J'ai l'honneur de vous faire connaître que, conformément au second alinéa de l'article 61 de la Constitution, je défère au Conseil constitutionnel, avant sa promulgation. la loi tendant à compléter les dispositions des articles 5 et 7 de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d'association.
Je demande au Conseil constitutionnel de vouloir bien se prononcer sur la conformité de ce texte à la Constitution.
En application de l'article 18 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, j'informe M. le Président de la République et M. le Premier ministre que je vous adresse la présente lettre de saisine.
Veuillez agréer, Monsieur le Président, les assurances de ma haute considération.
Alain Poher
Monsieur Gaston Palewski Président du Conseil constitutionnel
12.7.71
Note relative au texte voté par le Parlement tendant à la modification de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d'association
1) Le Conseil constitutionnel est saisi sur le fondement de l'article 61 al. 2 de la Constitution pour apprécier la conformité d'une loi ordinaire à la Constitution. Il est à noter que c'est là une des premières fois - sinon la première - que le Conseil est saisi en vue d'apprécier la constitutionnalité d'une loi ordinaire en dehors de l'hypothèse de l'article 37, c'est-à-dire non pas sur une question de répartition des compétences entre les pouvoirs publics, mais sur une question de fond.
2. Les dispositions constitutionnelles auxquelles le texte déféré au Conseil sont contraires se trouvent contenues dans le Préambule et dans l'article 4.
a) Le principe de la liberté d'association doit être considéré comme faisant partie du préambule de la Constitution de 1958, au même titre que les autres grandes libertés publiques. Cette proposition n'est pas évidente a priori étant donné que ce principe ne se trouve expressément formulé et proclamé ni dans la Constitution elle-même, ni dans son préambule, ni encore dans les déclarations de droits de 1789 et de 1946 auxquelles fait référence le préambule de la Constitution de 1958.
Mais ce préambule entend réaffirmer également, comme celui de la Constitution de 1946 « les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République » et s'il a été admis que cette formule n'a pas de contenu précis, la doctrine unanime a toujours estimé qu'elle recouvrait du moins à coup sûr la liberté d'association. Cette opinion a d'ailleurs été confirmée par deux arrêts formels du Conseil d'Etat, d'une part l'arrêt Amicale des Annamites de Paris et Sieur Nguyen Duc Frang (le 11 juillet 1956, Act. Jur. Dr. Adm. 1956, II , p. 395 et note Fournier et Braibant à la p. 400) qui déclare:
« Attendu qu'il résulte de l'article 81 de la Constitution de la République française que les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République et réaffirmés par le préambule de ladite Constitution sont applicables sur le territoire français aux ressortissants de l'Union française; qu'au nombre de ces principes figure la liberté d'association ; »
Et par ailleurs, dans un arrêt du 24 janvier 1958, Association des anciens combattants et victimes de la guerre du département d'Oran (Lebon, p. 38) qui affirme:
« Considérant que la loi du 21 juin 1952, qui intéresse l'exercice et la garantie de la liberté d'association, laquelle est une liberté constitutionnelle, est applicable de plein droit en Algérie. »
Il ne saurait donc être sérieusement contesté que la liberté d'association soit partie intégrante du préambule, et sa valeur constitutionnelle résulte à la fois de l'affirmation très nette de l'arrêt de 1958 précité et d'autre part de la jurisprudence récente du Conseil d'Etat qui attribue valeur constitutionnelle aux principes contenus dans le préambule (le 12 février 1960, Société Eky, D. 1960, p. 263, note L'Huillier).
b) L'article 4 de la Constitution analyse, à l'intention des partis et groupements politiques, ce qu'il entend par liberté d'association. Il est évident que cette analyse, en deux phrases d'une concision et d'une gradation remarquables, correspond à un régime répressif, c'est-à-dire à un régime excluant tout contrôle préventif tant sur la formation que sur l'activité des associations (« Ils se forment et exercent leur activité librement ») mais n'écartant pas la répression pénale a posteriori des activités illicites (« Ils doivent respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie»). Il convient de rappeler que cet article, ainsi rédigé, dont l'esprit correspond exactement aux grands principes posés par la loi de 1901, a été retenu dans la rédaction définitive de la Constitution, alors que le Comité consultatif constitutionnel s'était arrêté à des formules beaucoup moins libérales et impliquant un régime discriminatoire des partis et groupement politiques. La rédaction définitive montre bien que l'auteur de la Constitution n'a pas voulu considérer les partis et groupements politiques différemment de l'ensemble des associations.
3. En quoi le texte voté par le Parlement est-il contraire au principe de la liberté d'association ?
On ne reviendra pas sur l'économie de la loi de 1901 qui a été longuement analysée au cours des débats parlementaires, mais il convient de mettre en lumière plusieurs points.
a) La loi de 1901 envisage l'association essentiellement comme un contrat de droit privé – le titre de la loi est révélateur - qui est régi, quant à sa validité, par les principes généraux du droit applicables aux contrats et obligations. La jurisprudence judiciaire a largement tiré les conséquences de ce principe, en appliquant à cette matière les règles du code civil relatives aux vices du consentement, à la formation des contrats, etc. En dehors de ces règles, le .législateur n'a entendu apporter aucune limitation à la formation des associations et à leur activité, mais il a attaché une grande importance (les règles très précises relatives aux cotisations en sont la preuve) à la capacité qu'auraient ces associations d'acquérir et de gérer des biens, et ceci visiblement dans un but de protection des tiers et des associés. Ainsi a-t-il estimé qu'à partir du moment où l'association souhaitait sortir du régime juridiquement élémentaire et précaire de l'indivision, régime qui est celui des associations non déclarées, pour acquérir la personnalité morale et une capacité juridique plus ou moins étendue, il était nécessaire que les tiers et l'administration en fussent avertis par une mesure de publicité qui leur permît de connaître les éléments caractéristiques de l'association. On peut esquisser un parallèle avec l'association en participation (société de fait) qui n'est pas illicite et qui est dispensée de toute publicité, mais qui ne bénéficie pas de la personnalité morale, à la différence des autres sociétés commerciales dont les statuts font l'objet d'une mesure de publicité.
Dès lors qu'il s'agit d'une simple formalité de publicité, l'autorité qui délivre le récépissé n'a aucun pouvoir de contrôle sur l'association et doit automatiquement le délivrer, de même qu'il n'est pas concevable qu'une société se voit refuser son inscription au registre du commerce pour des questions de fond. C'est la solution qui a été adoptée par le Conseil d'Etat dans son arrêt de principe Prunget (24 octobre 1930) et qui a été confirmée dans une réponse à une question écrite en 1957 (Débats Conseil de la République, séance du 27 décembre 1957, J.O. p.2390, question n° 7803) et encore tout récemment par le Tribunal administratif de Paris le 25 janvier 1971.
Seule cette solution est conforme à la Constitution et il n'y aurait plus de liberté de formation des associations à partir du moment où la déclaration déposée à la Préfecture ferait l'objet d'un contrôle par quelque autorité que ce soit.
b. La jurisprudence récente du Conseil constitutionnel (décision du 18 mai 1971) permet de penser que l'instauration d'un contrôle au moment de la déclaration de l'association est contraire à la Constitution.
En effet, saisi de la conformité à la Constitution d'une disposition du règlement du Sénat faisant obligation à tout groupe de cette Assemblée de déposer une déclaration politique, le Conseil constitutionnel a déclaré :
« Considérant que l'obligation faite à chaque groupe de rendre publique une déclaration politique formulant les objectifs et les moyens de la politique qu'il préconise, n'emporte aucun contrôle sur le contenu de cette déclaration ; que, dès lors, cette obligation n'est contraire à aucune disposition de la Constitution ; »
On doit en déduire a contrario que si les déclarations politiques exigées par le règlement du Sénat avaient été soumises à un contrôle, la disposition eût été contraire à la Constitution.
Or, le texte qui vient d'être voté par le Parlement tend à instaurer un contrôle des déclarations à plusieurs stades : au stade du procureur de la République, au stade du juge des référés et au stade de la procédure, devant le Tribunal de grande instance. Il s'agit bien d'un véritable contrôle assorti d'une sanction puisque chaque déclaration va obligatoirement faire l'objet d'un examen pour savoir si elle paraît émaner d'une association illicite, avant que ne soit délivré le récépissé ou engagées les poursuites.
Ceci est certainement contraire au principe de la liberté d'association tel qu'il a été « reçu » dans le préambule de la Constitution (car c'est en effet l'esprit de la loi de 1901 qui a été ainsi intégré au droit positif et non un cadre vide dans lequel il est possible de mettre n'importe quoi). De plus il est impossible d'ignorer que les groupements et partis politiques qui, dans la plupart des cas, se constituent sous la forme d'associations seront soumis à un contrôle, dont le Conseil constitutionnel a dit implicitement qu'il serait contraire à la Constitution.
c) Le contrôle instauré par le texte voté aboutit immanquablement à un régime d'autorisation indirecte donnée par le pouvoir judiciaire. En effet les magistrats qui, après avoir été saisis au fond d'une demande de nullité d'une association, prononceront la relaxe, ne pourront pas ignorer, puisque la loi le dit expressément, que l'autorité administrative sera tenue de délivrer le récépissé sur le vu d'un certificat du greffier. L'article 3 crée un cas de compétence liée, et, si ce n'est pas le tribunal lui-même qui délivre le récépissé, son intervention constitue une procédure de contrôle et d'autorisation implicite.
Il faut remarquer qu'il s'agit là d'une compétence tout à fait nouvelle donnée au Tribunal, qui va avoir à décider préventivement si, au vu des statuts, une association peut être autorisée à avoir la personnalité morale. Il est certain que si cette procédure permet de déclarer la nullité d'associations dont l'objet est manifestement illicite, il est en revanche fort à craindre que des associations dont les escroqueries ont été dénoncées à la tribune de l’Assemblée passeront à travers ce contrôle grâce à une rédaction habile de leurs statuts. Une telle association à qui le récépissé aura pu être délivré bénéficiera d'une sorte de « label » qui risque d'abuser le public.
En conclusion, il apparaît très nettement que le texte voté par le Parlement ne peut pas être considéré comme conforme aux principes relatifs à la liberté d'association garantis par la Constitution.