LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 4 juillet 2024 par le Conseil d’État (décision n° 493367 du même jour), dans les conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution, d’une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour M. Yannick L. par Me Benoît Flamant, avocat au barreau de Paris, et Me Pamela Lemasson de Nercy, avocate au barreau de Rennes. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2024-1105 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit du troisième alinéa de l’article 19 de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires et de l’article L. 532-4 du code général de la fonction publique, dans sa rédaction issue de l’ordonnance n° 2021-1574 du 24 novembre 2021 portant partie législative du code général de la fonction publique.
Au vu des textes suivants :
- la Constitution ;
- l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
- le code général de la fonction publique ;
- la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires ;
- la loi n° 2016-483 du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires ;
- l’ordonnance n° 2021-1574 du 24 novembre 2021 portant partie législative du code général de la fonction publique ;
- le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Au vu des pièces suivantes :
- les observations présentées pour le requérant par Mes Flamant et Lemasson de Nercy, enregistrées le 22 juillet 2024 ;
- les observations en intervention présentées pour M. Hervé C. par Me Lemasson de Nercy, enregistrées le même jour ;
- les observations en intervention présentées pour M. Thierry M. par Me Wistan Plateaux, avocat au barreau de Nantes, enregistrées le même jour ;
- les observations en intervention présentées pour le syndicat Action catégorie C par Mes Flamant et Lemasson de Nercy, enregistrées le même jour ;
- les observations présentées pour Mme Marie-Claire D., partie à l’instance à l’occasion de laquelle la question prioritaire de constitutionnalité a été posée, par Me Anthony Bron, avocat au barreau de Paris, enregistrées le 24 juillet 2024 ;
- les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le même jour ;
- les observations en intervention présentées pour la société La Poste par la SCP Foussard-Froger, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, enregistrées le même jour ;
- les observations en intervention présentées pour l’union fédérale des syndicats de l’État - CGT par Me Lionel Crusoé, avocat au barreau de Paris, enregistrées le même jour ;
- les observations en intervention présentées pour les syndicats Avenir secours et Sud SDIS national par la SCP Zribi et Texier, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, enregistrées le même jour ;
- les secondes observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le 2 août 2024 ;
- les secondes observations présentées pour le requérant, M. Hervé C. et le syndicat Action catégorie C par Mes Flamant et Lemasson de Nercy, enregistrées le 5 août 2024 ;
- les secondes observations présentées pour la partie à l’instance à l’occasion de laquelle la question prioritaire de constitutionnalité a été posée par Me Bron, enregistrées le même jour ;
- les autres pièces produites et jointes au dossier ;
Après avoir entendu Mes Flamant et Lemasson de Nercy, pour le requérant, M. Hervé C. et le syndicat Action catégorie C, Me Bron, pour la partie à l’instance à l’occasion de laquelle la question prioritaire de constitutionnalité a été posée, Me Crusoé, pour l’union fédérale des syndicats de l’État - CGT, Me Stéphane-Laurent Texier, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, pour les syndicats Avenir secours et Sud SDIS national, Me Régis Froger, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, pour la société La Poste, Me Plateaux, pour M. Thierry M., et M. Benoît Camguilhem, désigné par le Premier ministre, à l’audience publique du 24 septembre 2024 ;
Au vu de la note en délibéré présentée pour le requérant par Me Flamant, enregistrée le 27 septembre 2024 ;
Et après avoir entendu le rapporteur ;
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S’EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :
1. La question prioritaire de constitutionnalité doit être considérée comme portant sur les dispositions applicables au litige à l’occasion duquel elle a été posée. Dès lors, le Conseil constitutionnel est saisi, pour celle des dispositions dont la rédaction n’a pas été précisée, du troisième alinéa de l’article 19 de la loi du 13 juillet 1983 mentionnée ci-dessus dans sa rédaction résultant de la loi du 20 avril 2016 mentionnée ci-dessus.
2. Le troisième alinéa de l’article 19 de la loi du 13 juillet 1983, dans cette rédaction, prévoit :
« Le fonctionnaire à l’encontre duquel une procédure disciplinaire est engagée a droit à la communication de l’intégralité de son dossier individuel et de tous les documents annexes et à l’assistance de défenseurs de son choix. L’administration doit informer le fonctionnaire de son droit à communication du dossier. Aucune sanction disciplinaire autre que celles classées dans le premier groupe par les dispositions statutaires relatives aux fonctions publiques de l’État, territoriale et hospitalière ne peut être prononcée sans consultation préalable d’un organisme siégeant en conseil de discipline dans lequel le personnel est représenté ».
3. L’article L. 532-4 du code général de la fonction publique, dans sa rédaction issue de l’ordonnance du 24 novembre 2021 mentionnée ci-dessus, prévoit :
« Le fonctionnaire à l’encontre duquel une procédure disciplinaire est engagée a droit à la communication de l’intégralité de son dossier individuel et de tous les documents annexes.
« L’administration doit l’informer de son droit à communication du dossier.
« Le fonctionnaire à l’encontre duquel une procédure disciplinaire est engagée a droit à l’assistance de défenseurs de son choix ».
4. Le requérant, rejoint par la partie à l’instance à l’occasion de laquelle la question prioritaire de constitutionnalité a été posée ainsi que par certaines parties intervenantes, reproche à ces dispositions de ne pas prévoir que le fonctionnaire mis en cause est informé du droit qu’il a de se taire, alors que ses déclarations sont susceptibles d’être utilisées à son encontre dans le cadre d’une procédure disciplinaire. Ce droit constituant, selon lui, une garantie fondamentale pour les fonctionnaires, il en résulterait une méconnaissance des exigences résultant de l’article 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
5. Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur la deuxième phrase du troisième alinéa de l’article 19 de la loi du 13 juillet 1983 et sur le deuxième alinéa de l’article L. 532-4 du code général de la fonction publique.
6. La partie à l’instance à l’occasion de laquelle la question prioritaire de constitutionnalité a été posée, rejointe par une partie intervenante, soutient en outre que, faute d’imposer à l’autorité administrative, d’une part, le respect du principe du contradictoire tout au long de la procédure et, d’autre part, la notification au fonctionnaire poursuivi des griefs qui lui sont reprochés dès l’engagement de cette procédure, ces dispositions seraient contraires aux droits de la défense. Pour les mêmes motifs, elle reproche par ailleurs au législateur d’avoir méconnu l’étendue de sa compétence dans des conditions affectant les exigences constitutionnelles précitées.
- Sur l’intervention de la société La Poste :
7. Selon le deuxième alinéa de l’article 6 du règlement intérieur du 4 février 2010 mentionné ci-dessus, seules les personnes justifiant d'un « intérêt spécial » sont admises à présenter une intervention.
8. La société La Poste justifie d’un intérêt spécial. Les conclusions aux fins d’irrecevabilité de son intervention, présentées par le requérant et certaines parties intervenantes, doivent donc être rejetées.
- Sur le fond :
9. Aux termes de l’article 9 de la Déclaration de 1789 : « Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi ». Il en résulte le principe selon lequel nul n’est tenu de s’accuser, dont découle le droit de se taire. Ces exigences s’appliquent non seulement aux peines prononcées par les juridictions répressives mais aussi à toute sanction ayant le caractère d’une punition. Elles impliquent que le professionnel faisant l’objet de poursuites disciplinaires ne puisse être entendu sur les manquements qui lui sont reprochés sans qu’il soit préalablement informé du droit qu’il a de se taire.
10. Aux termes de l’article 34 de la Constitution, « La loi fixe les règles concernant … les garanties fondamentales accordées aux fonctionnaires civils et militaires de l’État ».
11. Les articles 19 de la loi du 13 juillet 1983 et L. 532-4 du code général de la fonction publique sont relatifs aux garanties dont bénéficie le fonctionnaire à l’encontre duquel une procédure disciplinaire est engagée. Ils prévoient notamment que ce dernier a droit à la communication de l’intégralité de son dossier individuel.
12. En application des dispositions contestées, l’administration est tenue de l’informer de ce droit. En revanche, ni ces dispositions ni aucune autre disposition législative ne prévoient que le fonctionnaire poursuivi disciplinairement est informé de son droit de se taire.
13. Il résulte des articles 19 de la loi du 13 juillet 1983 et L. 532-5 du code général de la fonction publique que le fonctionnaire poursuivi ne peut faire l’objet d’une sanction disciplinaire autre que celles classées dans le premier groupe qu’après consultation d’un conseil de discipline devant lequel il est convoqué. Lorsqu’il comparaît devant cette instance, le fonctionnaire peut être amené, en réponse aux questions qui lui sont posées, à reconnaître les manquements pour lesquels il est poursuivi disciplinairement.
14. Or, les déclarations ou les réponses du fonctionnaire devant cette instance sont susceptibles d’être portées à la connaissance de l’autorité investie du pouvoir de sanction.
15. Dès lors, en ne prévoyant pas que le fonctionnaire à l’encontre duquel une procédure disciplinaire est engagée doit être informé de son droit de se taire, les dispositions contestées méconnaissent les exigences de l’article 9 de la Déclaration de 1789. Par conséquent, et sans qu’il soit besoin de se prononcer sur les autres griefs, elles doivent être déclarées contraires à la Constitution.
- Sur les effets de la déclaration d’inconstitutionnalité :
16. Selon le deuxième alinéa de l’article 62 de la Constitution : « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d’une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d’être remis en cause ». En principe, la déclaration d’inconstitutionnalité doit bénéficier à l’auteur de la question prioritaire de constitutionnalité et la disposition déclarée contraire à la Constitution ne peut être appliquée dans les instances en cours à la date de la publication de la décision du Conseil constitutionnel. Cependant, les dispositions de l’article 62 de la Constitution réservent à ce dernier le pouvoir tant de fixer la date de l’abrogation et de reporter dans le temps ses effets que de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l’intervention de cette déclaration. Ces mêmes dispositions réservent également au Conseil constitutionnel le pouvoir de s’opposer à l’engagement de la responsabilité de l’État du fait des dispositions déclarées inconstitutionnelles ou d’en déterminer les conditions ou limites particulières.
17. En l’espèce, d’une part, les dispositions du troisième alinéa de l’article 19 de la loi du 13 juillet 1983 déclarées contraires à la Constitution, dans leur rédaction contestée, ne sont plus en vigueur.
18. D’autre part, l’abrogation immédiate des dispositions déclarées inconstitutionnelles de l’article L. 532-4 du code général de la fonction publique aurait pour effet de supprimer l’obligation pour l’administration d’informer le fonctionnaire poursuivi disciplinairement de son droit à communication du dossier. Elle entraînerait ainsi des conséquences manifestement excessives. Par suite, il y a lieu de reporter au 1er octobre 2025 la date de l’abrogation de ces dispositions. En revanche, afin de faire cesser l’inconstitutionnalité constatée à compter de la publication de la présente décision, il y a lieu de juger que, jusqu’à l’entrée en vigueur d’une nouvelle loi ou jusqu’à la date de l’abrogation de ces dispositions, le fonctionnaire à l’encontre duquel une procédure disciplinaire est engagée doit être informé de son droit de se taire devant le conseil de discipline.
19. Par ailleurs, la déclaration d’inconstitutionnalité peut être invoquée dans les instances introduites à la date de publication de la présente décision et non jugées définitivement.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :
Article 1er. - La deuxième phrase du troisième alinéa de l’article 19 de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2016-483 du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires, et le deuxième alinéa de l’article L. 532-4 du code général de la fonction publique, dans sa rédaction issue de l’ordonnance n° 2021-1574 du 24 novembre 2021 portant partie législative du code général de la fonction publique, sont contraires à la Constitution.
Article 2. - La déclaration d’inconstitutionnalité de l’article 1er prend effet dans les conditions fixées aux paragraphes 17 à 19 de cette décision.
Article 3. - Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l’article 23-11 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 3 octobre 2024, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mme Jacqueline GOURAULT, M. Alain JUPPÉ, Mmes Corinne LUQUIENS, Véronique MALBEC, MM. Jacques MÉZARD, François PILLET, Michel PINAULT et François SÉNERS.
Rendu public le 4 octobre 2024.