LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 30 janvier 2025 par la Cour de cassation (première chambre civile, arrêt n° 152 du 29 janvier 2025), dans les conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution, d’une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour Mme Victoria S., M. Marc S., Mme Charlotte S. et M. Adam S. par Me Mathilde Kouji Decourt, avocate au barreau de Draguignan. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2025-1135 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l’article 9 de l’ordonnance n° 45-2441 du 19 octobre 1945 portant code de la nationalité française, dans sa rédaction initiale.
Au vu des textes suivants :
- la Constitution ;
- l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
- le code de la nationalité française ;
- l’ordonnance n° 45-2441 du 19 octobre 1945 portant code de la nationalité française ;
- le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Au vu des pièces suivantes :
- les observations présentées pour les requérants par la SCP Lyon-Caen et Thiriez, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, enregistrées le 19 février 2025 ;
- les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le même jour ;
- les observations en intervention présentées pour l’association Ligue des droits de l’homme par la SCP Spinosi, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, enregistrées le même jour ;
- les secondes observations présentées pour les requérants par la SCP Lyon-Caen et Thiriez, enregistrées le 4 mars 2025 ;
- les autres pièces produites et jointes au dossier ;
Après avoir entendu Me Thomas Lyon-Caen, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, pour les requérants, Me Patrice Spinosi, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, pour l’association intervenante, et M. Benoît Camguilhem, désigné par le Premier ministre, à l’audience publique du 8 avril 2025 ;
Au vu de la note en délibéré présentée par le Premier ministre, enregistrée le 10 avril 2025 ;
Et après avoir entendu le rapporteur ;
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S’EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :
1. L’article 9 de l’ordonnance du 19 octobre 1945 mentionnée ci-dessus, dans sa rédaction initiale, prévoit :« Jusqu’à une date qui sera fixée par décret, et au plus tard à l’expiration du délai de cinq ans suivant la date de la cessation légale des hostilités, l’acquisition d’une nationalité étrangère par un Français du sexe masculin, âgé de moins de 50 ans, ne lui fait perdre la nationalité française qu’avec l’autorisation du Gouvernement français ».
2. Les requérants, rejoints par la partie intervenante, reprochent à ces dispositions de réserver aux Français du sexe masculin âgés de moins de cinquante ans le droit de choisir de conserver la nationalité française lors de l’acquisition volontaire d’une autre nationalité tandis que, dans la même situation, les femmes perdent leur nationalité française de plein droit. Il en résulterait, selon eux, une différence de traitement contraire au principe d’égalité devant la loi et au principe d’égalité entre les femmes et les hommes.
3. Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur les mots « du sexe masculin » figurant à l’article 9 de l’ordonnance du 19 octobre 1945.
- Sur le fond :
4. Selon l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, la loi « doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse ». Le principe d’égalité ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général, pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit.
5. Le troisième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 dispose : « La loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme ».
6. Selon l’article 87 du code de la nationalité française, dans sa rédaction issue de l’ordonnance du 19 octobre 1945, un Français majeur qui acquiert volontairement une nationalité étrangère perd la nationalité française.
7. En application de l’article 9 de l’ordonnance du 19 octobre 1945, entre le 20 octobre 1945 et le 1er juin 1951, un Français âgé de moins de cinquante ans faisant l’acquisition d’une nationalité étrangère ne perdait sa nationalité française qu’avec l’autorisation du Gouvernement.
8. Les dispositions contestées, en réservant l’application de cette règle aux Français du sexe masculin, instauraient ainsi, pendant cette période, une différence de traitement entre les hommes de moins de cinquante ans, qui pouvaient conserver leur nationalité française en cas d’acquisition volontaire d’une nationalité étrangère, et les femmes qui, dans une telle situation, perdaient de plein droit leur nationalité française en application de l’article 87 du code de la nationalité française.
9. En adoptant ces dispositions, le législateur a entendu maintenir, pendant la période transitoire de « reconstruction nationale », une règle empêchant les hommes de moins de cinquante ans de se soustraire aux obligations militaires en acquérant une nationalité étrangère.
10. Dans le but de faire obstacle à l’utilisation des règles relatives à la nationalité pour échapper aux obligations militaires, le législateur pouvait subordonner à une demande d’autorisation la perte de la nationalité française en cas d’acquisition volontaire d’une nationalité étrangère pour les Français du sexe masculin soumis à de telles obligations afin de permettre au Gouvernement de s’y opposer.
11. Toutefois, ces dispositions avaient pour effet d’ouvrir à tout homme âgé de moins de cinquante ans la faculté de conserver la nationalité française lors de l’acquisition volontaire d’une autre nationalité sans l’offrir également aux femmes âgées de moins de cinquante ans.
12. Ainsi, elles instituaient une différence de traitement qui ne peut être regardée comme justifiée au regard des objectifs qu’elles poursuivaient.
13. Par conséquent, les dispositions contestées méconnaissent les exigences résultant de l’article 6 de la Déclaration de 1789 et du troisième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946. Elles doivent donc être déclarées contraires à la Constitution.
- Sur les effets de la déclaration d’inconstitutionnalité :
14. Selon le deuxième alinéa de l’article 62 de la Constitution : « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d’une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d’être remis en cause ». En principe, la déclaration d’inconstitutionnalité doit bénéficier à l’auteur de la question prioritaire de constitutionnalité et la disposition déclarée contraire à la Constitution ne peut être appliquée dans les instances en cours à la date de la publication de la décision du Conseil constitutionnel. Cependant, les dispositions de l’article 62 de la Constitution réservent à ce dernier le pouvoir tant de fixer la date de l’abrogation et de reporter dans le temps ses effets que de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l’intervention de cette déclaration. Ces mêmes dispositions réservent également au Conseil constitutionnel le pouvoir de s’opposer à l’engagement de la responsabilité de l’État du fait des dispositions déclarées inconstitutionnelles ou d’en déterminer les conditions ou limites particulières.
15. D’une part, les dispositions déclarées inconstitutionnelles, dans leur rédaction contestée, ne sont plus en vigueur.
16. D’autre part, la remise en cause des situations juridiques résultant de l’application des dispositions déclarées inconstitutionnelles aurait des conséquences excessives si cette inconstitutionnalité pouvait être invoquée par tous les descendants des femmes qui ont perdu la nationalité française au cours de la période pendant laquelle ces dispositions se sont appliquées.
17. Par conséquent, il y a lieu de prévoir que la déclaration d’inconstitutionnalité peut être invoquée par les seules femmes qui ont perdu la nationalité française, par l’application des dispositions de l’article 87 du code de la nationalité française, entre le 20 octobre 1945 et le 1er juin 1951. Leurs descendants peuvent également se prévaloir des décisions reconnaissant que, compte tenu de cette inconstitutionnalité, ces personnes ont la nationalité française. Cette déclaration d’inconstitutionnalité est applicable aux affaires nouvelles ainsi qu’aux affaires non jugées définitivement à la date de publication de la décision du Conseil constitutionnel.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :
Article 1er. - Les mots « du sexe masculin » figurant à l’article 9 de l’ordonnance n° 45-2441 du 19 octobre 1945 portant code de la nationalité française, dans sa rédaction initiale, sont contraires à la Constitution.
Article 2. - La déclaration d’inconstitutionnalité de l’article 1er prend effet dans les conditions fixées aux paragraphes 15 à 17 de cette décision.
Article 3. - Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l’article 23-11 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 24 avril 2025, où siégeaient : M. Richard FERRAND, Président, M. Philippe BAS, Mme Jacqueline GOURAULT, M. Alain JUPPÉ, Mme Véronique MALBEC, MM. Jacques MÉZARD, François PILLET et François SÉNERS.
Rendu public le 25 avril 2025.