Le Conseil constitutionnel a été saisi le 8 septembre 2011 par la Cour de cassation (troisième chambre civile, arrêt du 8 septembre 2011, n° 1134) d'une question prioritaire de constitutionnalité posée par Mme Jeannette R., épouse D., relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l'article 6 de la loi n° 2002 306 du 4 mars 2002 portant réforme de la loi du 1er juin 1924 mettant en vigueur la législation civile française dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle, dans ses dispositions relatives à la publicité foncière.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL,
Vu la Constitution ;
Vu l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
Vu la loi n° 2002-306 du 4 mars 2002 portant réforme de la loi du 1er juin 1924 mettant en vigueur la législation civile française dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle ;
Vu le code civil ;
Vu le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Vu les observations produites pour M. Steve V. et Mme Nicole S. par la SCP Bernard Peignot et Denis Garreau, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, enregistrées le 29 septembre 2011 ;
Vu les observations produites pour la requérante par la SCP Rocheteau et Uzan-Sarano, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, enregistrées le 3 octobre 2011 ;
Vu les observations produites par le Premier ministre, enregistrées le 3 octobre 2011 ;
Vu les pièces produites et jointes au dossier ;
M. Xavier Pottier, désigné par le Premier ministre, ayant été entendu à l'audience publique du 19 octobre 2011 ;
Le rapporteur ayant été entendu ;
1. Considérant qu'aux termes de l'article 6 de la loi du 4 mars 2002 susvisée : « Les servitudes foncières constituées avant le 1er janvier 1900 doivent être inscrites au livre foncier, à peine d'extinction, dans un délai de cinq ans à compter de la promulgation de la présente loi. Les modalités d'application du présent article sont fixées par décret en Conseil d'État » ;
2. Considérant que la requérante fait grief à cette disposition prononçant l'extinction des servitudes foncières qui n'ont pas fait l'objet d'une inscription au livre foncier de porter atteinte au droit de propriété ;
3. Considérant que la propriété figure au nombre des droits de l'homme consacrés par les articles 2 et 17 de la Déclaration des droit de l'homme et du citoyen de 1789 ; qu'aux termes de son article 17 : « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité » ; qu'en l'absence de privation du droit de propriété, il résulte de l'article 2 de la Déclaration de 1789 que les limites apportées à son exercice doivent être justifiées par un motif d'intérêt général et proportionnées à l'objectif poursuivi ;
4. Considérant qu'il appartient au législateur, compétent en application de l'article 34 de la Constitution pour fixer les principes fondamentaux de la propriété et des droits réels, de définir les modalités selon lesquelles les droits des propriétaires de fonds voisins doivent être conciliés ; que le régime des servitudes est au nombre des mesures qui tendent à assurer cette conciliation ;
5. Considérant, en premier lieu, qu'aux termes de l'article 637 du code civil : « Une servitude est une charge imposée sur un héritage pour l'usage et l'utilité d'un héritage appartenant à un autre propriétaire » ; qu'elle consiste ainsi en une charge réelle grevant un fonds servant qui confère un droit au propriétaire du fonds dominant ; que le droit de propriété du titulaire de la servitude sur son fonds subsiste en dépit de l'extinction de la servitude qui n'en est que l'accessoire ; que, par suite, l'extinction des servitudes constituées antérieurement à 1900 en Alsace-Moselle dans le délai de cinq ans à compter de la promulgation de la loi du 4 mars 2002 ne porte pas atteinte à l'existence du droit de propriété ; qu'en l'absence de privation de propriété, l'extinction de la servitude prévue par le texte en cause n'entre pas dans le champ d'application de l'article 17 de la Déclaration de 1789 ;
6. Considérant, en second lieu, d'une part, que la disposition contestée a été adoptée dans le cadre d'une réforme du livre foncier en Alsace-Moselle destinée à le moderniser et à assurer une meilleure information des tiers ; qu'à cette fin, l'extinction des servitudes non inscrites au livre foncier contribue à la sécurité des transactions immobilières ; qu'ainsi elle répond à un motif d'intérêt général ;
7. Considérant, d'autre part, que les dispositions contestées ne s'appliquent qu'aux servitudes constituées en Alsace-Moselle antérieurement au 1er janvier 1900, qui n'ont pas fait l'objet d'une inscription au livre foncier et qui sont restées opposables aux tiers en raison de la spécificité du droit local ; que le législateur a subordonné l'extinction de la servitude à la carence de son titulaire qui, dans le délai de cinq ans à compter de la promulgation de la loi, n'aurait pas fait valoir ses droits en procédant à leur inscription ; que l'extinction ne porte que sur les servitudes conventionnelles et n'affecte pas celles qui résultent de la loi ; que, par suite, les dispositions contestées n'ont pas porté aux conditions d'exercice du droit de propriété une atteinte disproportionnée au but recherché ; que, compte tenu du domaine de cette disposition et des modalités permettant aux titulaires des servitudes de préserver leurs droits, la restriction portée à l'exercice du droit de propriété par la disposition contestée n'a pas un caractère de gravité tel qu'elle dénature le sens et la portée de ce droit ;
8. Considérant que l'article 6 de la loi du 4 mars 2002 n'est contraire à aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit,
D É C I D E :
Article 1er.- L'article 6 de la loi n° 2002-306 du 4 mars 2002 portant réforme de la loi du 1er juin 1924 mettant en vigueur la législation civile française dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle, dans ses dispositions relatives à la publicité foncière, est conforme à la Constitution.
Article 2.- La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l'article 23-11 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
Délibéré par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 10 novembre 2011, où siégeaient : M. Jean-Louis DEBRÉ, Président, M. Jacques BARROT, Mme Claire BAZY MALAURIE, MM. Guy CANIVET, Michel CHARASSE, Renaud DENOIX de SAINT MARC, Mme Jacqueline de GUILLENCHMIDT et M. Pierre STEINMETZ.
Rendu public le 10 novembre 2011.