LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 18 octobre 2024 par la Cour de cassation (chambre criminelle, arrêts nos 1389 et 1390 du 16 octobre 2024), dans les conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution, de deux questions prioritaires de constitutionnalité. Ces questions ont été respectivement posées pour MM. Andrei I. et Victor I. par la SCP L. Poulet-Odent, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation. Elles ont été enregistrées au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous les nos 2024-1117 QPC et 2024-1118 QPC. Elles sont relatives à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l’article 413-4 du code pénal, dans sa rédaction résultant de l’ordonnance n° 2000-916 du 19 septembre 2000 portant adaptation de la valeur en euros de certains montants exprimés en francs dans les textes législatifs.
Au vu des textes suivants :
- la Constitution ;
- l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
- le code pénal ;
- la loi n° 92-686 du 22 juillet 1992 portant réforme des dispositions du code pénal relatives à la répression des crimes et délits contre la nation, l’État et la paix publique ;
- l’ordonnance n° 2000-916 du 19 septembre 2000 portant adaptation de la valeur en euros de certains montants exprimés en francs dans les textes législatifs ;
- le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Au vu des pièces suivantes :
- les observations présentées pour les requérants par Me Laurent Poulet, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, enregistrées le 6 novembre 2024 ;
- les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le même jour ;
- les autres pièces produites et jointes au dossier ;
Après avoir entendu Me Kevin Graczyk, avocat au barreau de Paris, pour les requérants, et M. Benoît Camguilhem, désigné par le Premier ministre, à l’audience publique du 7 janvier 2025 ;
Et après avoir entendu le rapporteur ;
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S’EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :
1. Il y a lieu de joindre les deux questions prioritaires de constitutionnalité pour y statuer par une seule décision.
2. L’article 413-4 du code pénal, dans sa rédaction résultant de l’ordonnance du 19 septembre 2000 mentionnée ci-dessus, prévoit :
« Le fait de participer à une entreprise de démoralisation de l’armée en vue de nuire à la défense nationale est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende.
« Lorsque l’infraction est commise par la voie de la presse écrite ou audiovisuelle, les dispositions particulières des lois qui régissent ces matières sont applicables en ce qui concerne la détermination des personnes responsables ».
3. Les requérants reprochent à ces dispositions de ne pas définir de manière suffisamment claire et précise la notion de « démoralisation de l’armée », en méconnaissance du principe de légalité des délits et des peines. Selon eux, en interdisant tout débat sur l’opportunité d’une opération militaire ou d’une guerre, ces dispositions porteraient également une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression.
4. Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur le premier alinéa de l’article 413-4 du code pénal.
5. En premier lieu, l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 dispose : « La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu’en vertu d’une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée ». Aux termes de l’article 34 de la Constitution : « La loi fixe les règles concernant… la détermination des crimes et délits ainsi que les peines qui leur sont applicables ». Le législateur tient de l’article 34 de la Constitution, ainsi que du principe de légalité des délits et des peines qui résulte de l’article 8 de la Déclaration de 1789, l’obligation de fixer lui-même le champ d’application de la loi pénale et de définir les crimes et délits en termes suffisamment clairs et précis pour exclure l’arbitraire.
6. Les dispositions contestées répriment le fait de participer à une entreprise de démoralisation de l’armée en vue de nuire à la défense nationale.
7. D’une part, il ressort des travaux parlementaires de la loi du 22 juillet 1992 mentionnée ci-dessus, à l’origine de ces dispositions, que le législateur a entendu, afin de préserver la défense nationale, réprimer certaines actions qui participent d’une organisation coordonnant ses efforts dans le but d’amoindrir l’engagement des forces armées dans l’exercice de leurs missions. Pour être constituée, l’infraction suppose donc de caractériser l’existence d’une entreprise collective visant, par de telles actions, à atteindre ce but.
8. D’autre part, il résulte des dispositions contestées que le comportement réprimé doit se matérialiser par des actes traduisant la volonté de leur auteur de prendre part, en connaissance de cause, à une telle entreprise, dans l’intention de nuire à la défense nationale.
9. Dès lors, les dispositions contestées ne revêtent pas un caractère équivoque et sont suffisamment précises pour garantir contre le risque d’arbitraire. Le grief tiré de la méconnaissance du principe de légalité des délits et des peines doit donc être écarté.
10. En second lieu, aux termes de l’article 11 de la Déclaration de 1789 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». L’article 34 de la Constitution dispose : « La loi fixe les règles concernant ... les droits civiques et les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques ». Sur ce fondement, il est loisible au législateur d’instituer des incriminations réprimant les abus de l’exercice de la liberté d’expression et de communication qui portent atteinte à l’ordre public et aux droits des tiers. Cependant, la liberté d’expression et de communication est d’autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l’une des garanties du respect des autres droits et libertés. Il s’ensuit que les atteintes portées à l’exercice de cette liberté doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif poursuivi.
11. D’une part, en instituant l’infraction prévue par les dispositions contestées afin de protéger les intérêts mentionnés au paragraphe 7, le législateur a poursuivi l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public et entendu mettre en œuvre les exigences constitutionnelles inhérentes à la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation.
12. D’autre part, pour les motifs énoncés aux paragraphes 7 et 8, les faits incriminés sont précisément définis et ne créent pas d’incertitude sur la licéité des comportements susceptibles d’entrer dans le champ de l’infraction. En particulier, ces dispositions n’ont ni pour objet ni pour effet de faire obstacle à l’expression d’opinions portant sur des interventions militaires ou la défense nationale.
13. En outre, les dispositions contestées punissent le comportement réprimé d’une peine qui ne peut excéder cinq ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende.
14. Dès lors, ces dispositions ne portent pas à la liberté d’expression et de communication une atteinte qui ne serait pas nécessaire, adaptée et proportionnée à l’objectif poursuivi. Le grief tiré de la méconnaissance de l’article 11 de la Déclaration de 1789 doit donc être écarté.
15. Par conséquent, les dispositions contestées, qui ne méconnaissent aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, sont conformes à la Constitution.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :
Article 1er. - Le premier alinéa de l’article 413-4 du code pénal, dans sa rédaction résultant de l’ordonnance n° 2000-916 du 19 septembre 2000 portant adaptation de la valeur en euros de certains montants exprimés en francs dans les textes législatifs, est conforme à la Constitution.
Article 2. - Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l’article 23-11 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 16 janvier 2025, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mme Jacqueline GOURAULT, M. Alain JUPPÉ, Mmes Corinne LUQUIENS, Véronique MALBEC, MM. Jacques MÉZARD, François PILLET, Michel PINAULT et François SÉNERS.
Rendu public le 17 janvier 2025.