LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 15 janvier 2025 par la Cour de cassation (première chambre civile, arrêts nos 90 à 93 du 8 janvier 2025), dans les conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution, de quatre questions prioritaires de constitutionnalité. Ces questions ont été posées respectivement pour Mmes Sara M., Dina M., Laila H. et M. Mostafa H. par Me Régis Froger, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation. Elles ont été enregistrées au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous les nos 2025-1130 QPC, 2025-1131 QPC, 2025-1132 QPC et 2025-1133 QPC.
Ces questions sont relatives à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l’article 30-3 du code civil, dans sa rédaction issue de la loi n° 93-933 du 22 juillet 1993 réformant le droit de la nationalité.
Au vu des textes suivants :
- la Constitution ;
- l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
- le code civil ;
- la loi du 10 août 1927 sur la nationalité ;
- l’ordonnance n° 45-2441 du 19 octobre 1945 portant code de la nationalité française ;
- la loi n° 93-933 du 22 juillet 1993 réformant le droit de la nationalité ;
- l’arrêt de la Cour de cassation du 13 juin 2019 (première chambre civile, n° 18-16.838) ;
- le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Au vu des pièces suivantes :
- les observations présentées pour les requérants par la SCP Foussard-Froger, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, enregistrées le 5 février 2025 ;
- les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le même jour ;
- les observations en intervention présentées pour les associations Gisti et Ligue des droits de l’homme par la SCP Le Guerer, Bouniol-Brochier, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, enregistrées le même jour ;
- les secondes observations en intervention présentées pour ces mêmes associations par la SCP Le Guerer, Bouniol-Brochier, enregistrées le 19 février 2025 ;
- les autres pièces produites et jointes au dossier ;
Après avoir entendu, Me Froger, pour les requérants, Me Vincent Lassalle-Byhet, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, pour les associations intervenantes, et M. Benoît Camguilhem, désigné par le Premier ministre, à l’audience publique du 1er avril 2025 ;
Au vu de la note en délibéré présentée par le Premier ministre, enregistrée le 3 avril 2025 ;
Et après avoir entendu le rapporteur ;
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S’EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :
1. Il y a lieu de joindre les quatre questions prioritaires de constitutionnalité pour y statuer par une seule décision.
2. L’article 30-3 du code civil, dans sa rédaction issue de la loi du 22 juillet 1993 mentionnée ci-dessus, prévoit :
« Lorsqu’un individu réside ou a résidé habituellement à l’étranger, où les ascendants dont il tient par filiation la nationalité sont demeurés fixés pendant plus d’un demi-siècle, cet individu ne sera pas admis à faire la preuve qu’il a, par filiation, la nationalité française si lui-même et celui de ses père et mère qui a été susceptible de la lui transmettre n’ont pas eu la possession d’état de Français.
« Le tribunal devra dans ce cas constater la perte de la nationalité française, dans les termes de l’article 23-6 ».
3. Les requérants, rejoints par les parties intervenantes, reprochent à ces dispositions, telles qu’interprétées par la jurisprudence constante de la Cour de cassation, d’instituer une présomption irréfragable qui aurait pour conséquence d’imposer au juge de constater de manière automatique la perte de la nationalité française d’un individu par le seul écoulement d’un délai cinquantenaire, en l’absence de possession d’état de Français dans ce délai. Ce faisant, elles feraient obstacle à ce que le juge procède à un examen concret, à la date à laquelle il statue, de la situation personnelle de l’intéressé et de celle de sa famille. Il en résulterait une méconnaissance d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République, qu’ils demandent au Conseil constitutionnel de reconnaître, imposant l’intervention d’un juge pour constater la perte de la nationalité française par désuétude.
4. Les parties intervenantes soutiennent en outre que, pour les mêmes motifs, les dispositions contestées méconnaîtraient le droit à un recours juridictionnel effectif ainsi qu’un « droit à la preuve » qui découlerait également de l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Par ailleurs, selon elles, l’interprétation de l’article 30-3 du code civil retenue par la Cour de cassation dans son arrêt du 13 juin 2019 mentionné ci-dessus porterait atteinte à des situations légalement acquises et remettrait en cause les effets qui peuvent légitimement être attendus de telles situations, en méconnaissance de l’article 16 de la Déclaration de 1789.
- Sur la reconnaissance d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République :
5. Une tradition républicaine peut être utilement invoquée pour soutenir qu’un texte législatif qui la contredit serait contraire à la Constitution lorsqu’elle a donné naissance à un principe fondamental reconnu par les lois de la République au sens du premier alinéa du Préambule de la Constitution de 1946.
6. D’une part, l’article 9 de la loi du 10 août 1927 mentionnée ci-dessus prévoyait que la perte de la nationalité française d’un Français qui conservait à l’étranger un emploi dans un service public, nonobstant l’injonction du Gouvernement de le résigner, ne pouvait être étendue à sa femme et à ses enfants mineurs que par « décision des tribunaux civils ». Toutefois, ces dispositions n’étaient pas relatives à la perte de la nationalité française par désuétude.
7. D’autre part, en prévoyant que la perte de la nationalité française par désuétude devait être prononcée par un jugement, les articles 95 et 144 du code de la nationalité, dans leur rédaction issue de l’ordonnance du 19 octobre 1945 mentionnée ci-dessus, n’ont fait que déterminer une modalité selon laquelle cette perte est constatée. Ainsi, ces dispositions n’ont eu ni pour objet ni pour effet de consacrer un principe selon lequel la perte de la qualité de Français par désuétude ne peut être constatée que par un jugement.
8. Elles ne sauraient donc avoir donné naissance à un principe fondamental reconnu par les lois de la République.
9. Par conséquent, le grief tiré de la méconnaissance d’un tel principe ne peut qu’être écarté.
- Sur les autres griefs :
10. Aux termes de l’article 16 de la Déclaration de 1789 : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ». Sont garantis par cette disposition le droit des personnes intéressées à exercer un recours juridictionnel effectif, le droit à un procès équitable, ainsi que les droits de la défense.
11. En application de l’article 23-6 du code civil, la perte de la nationalité française peut être constatée par jugement lorsque l’intéressé, français d’origine par filiation, n’en a pas la possession d’état et n’a jamais eu sa résidence habituelle en France, si les ascendants, dont il tenait la nationalité française, n’ont eux-mêmes ni possession d’état de Français, ni résidence en France depuis un demi-siècle.
12. Les dispositions contestées de l’article 30-3 du même code prévoient que, lorsque ces mêmes conditions sont remplies, l’intéressé n’est pas admis à apporter la preuve de sa nationalité française par filiation et que le tribunal doit alors constater la perte de cette nationalité.
13. Il résulte de la jurisprudence constante de la Cour de cassation que ces dispositions interdisent, lorsque les conditions qu’elles posent sont réunies, de rapporter la preuve de la transmission de la nationalité française par filiation, en rendant irréfragable la présomption de perte de celle-ci par désuétude.
14. En premier lieu, il ressort des travaux préparatoires de l’ordonnance du 19 octobre 1945, dont sont issues les dispositions de l’article 23-6 du code civil, que le législateur a entendu tenir compte du caractère perpétuel de la transmission de la nationalité française par filiation dans le cas de personnes établies à l’étranger depuis plusieurs générations et qui n’ont pas conservé la possession d’état de Français. En mettant fin à cette transmission lorsque la nationalité française est dépourvue de toute effectivité, il a poursuivi un but d’intérêt général.
15. Pour la mise en œuvre de cette règle, les dispositions contestées, telles qu’interprétées par la jurisprudence constante de la Cour de cassation, font obstacle à ce que l’intéressé se prévale à tout moment de la procédure d’éléments établissant une possession d’état postérieure à l’expiration du délai cinquantenaire. Ce faisant, elles poursuivent l’objectif de valeur constitutionnelle de bonne administration de la justice.
16. En deuxième lieu, le juge, qui est tenu de vérifier que sont réunies les conditions de la perte de la nationalité française par désuétude, prend en compte les éléments produits par l’intéressé pour établir que, dans le délai cinquantenaire, lui-même ou celui de ses ascendants susceptible de lui avoir transmis la nationalité française ont eu la possession d’état de Français. À cet égard, les dispositions contestées ne permettent pas au juge de constater la perte de la nationalité française de l’intéressé dans le cas où, au regard des éléments dont il dispose sur la situation personnelle de ce dernier, sa décision aurait pour résultat de le rendre apatride.
17. En dernier lieu, d’une part, il résulte de la jurisprudence constante de la Cour de cassation que les dispositions contestées ne peuvent être opposées à des enfants mineurs au jour de l’introduction de l’action déclaratoire si elles ne l’ont pas préalablement été à leur ascendant.
18. D’autre part, il résulte de l’article 21-14 du code civil que la personne à laquelle a été opposée la règle prévue par les dispositions contestées peut réclamer la nationalité française par déclaration, en se prévalant notamment des liens manifestes d’ordre culturel, professionnel, économique ou familial, qu’elle a conservés ou acquis avec la France.
19. Dès lors, les dispositions contestées ne portent pas une atteinte disproportionnée aux exigences constitutionnelles précitées. Le grief tiré de la méconnaissance de ces exigences doit donc être écarté.
20. Il résulte de tout ce qui précède que les dispositions contestées, qui ne méconnaissent pas non plus les autres exigences de l’article 16 de la Déclaration de 1789, ni aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, doivent être déclarées conformes à la Constitution.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :
Article 1er. - L’article 30-3 du code civil, dans sa rédaction issue de la loi n° 93-933 du 22 juillet 1993 réformant le droit de la nationalité, est conforme à la Constitution.
Article 2. - Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l’article 23-11 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 10 avril 2025, où siégeaient : M. Richard FERRAND, Président, M. Philippe BAS, Mme Jacqueline GOURAULT, M. Alain JUPPÉ, Mme Véronique MALBEC, MM. Jacques MÉZARD, François SÉNERS et Mme Laurence VICHNIEVSKY.
Rendu public le 11 avril 2025.