Le Conseil constitutionnel a été saisi le 9 novembre 2011 par la Cour de cassation (deuxième chambre civile, arrêt n° 1945 du 9 novembre 2011), dans les conditions prévues à l'article 61-1 de la Constitution, d'une question prioritaire de constitutionnalité posée par la Compagnie française d'assurance pour le commerce extérieur (COFACE), relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l'article 100 de la loi n° 97-1269 du 30 décembre 1997 de finances pour 1998 et de l'article 25 de la loi n° 98-1267 du 30 décembre 1998 de finances rectificative pour 1998.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL,
Vu la Constitution ;
Vu l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
Vu la loi n° 61-1439 du 26 décembre 1961 relative à l'accueil et à la réinstallation des Français d'outre-mer ;
Vu la loi n° 97-1269 du 30 décembre 1997 de finances pour 1998 ;
Vu la loi n° 98-546 du 2 juillet 1998 portant diverses dispositions d'ordre économique et financier ;
Vu la loi n° 98-1267 du 30 décembre 1998 de finances rectificative pour 1998 ;
Vu le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Vu les observations en interventions produites par l'association « Union syndicale de défense des Intérêts des Français repliés d'Algérie, d'Outre-mer, populations déplacées contre leur gré, USDIFRA » ; enregistrées le 30 novembre 2011 ;
Vu les observations pour la société requérante, produites par la SCP Gadiou-Chevalier, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, enregistrées les 1er et 19 décembre 2011 ;
Vu les observations pour la SNC CAZORLA et Cie, produites par Me Ludovic Serée de Roche, avocat au barreau de Toulouse, enregistrées les 1er et 5 décembre 2011 ;
Vu les observations produites par le Premier ministre, enregistrées le 2 décembre 2011 ;
Vu les pièces produites et jointes au dossier ;
Me Jean-Pierre Chevalier, pour la société requérante, Me Ludovic Serée de Roche pour la société CAZORLA, Me Grégoire Ladouari, avocat au barreau de Marseille, pour l'association intervenante, et M. Xavier Pottier, désigné par le Premier ministre, ayant été entendus à l'audience publique du 17 janvier 2012 ;
Le rapporteur ayant été entendu ;
1. Considérant qu'aux termes de l'article 100 de la loi n° 97 1269 du 30 décembre 1997 de finances pour 1998 dans sa rédaction postérieure à l'article 25 de la loi n° 98-1267 du 30 décembre 1998 de finances rectificative pour 1998 : « Les personnes qui ont déposé un dossier avant le 18 novembre 1997 auprès des commissions départementales d'aide aux rapatriés réinstallés dans une profession non salariée bénéficient d'une suspension provisoire des poursuites engagées à leur encontre jusqu'à la décision de l'autorité administrative compétente, jusqu'à la décision de l'autorité administrative ayant à connaître des recours gracieux contre celle-ci, le cas échéant, ou, en cas de recours contentieux, jusqu'à la décision définitive de l'instance juridictionnelle compétente.
« Les personnes qui n'entrant pas dans le champ d'application du premier alinéa ont déposé un dossier entre le 18 novembre 1997 et la date limite fixée par le nouveau dispositif réglementaire d'aide au désendettement bénéficient de la suspension provisoire des poursuites dans les mêmes conditions que celles définies à l'alinéa précédent.
« Ces dispositions s'appliquent également aux procédures collectives et aux mesures conservatoires, à l'exclusion des dettes fiscales. Elles s'imposent à toutes les juridictions, même sur recours en cassation.
« Les personnes ayant déposé avant le 18 novembre 1997 un recours contre une décision négative prise en application de l'article 44 de la loi de finances rectificative pour 1986 (n° 86-1318 du 30 décembre 1986) et de l'article 12 de la loi n° 87-549 du 16 juillet 1987 bénéficient également de la suspension provisoire des poursuites engagées à leur encontre jusqu'à la décision définitive de l'instance juridictionnelle compétente.
« Bénéficient également d'une suspension provisoire des poursuites engagées à leur encontre, selon les mêmes modalités, les cautions, y compris solidaires, des personnes bénéficiant d'une suspension provisoire des poursuites au titre de l'un des alinéas précédents » ;
2. Considérant que, selon la société requérante, en organisant, au bénéfice des personnes rapatriées une suspension automatique des poursuites d'une durée indéterminée, ces dispositions portent aux droits des créanciers de recouvrer leur créance une atteinte qui méconnaît la protection constitutionnelle du droit de propriété ainsi que la liberté contractuelle ; qu'en faisant supporter aux seuls créanciers une contrainte fondée sur la solidarité nationale, les dispositions contestées porteraient également atteinte à l'égalité devant la loi et les charges publiques ; qu'il en résulterait aussi une méconnaissance du droit d'accès à un tribunal et du droit à une procédure juste et équitable ;
3. Considérant qu'aux termes de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, la loi « doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse » ; que son article 16 dispose : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution » ; que, si le législateur peut prévoir des règles de procédure différentes selon les faits, les situations et les personnes auxquelles elles s'appliquent, c'est à la condition que ces différences ne procèdent pas de distinctions injustifiées et que soient assurées aux justiciables des garanties égales, notamment quant au respect du principe des droits de la défense, qui implique en particulier l'existence d'une procédure juste et équitable garantissant l'équilibre des droits des parties ;
4. Considérant que les dispositions contestées bénéficient aux Français rapatriés, tels qu'ils sont définis à l'article 1er de la loi du 26 décembre 1961 susvisée, exerçant une profession non salariée ou ayant cessé leur activité professionnelle ou cédé leur entreprise, ainsi qu'à certains membres de leur famille et aux sociétés qu'ils détiennent ; qu'elles sont applicables dès lors que ces personnes ont déposé un dossier aux fins de bénéficier de la procédure de désendettement des rapatriés ;
5. Considérant qu'il résulte de ces dispositions que, dès le dépôt d'un tel dossier, le juge doit, quel que soit l'état de la procédure, constater la suspension des poursuites dirigées à l'encontre de ces personnes ; que cette suspension s'applique aux actions en justice tendant à voir constater toute créance, quelle qu'en soit la cause ; qu'elle s'applique également aux procédures collectives et interdit la mise en oeuvre des mesures conservatoires ou d'exécution, à l'exclusion des dettes fiscales ; que le créancier ne dispose d'aucune voie de recours pour s'y opposer ; que la suspension des poursuites se prolonge jusqu'à la décision de l'autorité administrative compétente, les recours gracieux contre celle-ci, ou, en cas de recours contentieux, la décision définitive de l'instance juridictionnelle compétente ;
6. Considérant qu'après l'accession à l'indépendance de territoires antérieurement placés sous la souveraineté, le protectorat ou la tutelle de la France, le législateur a adopté, au titre de la solidarité nationale, des mesures pour venir en aide aux Français ayant dû ou estimé devoir quitter ces territoires et, en particulier, des dispositions permettant la suspension provisoire des poursuites contre les rapatriés ;
7. Considérant que, toutefois, l'article 100 de la loi de finances pour 1998 a procédé à la refonte de ce régime de suspension des poursuites et lui a conféré la portée résultant des dispositions précitées ; que, compte tenu de l'ancienneté des faits à l'origine de ce dispositif ainsi que de l'effet, de la portée et de la durée de la suspension qui ne s'applique pas seulement aux dettes liées à l'accueil et à la réinstallation des intéressés, les dispositions contestées méconnaissent les exigences constitutionnelles précitées ;
8. Considérant qu'il résulte de ce qui précède que, sans qu'il soit besoin d'examiner les autres griefs, l'article 100 de la loi du 30 décembre 1997 susvisée, dans sa rédaction postérieure à l'article 25 de la loi du 30 décembre 1998 susvisée, doit être déclaré contraire à la Constitution ;
9. Considérant qu'aux termes du deuxième alinéa de l'article 62 de la Constitution : « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d'une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause » ; que, si, en principe, la déclaration d'inconstitutionnalité doit bénéficier à l'auteur de la question prioritaire de constitutionnalité et la disposition déclarée contraire à la Constitution ne peut être appliquée dans les instances en cours à la date de la publication de la décision du Conseil constitutionnel, les dispositions de l'article 62 de la Constitution réservent à ce dernier le pouvoir tant de fixer la date de l'abrogation et reporter dans le temps ses effets que de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l'intervention de cette déclaration ;
10. Considérant, que l'abrogation de l'article 100 de la loi du 30 décembre 1997 susvisée prend effet à compter de la publication de la présente décision ; qu'elle est applicable à toutes les instances non jugées définitivement à cette date,
D É C I D E :
Article 1er.- L'article 100 de la loi n° 97-1269 du 30 décembre 1997 de finances pour 1998, dans sa rédaction postérieure à l'article 25 de la loi n° 98-1267 du 30 décembre 1998 de finances rectificative pour 1998, est contraire à la Constitution.
Article 2.- La déclaration d'inconstitutionnalité de l'article 1er prend effet à compter de la publication de la présente décision dans les conditions fixées au considérant 10.
Article 3.- La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l'article 23-11 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
Délibéré par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 26 janvier 2012, où siégeaient : M. Jean-Louis DEBRÉ, Président, Mme Claire BAZY MALAURIE, MM. Guy CANIVET, Michel CHARASSE, Renaud DENOIX de SAINT MARC, Mme Jacqueline de GUILLENCHMIDT, MM. Hubert HAENEL et Pierre STEINMETZ.
Rendu public le 27 janvier 2012.