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18/07/2024 | FRANCE | N°23/04116

France | France, Cour d'appel de Grenoble, 1ere chambre, 18 juillet 2024, 23/04116


N° RG 23/04116

N° Portalis DBVM-V-B7H-MBPA



jonction avec le



N° RG 23/04117

N° Portalis DBVM-V-B7H-MBPD



N° Minute :



CC



















































Copie exécutoire délivrée



le :



à :



Me Florence ALLIGIER

la SELARL EYDOUX MODELSKI







Parquet Général

PP







LRAR

à



Maître [X] [Z]

Maître [C] [I]





copie à



Me

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

COUR D'APPEL DE GRENOBLE

1èRE CHAMBRE CIVILE

AUDIENCE SOLENNELLE

ARRÊT DU JEUDI 18 JUILLET 2024



Recours de Me BACCHA et Me [I] du 7 décembre 2023 à l'encontre des membres au conseil de l'Ordre des avocats de Grenoble des 27 et 28 novembre...

N° RG 23/04116

N° Portalis DBVM-V-B7H-MBPA

jonction avec le

N° RG 23/04117

N° Portalis DBVM-V-B7H-MBPD

N° Minute :

CC

Copie exécutoire délivrée

le :

à :

Me Florence ALLIGIER

la SELARL EYDOUX MODELSKI

Parquet Général

PP

LRAR

à

Maître [X] [Z]

Maître [C] [I]

copie à

Me

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

COUR D'APPEL DE GRENOBLE

1èRE CHAMBRE CIVILE

AUDIENCE SOLENNELLE

ARRÊT DU JEUDI 18 JUILLET 2024

Recours de Me BACCHA et Me [I] du 7 décembre 2023 à l'encontre des membres au conseil de l'Ordre des avocats de Grenoble des 27 et 28 novembre 2023

APPELANTES :

Me [X] [Z]

né le 17 octobre 1980 à [Localité 5]

de nationalité française

[Adresse 1]

[Localité 2]

Me [C] [I]

né le 17 juin 1988 à [Localité 4] (PÉROU)

de nationalité française

[Adresse 1]

[Localité 2]

représentées et plaidant par Me Florence ALLIGIER, avocat au barreau de LYON

INTIME :

LE CONSEIL DE L'ORDRE DES AVOCATS pris en la personne de son bâtonnier en exercice,

[Adresse 3]

[Localité 2]

représenté et plaidant par Me Pascale MODELSKI, de la SELARL EYDOUX MODELSKI, avocat et ancien bâtonnier au barreau de GRENOBLE,

COMPOSITION DE LA COUR : LORS DES DÉBATS  :

M. Christophe Courtalon, premier président,

Mme Emmanuèle Cardona, président de chambre

Mme Catherine Clerc, président de chambre

Mme Joëlle Blatry, conseiller,

Mme Anne - Laure Pliskine, conseiller

qui en ont délibéré

Assistés lors des débats de Anne Burel, greffière

MINISTÈRE PUBLIC :

L'affaire a été communiquée à Monsieur le procureur général, représenté lors des débats par Madame Baudoin avocat général, qui a fait connaître son avis.

DÉBATS :

A l'audience publique du 13 mai 2024, où l'affaire a été mise en délibéré au 1er juillet 2024, prorogé au 18 juillet 2024, ont été successivement entendus :

Maître Alligier, avocat de Me [X] [Z] et Me [C] [I] en sa plaidoirie,

Maître Modelski, avocat et ancien bâtonnier, représentant le conseil de l'ordre des avocats du barreau de Grenoble, en ses observations,

Madame Baudoin, avocat général en ses réquisitions,

RAPPEL DES FAITS ET PRÉTENTIONS DES PARTIES

1- Maîtres [X] [Z] et [C] [I] se sont portées candidates aux élections du barreau de Grenoble organisées les 27 et 28 novembre 2023 aux fins de renouvellement des membres du Conseil de l'Ordre pour la mandature 2024-2026.

Or le Conseil de l'Ordre a déclaré leur candidature irrecevable sur le fondement de l'article 15 de la loi du 31 décembre 1971 modifiée, par délibération du 13 novembre 2023 notifiée le 14 suivant, lesdites élections s'étant donc tenues hors leur présence.

L'article 15 de la loi du 31 décembre 1971, dans sa version en vigueur, dispose que :

« Les avocats font partie de barreaux qui sont établis auprès des tribunaux judiciaires, suivant les règles fixées par les décrets prévus à l'article 53. Ces décrets donnent aux barreaux la faculté de se regrouper.

Chaque barreau est administré par un conseil de l'ordre élu pour trois ans, au scrutin secret binominal majoritaire à deux tours, par tous les avocats inscrits au tableau de ce barreau et par les avocats honoraires dudit barreau. Chaque binôme est composé de candidats de sexe différent. Dans le cas où le conseil de l'ordre comprend un nombre impair de membres, est considéré comme élu le membre du dernier binôme paritaire élu tiré au sort.

Par dérogation à l'alinéa précédent, lorsque le nombre des avocats inscrits au tableau d'un barreau et des avocats honoraires dudit barreau est inférieur ou égal à trente, le conseil de l'ordre est élu au scrutin secret uninominal majoritaire à deux tours.

Le conseil de l'ordre est renouvelable par tiers chaque année. Il est présidé par un bâtonnier élu pour deux ans dans les mêmes conditions. Le bâtonnier peut être assisté par un vice-bâtonnier élu avec lui dans les mêmes conditions et pour la même durée.

En cas de décès ou d'empêchement définitif du bâtonnier, les fonctions de ce dernier sont assurées, jusqu'à la tenue de nouvelles élections, par le vice-bâtonnier, s'il en existe ou, à défaut, par le membre le plus ancien du conseil de l'ordre.

Les élections peuvent être déférées à la cour d'appel par tous les membres du barreau disposant du droit de vote et par le procureur général ».

2- Maîtres [Z] et [I] ont fait appel de la décision du Conseil de l'Ordre par déclaration remise entre les mains du greffe le 7 décembre 2023.

Considérant que la profession d'avocat est féminisée aux deux-tiers, elles prétendent que les dispositions de la loi portent atteinte au principe de non-discrimination tant à raison du sexe que de leur opinion et par là en violation de leur liberté syndicale. Elles demandent en conséquence à la cour d'annuler des élections auxquelles elles n'ont pas pu participer.

Les affaires ont été enrôlées sous les numéros RG 23/04116 et 23/04117, appelées une première fois à l'audience du 18 mars 2024, renvoyées à la demande des parties à celle du 13 mai où elles ont été retenues puis mises en délibéré par mise à disposition au greffe de la cour au 1er juillet 2024, délibéré prorogé au 18 suivant.

*

3- Partie à l'instance par application de l'article 16 du décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991, le Conseil de l'Ordre des avocats de Grenoble a soulevé à titre principal l'irrecevabilité des recours introduits par Maîtres [Z] et [I] dans ses observations écrites du 14 mars 2024, présentées oralement à l'audience.

Le Conseil de l'Ordre soutient en effet que les appelantes n'ont pas déféré au bâtonnier sa délibération du 13 novembre 2023 par lequel il a refusé de les inscrire comme binôme candidat aux élections des 28 et 29 novembre 2023. C'est pourtant uniquement cette décision qui pouvait être déférée à la cour par application combinée des articles 19 de la loi de 1971 et 15 du décret du 27 novembre 1991 susvisés, lesquels ouvrent un recours à « l'avocat s'estimant lésé dans ses intérêts professionnels ». Il en conclut qu'à défaut de recours contre ladite délibération, celle-ci est devenue définitive, rendant irrecevables Maîtres [Z] et [I] en leurs demandes.

Les appelantes invoquent en réponse les termes de l'article 12 du décret susvisé selon lesquels « les avocats disposant d'un droit de vote peuvent déférer les élections dans le délai de 8 jours qui suit ces élections. La réclamation est formée par lettre recommandée avec demande d'avis de réception adressée au secrétariat-greffe de la cour d'appel ou remise contre récépissé au greffier en chef' ». Rappelant que les résultats des élections ont été prononcés le 29 novembre, elles soutiennent qu'elles pouvaient les contester jusqu'au 7 décembre inclus, comme c'est le cas en l'espèce.

4- Sur le fond, les appelantes font grief à la délibération du Conseil de l'Ordre de porter atteinte à des dispositions internes et supranationales.

4-1- Maîtres [Z] et [I] rappellent que les articles 1 de la Constitution et 3 du préambule garantissent l'égal accès des femmes et des hommes aux fonctions électives et à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l'homme.

Les élections des membres du conseil de l'ordre prévoient pourtant la constitution de binômes composés de candidats de sexe différent alors même, par comparaison, que la proportion au sein du Conseil national des barreaux des personnes d'un même sexe est comprise entre 40 et 60 % et que le code du travail prévoit pour la composition de chaque collège électoral, un nombre de femmes et d'hommes correspondant à la part de femmes et d'hommes inscrits sur la liste électorale.

Maîtres [Z] et [I] ajoutent que si le Conseil constitutionnel a reconnu la constitutionnalité du mode de scrutin binominal composé d'un binôme homme femme pour l'élection des conseillers départementaux (décision n°2013-667 du 16 mai 2013), lequel s'apparente à celui prévu pour les élections des membres du conseil de l'ordre, elles font valoir que les personnes éligibles constituaient un groupe composé sensiblement par moitié d'hommes et de femmes alors que la profession d'avocats est très féminisée. Ainsi, si le principe de parité est bien un outil d'égal accès dans un corps de personnes éligibles lui-même paritaire, ce même principe peut se révéler en l'espèce un obstacle à l'objectif constitutionnel d'égal accès si la proportion de femmes et d'hommes n'est pas semblable.

4-2- Maîtres [Z] et [I] soutiennent ensuite que le mode de scrutin porte atteinte aux principes de non-discrimination et de liberté d'expression prévus par les articles 14 et 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (CEDH) et son protocole n°12.

Elles indiquent également que le principe de non-discrimination est rappelé par l'article 21 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, la directive 2006/54 du 5 juillet 2006 ayant pour objet de garantir la mise en 'uvre du principe de l'égalité des chances et de l'égalité de traitement entre les hommes et les femmes en matière d'emploi et de travail et la directive 2000/78 du 27 novembre 2000 qui vise à mettre en 'uvre dans les Etats membres le principe de l'égalité de traitement.

Toute discrimination directe ou indirecte fondée sur le sexe étant proscrite, elles précisent qu'une discrimination directe, au sens du droit européen, correspond à « la situation dans laquelle une personne physique est traitée de manière moins favorable en raison de son sexe qu'une autre ne l'est, ne l'a été ou ne le serait dans une situation comparable ».

Se référant à la jurisprudence de la cour de justice de l'Union européenne (CJUE), les appelantes font valoir que dans l'hypothèse d'une discrimination directe, il n'y a pas lieu de procéder à un contrôle de proportionnalité comme dans l'hypothèse d'une discrimination indirecte en examinant si la mesure est justifiée, appropriée et nécessaire aux fins de réalisation d'un objectif légitime et en concluent que la mesure portant discrimination directe est purement et simplement prohibée.

5- Maîtres [Z] et [I] invoquent également les conclusions du rapport présenté par la Commission Egalité du Conseil national des barreaux (CNB) du 9 octobre 2020 qui faisait le constat suivant :

Une carence de candidatures masculines dans les barreaux de petite taille très féminisés restreignant la possibilité pour les avocates de constituer un binôme ;

Des vacances non comblées dans certains conseils de l'ordre ;

Un défaut d'adhésion à la candidature d'un des deux binômes.

Aux termes d'une résolution adoptée en assemblée générale le 9 octobre 2020, le CNB avait proposé pour pallier ces difficultés que le mode de scrutin pour les élections au conseil de l'ordre soit le scrutin uninominal majoritaire à deux tours avec moitié des sièges réservés aux candidats de chacun des sexes féminin et masculin.

Les appelantes citent également le rapport du 2 juillet 2021 du Haut conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes portant sur la parité dans les chambres et les ordres professionnels qui considère que le scrutin binominal paritaire conduit à une situation peu favorable aux candidates féminines.

6- Maîtres [Z] et [I] considèrent en définitive que le fait que leur candidature binominale n'ait pas été soumise au vote en considération du fait qu'elle n'était pas prioritaire est discriminatoire à raison de leur sexe.

Dès lors que partageant le même engagement syndical et portant chacune la défense d'opinions et de valeurs partagées, la décision du Conseil de l'Ordre des avocats de Grenoble est également discriminatoire à raison de leurs opinions.

Ce double phénomène de discrimination induit par le mode de scrutin pour les élections des membres des conseils de l'ordre, lequel est remis en cause par le CNB lui-même, porte atteinte aux principes supranationaux susvisés, en ce qu'il désavantage les femmes, ne répond pas aux critères de proportionnalité et ne constitue pas une mesure nécessaire dans une société démocratique.

7- Le Conseil de l'Ordre réplique qu'à supposer caractérisés les principes constitutionnels susvisés, il appartenait aux appelantes de demander à la cour de transmettre une question prioritaire de constitutionnalité, laquelle devant faire l'objet d'un écrit distinct, qui fait défaut en l'espèce.

Il en conclut que les recours de Maîtres [Z] et [I] sont en tout mal fondés.

Maîtres [Z] et [I] rappellent pour leur part que si la cour s'estimait insuffisamment renseignée sur les directives invoquées, elle prononcerait un sursis à statuer en saisissant à titre préjudiciel la CJUE sur le fondement de l'article 267 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne en lui posant les questions suivantes :

L'article 14, 1, sous a) et d) de la directive 2006/54/CE du Parlement européen et du Conseil du 5 juillet 2006, relative à la mise en 'uvre du principe de l'égalité des chances et l'égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d'emploi et de travail, doit-il être interprété en ce qu'il s'oppose à l'article 15 de la loi n° 71 du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques imposant pour les élections ordinales de la profession d'avocat un scrutin binominal paritaire sans autre considération et alors que ses effets discriminants envers les femmes en particulier sont établis '

Les articles 1er et 3, paragraphe 1, sous a) et d) de la directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000, portant création d'un cadre général en faveur de l'égalité de traitement en matière d'emploi et de travail, doit-il être interprété en ce qu'il s'oppose à l'article 15 de la loi n° 71 du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques imposant pour les élections ordinales de la profession d'avocat un scrutin binominal paritaire sans autre considération et alors que ses effets discriminants envers les femmes en particulier sont établis '

8- Maîtres [Z] et [I] demandent en conséquence à la cour de :

Déclarer recevables leurs réclamations ;

Ecarter l'article 15 de la loi du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques ;

Juger leur candidature binominale recevable ;

Annuler les élections des membres du Conseil de l'Ordre de Grenoble dont les résultats ont été proclamés le 29 novembre 2023 ;

Ordonner l'organisation de nouvelles élections dans les 60 jours de la présente décision ;

A titre subsidiaire surseoir à statuer et renvoyer devant la CJUE les questions susvisées ;

Statuer ce que de droit sur les dépens.

Le Ministère public, dûment informé du recours comme prévu à l'article 12 du décret du 27 novembre 1991, a été entendu en ses réquisitions.

MOTIFS

Sur la jonction

Il convient dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice d'ordonner la jonction des deux instances introduites séparément par Maître [Z] et Maître [I] qui portent sur le même objet et qui ont attrait en la cause la même partie défenderesse afin qu'une seule et même décision de justice soit rendue pour ces deux affaires.

Sur la recevabilité des recours

Par déclaration remise au greffe le 7 décembre 2023, les appelantes ont formé un recours à l'encontre des élections des membres du Conseil de l'Ordre du barreau de Grenoble, le droit de déférer ces élections étant ouvert à tous les membres du barreau disposant du droit de vote par application de l'article 15 de la Loi du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques, ce qui n'est ni contesté ni contestable en la présente espèce.

Aux termes de l'article 12 du décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991, les avocats disposant du droit de vote peuvent déférer les élections à la cour d'appel dans le délai de huit jours qui suivent ces élections, la réclamation étant formée par lettre recommandée avec demande d'avis de réception adressée au greffe de la cour d'appel ou remise contre récépissé au directeur de greffe. Ils doivent aussi, dans tous les cas, aviser de leur réclamation le procureur général et le bâtonnier par lettre recommandé avec demande d'avis de réception.

Contrairement à ce que soutient le Conseil de l'Ordre, la réclamation des appelantes, encadrée par des dispositions spécifiques qui prévalent en matière électorale, n'est pas conditionnée à la contestation préalable devant le bâtonnier de sa délibération litigieuse, les dispositions générales combinées des articles 19 de la loi de 1971 et 15 du décret du 27 novembre 1991 qui ouvrent un recours à « l'avocat s'estimant lésé dans ses intérêts professionnels » n'étant pas applicables dans ce cadre.

Dès lors que les résultats des élections des membres du Conseil de l'Ordre des avocats du barreau de Grenoble des 17 et 28 novembre 2023 ont été proclamés le 29 novembre 2023 et que les recours ont été introduits par les appelantes par déclaration remise au greffe le 7 décembre 2023, soit dans le délai de huit jours suivant ces élections, le bâtonnier et le procureur général dûment avisés du recours comme prévu à l'article 12 du décret du 27 novembre 1991, il convient de déclarer Maîtres [Z] et [I] recevables en leurs demandes.

Sur la constitutionnalité du mode de scrutin contesté

Maîtres [Z] et [I] prétendent que le mode de scrutin des élections des membres du conseil de l'ordre, qui conditionne la recevabilité des candidatures à la constitution de binômes composés de candidats de sexe différent, contredit les dispositions des articles 1 de la Constitution et 3 du préambule, lesquels garantissent l'égal accès des femmes et des hommes aux fonctions électives, et à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l'homme.

Alors que le Conseil constitutionnel s'est opposé dans un premier temps à toute forme de différenciation électorale, prônant la stricte égalité devant le suffrage des femmes et des hommes sur le fondement du principe d'égalité, qui s'oppose à toute discrimination fondée sur le sexe (cf. décisions n° 98-407 DC du 14 janvier 1999, n° 2001-445 DC du 19 juin 2001 et n° 2006-533 DS du 16 mars 2006), sa jurisprudence a évolué en suite de la révision constitutionnelle du 8 juillet 1999. Celle-ci a en effet introduit en son article 3 le principe selon lequel la loi favorise l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ce principe ayant ensuite été étendu aux responsabilités professionnelles et sociales. Le principe de parité en matière électorale a enfin été retranscrit à l'article 1er de la Constitution par la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 et les réformes législatives qui s'en suivirent.

C'est ainsi que le Conseil constitutionnel a admis des modes de scrutin visant un objectif de parité et ce, nonobstant le fait qu'ils opèrent une distinction fondée sur le sexe (cf. décision n° 2000-429 DC du 30 mai 2002). Il a par ailleurs rappelé que dans la mesure où l'objectif de parité ne constituait pas un droit ou une liberté, garanti par la Constitution, il n'était pas invocable à l'appui d'une question prioritaire de constitutionnalité (décision n° 2015-465 QPC du 24 avril 2015 et décision n° 2017-686 QPC du 19 janvier 2018), le législateur étant libre de choisir en totale liberté les règles pouvant s'appliquer aux élections professionnelles.

Saisi de la constitutionnalité de la loi relative à l'élection des conseillers départementaux, des conseillers municipaux et des conseillers communautaires, qui prévoit un mode de scrutin identique à celui prévalant pour l'élection des membres du conseil de l'ordre d'un barreau, le Conseil constitutionnel a pu juger dans sa décision n° 2013-403 DC du 16 mai 2013, au visa de l'article 1 de la Constitution, que le législateur pouvait « instaurer tout dispositif tendant à rendre effectif l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives », qu'il lui était « loisible d'adopter des dispositions revêtant soit un caractère incitatif, soit un caractère contraignant », à condition « d'assurer la conciliation entre ces dispositions constitutionnelles et les autres règles et principes à valeur constitutionnelles auxquels le pouvoir constituant n'a pas entendu déroger ». Il a adopté la même position s'agissant de la composition du Haut conseil des finances publiques, du Conseil économique et social et de la désignation de l'avocat siégeant dans les trois formations du Conseil supérieur de la magistrature.

Selon un considérant de principe, le Conseil constitutionnel affirme que « le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit » (cf. décision n°2003-487 du 18 décembre 2003).

Ainsi, en réponse à une question prioritaire de constitutionnalité portant sur la constitutionnalité des dispositions de l'article 2314-30 du code du travail dans sa rédaction issue de la loi n° 2015-994 du 17 août 2015 relative au dialogue social et à l'emploi, lequel prévoit que : « pour chaque collège électoral, les listes mentionnées à l'article L. 2324-22 qui comportent plusieurs candidats sont composées d'un nombre de femmes et d'hommes correspondant à la part de femmes et d'hommes inscrits sur la liste électorale. Les listes sont composées alternativement d'un candidat de chaque sexe jusqu'à épuisement des candidats d'un des sexes », le Conseil constitutionnel a confirmé sa jurisprudence alors que les requérants faisaient valoir, à l'instar des appelantes, que ces dispositions faisaient obstacle, lorsque la proportion d'hommes et de femmes dans le collège électoral était très déséquilibrée, à ce qu'un salarié du sexe sous-représenté soit candidat au mandat de représentant du personnel au comité d'entreprise (cf. décision n°2017-686 QPC du 19 janvier 2018).

Il résulte de ce qui précède que l'objectif de parité d'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux permet au législateur de déroger au principe d'égalité, qu'il s'ensuit que les dispositions critiquées de l'article 15 de la loi du 31 décembre 1971, qui exigent un binôme de candidat de sexe différent pour les élections des membres du conseil de l'ordre d'un barreau composé de plus de 30 avocats sont conformes à la Constitution.

Sur la conventionnalité du mode de scrutin contesté

Contrairement à ce qui est soutenu par les appelantes, une discrimination positive n'est pas inconventionnelle par principe en droit européen.

La Cour européenne des droits de l'homme a ainsi relevé que la progression de l'égalité des sexes constituait un objectif important des Etats membres du Conseil de l'Europe mais que seules des raisons très fortes pourraient amener à estimer compatible avec la Convention une distinction fondée sur le sexe (cf. CEDH 28 mai 1985, Abdulaziz, Cabale et Balkandali c/Royaume-Uni).

Elle a aussi jugé qu'une distinction n'était discriminatoire au sens de l'article 14 de la Convention, que si elle manquait de justification objective et raisonnable, c'est-à dire si elle ne poursuivait pas un but légitime ou s'il n'y avait pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé, les Etats contractants jouissant d'une certaine marge d'appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d'autres égards analogues justifiaient des distinctions de traitement (cf. Van Raalte c. Pays-Bas, 21 février 1997, § 39, Recueil des arrêts et décisions 1997-I). 

De même la CJUE cautionne le recours à une discrimination positive à condition toutefois que les mesures prises pour y parvenir visent effectivement à éliminer ou à réduire les inégalités de fait pouvant exister dans la réalité de la vie sociale (cf. CJUE, 25 oct. 1988, Commission c/ France, Aff. C-312/86). Elle a rappelé qu'en vertu d'une jurisprudence constante, il y a lieu, en déterminant la portée de toute dérogation à un droit individuel, tel que l'égalité de traitement entre hommes et femmes, de respecter le principe de proportionnalité, lequel exige que les dérogations ne dépassent pas les limites de ce qui est approprié et nécessaire pour atteindre le but recherché et que soient conciliés, dans toute la mesure du possible, le principe d'égalité de traitement et les exigences du but ainsi poursuivi (cf. CJUE, 19 mars 2002, n°C-476/99).

Au cas d'espèce, la candidature du binôme constitué de Maîtres [Z] et [I], avocates au barreau de Grenoble, a bien été écartée sur un motif discriminatoire à raison du sexe des intéressées, l'article 15 de la loi du 31 décembre 1971 prévoyant que chaque binôme est composé de candidats de sexe différent.

Il s'agit d'une discrimination directe mais positive visant à atteindre l'objectif de parité d'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux, en l'espèce au sein des conseils de l'ordre des barreaux, sachant que tous les barreaux ne sont pas aussi féminisés que celui de Grenoble.

Afin que le mode de scrutin aux élections des membres des conseils de l'ordre ne nuise pas à la sincérité du scrutin et à d'autres principes à valeur constitutionnelle, l'article 15 de la loi susvisée dispose par ailleurs que « lorsque le nombre des avocats inscrits au tableau d'un barreau et des avocats honoraires dudit barreau est inférieur ou égal à trente, le conseil de l'ordre est élu au scrutin secret uninominal majoritaire à deux tours », le législateur ayant veillé à respecter le principe de proportionnalité afin que les dérogations au principe d'égalité et de non-discrimination à raison du sexe, lesquelles peuvent entraîner une discrimination à raisons des opinions, ne dépassent pas ce qui est approprié pour satisfaire l'objectif poursuivi.

En définitive, au regard du droit supranational, le mode de scrutin binominal composé de candidats de sexe différent pour les élections des membres des conseils de l'ordre d'un barreau composé de plus de 30 avocats n'est pas inconventionnel puisqu'il est appréhendé, ainsi qu'en droit interne, comme un moyen au service de la parité des femmes et des hommes au sein de ses instances professionnelles.

La Cour de justice de l'Union européenne ayant déjà tranché, la demande de sursis à statuer formée à titre subsidiaire ne saurait dès lors prospérer.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant par arrêt contradictoire mis à disposition du greffe, après en avoir délibéré conformément à la loi,

Ordonne la jonction des recours de Maîtres [Z] et [I] enregistrés sous les n° RG 23/04116 et 23/04117,

Déclare leurs recours recevables,

Les déboute de toutes leurs demandes,

Les condamne au paiement des dépens,

Signé par Christophe Courtalon, premier président et par Anne Burel, greffière, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

La greffière

Le premier président


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Grenoble
Formation : 1ere chambre
Numéro d'arrêt : 23/04116
Date de la décision : 18/07/2024

Origine de la décision
Date de l'import : 24/07/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2024-07-18;23.04116 ?
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