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23/05/2025 | FRANCE | N°2025-1140

France | France, Conseil constitutionnel, 23 mai 2025, 2025-1140


LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 10 mars 2025 par le Conseil d’État (décision n° 497929 du 6 mars 2025), dans les conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution, d’une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour l’association Gisti et autres par la SCP Anne Sevaux et Paul Mathonnet, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2025-1140 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution ga

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LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 10 mars 2025 par le Conseil d’État (décision n° 497929 du 6 mars 2025), dans les conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution, d’une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour l’association Gisti et autres par la SCP Anne Sevaux et Paul Mathonnet, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2025-1140 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l’article L. 523-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, dans sa rédaction issue de la loi n° 2024-42 du 26 janvier 2024 pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration.

Au vu des textes suivants :
- la Constitution ;
- l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
- le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile ;
- la loi n° 2024-42 du 26 janvier 2024 pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration ;
- le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Au vu des pièces suivantes :
- les observations présentées pour les requérants par la SCP Anne Sevaux et Paul Mathonnet, enregistrées le 31 mars 2025 ;
- les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le même jour ;
- les observations en intervention présentées pour l’association SOS Soutien ô sans papiers par Me Henri Braun, avocat au barreau de Paris, enregistrées le même jour ;
- les autres pièces produites et jointes au dossier ;
Après avoir entendu Me Paul Mathonnet, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, pour les requérants, Me Braun, pour l’association intervenante, et M. Benoît Camguilhem, désigné par le Premier ministre, à l’audience publique du 13 mai 2025 ;
Et après avoir entendu le rapporteur ;
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S’EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :

1. L’article L. 523-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, dans sa rédaction issue de la loi du 26 janvier 2024 mentionnée ci-dessus, prévoit :« L’autorité administrative peut assigner à résidence ou, si cette mesure est insuffisante et sur la base d’une appréciation au cas par cas, placer en rétention le demandeur d’asile dont le comportement constitue une menace à l’ordre public.
« L’étranger en situation irrégulière qui présente une demande d’asile à une autorité administrative autre que celle mentionnée à l’article L. 521-1 peut faire l’objet des mesures prévues au premier alinéa du présent article afin de déterminer les éléments sur lesquels se fonde sa demande d’asile. Son placement en rétention ne peut être justifié que lorsqu’il présente un risque de fuite ». 
2. Les requérants, rejoints par l’association intervenante, soutiennent qu’en permettant le placement en rétention administrative d’un demandeur d’asile en raison d’une simple menace à l’ordre public ou d’un risque de fuite et en dehors de toute procédure d’éloignement, ces dispositions porteraient une atteinte à la liberté individuelle qui ne serait ni justifiée par une exigence ou un objectif de valeur constitutionnelle ni, en tout état de cause, nécessaire, adaptée et proportionnée à un tel objectif. Il en résulterait, selon eux, une méconnaissance de l’article 66 de la Constitution.
3. Ils font également valoir que, le demandeur d’asile placé en rétention ne pouvant exercer ses droits de manière effective, ces dispositions porteraient une atteinte manifestement disproportionnée au droit constitutionnel d’asile.
4. Ils reprochent enfin à ces dispositions de méconnaître le principe d’égalité devant la loi en permettant, sur la base d’une simple menace à l’ordre public, de placer en rétention un demandeur d’asile au même titre qu’un étranger faisant l’objet d’une mesure d’expulsion ou d’une interdiction judiciaire ou administrative du territoire.
5. Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur les mots « ou, si cette mesure est insuffisante et sur la base d’une appréciation au cas par cas, placer en rétention » figurant au premier alinéa de l’article L. 523-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, ainsi que sur la seconde phrase du second alinéa du même article.
6. L’association intervenante est fondée à intervenir dans la procédure de la présente question prioritaire de constitutionnalité dans la seule mesure où son intervention porte sur ces mêmes dispositions. Elle soutient que ces dernières méconnaîtraient, pour les mêmes motifs, la liberté d’aller et de venir.
- Sur le fond :
7. Aucun principe non plus qu’aucune règle de valeur constitutionnelle n’assure aux étrangers des droits de caractère général et absolu d’accès et de séjour sur le territoire national. Les conditions de leur entrée et de leur séjour peuvent être restreintes par des mesures de police administrative conférant à l’autorité publique des pouvoirs étendus et reposant sur des règles spécifiques. Il appartient au législateur d’assurer la conciliation entre, d’une part, la prévention des atteintes à l’ordre public et, d’autre part, le respect des droits et libertés reconnus à toutes les personnes qui résident sur le territoire de la République. Parmi ces droits et libertés figure la liberté individuelle, protégée par l’article 66 de la Constitution, qui ne saurait être entravée par une rigueur non nécessaire. Les atteintes portées à l’exercice de cette liberté doivent être adaptées, nécessaires et proportionnées aux objectifs poursuivis.
8. Selon l’article L. 523-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, l’autorité administrative peut assigner à résidence le demandeur d’asile dont le comportement constitue une menace à l’ordre public ou, en application des dispositions contestées, le placer en rétention si cette mesure est insuffisante et sur la base d’une appréciation au cas par cas. Elle peut également placer en rétention, lorsqu’il présente un risque de fuite, l’étranger en situation irrégulière qui présente une demande d’asile à une autorité administrative autre que celle mentionnée à l’article L. 521-1.
9. Il ressort des travaux préparatoires qu’en adoptant ces dispositions, le législateur a entendu éviter notamment que des étrangers en situation irrégulière se prévalent du droit d’asile dans le seul but de faire obstacle à leur éloignement du territoire national. Il a ainsi poursuivi l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public et l’objectif de lutte contre l’immigration irrégulière, qui participe de cet objectif.
10. Toutefois, d’une part, les dispositions contestées autorisent le placement en rétention d’un demandeur d’asile, alors même qu’il ne fait pas l’objet d’une mesure d’éloignement, sur le fondement d’une simple menace à l’ordre public, sans autre condition tenant notamment à la gravité et à l’actualité de cette menace. Or l’objectif poursuivi par ces dispositions n’est pas de nature à justifier une privation de liberté pour ce seul motif.
11. D’autre part, les dispositions contestées permettent un tel placement en rétention en cas de risque de fuite du demandeur d’asile. S’il appartient à l’autorité administrative de caractériser un tel risque, il résulte du 1° de l’article L. 523-2 du même code que ce risque peut être regardé comme établi, en dehors de toute appréciation des garanties de représentation de l’intéressé, pour le seul motif que celui-ci n’a pas présenté de demande d’asile dans un délai de quatre-vingt-dix jours à compter de son entrée en France. Il peut également être regardé comme établi, en application du 4° du même article, du seul fait que l’étranger, entré irrégulièrement dans l’« espace Schengen », s’y est maintenu sans justifier d’un droit de séjour ou sans avoir déposé une demande d’asile dans les délais les plus brefs. Or ces circonstances ne caractérisent pas nécessairement un risque de fuite.
12. Dès lors, en permettant pour de tels motifs le placement en rétention du demandeur d’asile pour une durée de quarante-huit heures, susceptible d’être prolongée de vingt-huit jours en application de l’article L. 523-3 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile et dans les conditions prévues au chapitre III du titre II du livre V du même code, les dispositions contestées méconnaissent l’article 66 de la Constitution.
13. Par conséquent, sans qu’il soit besoin d’examiner les autres griefs, elles doivent être déclarées contraires à la Constitution.
- Sur les effets de la déclaration d’inconstitutionnalité :
14. Selon le deuxième alinéa de l’article 62 de la Constitution : « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d’une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d’être remis en cause ». En principe, la déclaration d’inconstitutionnalité doit bénéficier à l’auteur de la question prioritaire de constitutionnalité et la disposition déclarée contraire à la Constitution ne peut être appliquée dans les instances en cours à la date de la publication de la décision du Conseil constitutionnel. Cependant, les dispositions de l’article 62 de la Constitution réservent à ce dernier le pouvoir tant de fixer la date de l’abrogation et de reporter dans le temps ses effets que de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l’intervention de cette déclaration. Ces mêmes dispositions réservent également au Conseil constitutionnel le pouvoir de s’opposer à l’engagement de la responsabilité de l’État du fait des dispositions déclarées inconstitutionnelles ou d’en déterminer les conditions ou limites particulières.
15. En l’espèce, aucun motif ne justifie de reporter les effets de la déclaration d’inconstitutionnalité. Celle-ci intervient donc à compter de la date de publication de la présente décision. Elle est applicable à toutes les affaires non jugées définitivement à cette date.

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :
 
Article 1er. - Les mots « ou, si cette mesure est insuffisante et sur la base d’une appréciation au cas par cas, placer en rétention » figurant au premier alinéa de l’article L. 523-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, dans sa rédaction issue de la loi n° 2024-42 du 26 janvier 2024 pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration, ainsi que la seconde phrase du second alinéa du même article, sont contraires à la Constitution.
 
Article 2. - La déclaration d’inconstitutionnalité de l’article 1er prend effet dans les conditions fixées au paragraphe 15 de cette décision.
 
Article 3. - Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l’article 23-11 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
 

Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 22 mai 2025, où siégeaient : M. Richard FERRAND, Président, M. Philippe BAS, Mme Jacqueline GOURAULT, M. Alain JUPPÉ, Mme Véronique MALBEC, MM. Jacques MÉZARD, François SÉNERS et Mme Laurence VICHNIEVSKY.
 
Rendu public le 23 mai 2025.
 


Synthèse
Numéro de décision : 2025-1140
Date de la décision : 23/05/2025
Association Gisti et autres [Cas de placement en rétention administrative du demandeur d’asile]
Sens de l'arrêt : Non conformité totale
Type d'affaire : Question prioritaire de constitutionnalité

Références :

QPC du 23 mai 2025 sur le site internet du Conseil constitutionnel
QPC du 23 mai 2025 sur le site internet Légifrance

Texte attaqué : Disposition législative (type)


Publications
Proposition de citation : Cons. Const., décision n°2025-1140 QPC du 23 mai 2025
Origine de la décision
Date de l'import : 03/06/2025
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CC:2025:2025.1140.QPC
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