N° RG 21/03640
N° Portalis DBVM-V-B7F-LAII
C1
N° Minute :
Copie exécutoire délivrée
le :
à :
la SELARL JEAN-MICHEL ET SOPHIE DETROYAT
Me Carole TONEGUZZI
la SELARL LEXWAY AVOCATS
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D'APPEL DE GRENOBLE
PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE
ARRÊT DU MARDI 28 MAI 2024
(après réouverture des débats par arrêt mixte du 21 juillet 2023)
Appel d'un jugement (N° RG 09/04290)
rendu par le Tribunal Judiciaire de Grenoble
en date du 10 juin 2021
suivant déclaration d'appel du 09 août 2021
APPELANT :
M. [Z] [E]
né le 09 Mars 1958 à [Localité 16]
de nationalité Française
[Adresse 15]
[Localité 11]
représenté par Me Sophie DETROYAT de la SELARL JEAN-MICHEL ET SOPHIE DETROYAT, avocat au barreau de GRENOBLE
INTIMES :
M. [O] [N]
né le 25 octobre 1972 à [Localité 16]
de nationalité Française
[Adresse 15]
[Localité 11]
représenté par Me Carole TONEGUZZI, avocat au barreau de GRENOBLE
M. [I] [Y]
né le 21 mars 1952 [Localité 16]
de nationalité Française
[Adresse 13]
[Localité 12]
représenté par Me Philippe LAURENT de la SELARL LEXWAY AVOCATS, avocat au barreau de GRENOBLE
COMPOSITION DE LA COUR LORS DU DÉLIBÉRÉ :
Mme Catherine Clerc, président de chambre,
Mme Joëlle BLATRY, conseiller
Mme Véronique LAMOINE, Conseiller,
DÉBATS :
A l'audience publique du 12 mars 2024, Mme LAMOINE, conseiller chargé du rapport, assistée de Anne Burel, greffier, a entendu seule les avocats en leurs observations, les parties ne s'y étant pas opposées conformément aux dispositions des articles 805 et 907 du Code de Procédure Civile.
Elle en a rendu compte à la Cour dans son délibéré et l'arrêt a été rendu ce jour.
FAITS, PROCEDURE ET PRETENTIONS DES PARTIES
M. [E] est propriétaire, à [Localité 11] (38), notamment :
d'une part, directement ou par l'intermédiaire d'un GIE, d'un fonds agricole actuellement cadastré section C n° [Cadastre 9] supportant une ferme et ses bâtiments d'exploitation et jouxtant la voie publique dénommée "[Adresse 14]",
d'autre part d'une parcelle actuellement cadastrée section C n° [Cadastre 10], séparée de la précédente au Nord par un ruisseau, et à l'Est par la propriété cadastrée section C n° [Cadastre 1], [Cadastre 2], [Cadastre 3], [Cadastre 4], [Cadastre 5] et [Cadastre 6] appartenant à M. [O] [N], cette dernière propriété supportant une maison d'habitation et un jardin, et jouxtant, par la parcelle n° [Cadastre 4], la voie publique dénommée "[Adresse 14]".
Par ailleurs, M. [Y] est propriétaire, sur la même commune, de deux parcelles cadastrées section C n° [Cadastre 7] et [Cadastre 8], contiguës de la parcelle [Cadastre 6] ([N]) au Sud de cette dernière, et séparées de la voie publique notamment par la parcelle [Cadastre 4] ([N]) au Nord-Est, et par des parcelles appartenant à d'autres propriétaires à l'Est et au Sud.
Par acte du 15 septembre 2009, M. [E] a assigné M. [N] devant le tribunal de grande instance de Grenoble pour voir :
dire que sa parcelle n° C [Cadastre 10] est enclavée,
rétablir le passage sur les parcelles cadastrées C n° [Cadastre 8] et [Cadastre 7] (appartenant à M. [Y]), et C n° [Cadastre 4] (M. [N]), rendu plus difficile par la pose d'une clôture par ce dernier le long de sa propriété.
M. [Y] est intervenu volontairement à l'instance en faisant assomption de cause avec M. [E], exposant que l'entrave constituée par la clôture posée par M. [N] rendait difficile l'accès à ses parcelles n° [Cadastre 8] et [Cadastre 7].
Le juge de la mise en état a ordonné une expertise confiée à Mme [J], géomètre-experte, qui a déposé le rapport de ses opérations le 23 septembre 2019.
L'instance a repris sur cette base et, par jugement du 10 juin 2021, le tribunal judiciaire de Grenoble a :
dit que la parcelle n° [Cadastre 10] est enclavée,
débouté M. [E] de sa demande de passage sur la parcelle n° [Cadastre 4] au profit de la parcelle [Cadastre 10] au titre de la prescription acquisitive,
dit que le désenclavement se fera par un passage sur le fonds cadastré C n° [Cadastre 6] à l'extrême Nord de cette parcelle, selon la solution dite n° 4 du rapport d'expertise, aux frais d'établissement et d'entretien du propriétaire du fonds dominant,
condamné M. [E] à payer une indemnité compensatrice de désenclavement de 532 € à M. [N] dans le mois suivant la signification du jugement,
débouté M. [Y] de l'ensemble de ses demandes,
débouté M. [N] de sa demande de remboursement de la somme de 2 500,35 € et de sa demande de dommages-intérêts,
rejeté les demandes fondées sur l'article 700 du code de procédure civile,
dit que les dépens et frais d'expertise seront répartis par tiers à parts égales entre les parties à l'instance.
Par déclaration au greffe en date du 9 août 2021, M. [E] a interjeté appel partiel de ce jugement, appel portant sur l'assiette du passage propre à désenclaver sa parcelle. M. [Y] a formé appel incident en ce qu'il avait été débouté de toutes ses demandes.
Par un arrêt mixte du 21 juillet 2023, la cour d'appel de ce siège :
Sur l'appel principal de M. [E] :
a confirmé le jugement déféré en ce qu'il a jugé que la parcelle n° [Cadastre 10] était enclavée, et en ce qu'il a rejeté les demandes de M. [N] au titre de la "remise en état de la parcelle C [Cadastre 6]" et en allocation de 5 000 € à titre de dommages-intérêts,
mais l'a infirmé en ce qui concerne l'assiette du passage propre à désenclaver cette parcelle, et retenu s'agissant de cette assiette, après avoir rejeté la demande de M. [E] tendant à voir dire qu'il l'avait prescrite, la solution n° 2 proposée par l'experte judiciaire, pour le détail de laquelle il est renvoyé au dispositif de cet arrêt,
Sur le surplus, en particulier sur l'appel incident de M. [Y] :
a prononcé la réouverture des débats et la révocation de l'ordonnance de clôture,
a invité les parties à s'expliquer sur l'existence, au profit des parcelles cadastrées C
n° [Cadastre 8] et [Cadastre 7], d'une servitude par destination du père de famille,
a fixé un calendrier de procédure pour les conclusions des parties sur ce point et, s'agissant de M. [N], en l'invitant à formuler toutes demandes qu'il estimera utiles au titre de l'indemnité de désenclavement tant contre M. [E] que contre M. [Y].
M. [Y], par dernières conclusions notifiées le 19 février 2024 demande que soit retenue la solution n° 2 proposée par l'experte judiciaire, et que M. [N] soit débouté de toute demande d'indemnité de passage.
Il demande encore la condamnation de M. [N] aux entiers dépens de première instance et d'appel comprenant les frais d'expertise judiciaire, et à lui payer la somme de 5 000 € en application de l'article 700 du code de procédure civile.
Il réfute toute servitude par destination du père de famille, soutenant que les conditions n'en sont pas remplies, et dénie tout droit à indemnisation au profit de M. [N], en faisant valoir que les lieux tels qu'ils existent aujourd'hui ne résultent d'aucun aménagement de l'homme et sont dans cet état depuis bien avant l'engagement de la procédure, de sorte qu'aucun aménagement n'est à prévoir et que l'indemnité sollicitée n'a pas de sens.
M. [N], par dernières conclusions notifiées le 21 décembre 2023, demande à cette cour de :
dire que la desserte des parcelles cadastrées C [Cadastre 8] et [Cadastre 7] de M. [Y] se fera par le chemin existant correspondant à la solution n° 2 proposée par l'experte judiciaire et selon le plan figurant en page 43 de son rapport,
dire et juger que les frais d'entretien seront à la charge du propriétaire du fonds dominant,
condamner M. [Y] et M. [E] à lui payer, chacun, la somme de 2 142 € au titre d'indemnité compensatrice de la servitude selon l'estimation proposée par l'experte judiciaire,
condamner solidairement M. [Y] et M. [E] aux entiers dépens de première instance et d'appel y compris les frais d'expertise, et à lui payer la somme de 5 000 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
M. [E], par dernières conclusions notifiées le 14 février 2024, demande à cette cour :
de constater que M. [Y] demande que soit retenue la solution n° 1 proposée par l'experte judiciaire et lui donner acte de ce qu'il s'associe à cette demande,
de débouter en ce cas M. [N] de sa demande d'allocation à son profit d'une indemnité de désenclavement,
subsidiairement, si la cour devait maintenir l'adoption de la solution n° 2 :
fixer l'indemnité de désenclavement relative à l'application de cette solution telle que proposée par l'experte judiciaire à la somme de 2 142 €,
dire qu'il sera tenu in solidum avec M. [Y] de cette indemnité au profit M. [N],
débouter M. [N] de toutes demandes plus amples ou contraires.
Il demande encore condamnation de M. [N] aux entiers dépens comprenant les frais d'expertise judiciaire, et à lui payer la somme de 5 000 € en application de l'article 700 du code de procédure civile.
L'instruction a été clôturée par une ordonnance rendue le 20 février 2024.
MOTIFS
Il sera rappelé que la cour a déjà statué, dans son arrêt mixte du 21 juillet 2023, sur l'assiette du passage propre à désenclaver la parcelle n° C [Cadastre 10] de M. [E], cet arrêt ayant autorité de la chose jugée sur ce point, de sorte que les arguments développés dans le corps des conclusions de ce dernier s'agissant de la solution n° 1évoquée par l'experte judiciaire concernant sa parcelle sont sans objet, et que sa prétention, figurant au dispositif, des mêmes conclusions, et tendant à voir 'constater que M. [Y] demande que soit retenue la solution n° 1 proposée par l'experte judiciaire et lui donner acte de ce que (lui-même) s'associe à cette demande' se heurte à une fin de non-recevoir.
Restent donc seules en litige :
l'assiette du passage propre à désenclaver les parcelles C [Cadastre 7] et C [Cadastre 8] de M. [Y],
les demandes d'indemnités de M. [N] compensatrices de la servitude,
enfin les demandes accessoires relatives aux dépens et aux frais irrépétibles.
Sur l'assiette du passage propre à désenclaver les parcelles C [Cadastre 7] et C [Cadastre 8] appartenant à M. [Y]
Il convient de constater, sans qu'il y ait lieu d'examiner plus avant l'existence ou non d'une servitude par destination du père de famille, que M. [Y] sollicite que soit retenue la solution n° 2 envisagée par l'experte judiciaire, c'est-à-dire l'utilisation du chemin existant sans élargissement telle que déjà admise pour la desserte de la parcelle n° C [Cadastre 10] ([E]) dans l'arrêt mixte du 21 juillet 2023, ce sur quoi M. [N] exprime son accord dans le dispositif de ses conclusions.
Cette solution sera donc, en l'état de l'accord des deux parties concernées sur ce point, entérinée selon les modalités qui seront précisées au dispositif du présent arrêt.
Sur les demandes de M. [N] en paiement d'indemnités compensatrices de la servitude
Le principe d'une indemnité compensatrice des dommages occasionnés par la servitude légale ressort expressément des dispositions de l'article 682 du code civil, le dommage causé ne se résumant pas aux aménagements nécessaires pour assurer la desserte du fonds enclavé.
En l'espèce, si l'assiette du passage pour desservir les parcelles de M. [E] et M. [Y] selon la solution n° 2 décrite par l'experte judiciaire correspond à un chemin existant, il est incontestable que le passage d'engins agricoles sur ce chemin, qui longe de très près la maison d'habitation de M. [N] édifiée sa parcelle [Cadastre 4], est génératrice d'un trouble de jouissance, ainsi que d'une diminution de la valeur du terrain, diminution que l'experte judiciaire a estimée à 2 142 € ce montant n'étant discuté par aucune des parties.
M. [E] accepte, en son principe, l'existence d'une indemnité à sa charge, de même que son montant tel que proposé par l'experte, tout en demandant que cette indemnité soit mise à sa charge in solidum avec M. [Y] bénéficiaire aussi de la servitude.
M. [N] demande, pour sa part, que chacun des bénéficiaires du passage soit condamné séparément au paiement de cette somme, ce qui correspond à une somme totale de 4 284 € réclamée à titre d'indemnité compensatrice. Cette demande est, en son principe, justifiée, dès lors que l'indemnité compensatrice prévue par l'article 682 a pour vocation, conformément aux termes de ce texte, de réparer l'entier dommage que peut occasionner le passage, dommage qui ne se limite pas à la diminution de la valeur du terrain.
En l'espèce, le passage d'engins agricoles à proximité d'une maison d'habitation est générateur de troubles de jouissance dont l'indemnisation doit être supportée divisément par chaque bénéficiaire du passage, exploitant agricole dont les engins vont être à l'origine du trouble, la réparation de ce préjudice pouvant être estimée, au vu des éléments du dossier, à 1 000 € à la charge de chacun des bénéficiaires du passage.
En revanche, la diminution de la valeur du terrain trouve, elle, son origine dans le principe de la servitude et du passage d'engins agricoles sur le chemin, et elle n'est pas proportionnelle au nombre de ces passages. L'indemnité correspondante peut donc être mise à la charge in solidum des deux exploitants bénéficiaires.
Dès lors, M. [Y] et M. [E] seront tenus, à ce titre, des indemnités compensatrices suivantes au profit de M. [N] :
in solidum celle de 2 142 € au titre de la perte de valeur de la propriété,
chacun celle de 1 000 € au titre du trouble de jouissance.
Sur les demandes accessoires
L'action ayant été engagée au seul bénéfice de MM. [Y] et [E], propriétaires de parcelles enclavées, les dépens de première instance comprenant de droit les frais d'expertise, ainsi que ceux de la présente instance d'appel, seront mis à leur charge in solidum, et par moitié dans leurs rapports entre eux.
Pour les mêmes motifs, l'équité ne commande pas de leur allouer une indemnité sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, mais elle conduit à y faire droit en ce qui concerne M. [N].
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant publiquement par arrêt contradictoire, dans la limite des points restant à juger après l'arrêt mixte du 21 juillet 2023,
Infirme en toutes ses dispositions subsistantes le jugement déféré du tribunal judiciaire de Grenoble du 10 juin 2021.
Statuant de nouveau et y ajoutant :
Déclare irrecevable, en raison de l'autorité de la chose jugée de l'arrêt mixte de cette cour du 21 juillet 2023, la demande de M. [E] tendant à voir : 'constater que M. [Y] demande que soit retenue la solution n° 1 proposée par l'experte judiciaire et donner acte à M. [E] de ce qu'il s'associe à cette demande'.
Vu l'article 682 du code civil :
Dit que les parcelles cadastrées section C n° [Cadastre 7]'et [Cadastre 8] sur la commune de [Localité 11] (38) ne disposent d'aucune issue matérielle ou par voie de servitude conventionnelle à la voie publique.
Dit que le désenclavement de ces parcelles se fera selon la solution n° 2 proposée par l'experte judiciaire Mme [J] dans son rapport en date du 23 octobre 2019, à savoir : le chemin existant, d'une largeur de 2,8 à 3 mètres, sur la parcelle n° C [Cadastre 4] appartenant à M. [N], selon le plan de l'experte figurant en page 43 de son rapport et qui demeurera annexé au présent arrêt, les frais d'entretien étant à la charge du propriétaire du fonds dominant in solidum avec le propriétaire de la parcelle C [Cadastre 10] bénéficiant aussi de l'assiette de ce passage.
Condamne les personnes suivantes à payer à M. [N], propriétaire de la parcelle n° C [Cadastre 4] supportant l'assiette du passage, les indemnités suivantes en contrepartie des dommages occasionnés par le droit de passage ainsi établi par le présent arrêt et par l'arrêt mixte du 21 juillet 2023 :
in solidum M. [E] et M. [Y] la somme de 2 142 € au titre de la perte de valeur du terrain,
M. [E] et M. [Y], chacun la somme de 1 000 € au titre du trouble de jouissance.
Condamne in solidum M. [E] et M. [Y] à payer à M. [N] la somme de 5 000 € en application de l'article 700 du code de procédure civile.
Rejette toutes les autres demandes.
Condamne in solidum M. [E] et M. [Y] aux dépens de première instance et d'appel comprenant de droit les frais de l'expertise judiciaire, les dépens d'appel étant recouvrés conformément au dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.
Dit que, que, dans leurs rapports entre eux, M. [E] et M. [Y] seront tenus des condamnations prononcées contre eux in solidum dans la proportion de la moitié pour chacun.
Prononcé par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de la procédure civile,
Signé par madame Clerc, président, et par madame Burel, greffier auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
LE GREFFIER LA PRESIDENTE