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23/07/2024 | FRANCE | N°22/03475

France | France, Cour d'appel de Grenoble, 1ere chambre, 23 juillet 2024, 22/03475


N° RG 22/03475

N° Portalis DBVM-V-B7G-LQXZ



C1



N° Minute :





























































































Copie exécutoire délivrée



le :









à :



la SELARL DAUPHIN E

T MIHAJLOVIC



la SELARL CABINET BALESTAS GRANDGONNET MURIDI



AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

COUR D'APPEL DE GRENOBLE

1ERE CHAMBRE CIVILE

ARRÊT DU MARDI 23 JUILLET 2024





Appel d'un jugement (N° R.G. 17/01466)

rendu par le tribunal judiciaire de Grenoble

en date du 19 septembre 2022

suivant déclaration d'appel du 22 septembre 2022





APPELANTE :



Mme [J] [E] épouse [L]

née le 18 Septembre 1940 à [Localité...

N° RG 22/03475

N° Portalis DBVM-V-B7G-LQXZ

C1

N° Minute :

Copie exécutoire délivrée

le :

à :

la SELARL DAUPHIN ET MIHAJLOVIC

la SELARL CABINET BALESTAS GRANDGONNET MURIDI

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

COUR D'APPEL DE GRENOBLE

1ERE CHAMBRE CIVILE

ARRÊT DU MARDI 23 JUILLET 2024

Appel d'un jugement (N° R.G. 17/01466)

rendu par le tribunal judiciaire de Grenoble

en date du 19 septembre 2022

suivant déclaration d'appel du 22 septembre 2022

APPELANTE :

Mme [J] [E] épouse [L]

née le 18 Septembre 1940 à [Localité 8] (69)

de nationalité Française

[Adresse 3]

[Localité 5]

représentée par Me Dejan MIHAJLOVIC de la SELARL DAUPHIN ET MIHAJLOVIC, avocat au barreau de GRENOBLE postulant, et plaidant par Me Sylvia RIZZI de la SCP Sylvia RIZZI, avocate au barreau de GRENOBLE

INTIMÉES :

Mme [O] [W] épouse [S]

née le 07 Octobre 1963 à [Localité 11] (38)

de nationalité Française

[Adresse 2]

[Localité 6]

Mme [R] [W]

née le 18 Mai 1966 à [Localité 11] (38)

de nationalité Française

[Adresse 4]

[Localité 7]

Mme [T] [W] épouse [H]

née le 25 Juillet 1973 à [Localité 11] (38)

de nationalité Française

[Adresse 1]

[Localité 7]

toutes trois représentées par Me Audrey GRANDGONNET de la SELARL CABINET BALESTAS GRANDGONNET MURIDI, avocate au barreau de GRENOBLE postulant, et plaidant par Me Alexandra de SAINT-PIERRE, avocate au barreau de PARIS, substituée à l'audience par Me Solène OUDINET, avocate au même barreau

COMPOSITION DE LA COUR LORS DES DÉBATS ET DU DÉLIBÉRÉ   :

Mme Catherine Clerc, président de chambre,

Mme Joëlle Blatry, conseiller,

Mme Véronique Lamoine, conseiller

Assistées lors des débats de Mme Anne Burel, greffier

DÉBATS :

A l'audience publique du 8 avril 2024, Madame Lamoine, conseillère, a été entendue en son rapport.

Les avocats ont été entendus en leurs observations.

Et l'affaire a été mise en délibéré au 11 juin , délibéré prorogé à la date de ce jour à laquelle l'arrêt a été rendu.

*****

FAITS, PROCEDURE ET PRETENTION DES PARTIES

M. [V] [W] a eu trois enfants [O], [R] et [T] avec son épouse Mme [B] dont il s'est ensuite séparé, et de laquelle il a divorcé le 18 octobre 2005. Dans l'intervalle, il avait débuté, en 1996, une vie maritale avec Mme [J] [E] veuve [L] jusqu'à ce qu'il soit admis en maison médicalisée le 1er septembre 2014.

Par jugement du 28 avril 2015, M. [W], souffrant de la maladie d'Alzheimer, a été placé sous tutelle.

Il est décédé le 19 janvier 2016, laissant pour lui succéder ses trois filles, [O] [W] épouse [S], [R] [W] et [T] [W] épouse [H] (ci-après Mmes [W]).

Ces dernières, au vu de la maladie ayant frappé leur père, et constatant lors des opérations de succession que dans ses dernières années, ce dernier avait vendu un bien immobilier, transféré les avoirs d'un compte bancaire ouvert en Suisse vers un autre compte ouvert au nom de Madame [L], enfin modifié les clauses bénéficiaires de deux contrats d'assurance-vie au profit de cette dernière, ont, par l'intermédiaire de leur conseil, demandé par lettre recommandée du 17 janvier 2017 à Mme [L] de restituer à la succession de leur père la somme de 370 000 € objet du transfert du 29 décembre 2011 entre les comptes ouverts auprès de la banque suisse Pictet. Cette lettre est demeurée sans réponse.

Par acte du 16 mars 2017, Mmes [W] ont assigné Mme [L] devant le tribunal de grande instance de GRENOBLE aux fins de voir, au visa des articles 414-1 et 414-2 du code civil :

dire et juger que M. [W] souffrait d'un trouble mental ayant altéré son discernement au moment de l'accomplissement des actes litigieux, soit aux dates 19 juillet 2011, 21 avril 2011 et 29 décembre 2011 ;

En conséquence,

dire et juger que les clauses modificatives des contrats d'assurance vie en dates du 21 avril 2011 pour celui souscrit auprès de CARDIF Assurance Vie et du 19 juillet 2011 pour celui souscrit auprès du CIC sont nulles et de nul effet, et qu'il convient par suite d'y substituer les clauses antérieurement signées de chacun de ces contrats en attribuant le bénéfice aux héritiers de M. [W],

dire et juger que l'ordre de transfert du solde du compte n° 65556.001 ouvert auprès de la Banque Pictet à [Localité 10] d'un montant de 370 000 € sur un compte ouvert au nom de Mme [L] est nul et de nul effet,

en conséquence, condamner Mme [L] à restituer la somme ainsi transférée, soit 370 000 €, sur le compte de la succession de M. [W] ouvert au sein de l'étude notariale en charge de celle-ci,

en tant que de besoin, ordonner une expertise médicale avec mission, sur la base de l'ensemble du dossier médical de M. [W] y compris celui sur lequel s'est fondé le juge des tutelles pour rendre sa décision du 28 avril 2015 et tous documents qu'il jugera utile à son appréciation, de fournir au tribunal tous éléments lui permettant de déterminer quel était l'état mental de M. [W] au moment où il a demandé la modification des clauses bénéficiaires des contrats d'assurance vie, et au moment où il a émis l'ordre de transfert des fonds de son compte ouvert en Suisse.

Par ordonnance du 5 juin 2018, le juge de la mise en état sollicité par Mmes [W] a ordonné une expertise médicale en vue de fournir tous éléments ainsi qu'un avis sur l'état de lucidité de M. [W] au moment des actes litigieux.

Le Dr [Z], expert désigné, a déposé le rapport définitif de ses opérations le 30 janvier 2020.

Il conclut qu'en l'état des pièces produites, en particulier de l'évaluation cognitive effectuée le 23 juin 2011 et du diagnostic de maladie d'Alzheimer annoncé par le Dr [Y] à Mme [L] en septembre 2011 selon courrier de consultation du 12 septembre 2011 :

compte-tenu de la nature des déficits cognitifs et de leur sévérité, ces troubles étaient susceptibles d'affecter, au moment des actes litigieux, la compréhension par M. [W] d'actes complexes comme l'établissement de documents bancaires et patrimoniaux ainsi que son jugement sur les décisions à prendre,

cette affection entraînait une suggestibilité et une vulnérabilité de M. [W] au moment des actes litigieux, entre avril et décembre 2011.

L'instance a repris après dépôt de ce rapport.

Par ordonnance du 8 juin 2021, le juge de la mise en état s'est déclaré incompétent pour statuer sur la fin de non-recevoir tirée de la prescription de l'action soulevée par Mme [L].

Par jugement du 19 septembre 2022, le tribunal judiciaire de Grenoble a :

dit recevable l'action en nullité de Mmes [W],

prononcé la nullité de :

la clause modificative en date du 21 avril 2011du bénéficiaire du contrat d'assurance vie CARDIF MULTIPLUS n° 006174604 souscrit par [V] [W] auprès de CARDIF Assurance Vie,

la clause modificative en date du 19 juillet 2011 du bénéficiaire du contrat d'assurance vie HEREDIAL PLUS n° 48 23 63 24 80 souscrit par [V] [W] auprès de CIC,

l'ordre de transfert en date du 29 décembre 2011 du solde du compte n° 65556.001 ouvert auprès de la Banque PICTET à [Localité 10] d'un montant de 370 000 € sur un compte ouvert au nom de Mme [L] ;

condamné Mme [L] à payer à Mesdames [O] [W] épouse [S], [R] [W] et [T] [W] épouse [H] :

au titre du contrat CARDIF MULTIPLUS, la somme de 74 114,61 €, avec intérêt au taux légal à compter du 16 mars 2017 ;

au titre du contrat d'assurance-vie HEREDIAL PLUS, la somme de 159 465,89 €, avec intérêt au taux légal à compter du 16 mars 2017, ces sommes revenant pour un tiers à chacune,

condamné Mme [L] à restituer à la succession de M. [W] ouverte au sein de l'étude notariale LEXGROUP GRENOBLE-NOTAIRES-(MINEO, HULIN, CLAUSTRE, HULIN-MARCARIAN, SERPINET), la somme de 370 000 €, avec intérêt au taux légal à compter du 16 mars 2017 ;

rejeté la demande de dommages-intérêts de Mme [L] ;

rejeté les demandes fondées sur l'article 700 du code de procédure civile ;

condamné Mme [L] aux dépens comprenant le coût de l'expertise judiciaire ;

ordonné l'exécution provisoire.

Par déclaration au greffe en date du 22 septembre 2022, Mme [L] a interjeté appel de ce jugement.

Par dernières conclusions (n° 2) notifiées le 22 février 2024,Mme [L] demande à cette cour d'infirmer le jugement déféré en toutes ses dispositions et, statuant de nouveau :

à titre principal :

de déclarer prescrite l'action en nullité des clauses modificatives des polices d'assurance et l'action en revendication (non chiffrée) de fonds d'un compte ouvert à la banque Pictet en Suisse engagée par Mmes [W],

à titre subsidiaire :

de juger mal fondée l'action entreprise et débouter les requérantes de l'intégralité de leurs demandes, fins et conclusions,

en tout état de cause :

de condamner Mmes [W] à lui payer les sommes de :

5 000 € à titre de dommages-intérêts pour procédure abusive,

5 000 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

Elle fait valoir :

Sur la prescription de l'action :

que le premier juge a fait une mauvaise application du droit en faisant courir le délai de prescription du jour du décès de M. [W],

qu'en effet l'article 414-2 du code civil renvoie au délai quinquennal de l'article 224 du même code, qui prévoit que le délai de cinq ans pour agir commence à courir à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer,

qu'en l'espèce, les contrats d'assurance-vie constituant des contrats à titre onéreux, la jurisprudence a considéré que le délai pour agir devait courir à compter de la date de leur souscription ou de confirmation,

qu'enfin l'article 1152, 3° du code civil édicte que la prescription de l'action des héritiers de la personne en tutelle ou en curatelle court à compter du décès, si elle n'a commencé à courir auparavant,

qu'en l'espèce, au jour où l'action a été introduite le 16 mars 2017, plus de cinq années s'étaient écoulées depuis les actes litigieux passés en 2011,

Subsidiairement, sur le fond :

que M. [W] était, contrairement à ce qui est allégué par les parties adverses, totalement lucide et conscient de ce qu'il faisait en 2011 lorsqu'il a passé les actes litigieux, ainsi qu'elle en justifie par la production aux débats de plusieurs attestations d'amis du couple,

qu'en effet, il a souhaité la mettre à l'abri du besoin, pour tenir compte de leurs âges respectifs (71 ans pour elle-même et 78 ans pour Monsieur en 2011), et de la durée de leur vie de couple, alors qu'elle-même avait refusé de l'épouser,

qu'il faut souligner que l'ouverture d'une mesure de tutelle concernant M. [W] n'a été décidée que le 28 avril 2015, soit quatre ans après les actes dont la nullité est poursuivie,

que si les filles de M. [W], se disant proches de leur père, avaient constaté une altération des facultés mentales de ce dernier en 2011, elles n'auraient pas attendu la fin de l'année 2014 pour saisir un juge des tutelles,

que les attestations produites par les intimées sont mensongères, qu'elles émanent de personnes qui, pour certaines, ne connaissaient pas même M. [W], qu'elles sont parfois incohérentes et contredisent les témoignages qu'elle produit elle-même, émanant d'amis du couple, selon lesquels M. [W] était parfaitement lucide et menait encore une vie normale en 2011,

que, sur le plan médical, aucune preuve d'une insanité d'esprit de M. [W] au moment des actes litigieux n'est rapportée,

qu'en effet, alors qu'en 2011 M. [W] "semblait développer des troubles cognitifs" (sic), elle-même a pris l'initiative de lui faire consulter un neurologue le Dr [Y] lequel, suite aux consultations des mois de juin, puis septembre 2011, a énoncé que le profil clinique de M. [W] était "en faveur de l'installation d'une maladie d'Alzheimer", ce diagnostic n'ayant finalement été posé qu'au mois de novembre 2011,

qu'ainsi, le premier acte litigieux (modification du bénéficiaire d'un contrat d'assurance-vie) a été accompli 4 mois avant la première consultation et 7 mois avant le diagnostic de la maladie,

qu'une amie du couple, [K] [A], atteste qu'en 2011, M. [W] était tout à fait lucide et qu'il s'était renseigné pour savoir comment la protéger financièrement,

que le diagnostic de la maladie d'Alzheimer qui débute par des troubles de la mémoire, ne constitue pas la preuve d'une insanité d'esprit et d'une absence de lucidité,

qu'il est surprenant, s'agissant du rapport d'expertise du Dr [Z], que celui-ci puisse établir, 7 ans après le décès d'une personne et uniquement sur documents, un diagnostic a posteriori, étant souligné que cet expert emploie seulement, dans ses conclusions, les termes de "vulnérabilité" et de "suggestibilité", ce qui ne caractérise pas l'incapacité d'une personne à conclure un acte,

qu'il n'est pas établi qu'elle aurait profité des fonds transférés le 29 décembre 2011 par M. [V] [W] sur le compte n° [XXXXXXXXXX09] ouvert à son nom auprès de la Banque Pictet en Suisse, dès lors qu'elle avait, le jour même, donné procuration à M. [V] [W] pour faire toutes opérations sur ce compte.

Mmes [W], par dernières conclusions (n° 2) notifiées le 1er mars 2024, demandent :

la confirmation du jugement déféré en toutes ses dispositions,

le débouté de Mme [L] de l'ensemble de ses demandes,

sa condamnation aux entiers dépens et à leur payer la somme de 6 000 € en application de l'article 700 du code de procédure civile.

Elles reprennent, en les développant, les motifs retenus par le tribunal pour considérer que la prescription de l'action n'avait pu courir à leur encore, en l'espèce, qu'à compter du décès de leur père, en visant les dispositions de l'article 1152, 3°du code civil, et faisant valoir que tant les textes que la jurisprudence invoqués par l'appelante sont, sur ce point, inapplicables au cas présent.

Sur le fond, elles soulignent que l'expert judiciaire a clairement mis en évidence, au vu de l'ensemble du dossier médical qui lui était soumis, une altération importante des facultés de leur père affectant, dès avant le diagnostic de maladie d'Alzheimer posé en novembre 2011, son discernement et son jugement, étant souligné que, dès le mois de juin 2011, le "Mini Mental State" (MMS) de M. [W] était évalué à seulement 15 sur 30.

Il est renvoyé à leurs conclusions pour plus ample exposé.

L'instruction a été clôturée par une ordonnance rendue le 26 mars 2024.

MOTIFS

Sur la fin de non-recevoir tirée de la prescription de l'action

En application des articles 414-1 et 414-2 du code civil, la qualité d'héritières de Mmes [W] leur ouvre droit d'agir en nullité des actes litigieux :

s'agissant du transfert de fonds opéré le 29 décembre 2011 dès lors qu'il s'agit d'un acte à titre gratuit,

s'agissant des clauses modificatives des bénéficiaires des contrats d'assurance-vie constitutifs d'acte à titre onéreux, en application du 3°de l'article 414-2 dès lors que M. [W], auteur de ces actes, avait été placé sous tutelle avant son décès, mesure poursuivie jusqu'à ce dernier événement.

Le dernier alinéa de l'article 414-2, dans sa rédaction antérieure à l'entrée en vigueur de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 applicable en l'espèce compte-tenu des dates des actes litigieux, renvoyait au délai de cinq ans prévu à l'article 1304 du même code dans cette ancienne rédaction. Ce dernier article édictait, dans la dernière phrase de son dernier alinéa, que le délai pour agir ne courait "contre les héritiers de la personne en tutelle (...) que du jour du décès s'il n'a commencé à courir auparavant". Il en résulte qu'en l'espèce, le délai pour agir a commencé à courir, à l'encontre de Mmes [W], héritières de M. [W] en tutelle au jour de son décès, que du jour de ce décès en application des dispositions de ce texte.

C'est en vain que l'appelante soutient que le délai pour agir aurait, en l'espèce, commencé à courir dès la passation des actes litigieux, dès lors qu'aux termes de l'article 2224 du code civil applicable depuis l'entrée en vigueur de la loi du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile, ce délai ne peut, en toute hypothèse, commencer à courir qu'à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer.

Or, dès lors que Mmes [W] invoquent l'insanité d'esprit de leur père au moment de la passation des actes litigieux, cette circonstance, si elle était établie, entraînerait de facto l'impossibilité pour l'auteur d'avoir connaissance du vice affectant son acte et, par voie de conséquence, empêcherait que le délai pour agir ait pu courir dès la passation de ces actes.

Ce point touchant au fond de l'action engagée, il ne peut être tranché définitivement à ce stade.

Néanmoins, il peut d'ores et déjà être constaté, sans contestation possible :

qu'il ressort des pièces produites que M. [W] a consulté, sur indication de son médecin traitant, le Dr [Y] neurologue pour la première fois le 23 juin 2011, ce spécialiste indiquant, dans un courrier du 12 septembre 2011, avoir constaté un "profil très en faveur de l'installation d'une maladie d'Alzheimer" ce qu'il a alors annoncé à Mme [L],

que l'expert judiciaire a précisé que le score de MMS de 15/30 objectivé lors de la première consultation chez le neurologue le 23 juin 2011, témoignait déjà d'un syndrome démentiel au stade modéré,

qu'il a ajouté que les troubles cognitifs constatés lors de cette première consultation portaient sur la mémoire épisodique (syndrome amnésique), l'expression et la compréhension orale (aphasie), l'expression écrite (agraphie), le calcul (acalculie) et sur les fonctions exécutives,

qu'il ressort de l'attestation de Mme [G] [U], garde-malade, produite par l'appelante en pièce n° 8, qu'à partir de la fin de l'année 2013, cette personne a été employée pour rester au domicile du couple auprès de M. [W] lorsque Mme [L] s'absentait, ce jusqu'au 1er septembre 2014, date à laquelle M. [W] a été admis en maison médicalisée,

qu'enfin, par jugement du 28 avril 2015, M. [W] a été placé sous tutelle sur la foi d'un certificat médical, délivré par un médecin spécialiste inscrit sur la liste établie par le parquet, en date du 25 octobre 2014.

Il en résulte suffisamment qu'au moins à compter de cette dernière date, M. [W] était dans l'incapacité d'agir seul, cette circonstance entraînant la suspension, à supposer qu'il ait commencé à courir, du délai d'action en application de l'article 2234 du code civil.

Dès lors, si la prescription a commencé à courir, comme le soutient Mme [L], du jour de la passation des actes, elle a été suspendue à compter du 25 octobre 2014, et n'a recommencé à courir que du jour du décès de M. [W] le 19 janvier 2016, de sorte que les cinq années du délai n'étaient, après cette suspension, pas encore écoulées au jour de la saisine du tribunal le 16 mars 2017, même pour l'acte le plus ancien en cause en date du 21 avril 2011.

Le jugement sera donc confirmé en ce qu'il a déclaré recevable l'action en nullité de Mmes [W].

Sur le fond

L'article 414-1 du code civil dispose que : "Pour faire un acte valable, il faut être sain d'esprit", la preuve de l'insanité d'esprit de l'auteur de nature à entraîner la nullité de l'acte incombant à celui qui s'en prévaut, en l'espèce Mmes [W].

Pour que les actes invoqués soient reconnus nuls, il faut que l'insanité d'esprit soit établie, concernant l'auteur, au moment où chacun de ces actes a été passé, cette preuve pouvant être rapportée même par un constat médical postérieur dès lors qu'il est avéré que la dégradation mentale dont souffrait la personne en cause la privait déjà de discernement au moment de l'acte, à la condition que les constats établis ultérieurement soient suffisamment précis pour permettre d'induire la très grande probabilité de l'altération des facultés mentales de l'intéressé au moment de l'acte concerné.

Enfin, la règle ainsi édictée repose sur l'altération du consentement de l'auteur affectant directement l'acte litigieux. En effet, selon une jurisprudence constante (cf notamment Cass. 1re civ., 20 févr. 2007, n° 04-19.943 ; Cass. 1re civ., 30 sept. 2003, n° 01-15.376 ; Cass. 1re civ., 9 déc. 2003, n° 01-00.679 ; Cass. 1re civ., 22 févr. 2007, n° 06-11.365), le trouble mental n'est pris en considération que si la preuve est rapportée qu'il génère une altération du discernement, une atteinte aux capacités de raisonnement, de jugement, une perte de lucidité, rendant la personne insane incapable de mesurer le contenu et la portée de l'acte signé.

En l'espèce, c'est après un examen complet des éléments médicaux fournis, et par une juste analyse de leur contenu, que le tribunal a considéré, en l'espèce, que le consentement de M. [V] [W] était altéré au moment de la passation des actes en litige, et que cette altération était de nature à en entraîner la nullité.

En effet, étant rappelé que les actes litigieux ont été passés respectivement les :

21 avril 2011 s'agissant de la modification de la clause bénéficiaire du contrat d'assurance vie souscrit auprès de la société Cardiff,

19 juillet 2011 s'agissant de la modification du même type pour le contrat d'assurance vie conclu auprès du CIC,

enfin 29 décembre 2011 pour la demande manuscrite de clôture d'un compte bancaire ouvert en Suisse et de transfert de ses actifs sur un compte ouvert au nom de Mme [L],

il ressort des pièces médicales versées au dossier les éléments suivants :

le Dr [Y], médecin neurologue, explique dans une lettre du 21 juillet 2016 avoir vu pour la première fois M. [V] [W], le 23 juin 2011, sur indication de son médecin traitant et en présence de Mme [L], pour des troubles cognitifs avec un MMS évalué alors à 15/30, et avoir repris tous les éléments cliniques dans le courrier qui a suivi sa 2e consultation du 5 septembre 2011,

dans ce courrier du 12 septembre 2011, ce médecin précise :

que M. [V] [W] a des troubles de mémoire qui sont surtout racontés par son épouse,

que, selon cette dernière, "il oublie beaucoup de choses sans lui en parler (...) il a du mal maintenant à former une phrase écrite et fait des fautes d'orthographe inhabituelles", "elle trouve qu'il ne se souvient plus de rien, qu'il est désorienté dans le temps, qu'il a des problèmes de construction de phrases (...) Il dort très souvent (dès qu'il est inactif) il ne se rend pas trop compte de la notion d'argent, ne peut plus remplir de chèques" (sic),

que le tableau clinique lui permet de constater que :

il existe d'emblée un trouble de langage avec manque du mot et imprécision de la dénomination, associé avec :

une désorientation temporelle et un peu spatiale,

un déficit massif du rappel mnésique non améliorable avec des intrusions pathologiques,

des troubles praxiques constructifs nets,

un déficit d'évocation des faits d'actualité,

l'ensemble de ces éléments lui permettant de constater que "le profil clinique est très en faveur de l'installation d'une maladie d'Alzheimer".

Ces éléments sont repris et analysés par le Dr [F] [Z], Professeur des universités, praticien hospitalier au CHU de [Localité 12] et spécialiste en neurologie, désigné en qualité d'expert par le juge de la mise en état, lequel, développe, en pages 8 à 10 de son rapport en date du 23 janvier 2020, les éléments suivants, ici littéralement repris :

si les courriers du médecin traitant ne sont pas contributifs, il est retenu par le neurologue le Dr [Y] dès sa première consultation du 23 juin 2011 "un tableau très évocateur d'une maladie d'Alzheimer",

ce spécialiste fait ainsi état, dès la première consultation, de troubles de mémoire, de trouble dysexécutif, et de troubles du langage, à la fois oral et écrit,

il est relevé, dès ce premier examen du 23 juin 2011, un score du MMS "à peine à 15/30", ce qui témoigne d'un déficit cognitif sévère,

dans le détail des tests, il apparaît que M. [V] [W] présentait, lors de cette évaluation, une orientation imprécise dans le temps et l'espace, un échec dans l'épreuve de calcul mental (score de 0/5), dans la compréhension d'une consigne, dans l'écriture d'une phrase complète, un déficit massif dans les capacités de mémorisation, avec un oubli à mesure, puisque le rappel des 3 mots à 5 minutes et de 0/3 avec des intrusions et que le score au test des 5 mots de 0/10,

l'ensemble des déficits, associant amnésie antérograde, manque du mot, agraphie, acalculie et apraxie ainsi que leur évolution, est effectivement très évocateur du diagnostic de maladie d'Alzheimer,

les troubles cognitifs sont décrits dans le courrier de ce spécialiste comme évoluant depuis plus d'un an selon l'accompagnant à savoir Mme [L],

une ancienneté supérieure à un an est effectivement très probable au vu de la sévérité de la baisse du MMS ; si l'on prend en compte le fait qu'en moyenne la perte du MMS et de 4 points par an, il est possible que les troubles cognitifs évoluaient en fait depuis 3 à 4 ans.

L'expert judiciaire, tout en indiquant que l'évaluation du degré de perte d'autonomie de M. [V] [W] au cours de l'année 2011 était difficile en présence notamment d'appréciations totalement divergentes émanant des témoignages apportés respectivement par les parties, note cependant l'existence d'éléments objectifs constitués par des écrits de M. [V] [W] qu'il décrit et analyse de la manière suivante, en page 10 de son rapport :

un chèque émis en janvier 2011, dans lequel l'expert judiciaire objectives deux erreurs, manifestement "anormales" (sic) pour M. [V] [W] et qui, pour lui, témoignent déjà d'un élément d'agraphie, à savoir : l'ajout d'un "e" au prénom de sa fille [D], et une écriture inadéquate de l'année : "10/11" pour 2011,

la proposition patrimoniale établie par Mme [X] de FIP PATRIMOINE le 7 mai 2012, sur laquelle la signature de M. [V] [W] est différente de celle figurant sur les autres documents disponibles, ce qui peut être également une conséquence de l'agraphie,

la demande manuscrite de clôture de compte en Suisse et de transfert de fonds en date du 29 décembre 2011, dont l'expert constate que la construction grammaticale est parfaite malgré sa complexité, que le choix des mots est précis et qu'il ne contient pas de fautes d'orthographe hormis un accent.

Cependant, s'agissant de ce dernier document, Mmes [W] indiquent dans leurs conclusions qu'elles n'y reconnaissent pas l'écriture de leur père, ce qui est corroboré par la comparaison de ce document avec un document manuscrit de 1997 émanant de M. [V] [W] (pièce n° 10 des intimées), dont l'écriture diffère effectivement assez nettement de celle figurant sur l'ordre de clôture et de transfert de fonds, en particulier quant à la manière d'écrire les "M" majuscules.

L'expert judiciaire conclut, après avoir répondu de façon circonstanciée et pertinente à un dire en précisant que les témoignages recueillis concernant la vie quotidienne de M. [V] [W] étaient peu parlants s'agissant des fonctions exécutives et qu'aucune circonstance ne permettait d'en considérer certains comme plus importants et plus fiables que d'autres, que :

au moment des actes litigieux de 2011, M. [V] [W] présentait des troubles affectant la mémoire, le langage, l'écriture, le calcul et la métacognition,

ces déficits rendaient compte, le 23 juin 2011, d'un score à l'examen du Mini Mental Score (MMS) de 15/30, soit très abaissé par rapport aux performances normales attendues (score supérieur à 25/30),

ces troubles cognitifs avaient conduit le neurologue consulté à porter d'emblée le diagnostic de maladie d'Alzheimer,

compte tenu de ces déficits cognitifs avérés, l'affection entraînait une suggestibilité et une vulnérabilité de M. [V] [W] au moment des actes litigieux, entre avril et décembre 2011.

Les éléments fournis et invoqués par l'appelante ne fournissent pas la preuve contraire à ces constats et analyses techniques en ce que :

ainsi que l'a relevé l'expert judiciaire, les attestations concernant la vie quotidienne de M. [V] [W] au cours de la période considérée n'éclairent pas réellement sur la perte de ses fonctions exécutives, l'expert ayant répondu sur ce point que "le fait de voyager, de participer à des dîners et à des rencontres sociales n'assure absolument pas que les fonctions exécutives soient suffisamment préservées pour permettre de prendre des décisions complexes",

le document technique produit concernant le diagnostic de la maladie d'Alzheimer (pièce n° 21 de l'appelante) ne contredit formellement ni les analyses ni les conclusions de l'expert, en particulier l'interprétation, dans cette étude, du score MMS situé entre 10 et 19/30 comme "démence modérée", tandis que l'expert judiciaire le traduit comme illustrant un "déficit cognitif sévère", doit, aux termes mêmes de l'étude produite, être pondérée selon le niveau socio-culturel alors que celui de M. [V] [W] était plutôt élevé comme en témoignent sa qualité d'administrateur de la chambre syndicale des propriétaires et copropriétaires de l'Isère jusqu'en janvier 2012, ainsi que l'importance de son actif successoral dépassant 1,5 millions d'euros,

la circonstance, attestée par une amie du couple Mme [A], qu'en 2011 M. [V] [W] se soit préoccupée de la situation de sa compagne Mme [L] "qui ne voulait pas l'épouser" (sic), n'est pas suffisante pour conclure qu'au moment de la passation des actes litigieux, en l'état des éléments médicaux ci-dessus rappelés, M. [V] [W] disposait de facultés de discernement, de raisonnement et de jugement suffisantes pour lui permettre d'en comprendre et mesurer le contenu et la portée exacts.

Le jugement déféré sera donc confirmé en ce qu'il a prononce la nullité des actes en litige avec toutes conséquences que de droit quant à la restitution des sommes correspondantes par Mme [L] à Mmes [W] s'agissant du bénéfice des assurances vies.

En ce qui concerne le transfert de fonds du 29 décembre 2011, les pièces du dossier établissent que :

M. [V] [W] a, ce jour-là, clôturé un compte à son nom et transféré la totalité des sommes qu'il comportait en crédit soit 409 000 FS équivalant à 370 000 € au jour du transfert (pièce n° 11 des intimées) sur un compte n° [XXXXXXXXXX09] ouvert dans la même banque au nom de Mme [L], faits que cette dernière ne conteste pas dans leur matérialité,

si Mme [L] se prévaut de ce qu'elle a donné procuration générale à M. [V] [W] le jour même pour disposer des valeurs déposées sur ce compte, cette autorisation ne lui ôtait pas le droit de disposer elle-même des fonds,

d'ailleurs, l'appelante verse aussi aux débats un mandat de gestion donnée par elle à la banque le même jour pour réaliser pour son compte toutes opérations ordinaires en matière de gestion de fortune sur le même compte,

le relevé des opérations de ce compte du 6 janvier 2012 au 27 septembre 2013 n'établit absolument pas, contrairement à ce que Mme [L] veut laisser croire, que, le solde de ce compte étant à zéro à la date de fin du relevé, elle n'aurait pas bénéficié des fonds versés le 29 décembre 2011, dès lors que :

tout d'abord, le relevé d'opérations de ce compte tel que produit aux débats débute au 6 janvier 2012 sur un solde de zéro, ce qui signifie que les fonds de 409 000 FS transférés le 29 décembre précédent avaient déjà été soit prélevés, soit transférés sur un autre compte,

les relevés d'opérations reportés ne sont pas exploitables dès lors que :

trois des pages du relevé reportent des opérations en FS,

deux autres pages reportent des opérations en USD,

les deux dernières pages reportent des opérations en euros,

les périodes de ces relevés se chevauchent parfois,

nombre d'opérations correspondent à des transferts vers d'autres comptes, dont on ignore le titulaire.

Il en résulte que la preuve est bien rapportée du transfert d'une somme, dont la contre-valeur en euros était de 370 000 lors de ce transfert, d'un compte de M. [V] [W] sur un compte de Mme [L] le 29 décembre 2011, tandis que Mme [L] ne rapporte pas la preuve de ce que cet argent ne lui aurait pas profité.

C'est donc à bon droit que le premier juge a, tirant toutes conséquences de la nullité de l'ordre de transfert de fonds par ailleurs prononcée, condamné Mme [L] à verser à l'étude de notaires chargée de la succession de M. [V] [W] ès qualités la somme objet de ce transfert soit 370 000 €.

Sur les demandes accessoires

Mme [L], qui succombe en son appel, devra supporter les dépens conformément aux dispositions de l'article 696 du code de procédure civile. Pour les mêmes motifs, il n'y a pas lieu de faire application de l'article 700 du code de procédure civile en sa faveur.

Il est équitable de faire application de l'article 700 du code de procédure civile au profit de Mmes [W].

Les mesures accessoires du jugement déféré sont par ailleurs confirmées.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant publiquement, par arrêt contradictoire,

Confirme en toutes ses dispositions le jugement déféré.

Y ajoutant,

Condamne Mme [J] [E] épouse [L] à payer à Mmes [O] [W] épouse [S], [R] [W] et [T] [W] épouse [H] unies d'intérêts la somme de 3 000 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

Rejette toutes les autres demandes.

Condamne Mme [J] [E] épouse [L] aux dépens d'appel.

Prononcé par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de la procédure civile,

Signé par madame Clerc, président, et par madame Burel, greffier auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

LE GREFFIER LA PRESIDENTE


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Grenoble
Formation : 1ere chambre
Numéro d'arrêt : 22/03475
Date de la décision : 23/07/2024

Origine de la décision
Date de l'import : 30/07/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2024-07-23;22.03475 ?
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