LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 19 mars 2018 par la Cour de cassation (chambre criminelle, arrêt n° 773 du 14 mars 2018), dans les conditions prévues à l'article 61-1 de la Constitution, d'une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour l'association Al Badr et M. Abdelfattah R. par Me Samim Bolaky, avocat au barreau de Paris. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2018-710 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l'article 227-17-1 du code pénal.
Au vu des textes suivants :
- la Constitution ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
- le code de l'éducation ;
- le code pénal ;
- le décret n° 2012-16 du 5 janvier 2012 relatif à l'organisation académique ;
- le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Au vu des pièces suivantes :
- les observations présentées pour les requérants par Me Bolaky, enregistrées les 10 et 25 avril 2018 ;
- les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées les 10 et 25 avril 2018 ;
- les observations en intervention présentées pour M. Pierre-Alain B. par Me Michaël Bendavid, avocat au barreau de Paris, enregistrées le 9 avril 2018 ;
- les pièces produites et jointes au dossier ;
Après avoir entendu Me Bolaky, pour les requérants, Me Bendavid, pour la partie intervenante, et M. Philippe Blanc, désigné par le Premier ministre, à l'audience publique du 22 mai 2018 ;
Et après avoir entendu le rapporteur ;
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S'EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :
1. La question prioritaire de constitutionnalité doit être considérée comme portant sur les dispositions applicables au litige à l'occasion duquel elle a été posée. Dès lors, le Conseil constitutionnel est saisi de l'article 227-17-1 du code pénal, dans sa rédaction résultant du décret du 5 janvier 2012 mentionné ci-dessus.
2. L'article 227-17-1 du code pénal, dans cette rédaction, prévoit :
« Le fait, par les parents d'un enfant ou toute personne exerçant à son égard l'autorité parentale ou une autorité de fait de façon continue, de ne pas l'inscrire dans un établissement d'enseignement, sans excuse valable, en dépit d'une mise en demeure de l'autorité de l'État compétente en matière d'éducation, est puni de six mois d'emprisonnement et de 7 500 euros d'amende.
« Le fait, par un directeur d'établissement privé accueillant des classes hors contrat, de n'avoir pas pris, malgré la mise en demeure de l'autorité de l'État compétente en matière d'éducation, les dispositions nécessaires pour que l'enseignement qui y est dispensé soit conforme à l'objet de l'instruction obligatoire, tel que celui-ci est défini par l'article L. 131-1-1 et L. 131-10 du code de l'éducation, et de n'avoir pas procédé à la fermeture de ces classes est puni de six mois d'emprisonnement et de 7 500 euros d'amende. En outre, le tribunal peut ordonner à l'encontre de celui-ci l'interdiction de diriger ou d'enseigner ainsi que la fermeture de l'établissement ».
3. Les requérants, rejoints par la partie intervenante, soutiennent, en premier lieu, que l'incrimination du fait, pour un directeur d'un établissement privé d'enseignement accueillant des classes hors contrat, de n'avoir pas pris les dispositions nécessaires pour que l'enseignement y soit « conforme à l'objet de l'instruction obligatoire » et de n'avoir pas procédé à la « fermeture de ces classes » méconnaîtrait le principe de légalité des délits et des peines en raison de l'imprécision de ces termes. Ils reprochent également à ces dispositions, sur le même fondement, de ne pas indiquer si la peine d'interdiction « de diriger ou d'enseigner » encourue par le directeur de l'établissement présente un caractère alternatif ou cumulatif. Ils estiment, en deuxième lieu, que le législateur n'a limité ni la durée de cette interdiction de diriger ou d'enseigner ni la durée de la fermeture de l'établissement, ce qui en ferait des sanctions définitives, en violation des principes de nécessité, de proportionnalité et d'individualisation des peines. En dernier lieu, ils soutiennent que la peine de fermeture d'établissement contreviendrait au principe de personnalité des peines en ce qu'elle serait susceptible d'affecter les droits des tiers exploitant l'établissement d'enseignement.
4. Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur le second alinéa de l'article 227-17-1 du code pénal.
- Sur les griefs tirés de la méconnaissance du principe de légalité des délits et des peines :
5. Selon l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, nul « ne peut être puni qu'en vertu d'une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée ». Aux termes de l'article 34 de la Constitution : « La loi fixe les règles concernant ... la détermination des crimes et délits ainsi que les peines qui leur sont applicables ». Le législateur tient de l'article 34 de la Constitution, ainsi que du principe de légalité des délits et des peines qui résulte de l'article 8 de la Déclaration de 1789, l'obligation de fixer lui-même le champ d'application de la loi pénale et de définir les crimes et délits en termes suffisamment clairs et précis pour exclure l'arbitraire.
. En ce qui concerne la légalité du délit :
6. Les dispositions contestées répriment le fait pour le directeur d'un établissement privé d'enseignement accueillant des classes hors contrat de n'avoir pas pris, malgré la mise en demeure de l'autorité de l'État compétente en matière d'éducation, les dispositions nécessaires pour assurer un enseignement conforme à l'objet de l'instruction obligatoire et de n'avoir pas procédé à la fermeture de ces classes.
7. La caractérisation du délit suppose que l'établissement d'enseignement privé ait préalablement fait l'objet d'une mise en demeure adressée à son directeur par l'autorité de l'État compétente en matière d'éducation, comportant les dispositions nécessaires afin que l'enseignement qui y est dispensé soit conforme à l'objet de l'instruction obligatoire, tel que défini par les articles L. 131-1-1 et L. 131-10 du code de l'éducation. En particulier, l'article L. 131-1-1 dispose que le « droit de l'enfant à l'instruction a pour objet de lui garantir, d'une part, l'acquisition des instruments fondamentaux du savoir, des connaissances de base, des éléments de la culture générale et, selon les choix, de la formation professionnelle et technique et, d'autre part, l'éducation lui permettant de développer sa personnalité, son sens moral et son esprit critique d'élever son niveau de formation initiale et continue, de s'insérer dans la vie sociale et professionnelle, de partager les valeurs de la République et d'exercer sa citoyenneté ».
8. D'une part, l'incrimination contestée réprime non le fait de ne pas s'être conformé à l'objet de l'instruction obligatoire, mais le fait de ne pas avoir respecté les obligations imposées par la mise en demeure ni, à défaut, procédé à la fermeture des classes.
9. D'autre part, pour que les dispositions contestées satisfassent au principe de légalité des délits et des peines, la mise en demeure adressée au directeur de l'établissement doit exposer de manière précise et circonstanciée les mesures nécessaires pour que l'enseignement dispensé soit mis en conformité avec l'objet de l'instruction obligatoire.
10. Enfin, en exigeant la fermeture « de ces classes » plutôt que celle de l'établissement dans son ensemble, le législateur a entendu seulement viser les classes hors contrat, dans la mesure où les établissements privés d'enseignement peuvent également accueillir des classes sous contrat avec l'État.
11. Dès lors, sous la réserve énoncée au paragraphe 9, les dispositions instituant le délit contesté ne revêtent pas un caractère équivoque et sont suffisamment précises pour garantir contre le risque d'arbitraire.
. En ce qui concerne la légalité des peines complémentaires d'interdiction de diriger ou d'enseigner :
12. Les dispositions contestées instaurent des peines complémentaires d'interdiction de diriger ou d'enseigner susceptibles d'être prononcées à l'encontre du directeur de l'établissement privé d'enseignement.
13. En prévoyant que le tribunal peut ordonner « l'interdiction de diriger ou d'enseigner », le législateur a permis au juge de prononcer l'une ou l'autre de ces peines, d'en ordonner le cumul ou de n'en prononcer aucune. Ces dispositions ne sont ainsi pas équivoques.
14. Il résulte de tout ce qui précède que, sous la réserve énoncée au paragraphe 9, le grief tiré de la méconnaissance du principe de légalité des délits et des peines doit être écarté.
- Sur les griefs tirés de la méconnaissance des principes de nécessité, de proportionnalité et d'individualisation des peines :
15. L'article 8 de la Déclaration de 1789 dispose : « La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires ... ». L'article 61-1 de la Constitution ne confère pas au Conseil constitutionnel un pouvoir général d'appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement, mais lui donne seulement compétence pour se prononcer sur la conformité à la Constitution des lois déférées à son examen. Si la nécessité des peines attachées aux infractions relève du pouvoir d'appréciation du législateur, il incombe au Conseil constitutionnel de s'assurer de l'absence de disproportion manifeste entre l'infraction et la peine encourue.
16. Le principe d'individualisation des peines, qui découle de l'article 8 de la Déclaration de 1789, implique qu'une sanction pénale ne puisse être appliquée que si le juge l'a expressément prononcée, en tenant compte des circonstances propres à chaque espèce. Il ne saurait toutefois faire obstacle à ce que le législateur fixe des règles assurant une répression effective des infractions.
17. Outre les peines complémentaires d'interdiction de diriger ou d'enseigner susceptibles d'être prononcées à l'encontre du directeur de l'établissement privé d'enseignement, les dispositions contestées instaurent une peine complémentaire de fermeture de cet établissement.
18. En premier lieu, d'une part, en vertu du premier alinéa de l'article 131-27 du code pénal : « Lorsqu'elle est encourue à titre de peine complémentaire pour un crime ou un délit, l'interdiction d'exercer une fonction publique ou d'exercer une activité professionnelle ou sociale est soit définitive, soit temporaire ; dans ce dernier cas, elle ne peut excéder une durée de cinq ans ». Il en résulte que la peine complémentaire d'interdiction de diriger ou d'enseigner prévue par les dispositions contestées peut être prononcée soit pour une durée temporaire ne pouvant excéder cinq ans, soit à titre définitif. D'autre part, la peine de fermeture de l'établissement prévue par les dispositions contestées peut être prononcée par le juge de manière temporaire ou définitive.
19. En second lieu, lorsqu'il décide de prononcer une ou plusieurs de ces peines complémentaires, le juge en fixe la durée en tenant compte des circonstances propres à chaque espèce.
20. Par conséquent, les dispositions contestées ne méconnaissent pas le principe d'individualisation des peines. En outre, au regard de la nature des comportements réprimés, les peines ainsi instituées ne sont pas manifestement disproportionnées. Les griefs tirés de la méconnaissance des principes de nécessité, de proportionnalité et d'individualisation des peines doivent donc être écartés.
- Sur le grief tiré de la méconnaissance du principe selon lequel nul n'est punissable que de son propre fait :
21. Selon l'article 9 de la Déclaration de 1789, tout homme est « présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable ». Il résulte de cet article ainsi que de l'article 8 de la Déclaration de 1789 que nul n'est punissable que de son propre fait.
22. La peine complémentaire facultative de fermeture d'établissement prévue à l'article 227-17-1 du code pénal est une mesure réelle qui s'applique à l'établissement au sein duquel l'activité d'enseignement a été irrégulièrement exercée. Dans le cas où l'infraction a été commise par une personne morale, celle-ci peut être condamnée à la peine en cause sur le fondement de l'article 227-17-2 du code pénal.
23. Lorsque la personne exploitant l'établissement d'enseignement n'est pas celle poursuivie sur le fondement des dispositions contestées, la mesure de fermeture de l'établissement ne saurait, sans méconnaître le principe selon lequel nul n'est punissable que de son propre fait, être prononcée sans que le ministère public ait cité cette personne devant le tribunal correctionnel en indiquant la nature des poursuites exercées et la possibilité pour ce tribunal de prononcer cette mesure. Sous cette réserve, le grief tiré de la méconnaissance du principe selon lequel nul n'est punissable que de son propre fait doit être écarté.
24. Il résulte de tout ce qui précède que sous les réserves énoncées aux paragraphes 9 et 23, le second alinéa de l'article 227-17-1 du code pénal, qui ne méconnaît aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, doit être déclaré conforme à la Constitution.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :
Article 1er. - Sous les réserves énoncées aux paragraphes 9 et 23, le second alinéa de l'article 227-17-1 du code pénal, dans sa rédaction résultant du décret n° 2012-16 du 5 janvier 2012 relatif à l'organisation académique, est conforme à la Constitution.
Article 2. - Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l'article 23-11 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 31 mai 2018, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mme Claire BAZY MALAURIE, MM. Michel CHARASSE, Jean-Jacques HYEST, Lionel JOSPIN, Mmes Dominique LOTTIN, Corinne LUQUIENS, Nicole MAESTRACCI et M. Michel PINAULT.
Rendu public le 1er juin 2018.