T3ème chambre 2ème section
Assignation du : 13 Juin 2005
JUGEMENT rendu le 21 Décembre 2007
DEMANDERESSES
Madame Denise X... unique héritière de sa fille Catherine X... décédée,... 95880 ENGHIEN LES BAINS
représentée par Me Isabelle LESCURE, avocat au barreau de PARIS, vestiaire E1335
DÉFENDERESSE
Société GAMMA,, aujourd' hui dénommée HACHETTE PHOTOS PRESSE et encore devenue EYEDEA PRESSE 13 Rue d' Enghien 75010 PARIS
représentée par Me Michel RASLE, avocat au barreau de PARIS, vestiaire P. 298
COMPOSITION DU TRIBUNAL
Véronique RENARD, Vice- Président, signataire de la décision Sophie CANAS, Juge Guillaume MEUNIER, Juge
assistée de Marie- Aline PIGNOLET, Greffier, signataire de la décision
DEBATS
A l' audience du 5 Octobre 2007, tenue publiquement, devant Véronique RENARD et Sophie CANAS, juges rapporteurs, qui, sans opposition des avocats, ont tenu seules l' audience, et, après avoir entendu les conseils des parties, en ont rendu compte au Tribunal, conformément aux dispositions de l' article 786 du Nouveau Code de Procédure Civile
JUGEMENT
Prononcé par remise de la décision au greffe Contradictoire en premier ressort
FAITS, PROCÉDURE ET PRÉTENTIONS DES PARTIES
Catherine X... était reporter photographe de guerre.
Elle a, selon acte d' huissier en date du 13 juin 2005, fait assigner la société GAMMA en responsabilité contractuelle pour perte de 27. 978 diapositives couleur originales et mauvaise gestion de son oeuvre et sollicitait, outre la communication des cahiers d' expéditions pour la période de septembre 1975 à avril 1984 sous astreinte de 150 euros par jour de retard à compter de la signification de l' assignation et la restitution de 5. 178 diapositives couleur, paiement à titre principal de la somme de 4. 196. 700 euros pour la perte et celle de 100. 000 euros au titre de la mauvaise gestion de son oeuvre, sauf à parfaire, et à titre subsidiaire de la somme de 150. 000 euros à valoir sur son préjudice à déterminer à dire d' expert ainsi que celle de 10. 000 euros au titre de l' article 700 du Nouveau Code de Procédure civile, le tout au bénéfice de l' exécution provisoire.
Par ordonnance du 31 mars 2006, le juge de la mise en état a notamment fait injonction à la société GAMMA de communiquer à Madame Catherine X... les cahiers d' expéditions de ses photographies pour la période de septembre 1975 à avril 1984 sous astreinte de 100 euros par jour de retard passé le délai de 15 jours après la signification de la décision et dit qu' en tant que de besoin la société GAMMA pourra supprimer de ces pièces les informations concernant éventuellement d' autres photographes.
La société GAMMA a interjeté appel de cette décision et le recours est actuellement pendant devant la Cour d' Appel de Paris.
Catherine X... est décédée le 8 juillet 2006.
Par dernières écritures signifiées le 4 octobre 2007, Madame Denise X..., agissant en qualité d' unique héritière de sa fille Catherine X..., demande au Tribunal :
à titre principal de,
- dire et juger que l' agence GAMMA a géré et conservé l' oeuvre de Catherine X... au mépris de ses obligations contractuelles,
- constater que l' agence a perdu 27 978 diapositives originales couleur qui lui ont été remises par Catherine X...,
- constater que la défenderesse reconnaît la réalité de cette perte et sa responsabilité,
- condamner l' agence GAMMA à lui restituer les 5 178 diapositives couleur qu' elle détient encore dans ses archives,
- condamner la défenderesse à lui payer une somme de 4. 296. 700 euros à titre de dommages et intérêts, soit 4. 196. 700 euros au titre de la perte des photographies et 100. 000 euros au titre de la mauvaise gestion de l' oeuvre,
à titre subsidiaire de,
- condamner dès à présent la défenderesse à lui payer à titre de provision à valoir sur son préjudice définitif une somme provisionnelle de 150 000 euros, avec exécution provisoire, et pour le surplus ordonner une expertise à la charge de l' agence GAMMA,
en tout état de cause
- condamner l' agence GAMMA à lui payer la somme de 10. 000 euros en application de l' article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile,
- ordonner l' exécution provisoire de la décision à intervenir,
- condamner l' agence GAMMA aux entiers dépens dont distraction au profit de son conseil.
Par dernières écritures signifiées le 28 septembre 2007, la société GAMMA, devenue HACHETTE FILIPACCHI puis EYEDEA PRESSE, ci- après dénommée la société GAMMA, demande au Tribunal :
à titre principal de,
- lui donner acte de ce qu' elle met à la disposition de Madame X... la totalité des photographies originales recensées à ce jour et de ce qu' elle s' engage à lui restituer, dans les mêmes conditions, les photographies au fur et à mesure de leur recensement ultérieur,
- débouter Madame X... de toutes autres demandes,
à titre subsidiaire de,
- débouter Madame X... de sa demande de provision avec exécution provisoire,
- préciser que la mesure d' expertise ne pourra porter que sur les originaux couleurs à l' exclusion du noir et blanc, des tirages, des seconds choix et des planches contacts,
- réduire la demande en considération de la valeur réelle de chaque photographie perdue, du nombre réel de photographies couleurs et du nombre réel de photographies sélectionnées,
- débouter Madame X... de sa demande d' exécution provisoire, et titre subsidiaire la condamner à fournir une caution bancaire du montant de la condamnation,
- condamner Madame X... à lui payer la somme de 6. 000 euros au titre de l' article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile ainsi qu' aux entiers dépens.
L' ordonnance de clôture a été rendue le 4 octobre 2007.
MOTIFS DE LA DÉCISION :
Sur la perte des photographies de Catherine X...
Attendu que la demanderesse indique que Catherine X... a produit et remis à l' agence GAMMA, entre septembre 1975 et mai 1984, 921 films couleurs de 36 poses chacun soit un total de 33. 156 diapositives couleurs ; que Catherine X... ayant souhaité au début de l' année 1984, récupérer l' intégralité de ses archives, l' agence GAMMA, après lui avoir proposé selon courrier du 29 janvier 2004 une indemnité de 100. 000 euros en contrepartie des documents non restitués à cette date, n' a recensé dans ses archives que 5. 178 diapositives couleurs ;
qu' elle sollicite ainsi la restitution de ces 5. 178 diapositives ainsi qu' une indemnisation de 150 euros pour chacune des 27. 978 diapositives couleurs perdues soit un total de 4. 196. 700 euros ;
Attendu que pour s' exonérer de toute indemnisation au delà des diapositives recensées, la société GAMMA invoque un contrat de co- production ou un mandat d' intérêt commun avec la photographe qui laisserait à la charge de cette dernière une part des risques liés à d' éventuelles pertes ;
Mais attendu que la remise de photographies à une agence aux fins d' exploitation est constitutive d' un contrat de dépôt qui met à la charge du dépositaire une obligation de restitution conformément aux dispositions de l' article 1932 du Code Civil ; que ce contrat de dépôt n' exclut pas l' usage de la chose dès lors que le déposant a donné son autorisation expresse conformément à l' article 1930 du même Code ;
qu' en effet le rôle d' une agence de presse photographique, même s' il est de donner l' impulsion à la réalisation des reportages en proposant les sujets et en participant aux coûts de production puis d' opérer une sélection des meilleurs photographies afin d' en assurer l' exploitation commerciale, dans son intérêt tout comme dans celui du photographe qui percevra des droits, est exclusif de toute coproduction dans la mesure où l' agence n' intervient pas dans la réalisation même des photographies et n' en contrôle pas la conception ;
que la notion de mandat d' intérêt commun est tout aussi inapplicable dès lors que l' agence est dépositaire des reportages du photographe en vue de leur exploitation exclusive auprès de sa propre clientèle ;
Attendu que le dépositaire doit apporter, dans la garde de la chose déposée, les mêmes soins qu' il apporte dans la garde des choses qui lui appartiennent et doit les rendre identiquement ;
que la société GAMMA qui n' invoque aucune cause étrangère doit en conséquence restituer à la demanderesse l' intégralité des archives photographiques de Catherine X... ou l' indemniser des pertes subies ;
Attendu que les parties sont en désaccord sur le nombre de reportages remis à l' agence GAMMA ;
que Madame X... fixe à 27. 978 le nombre de diapositives couleurs perdues correspondant de 30 à 60 % des films réalisés en noir et blanc de septembre 1975 à mai 1984, tandis que la société GAMMA conteste le doublage systématiques des reportages noir et blanc en couleur avant 1984 ;
Attendu qu' il est constant que 1070 films noir et blanc, qui ne font l' objet d' aucune contestation et pour lesquels il n' a été déploré aucune perte, ont été remis par Catherine X... à l' agence GAMMA pendant la période considérée ;
que la demanderesse verse aux débats les listings de la photographe selon lesquels cette dernière aurait remis à l' agence GAMMA, durant la même période, 921 films couleurs ;
qu' il s' agit de listings détaillés faisant état de chacun des sujets traités, du nombre de films réalisés en noir et blanc, et sur cette base, d' une estimation de prises de vues en couleur variant de 30 à 60 % par rapport au noir et blanc selon les années ;
que les relevés de vente de l' agence GAMMA adressés mensuellement à Catherine X... de 1977 à 1985 font état des sujets réalisés et confirment les listings sus- visés ainsi que de l' imputation à la photographe, à partir de décembre 1976, de frais de développement couleur ;
Attendu que ces éléments sont corroborés par les attestations versées aux débats à savoir :
- l' attestation du 21 janvier 2005 de Monsieur Floris de Z..., ancien rédacteur en chef de l' agence GAMMA de 1968 à 1996 qui indique que " dans les premières années les reportages étaient réalisés en majorité en noir et blanc (...). En ce qui concerne Melle X..., sa production couleur n' a été importante pour dépasser les 50 % qu' à partir de 1977 (...) Je peux témoigner, moi dans les mains de qui la totalité de ses photos passait, que sa production couleur était importante. (...) La production de Melle X... arrivait non développée à GAMMA puis, après avoir été développée dans nos propres laboratoires, cette production était éditée et distribuée. (...) jamais un reportage n' était réalisé qu' en noir et blanc " ;
- l' attestation du 23 juillet 2004 de Monsieur Alain B..., photographe, ancien rédacteur en chef de GAMMA, qui certifie " en tant que photographe et confrère de Mme Catherine X... sur différents terrains de reportage, qu' à partir de l' année 1979, la production se faisait en grande majorité à 80 % en couleur, pour atteindre le seuil de 100 % dès 1981- 1982, en répondant à l' obligation faite par les journaux de faire de la couleur. Ce qui fut notre cas à toutes et tous, pour l' avoir ensuite vérifié en tant que rédacteur en chef de l' agence GAMMA dans l' intérêt et des photographes et de ladite agence " ;
- l' attestation du 2 juillet 2004 de Monsieur Arnold G..., ancien chef du service photo du magazine TIME à New York de 1978 à 1987, responsable de l' acquisition, commandes et choix de films provenant du monde entier, qui indique que " (...) Pendant cette période, Catherine X... réalisa de nombreuses commandes pour TIME (liste jointe). II était exigé que toutes les commandes pour TIME soient photographiées en couleur (35 mm diapositives couleurs), étant donné que les pages éditoriales du magazine étaient reproduites en couleur. Quelques unes de ses photos étaient reproduites dans l' édition Internationale de TIME en noir et blanc, mais c' était des conversions noir et blanc réalisées à partir d' originaux couleur. La plupart du temps, nous recevions ses images déjà développées, envoyées de GAMMA Paris à GAMMA New York qui ensuite les apportait à TIME. Suit une liste approximative des reportages en couleur qu' elle a produit pour TIME (...) ;
- l' attestation du 6 juillet 2007 de Monsieur Robert D..., journaliste, co- fondateur de l' agence internationale de photojournalisme CONTACT PRESS IMAGES à New York en 1976 et son directeur depuis, qui indique que " A la fin des années soixante- dix et au début des années quatre- vingt, les magazines et autres publications sont devenus très demandeurs d' images couleur en raison des progrès considérables de l' impression dus aux développements technologiques. Donc Catherine X... photographiait de plus en plus en couleur. En fait, comme nombre de ses confrères de l' époque, elle doublait en couleur tous ses reportages noir et blanc " ;
Attendu que ces attestations de professionnels de la photographie et de la presse ayant travaillé avec Catherine X... pendant la période de collaboration de cette dernière avec la société GAMMA confirment l' importance et la réalité du travail couleur remis à l' agence par la photographe, parmi lequel 5178 reportages ont été retrouvés ;
que par ailleurs sont versées aux débats des parutions de presse de 1977 à 1991 qui établissent également la réalité des sujets produits en couleur par Catherine X... ;
Attendu qu' il est en conséquence suffisamment établi par l' ensemble de ces éléments que Catherine X... a remis à la société GAMMA 921 films couleurs, entre septembre 1975 et mai 1984 ;
que par ailleurs il n' est pas contesté que ces 921 films couleurs comprenaient 36 diapositives chacun ;
Attendu sur l' appréciation du préjudice, que Catherine X... a photographié de nombreux conflits et moments forts de l' histoire tels la guerre du Liban en 1975, Djibouti en 1977, le procès des Brigades Rouges en 1978, la révolution iranienne en 1979, l' Irlande en 1979, l' Afghanistan en 1980, le Vietnam en 1980, l' Irak en 1982 etc... ;
qu' eu égard à l' importance et à la médiatisation de ces événements, il peut être considéré que sur 36 photographies de Catherine X..., dont la notoriété n' est pas contestée, dix ont pu être exploitées ou auraient pu l' être, d' où une perte indemnisable de 9120 clichés ;
Attendu qu' il résulte des attestations de Monsieur Raymond E..., photographe, que les photographies de Catherine X... pouvaient atteindre des sommes allant de 5 à 20. 000 euros pour un tirage à partir de l' original ;
que selon Monsieur Robert D..., directeur de l' agence américaine Contact Press Images, un même tirage réalisé à partir de la diapositive originale peut être évalué à 20. 000 euros au moins ;
qu' enfin Monsieur Göksin F..., fondateur de l' agence de presse photographique SIPA PRESS, estime que des enchères des photographies de Catherine X... dépasseraient largement les 20- 30. 000 euros, ajoutant que le minimun actuel, pour ce type de photographe, est de 1. 000 à 2. 000 euros pour un petit tirage noir et blanc ;
Attendu que par courrier du 29 janvier 2004, l' agence GAMMA a proposé à Catherine X... une somme de 100. 000 euros pour 15 originaux couleurs perdus à cette date ;
que dès lors le Tribunal dispose des éléments suffisants pour allouer à Madame Denise X..., comme elle le demande, la somme moyenne de 150 euros par diapositive couleur de Catherine X... perdue par l' agence GAMMA, soit un total de 9210 x 150 = 1. 381. 500 euros, auquel il y lieu de condamner la défenderesse au titre de la perte des photographies en cause, sans qu' il soit besoin d' ordonner une mesure d' expertise ;
Sur la demande relative à la mauvaise gestion de l' oeuvre de Catherine X...
Attendu que la demanderesse prétend à ce titre qu' en perdant ou dispersant des documents couleurs, en ne les répertoriant pas et en refusant de remettre les listings des photographies remises, l' agence GAMMA n' a pas exploité de manière normale l' oeuvre de Catherine X... ; qu' elle ajoute que la même oeuvre n' a pas été exploitée, celle- ci ayant reçu de l' agence des droits d' un montant dérisoire ;
Mais attendu que les premiers griefs ne sont pas distincts de ceux fondant la demande formulée au titre de l' indemnisation de la perte des photographies remise à l' agence GAMMA ; qu' ils ne peuvent donc pas prospérer ;
Attendu sur le dernier grief, qu' aucune analyse n' est faite de l' insuffisance alléguée des droits versés à Catherine X... et il n' est pas démontré en quoi ces paiements insuffisants de droits, à les supposer avérés, seraient constitutifs d' un défaut d' exploitation de l' oeuvre de cette dernière ;
Attendu en conséquence qu' il convient de rejeter la demande formulée au titre de la gestion fautive de l' oeuvre de Catherine X... ;
Sur les autres demandes
Attendu qu' il serait inéquitable de laisser à la charge de Madame Denise X... la totalité des frais irrépétibles et qu' il convient de lui allouer la somme de 5. 000 euros au titre de l' article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.
Attendu que la nature de l' affaire et l' ancienneté du litige justifient l' exécution provisoire de la présente décision sans qu' il y ait lieu de subordonner celle- ci à la constitution d' une garantie par Madame Denise X... ;
que l' agence GAMMA qui succombe sera condamnée aux dépens.
PAR CES MOTIFS :
Le Tribunal, statuant publiquement, par mise à disposition au greffe, par jugement contradictoire et en premier ressort,
- Donne acte la société GAMMA, devenue HACHETTE FILIPACCHI puis EYEDEA PRESSE de ce qu' elle met à la disposition de Madame X... les 5. 178 photographies originales recensées à ce jour.
- Condamne la société GAMMA, devenue HACHETTE FILIPACCHI puis EYEDEA PRESSE à payer à Madame Denise X... la somme de 1. 381. 500 euros à titre de dommages et intérêts au titre de la perte des autres photographies de Catherine X... ainsi que la somme de 5. 000 euros en application de l' article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.
- Ordonne l' exécution provisoire.
- Rejette le surplus des demandes.
- Condamne l' agence GAMMA devenue HACHETTE FILIPACCHI puis EYEDEA PRESSE aux entiers dépens qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l' article 699 du Nouveau Code de Procédure Civile.
Fait et jugé à Paris, le 21 décembre 2007.
Le Greffier Le Président