LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 6 décembre 2024 par la Cour de cassation (chambre sociale, arrêt n° 1328 du 4 décembre 2024), dans les conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution, d’une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour le syndicat Confédération générale du travail et la fédération des travailleurs de la métallurgie CGT par la SCP Lyon-Caen et Thiriez, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2024-1123 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit du paragraphe II de l’article 92 de la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle.
Au vu des textes suivants :
- la Constitution ;
- l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
- la loi n° 2014-344 du 17 mars 2014 relative à la consommation ;
- la loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé ;
- la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle ;
- le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Au vu des pièces suivantes :
- les observations présentées pour les syndicats requérants par la SCP Lyon-Caen et Thiriez, enregistrées le 20 décembre 2024 ;
- les observations présentées pour la société Safran aircraft engines, partie au litige à l’occasion duquel la question prioritaire de constitutionnalité a été posée, par Me Jean-Jacques Gatineau, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, enregistrées le 23 décembre 2024 ;
- les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le 26 décembre 2024 ;
- les secondes observations présentées pour les syndicats requérants par la SCP Lyon-Caen et Thiriez, enregistrées le 8 janvier 2025 ;
- les autres pièces produites et jointes au dossier ;
Après avoir entendu Me Antoine Lyon-Caen, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, pour les syndicats requérants, Me Antoine Dianoux, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, pour la partie au litige à l’occasion duquel la question prioritaire de constitutionnalité a été posée, et M. Benoît Camguilhem, désigné par le Premier ministre, à l’audience publique du 28 janvier 2025 ;
Au vu des pièces suivantes :
- la note en délibéré présentée pour les syndicats requérants par la SCP Lyon-Caen et Thiriez, enregistrée le 29 janvier 2025 ;
- la note en délibéré présentée pour la partie au litige à l’occasion duquel la question prioritaire de constitutionnalité a été posée par Me Gatineau, enregistrée le 30 janvier 2025 ;
Et après avoir entendu le rapporteur ;
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S’EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :
1. Les chapitres III et IV du titre V de la loi du 18 novembre 2016 mentionnée ci-dessus instituent des actions de groupe en matière de discrimination et en matière environnementale. Le paragraphe II de l’article 92 de cette même loi prévoit :
« Les chapitres III et IV du présent titre sont applicables aux seules actions dont le fait générateur de la responsabilité ou le manquement est postérieur à l’entrée en vigueur de la présente loi ».
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2. Les syndicats requérants reprochent à ces dispositions d’exclure l’application immédiate de la procédure d’action de groupe en matière de discrimination, à la différence des actions de groupe en matière de consommation, de santé et de protection des données personnelles. Elles institueraient ainsi une différence de traitement injustifiée entre les justiciables, selon la nature de l’action de groupe exercée, et qui serait sans rapport avec l’objet de la loi. En outre, les justiciables ne disposeraient pas, dans le cadre d’une action de groupe en matière de discrimination, de garanties égales à celles prévues pour les autres actions de groupe. Il en résulterait une méconnaissance des principes d’égalité devant la loi et devant la justice.
3. Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur la référence « III » figurant au paragraphe II de l’article 92 de la loi du 18 novembre 2016.
4. Aux termes de l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, la loi « doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse ». Son article 16 dispose : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ». Si le législateur peut prévoir des règles de procédure différentes selon les faits, les situations et les personnes auxquelles elles s’appliquent, c’est à la condition que ces différences ne procèdent pas de distinctions injustifiées et que soient assurées aux justiciables des garanties égales.
5. Le titre V de la loi du 18 novembre 2016 fixe les règles relatives à certaines actions de groupe devant le juge judiciaire et le juge administratif. Son chapitre III instaure une action de groupe permettant, en cas de discrimination directe ou indirecte, d’obtenir la cessation de tels agissements et la réparation des préjudices qu’ils ont causés.
6. Les dispositions contestées prévoient que les dispositions de ce chapitre III sont applicables aux seules actions dont le fait générateur de la responsabilité ou le manquement est postérieur à l’entrée en vigueur de la loi du 18 novembre 2016.
7. Il s’ensuit que l’action de groupe en matière de discrimination fait l’objet, comme celle en matière environnementale, de règles d’entrée en vigueur différentes de celles applicables aux autres actions de groupe, qui sont d’application immédiate.
8. Toutefois, en premier lieu, l’application immédiate des dispositions ayant institué les actions de groupe en matière de consommation et de santé résulte, respectivement, de la loi du 17 mars 2014 et de la loi du 26 janvier 2016 mentionnées ci-dessus, et non de la loi du 18 novembre 2016. Dès lors, il ne saurait être reproché au législateur d’avoir instauré une différence de traitement injustifiée en ne prévoyant pas les mêmes conditions d’entrée en vigueur pour ces actions de groupe prévues par des lois successives ayant un objet différent.
9. En second lieu, d’une part, il ressort des travaux préparatoires de la loi du 18 novembre 2016 que, en excluant l’application immédiate de l’action de groupe en matière de discrimination à des faits antérieurs à l’entrée en vigueur de cette loi, le législateur a entendu permettre aux entreprises de se préparer à la mise en œuvre d’une nouvelle voie de droit ouverte aux victimes pour obtenir la réparation de leurs préjudices.
10. L’action de groupe en matière de discrimination et celle en matière de protection des données à caractère personnel instituées par cette loi se distinguent, au regard de la nature des faits sur lesquels elles portent, des règles particulières de procédure applicables à chacune d’entre elles et de leur objet. À cet égard, il résulte des dispositions applicables à l’action de groupe en matière de protection des données à caractère personnel, dans leur rédaction issue de la même loi, que cette action tend exclusivement à la cessation des manquements, alors que l’action de groupe en matière de discrimination peut également tendre à la réparation des préjudices subis.
11. Ainsi, la différence de traitement est fondée sur une différence de situation et en rapport avec l’objet de la loi.
12. D’autre part, les victimes de faits constitutifs d’une discrimination peuvent, quelle que soit la date de leur commission, agir selon les voies de droit commun pour obtenir la réparation des préjudices subis.
13. Sont ainsi assurées aux justiciables des garanties égales pour la protection de leurs intérêts.
14. Il résulte de ce qui précède que les griefs tirés de la méconnaissance des principes d’égalité devant la loi et devant la justice doivent être écartés.
15. Par conséquent, les dispositions contestées, qui ne méconnaissent aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, doivent être déclarées conformes à la Constitution.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :
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Article 1er. - La référence « III » figurant au paragraphe II de l’article 92 de la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle est conforme à la Constitution.
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Article 2. - Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l’article 23-11 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
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Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 5 février 2025, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mme Jacqueline GOURAULT, M. Alain JUPPÉ, Mmes Corinne LUQUIENS, Véronique MALBEC, MM. Jacques MÉZARD, François PILLET, Michel PINAULT et François SÉNERS.
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Rendu public le 6 février 2025.
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