LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 25 juillet 2024 par le Conseil d’État (décision n° 490717 du 24 juillet 2024), dans les conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution, d’une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour M. Philippe V. par la SARL Thouvenin, Coudray, Grévy, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2024-1108 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l’article L. 223-2 du code des juridictions financières, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2001-1248 du 21 décembre 2001 relative aux chambres régionales des comptes et à la Cour des comptes, et de l’article L. 223-4 du même code, dans sa rédaction résultant de l’ordonnance n° 2016-1360 du 13 octobre 2016 modifiant la partie législative du code des juridictions financières.
Au vu des textes suivants :
- la Constitution ;
- l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
- le code des juridictions financières ;
- la loi n° 2001-1248 du 21 décembre 2001 relative aux chambres régionales des comptes et à la Cour des comptes ;
- l’ordonnance n° 2016-1360 du 13 octobre 2016 modifiant la partie législative du code des juridictions financières ;
- le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Au vu des pièces suivantes :
- les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le 14 août 2024 ;
- les autres pièces produites et jointes au dossier ;
Après avoir entendu M. Benoît Camguilhem, désigné par le Premier ministre, à l’audience publique du 8 octobre 2024 ;
Et après avoir entendu le rapporteur ;
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S’EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :
1. L’article L. 223-2 du code des juridictions financières, dans sa rédaction résultant de la loi du 21 décembre 2001 mentionnée ci-dessus, prévoit :« La procédure devant le Conseil supérieur des chambres régionales des comptes est contradictoire.
« Le magistrat est informé par le président du conseil supérieur, dès la saisine de cette instance, qu’il a droit à la communication intégrale de son dossier et des pièces de l’enquête préliminaire, s’il y a été procédé, et qu’il peut se faire assister par l’un de ses pairs et par un ou plusieurs défenseurs de son choix.
« Le président du Conseil supérieur désigne, parmi les membres du Conseil, un rapporteur qui procède, s’il y a lieu, à une enquête.
« Au cours de l’enquête, le rapporteur entend l’intéressé. S’il y a lieu, il entend le plaignant et les témoins. Il accomplit tous actes d’investigations utiles ».
2. L’article L. 223-4 du même code, dans sa rédaction résultant de l’ordonnance du 13 octobre 2016 mentionnée ci-dessus, prévoit :« Le magistrat poursuivi a droit à la communication de son dossier, de toutes les pièces de l’enquête et du rapport établi par le rapporteur. Son conseil a droit à la communication des mêmes documents.
« Si le magistrat ne comparaît pas, et à moins qu’il n’en soit empêché par force majeure, il peut néanmoins être statué et la procédure est réputée contradictoire.
« Seuls siègent au Conseil supérieur les magistrats d’un grade égal ou supérieur à celui du magistrat incriminé.
« Après lecture du rapport, le magistrat est invité à fournir ses explications ou moyens de défense sur les faits qui lui sont reprochés ».
3. Le requérant reproche à ces dispositions de ne pas prévoir que le magistrat poursuivi disciplinairement est informé de son droit de se taire lors de son audition par le rapporteur au cours de l’enquête ainsi que lors de sa comparution devant le Conseil supérieur des chambres régionales des comptes, alors que ses déclarations sont susceptibles d’être utilisées à son encontre dans le cadre de cette procédure. Il en résulterait, selon lui, une méconnaissance des exigences de l’article 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
4. Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur la première phrase du dernier alinéa de l’article L. 223-2 du code des juridictions financières et sur le dernier alinéa de l’article L. 223-4 du même code.
- Sur le fond :
5. Aux termes de l’article 9 de la Déclaration de 1789 : « Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi ». Il en résulte le principe selon lequel nul n’est tenu de s’accuser, dont découle le droit de se taire. Ces exigences s’appliquent non seulement aux peines prononcées par les juridictions répressives mais aussi à toute sanction ayant le caractère d’une punition. Elles impliquent que le professionnel faisant l’objet de poursuites disciplinaires ne puisse être entendu sur les manquements qui lui sont reprochés sans qu’il soit préalablement informé du droit qu’il a de se taire.
6. Aux termes de l’article 34 de la Constitution, « La loi fixe les règles concernant … les garanties fondamentales accordées aux fonctionnaires civils et militaires de l’État ».
7. En application de l’article L. 223-1 du code des juridictions financières, le pouvoir disciplinaire est exercé à l’égard des membres du corps des chambres régionales des comptes par le Conseil supérieur des chambres régionales des comptes.
8. Lorsque ce dernier est saisi de poursuites disciplinaires, les dispositions contestées de l’article L. 223-2 du même code prévoient que, au cours de l’enquête, le rapporteur désigné par le président du conseil supérieur entend le magistrat. Selon les dispositions contestées de l’article L. 223-4, lors de sa comparution, le magistrat est entendu par le conseil supérieur.
9. D’une part, lors de l’enquête, le rapporteur a la faculté d’interroger le magistrat sur les faits qui lui sont reprochés. D’autre part, lors de la comparution devant le conseil supérieur, il revient à ce dernier d’inviter le magistrat à fournir ses explications et moyens de défense sur ces mêmes faits.
10. Ainsi, le magistrat peut être amené à reconnaître les manquements pour lesquels il est disciplinairement poursuivi. En outre, le fait même que ce magistrat soit entendu ou invité à présenter ses observations peut être de nature à lui laisser croire qu’il ne dispose pas du droit de se taire.
11. Or, lors de l’audience, le conseil supérieur prend connaissance des déclarations du magistrat consignées dans le rapport établi à la suite de l’enquête et reçoit celles qui sont faites devant lui.
12. Dès lors, en ne prévoyant pas que le magistrat poursuivi doit être informé de son droit de se taire lors de son audition par le rapporteur ainsi que lors de sa comparution devant le conseil supérieur, les dispositions contestées méconnaissent les exigences de l’article 9 de la Déclaration de 1789. Par conséquent, elles doivent être déclarées contraires à la Constitution.
- Sur les effets de la déclaration d’inconstitutionnalité :
13. Selon le deuxième alinéa de l’article 62 de la Constitution : « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d’une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d’être remis en cause ». En principe, la déclaration d’inconstitutionnalité doit bénéficier à l’auteur de la question prioritaire de constitutionnalité et la disposition déclarée contraire à la Constitution ne peut être appliquée dans les instances en cours à la date de la publication de la décision du Conseil constitutionnel. Cependant, les dispositions de l’article 62 de la Constitution réservent à ce dernier le pouvoir tant de fixer la date de l’abrogation et de reporter dans le temps ses effets que de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l’intervention de cette déclaration. Ces mêmes dispositions réservent également au Conseil constitutionnel le pouvoir de s’opposer à l’engagement de la responsabilité de l’État du fait des dispositions déclarées inconstitutionnelles ou d’en déterminer les conditions ou limites particulières.
14. En l’espèce, l’abrogation immédiate des dispositions déclarées inconstitutionnelles des articles L. 223-2 et L. 223-4 du code des juridictions financières aurait pour effet de priver le rapporteur de la possibilité d’entendre le magistrat poursuivi et ce dernier de la possibilité de présenter devant le conseil supérieur ses explications et moyens de défense sur les faits qui lui sont reprochés. Elle entraînerait ainsi des conséquences manifestement excessives. Par suite, il y a lieu de reporter au 1er octobre 2025 la date de l’abrogation de ces dispositions. En revanche, afin de faire cesser l’inconstitutionnalité constatée à compter de la publication de la présente décision, il y a lieu de juger que, jusqu’à l’entrée en vigueur d’une nouvelle loi ou jusqu’à la date de l’abrogation de ces dispositions, le rapporteur doit informer le magistrat de son droit de se taire lorsqu’il l’entend au cours de l’enquête, et le conseil supérieur doit l’informer de ce droit lorsqu’il comparaît devant lui.
15. Par ailleurs, la déclaration d’inconstitutionnalité peut être invoquée dans les instances introduites à la date de publication de la présente décision et non jugées définitivement.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :
Article 1er. - La première phrase du dernier alinéa de l’article L. 223-2 du code des juridictions financières, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2001-1248 du 21 décembre 2001 relative aux chambres régionales des comptes et à la Cour des comptes, et le dernier alinéa de l’article L. 223-4 du même code, dans sa rédaction résultant de l’ordonnance n° 2016-1360 du 13 octobre 2016 modifiant la partie législative du code des juridictions financières, sont contraires à la Constitution.
Article 2. - La déclaration d’inconstitutionnalité de l’article 1er prend effet dans les conditions fixées aux paragraphes 14 à 15 de cette décision.
Article 3. - Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l’article 23-11 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 17 octobre 2024, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mme Jacqueline GOURAULT, M. Alain JUPPÉ, Mmes Corinne LUQUIENS, Véronique MALBEC, MM. Jacques MÉZARD, François PILLET et François SÉNERS.
Rendu public le 18 octobre 2024.