482


TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS

3ème chambre 1ère section

No RG 20/08482 -
No Portalis 352J-W-B7E-CSWSQ

No MINUTE :

Assignation du :
03 août 2020

JUGEMENT
rendu le 21 janvier 2021
DEMANDEUR

Monsieur [H] [W] dit "[B]"
[Adresse 1]
[Adresse 1]

représenté par Me Nicolas LE PAYS DU TEILLEUL, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #B0284

DÉFENDEURS

Association LA FRANCE INSOUMISE
6 bis rue des Anglais
91300 MASSY

Monsieur [E] [V]
[Adresse 2]
[Adresse 2]

représentés par Me Mathi

eu DAVY, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #E0233

COMPOSITION DU TRIBUNAL

Nathalie SABOTIER, 1ère vice-présidente adjointe
Gilles BUFFET, Vice présiden...

TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS

3ème chambre 1ère section

No RG 20/08482 -
No Portalis 352J-W-B7E-CSWSQ

No MINUTE :

Assignation du :
03 août 2020

JUGEMENT
rendu le 21 janvier 2021
DEMANDEUR

Monsieur [H] [W] dit "[B]"
[Adresse 1]
[Adresse 1]

représenté par Me Nicolas LE PAYS DU TEILLEUL, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #B0284

DÉFENDEURS

Association LA FRANCE INSOUMISE
6 bis rue des Anglais
91300 MASSY

Monsieur [E] [V]
[Adresse 2]
[Adresse 2]

représentés par Me Mathieu DAVY, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #E0233

COMPOSITION DU TRIBUNAL

Nathalie SABOTIER, 1ère vice-présidente adjointe
Gilles BUFFET, Vice président
Alix FLEURIET, Juge

assistés de Caroline REBOUL, Greffière

DEBATS

A l'audience du 16 novembre 2020
tenue en audience publique

JUGEMENT

Prononcé publiquement par mise à disposition au greffe
Contradictoire
en premier ressort

EXPOSE DU LITIGE

M. [H] [W] se présente comme un "street artiste" français réalisant des fresques urbaines à visée humaniste, qu'il divulgue sous le pseudonyme "[B]".

Il déclare être l'auteur de l'oeuvre intitulée "La Marianne asiatique" divulguée le 16 février 2017, après avoir été réalisée dans la nuit du 15 au 16 février 2017, rue du Temple à Paris, "à quelques pas de la place de la République" :

M. [E] [V] est un homme politique français, député de la 4ème ème cironscription [Localité 1], et président du groupe LA FRANCE INSOUMISE à l'Assemblée nationale.

LA FRANCE INSOUMISE est un parti politique français fondé en 2016 sous la forme d'une association par M. [V] et présidé par M. [Z] [R].

M. [H] [W] dit [B] expose avoir découvert à l'occasion de la campagne des élections municipales de mars / juin 2020 que des vidéos réalisées pour la campagne de LA FRANCE INSOUMISE et M. [V] reproduisaient, sans son autorisation ni faire mention de son nom, son oeuvre "La Marianne asiatique".

Par une lettre recommandée avec accusé de réception du 2 juin 2020, M. [W] a mis en demeure M. [E] [V] et LA FRANCE INSOUMISE de cesser l'exploitation de son oeuvre, de retirer les vidéos litigieuses des sites internet et de lui verser une somme de 100.000 euros en réparation de son préjudice.

Cette mise en demeure n'ayant pas été suivie d'effet et redoutant l'usage de son oeuvre lors de la campagne en vue des élections présidentielles de 2022, M. [W] dit [B] a, après y avoir été dûment autorisé, fait assigner, par actes d'huissier du 21 août 2020, puis par acte du 9 septembre 2020, M. [E] [V] et LA FRANCE INSOUMISE devant le tribunal judiciaire de Paris siégeant à jour fixe à l'audience du 28 septembre 2020.

A cette date, l'affaire a été renvoyée à l'audience du 16 novembre 2020.

Les affaires enrôlées sous les no RG 20/7735, 20/8482 et 20/08483 ont été jointes sous le no RG 20/08482.

Dans ses dernières conclusions signifiées par la voie électronique le 10 novembre 2020, M. [W] dit [B], demande au tribunal, au visa des articles 840 du code de procédure civile, L.111-1 et suivants, L.112-1 et suivants, L.113-1 et suivants, L.121-1 et suivants, L.122-1 et suivants, L.331-1-3, L. 331-1-4, L.335-3 du code de la propriété intellectuelle, 1240 et 1241 du code civil de :

- Juger que les faits litigieux objets de la présente instance sont imputables à [E] [V] d'une part et à LA FRANCE INSOUMISE d'autre part,

En conséquence

- Juger irrecevable la fin de non recevoir des défendeurs visant à mettre hors de cause M. [E] [V],

Ce faisant, à titre principal,

- Juger que M. [H] [W] alias [B] a la qualité d'auteur sur l'oeuvre objet de la présente affaire et définie ci-avant, constituée pour rappel d'une fresque représentant une Marianne « asiatique », créée et divulguée dans la nuit du 15 au 16 février 2017 sur un mur de la rue du Temple à [Localité 2], accompagnée des signes « nous voulons la justice » ainsi que d'une signature « [B] » caractéristique ;

- Juger que M. [E] [V], né le [Date naissance 1] 1951 à Tanger (Maroc), exerçant les professions de député de la 4 ème circonscription [Localité 1] et président du parti politique « La France Insoumise », domicilié au [Adresse 2], France, a porté atteinte aux droits patrimoniaux et moraux de M. [H] [W] alias [B] en reproduisant et représentant sans autorisation l'Oeuvre de M. [H] [W] alias [B] entre 2017 et 2020 ;

- Juger que LA FRANCE INSOUMISE, association déclarée, SIREN no 828 130 799, [Adresse 3], France, prise en la personne de son représentant légal, a porté atteinte aux droits patrimoniaux et moraux de M. [H] [W] alias [B] en reproduisant et représentant sans autorisation l'Oeuvre de M. [H] [W] alias [B] entre 2017 et 2020 ;

- Débouter LA FRANCE INSOUMISE et M. [E] [V] de l'ensemble de leurs demandes, fins et prétentions contre M. [H] [W] alias [B] ;

A ce titre,

- Faire interdiction à M. [E] [V] et LA FRANCE INSOUMISE, Association déclarée, SIREN no 828 130 799, de reproduire ou de représenter tout ou partie de l'oeuvre de M. [H] [W] alias [B], et ce sous astreinte de mille euros (1.000?) par jour de retard à compter de la signification de la décision à intervenir ;

- Condamner solidairement M. [E] [V] et LA FRANCE INSOUMISE, Association déclarée, SIREN no 828 130 799, à verser à M. [H] [W] alias [B] la
somme de deux cent mille euros (200.000?), sauf à parfaire, à titre de réparation du préjudice subi du fait de la contrefaçon de ses droits patrimoniaux ;

- Condamner solidairement M. [E] [V] et LA FRANCE INSOUMISE, association déclarée, SIREN no 828 130 799, à verser à M. [H] [W] alias [B] la
somme de cent mille euros (100.000?) à titre de dommages et intérêts pour réparer le préjudice moral du fait de l'atteinte à sa réputation et l'assimilation avec un parti politique ;

A titre subsidiaire,

- Juger que LA FRANCE INSOUMISE et M. [E] [V] ont commis une faute ou un fait involontaire entraînant leur responsabilité en reproduisant et divulgant l'oeuvre dans un contexte politique ayant porté atteinte à la réputation de M. [H] [W] alias [B] en vertu des articles 1240 et 1241 du code civil ;

En conséquence,

- Condamner solidairement M. [E] [V] et LA FRANCE INSOUMISE, association déclarée, SIREN no 828 130 799, à verser à M. [H] [W] alias [B] la somme de trois cent mille euros (300.000?) à titre de réparation en vertu des articles 1240 et 1241 du code civil;

En tout état de cause,

- Ordonner la publication du jugement à intervenir, par extraits ou dans son intégralité :

- dans 5 journaux ou revues du choix des défendeurs et aux frais exclusifs et solidaires de ces derniers,

- Ainsi qu'en page d'accueil des sites Internet https://[V].fr et https://lafranceinsoumise.fr ainsi que sur l'ensemble de ses réseaux sociaux, ce dans des conditions lisibles et intelligibles à compter de la signification du jugement à intervenir et pendant une période qui ne saurait être inférieure à deux mois ;

- Débouter M. [E] [V] de sa demande reconventionnelle pour procédure abusive à hauteur de cinq mille euros (5.000?) et LA FRANCE INSOUMISE, association déclarée, SIREN no 828 130 799, de sa demande reconventionnelle au titre de l'atteinte à leur réputation à hauteur à hauteur de dix mille euros (10.000?) ;

- Condamner solidairement M. [E] [V] et LA FRANCE INSOUMISE, association déclarée, SIREN no 828 130 799, au versement d'une somme de vingt mille euros (20.000?) à M. [H] [W] alias [B] au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- Condamner solidairement M. [E] [V] et LA FRANCE INSOUMISE, association déclarée, SIREN no 828 130 799, aux entiers dépens, avec distraction au profit de Me Nicolas LE PAYS DU TEILLEUL.

Dans leurs dernières conclusions signifiées par la voie électronique le 06 novembre 2020, la FRANCE INSOUMISE et M. [V], demandent au tribunal, au visa des articles L.111-1, L.112-1, L.112-2, L.113-1, L.121-1, L.122-7, L.331-1-3 du code de la propriété intellectuelle, 9, 30, 31, 32, 32-1, 700, 761, 840 du code de procédure civile, 1231-2, 1240, 1242, 1598 du code civil et 322-1 du code pénal, de :

A titre liminaire,

- Constater qu'il n'est pas démontré que M. [V] s'est tenu personnellement responsable des actes de contrefaçon reprochés ;

- Déclarer irrecevable l'ensemble des demandes, fins et prétentions de M. [W] visant M. [V] en raison du défaut d'intérêt à défendre de ce dernier ;

A titre principal,

- Constater l'absence d'originalité de l'?uvre revendiquée par M. [W] ;

- Constater l'absence d'acte de contrefaçon en l'absence d'?uvre originale ;

- Débouter M. [W] de l'ensemble de ses demandes, fins et prétentions ;

A titre subsidiaire,

- Constater qu'aucune atteinte au droit de paternité et à l'intégrité de l'?uvre de M.[W] n'est caractérisée ;

- Débouter M. [W] de l'ensemble de ses demandes, fins et prétentions au titre du droit moral;

- Constater l'absence de reprises des traits caractéristiques de l'?uvre revendiquée par M. [W] ;

- Débouter M. [W] de l'ensemble de ses demandes, fins et prétentions au titre des droits patrimoniaux ;

A titre infiniment subsidiaire,

- Constater que M. [W] ne rapporte pas la preuve de l'étendue exacte de la contrefaçon alléguée ;

- Constater que les demandes de dommages et intérêts sollicités par M. [W] ne sont pas justifiées ;

- Réduire le montant des dommages et intérêts sollicité par M. [W] en réparation de son préjudice résultant de la contrefaçon de ses droits patrimoniaux et le porter à la somme d'un euro symbolique, ou à tout le moins, réduire ledit montant ;

- Réduire le montant des dommages et intérêts sollicité par M. [W] en réparation de son préjudice moral résultant de l'atteinte à sa réputation et le porter à la somme d'un euro symbolique, ou à tout le moins, réduire ledit montant ;

- Déclarer irrecevable la nouvelle demande subsidiaire de M. [W] sur le fondement des articles 1240 et 1241 du code civil et en tout état de cause mal fondée ;

- Rejeter la demande subsidiaire de M. [W] sur le fondement des articles 1240 et 1241 du code civil ;

A titre reconventionnel,

- Condamner M. [W] en raison de la présente procédure abusive initiée à l'encontre de M. [V] à verser à M. [V] et La France Insoumise la somme de 5.000 euros de dommages et intérêts ;

- Condamner M. [W] à verser à La France Insoumise la somme de 10.000 euros au titre de l'atteinte à la réputation de La France Insoumise ;

En tout état de cause,

- Condamner M. [W] à verser à M. [V] et la France Insoumise la somme de 10.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- Condamner M. [W] aux entiers dépens, dont distraction au profit de Maître Mathieu DAVY, en application de l'article 699 du code de procédure civile.

MOTIFS DE LA DÉCISION

1o) Sur la recevabilité des demandes dirigées contre M. [V]

M. [V] et LA FRANCE INSOUMISE soutiennent que les demandes formées à l'encontre de M. [V] sont irrecevables faute pour lui d'avoir qualité à défendre. Ils rappellent en effet que M. [V] ne se confond pas avec le parti auquel il appartient et dont il n'est au demeurant pas le représentant légal. Ils ajoutent qu'aucune pièce ne démontre la participation aux faits litigieux de M. [E] [V], lequel indique en outre avoir confié sa communication sur les réseaux sociaux à un "community manager".

M. [W] conclut pour sa part à la recevabilité des demandes dirigées contre M. [V]. Il fait à cet égard valoir que l'une des vidéos litigieuses a été mise en ligne, non seulement sur les comptes de LA FRANCE INSOULISE, mais également sur la chaîne Youtube de M. [V] et sur sa page Facebook personnelle, où elle a généré respectivement plus de 30.000 vues et 3000 partages.

Sur ce,

Aux termes de l'article 32 du code de procédure civile, "Est irrecevable toute prétention émise par ou contre une personne dépourvue du droit d'agir."

S'il apparaît en l'occurrence vraisemblable que M. [V] n'administre pas lui-même ses comptes sur les réseaux sociaux, il n'offre pas néanmoins de démontrer que la personne à qui cette tâche est confiée pour son compte, a, en publiant la vidéo litigieuse, agit en toute autonomie et en dehors de sa mission.

Il en résulte que M. [V] doit être regardé comme responsable des publications sur ces comptes.

En toute hypothèse, M. [V] ne démontre pas être dépourvu de la qualité d'agir tandis que sa fin de non-recevoir s'analyse en une demande de mise hors de cause qui est une défense au fond.

Il y a lieu de déclarer recevables les demandes dirigées à son encontre par M. [W] dit [B].

2o) Sur la titularité

M. [W] dit [B] invoque la présomption de titularité de l'article L.113-1 du code de la propriété intellectuelle et rappelle que l'oeuvre a été divulguée le 16 février 2017 rue du Temple à [Localité 2], sous son pseudonyme, ainsi au demeurant que cela résulte de la pièce adverse no11, l'artiste ck ne revendiquant nullement la paternité de "La Marianne asiatique" en la diffusant sur les réseaux sociaux, mais l'attribuant au contraire à [B] ainsi qu'en atteste le "hashtag" #art by [B].

M. [V] et LA FRANCE INSOUMISE soutiennent que M. [W] ne démontre pas que l'oeuvre a été divulguée sous son nom. Ils indiquent en effet que sur certaines prises de vue la fresque est signée d'un certain "[L]" et qu'à tout le moins, l'oeuvre a été divulguée anonymement, ainsi que cela résulte de sa publication sur le compte Instagram de gaelck69. Les défendeurs en déduisent que M. [W] ne peut pas se prévaloir de la présomption de titularité de l'article L. 113-1 du code de la propriété intellectuelle.

Sur ce,

Selon l'article L.113-1 du code de la propriété intellectuelle, "La qualité d'auteur appartient, sauf preuve contraire, à celui ou à ceux sous le nom de qui l'oeuvre est divulguée."

Le demandeur produit aux débats de nombreux visuels démontrant que l'oeuvre a été divulguée sous son pseudonyme le 16 février 2017 rue du Temple à [Localité 2]. Il verse également des pièces relatives au processus créatif et en particulier la photographie du modèle ayant servi de base à la réalisation de la fresque. Au demeurant, ainsi que M. [W] dit [B] le relève à juste titre, la publication apparaissant sur le compte Instagram de "gaelck69", reproduite en page 23 des conclusions des défendeurs, démontre bien qu'en dépit du fait que la signature de [B] a été effacée, l'oeuvre intitulée "La Marianne asiatique" est bien attribuée par l'administrateur de ce compte "gaelck69" à [B] puisque l'intéressé utilise, pour désigner la photo de l'oeuvre quoiqu'apparemment signée "[L]", les mots clés #art by #[B].

Il doit donc être retenu que M. [W] dit [B] démontre être l'auteur de l'oeuvre en litige.

3o) Sur l'originalité

M. [W] dit [B] indique avoir entendu créer une Marianne des temps actuels, sous la forme d'une fresque murale réalisée à deux pas de la place de la République, sous les traits d'une jeune femme issue de la diversité, en l'occurrence asiatique, ne portant pas un bonnet phrygien, mais tête nue, vêtue d'un jean noir déchiré et d'un kimono ouvert sur sa poitrine, montrant un sein, ainsi qu'un tatouage, symboles selon lui de liberté. La "Marianne asiatique" ne brandit pas le drapeau tricolore, mais celui-ci est baissé et posé sur son épaule, et comporte la devise "Liberté, égalité, humanité", pour diffuser un message de parité et d'inclusivité, parfaitement visible car la jeune femme pose de 3/4, son regard suivant celui qui la regarde, l'ensemble conférant à la fresque un effet que M. [W] qualifie de "Mona Lisa". Le demandeur ajoute que la fresque est réalisée à l'échelle humaine, dans un souci de réalisme et de communion avec le public, et procède d'une alternance de contours au crayon noir et de couleurs vives. Elle a été apposée par collage avec ajout de graffitis, dans un style qui lui est propre de "détournement de l'existant" et qui se retrouve dans son oeuvre et en particulier sa série de "Marianne" (blonde, africaine, afro-américaine).

M. [V] et LA FRANCE INSOUMISE contestent toute protection de "La Marianne asiatique" de [B] par le droit d'auteur, M. [W] ne caractérisant nullement l'empreinte de sa personnalité, se bornant selon eux à revendiquer la protection d'un genre appartenant au fonds commun, celui des représentations modernes de Marianne. Ils soutiennent à ce titre que M. [W] ne peut revendiquer ni son processus créatif, ni le prix atteint par ses oeuvres en galeries.

Sur ce,

Conformément à l'article L.111-1 du code de la propriété intellectuelle, l'auteur d'une ?uvre de l'esprit jouit sur cette ?uvre, du seul fait de sa création, d'un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous comportant des attributs d'ordre intellectuel et moral ainsi que des attributs d'ordre patrimonial.

En application de l'article L.112-1 du même code, ce droit appartient à l'auteur de toute ?uvre de l'esprit, quels qu'en soient le genre, la forme d'expression, le mérite ou la destination.
La protection d'une ?uvre de l'esprit est acquise à son auteur sans formalité et du seul fait de la création d'une forme originale en ce sens qu'elle porte l'empreinte de la personnalité de son auteur et n'est pas la banale reprise d'un fonds commun non appropriable.

Dans ce cadre toutefois, il appartient à celui qui se prévaut d'un droit d'auteur dont l'existence est contestée de définir et d'expliciter les contours de l'originalité qu'il allègue. En effet, seul l'auteur, dont le juge ne peut suppléer la carence, est en mesure d'identifier les éléments traduisant sa personnalité et qui justifient son monopole.

Force est en l'occurrence de constater que M. [W] dit [B] décrit précisémement les choix esthétiques, purement arbitraires, qu'il a réalisés et qui s'expriment dans le choix d'une composition mêlant le réalisme d'un processus créatif débutant par une photographie ensuite reproduite à l'échelle dans la rue, et l'univers de la bande dessinée, par le recours aux traits noirs ensuite remplis de couleurs vives, auxquels s'ajoutent des graffitis (message, signature), l'ensemble représentant une version moderne et ouverte de la République sous les traits d'une jeune femme asiatique très "actuelle", ainsi qu'en attestent sa vêture et son tatouage, posant de 3/4, poitrine nue et dont le regard croise celui qui la regarde, portant sur son épaule le drapeau tricolore sur lequel est reproduite une devise "revisitée".

Les défendeurs produisent en outre différents visuels de représentations modernes de Marianne. Le tribunal observe cependant qu'aucun d'eux ne reproduit les caractéristiques de "La Marianne asiatique", qui ne constitue donc pas la banale reprise d'un fonds commun non appropriable.

Au contraire, l'ensemble témoigne de la créativité de M. [W] dit [B], donnant à la fresque l'empreinte de sa personnalité, et lui conférant un caractère original, lui ouvrant droit à la protection par le droit d'auteur.

4o) Sur la contrefaçon

M. [W] dit [B] soutient qu'en reproduisant son oeuvre dans des vidéos de campagnes électorales relayées sur les réseaux sociaux, des plateformes audiovisuelles et dans la presse, les défendeurs ont commis des actes de contrefaçon et en particulier une atteinte à ses droits patrimoniaux.

M. [W] ajoute que la reproduction dans les vidéos litigieuses porte atteinte à son droit à la paternité puisque sa signature est absente, ainsi qu'à son droit au respect de l'intégrité de son oeuvre puisque seul le visage de Marianne est reproduit, qui plus est avec parfois une "surimpression" d'oiseaux. M. [W] ajoute que M. [V] et LA FRANCE INSOUMISE sont associés à de nombreuses polémiques et provocations contraires au message qu'il souhaite véhiculer par son oeuvre.

LA FRANCE INSOUMISE et M. [V] répliquent que l'art urbain est par nature éphémère, qu'il a vocation à être modifié, altéré au cours du temps, de sorte que les modifications invoquées ne peuvent être imputées aux défendeurs qui ne sont pas à l'origine d'une atteinte aux droit moraux d'auteur de M. [W]. Ils font également valoir que le message véhiculé par l'oeuvre est le même que celui porté par LA FRANCE INSOUMISE et que le demandeur ne peut soutenir que son oeuvre serait dénaturée par la manière dont elle est reproduite dans les vidéos en litige.

M. [V] et LA FRANCE INSOUMISE précisent à cet égard que M. [W] dit [B] est particulièrement mal fondé à se plaindre de l'utilisation de son oeuvre dans le cadre des présidentielles de 2017 alors que par l'oeuvre en litige, M. [W] véhicule un message politique parfaitement assumé qu'il expliquait d'ailleurs à l'époque dans la presse : "J'ai une Marianne blonde, une qui a un air asiatique et une au teint foncé. (...) C'est notre symbole national. La liberté guidant le peuple. Nous récupérons ce symbole pour ne pas le laisser aux mains de l'extrême droite car ils utilisent notre drapeau et Marianne pour faire de la France quelque chose qui n'est pas notre France."

Les défendeurs ajoutent que M. [W] ne précise pas quelles caractéristiques essentielles de l'oeuvre auraient été reproduites.

Ils soutiennent encore que la protection par le droit d'auteur ne peut être accordée qu'aux oeuvres licites, ce que n'est pas la fresque murale de M. [W], réalisée sans aucune autorisation sur le mur d'un immeuble parisien.

Ils font en tout état de cause valoir que le régime de protection de l'oeuvre de M. [W] dit [B] ne peut échapper aux conséquences du fait qu'elle a été réalisée sur la voie publique, où elle était susceptible d'être captée par tout un chacun.

Sur ce,

a - Sur l'atteinte au droit moral d'auteur

Selon l'article L.121-1 du code de la propriété intellectuelle, "L'auteur jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son oeuvre.
Ce droit est attaché à sa personne.
Il est perpétuel, inaliénable et imprescriptible. (...)"

Il résulte en l'occurrence des pièces produites et en particulier du procès-verbal de constat réalisé le 28 avril 2020 par Maître [C], huissier de justice à [Localité 2], qu'ont été diffusées sur la plateforme de partage de vidéos Youtube par M. [E] [V], sur le site internet à l'adresse etlt;www.lefigaro.fretgt;, ainsi que sur les pages Facebook de [E] [V] et de LA FRANCE INSOUMISE, diverses vidéos ( "Défilé pour la 6 ème République", "Présidentielle 2017, le clip de campagne" et "Votez pour les listes citoyennes et insoumises les 14 et 22 mars") d'une durée totale comprise entre 3 minutes 40 secondes et 2 minutes et 4 secondes, sur lesquelles on peut voir un unique passage d'une durée comprise entre 2 à 5 secondes, selon les vidéos, montrant le haut du corps puis le visage de "La Marianne asiatique", signée "[L]".

Ainsi que le relèvent cependant à juste titre les défendeurs, les oeuvres de "street art" réalisées sans autorisation sur la voie publique sont susceptibles de subir des atteintes à leur intégrité, ainsi qu'au droit à la paternité de leur auteur, sans que leur auteur apparaisse fondé à s'en plaindre, ce d'autant moins que M. [W] ne démontre pas, ni d'ailleurs n'allègue, que ces atteintes seraient imputables aux défendeurs.

Ces derniers établissent en outre que lorsqu'ils ont réalisé les prises de vue de la manifestation au cours de laquelle a été filmée l'oeuvre, ensuite utilisées dans leur vidéo de campagne, le message associé à la représentation de Marianne ("NOUS VOULONS LA JUSTICE"), ainsi que le nom de l'auteur avaient été effacés.

M. [W] dit [B] apparaît par conséquent mal fondé à solliciter la réparation d'une atteinte à son droit à la paternité sur l'oeuvre, ainsi que d'une atteinte à son intégrité, résultant du retrait de son nom et du message.

En outre, M. [W] dit [B] n'établit pas en quoi le seul fait pour son oeuvre, d'être associée à M. [V] et son parti politique LA FRANCE INSOUMISE, porterait atteinte à son intégrité en raison du positionnement des défendeurs à "l'extrême gauche" et des "provocations" auxquelles il se livrent, et qui seraient contraires aux valeurs d'égalité et d'ouverture portées par l'oeuvre, ce positionnement et ces provocations n'étant pas décrites, non plus que leur opposition au message de l'oeuvre.

Le tribunal observe au surplus que les vidéos réalisent un montage de prises de vues réalisées au cours d'une manifestation de LA FRANCE INSOUMISE place de la République, montrant en alternance des vues de la manifestation et des représentations de la République sous la forme de visages féminins, et en l'occurrence, de la statue de la place de la République, de celle de la place de la Bastille, des visages de jeunes manifestantes, dont certaines portant un bonnet phrygien, et de la "Marianne asiatique".

Le tribunal ne peut en cet état retenir aucune dénaturation, non plus qu'aucun avilissement de l'oeuvre, que ne réalise pas davantage l'ajout en filigrane d'un envol d'oiseaux, lequel peut apparaître comme appuyant le message de liberté associé par l'auteur lui-même à son oeuvre.

De tout ce qui précède il résulte que le demandeur ne caractérise aucune atteinte à son droit moral d'auteur.

b - Sur l'atteinte aux droits patrimoniaux d'auteur

Aux termes de l'article L.122-1 du code de la propriété intellectuelle, "Le droit d'exploitation appartenant à l'auteur comprend le droit de représentation et le droit de reproduction."

Selon l'article L.122-3 du même code, "La reproduction consiste dans la fixation matérielle de l'oeuvre par tous procédés qui permettent de la communiquer au public d'une manière indirecte.
Elle peut s'effectuer notamment par imprimerie, dessin, gravure, photographie, moulage et tout procédé des arts graphiques et plastiques, enregistrement mécanique, cinématographique ou magnétique."

L'article L.122-4 de ce même code prévoit en outre que "Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite. Il en est de même pour la traduction, l'adaptation ou la transformation, l'arrangement ou la reproduction par un art ou un procédé quelconque."

L'article L.122-5 du code de la propriété intellectuelle énumère néanmoins diverses exceptions à l'illiciété de la reproduction non autorisée d'une oeuvre de l'esprit et prévoit en particulier, dans sa rédaction issue de la LOI no2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique, que "Lorsque l'oeuvre a été divulguée, l'auteur ne peut interdire : (...)
3o Sous réserve que soient indiqués clairement le nom de l'auteur et la source :
a) Les analyses et courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d'information de l'oeuvre à laquelle elles sont incorporées ; (...)
11o Les reproductions et représentations d'?uvres architecturales et de sculptures, placées en permanence sur la voie publique, réalisées par des personnes physiques, à l'exclusion de tout usage à caractère commercial. (...)
Les exceptions énumérées par le présent article ne peuvent porter atteinte à l'exploitation normale de l'oeuvre ni causer un préjudice injustifié aux intérêts légitimes de l'auteur."

L'article L.122-5, 11o est issu d'un amendement parlementaire visant à introduire l'exception dite de "liberté de panorama", à l'interdiction de reproduction d'une oeuvre protégée par le droit d'auteur.

Cet amendement réalise la transposition en droit interne de l'article 5 "Exceptions et limitations" de la Directive 2001/29/CE du Parlement Européen et du Conseil du 22 mai 2001, sur l'harmonisation de certains aspects du droit d'auteur et des droits voisins dans la société de l'information, dont le § 3 prévoit que "Les États membres ont la faculté de prévoir des exceptions ou limitations aux droits prévus aux articles 2 et 3 dans les cas suivants : (...)
h) lorsqu'il s'agit de l'utilisation d'?uvres, telles que des réalisations architecturales ou des sculptures, réalisées pour être placées en permanence dans des lieux publics."

La "liberté de panorama" permet ainsi à toute personne de photographier, filmer, dessiner, etc... les ?uvres d'architecture et de sculpture, ainsi que les graffitis dont ils sont éventuellement couverts, dès lors qu'ils sont situés en permanence sur la voie publique, pourvu, prévoit le droit français, que la reproduction soit le fait d'une personne physique, à des fins non commerciales.

Le caractère permanent des graffitis au sens de ce texte n'est pas contestable, dès lors qu'ils ne peuvent être retirés sans travaux, au minimum de peinture.

Il ne peut en outre être sérieusement soutenu que la "Marianne asiatique" apposée sur un mur rue du Temple a été reproduite par M. [V], personne physique, à des fins commerciales. Elle l'a en l'occurrence été aux fins d'illustration de son message politique en faveur d'une nouvelle République.

M. [V] relève donc de l'exception dite de liberté de panorama prévue à l'article L.122-5 du code de la propriété intellectuelle, à la différence de LA FRANCE INSOUMISE, personne morale.

Encore que cette dernière peut en tout état de cause revendiquer en l'occurrence le bénéfice de l'exception de courte citation(ci-dessous copie d'une image arrêtée de la vidéo des défendeurs extraite des conclusions du demandeur, page 37)

En effet, la reproduction de cette oeuvre urbaine appuie le message critique développé par les vidéos, qui est celui d'une demande du "peuple" en faveur d'une nouvelle République plus humaniste.

En outre, l'erreur sur l'auteur de l'oeuvre, ici faussement attribuée à "[L]", est en l'occurrence inhérente au choix d'expression artistique de M. [W] dit [B], dans la rue et sans commande du propriétaire du mur, auquel il incomberait de garantir ce droit au respect de l'oeuvre (et non aux défendeurs).

Il en résulte que le demandeur n'apparaît pas fondé au cas particulier à s'opposer à la reproduction qui a été faite de son oeuvre.

M. [W] dit [B] sera donc débouté de l'ensemble de ses demandes fondées sur son droit d'auteur.

5o) Sur les demandes fondées sur les dispositions de l'article 1240 du code civil

Selon l'article 840 du code de procédure civile, dans sa rédaction issue du décret no2019-1333 du 11 décembre 2019, "Dans les litiges relevant de la procédure écrite ordinaire, le président du tribunal peut, en cas d'urgence, autoriser le demandeur, sur sa requête, à assigner le défendeur à jour fixe. Il désigne, s'il y a lieu, la chambre à laquelle l'affaire est distribuée.
La requête doit exposer les motifs de l'urgence, contenir les conclusions du demandeur et viser les pièces justificatives.
Copie de la requête et des pièces doit être remise au président pour être versée au dossier du tribunal."

Il résulte de ces dispositions que la partie autorisée à assigner à jour fixe doit présenter l'ensemble de ses prétentions, moyens et pièces dans la requête, de sorte que ceux qui n'y figurent pas sont irrecevables.

Néanmoins, malgré l'urgence qui justifie le recours à la procédure à jour fixe, le respect du principe de la contradiction impose que soient déclarés recevables les nouveaux moyens, prétentions et pièces du demandeur lorsqu'ils constituent une réponse aux conclusions de la partie adverse (Cass. Civ. 2ème, 26 Novembre 1990, pourvoi no 89-16.428, Bull. 1990, II, no 248 ; Cass. Civ. 2ème, 26 juin 2003, pourvoi no 01-13.529, Bull. 2003, II, no 212 ; Cass. Civ. 3ème, 12 octobre 2017, pourvoi no16-23.748).

Il n'est en l'occurrence pas contestable que la demande subsidiaire fondée sur la responsabilité de droit commun, qui ne figurait pas dans l'assignation de M. [W], n'est pas présentée en réponse à une demande de LA FRANCE INSOUMISE et de M. [V], mais en complément de ses prétentions et moyens initiaux.

Elle est donc irrecevable en application de l'article 840 du code de procédure civile en raison du choix procédural fait par le demandeur lui-même.

6o) Sur les demandes reconventionnelles

LA FRANCE INSOUMISE et M. [V], qui ne caractérisent pas autre chose qu'une mauvaise appréciation de ses droits par M. [W], seront déboutés de leur demande reconventionnelle fondée sur l'abus du droit d'agir en justice.

7o) Sur les autres demandes

a - Partie perdante au sens de l'article 696 du code de procédure civile, M. [W] sera condamné aux dépens, ainsi qu'à payer à M. [V] ainsi qu'à LA FRANCE INSOUMISE la somme de 5.000 euros chacun sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

b - Aux termes de l'article 514 du code de procédure civile, dans sa rédaction applicable aux instances engagées après le 1er janvier 2020, "Les décisions de première instance sont de droit exécutoires à titre provisoire à moins que la loi ou la décision rendue n'en dispose autrement."

Il n'existe aucune raison en l'occurrence d'écarter l'exécution provisoire attachée de plein droit à la présente décision.

PAR CES MOTIFS,

Statuant publiquement, par mise à disposition au greffe, contradictoirement et en premier ressort,

LE TRIBUNAL,

Déclare recevables les demandes dirigées contre M. [E] [V] ;

Rejette l'ensemble des demandes présentées par M. [H] [W] dit [B] fondées sur une atteinte à ses droits tant moraux que patrimoniaux d'auteur ;

Déclare irrecevable la demande subsidiaire de M. [H] [W] dit [B] fondée sur l'article 1240 du code civil ;

Condamne M. [H] [W] dit [B] aux dépens et autorise Maître Mathieu DAVY à recouvrer directement ceux dont il aurait fait l'avance sans avoir reçu provision conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile ;

Condamne M. [H] [W] dit [B] à payer à M. [E] [V] et à LA FRANCE INSOUMISE la somme de 5.000 euros chacun sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;

Ordonne l'exécution provisoire de la présente décision.

Fait et jugé à Paris le 21 janvier 2021.

La GreffièreLa Présidente


Synthèse
Tribunal : Tribunal de grande instance de Paris
Formation : Ct0042
Numéro d'arrêt : 20/08482
Date de la décision : 21/01/2021

Analyses

Test RA le 07/06/2021


Références :

Décision attaquée : DECISION (type)


Origine de la décision
Date de l'import : 28/11/2023
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;tribunal.grande.instance.paris;arret;2021-01-21;20.08482 ?
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