J'ai l'honneur de vous déférer aux fins d'examen par le Conseil Constitutionnel et conformément aux dispositions de l'article 61 de la Constitution, le texte de la loi portant réforme de l'enregistrement, du timbre et de la fiscalité immobilière, récemment adoptée par le Parlement.
Le Gouvernement estime en effet que les dispositions de l'article 28 de ladite loi qui résulte d'un amendement formulé par un membre du Parlement, contreviennent à la règle énoncée par l'article 40 de la Constitution.
NOTE sur la constitutionnalité de l'article 28 de la loi portant réforme de l'enregistrement, du timbre et de la fiscalité immobilière.
I : La loi portant réforme de l'enregistrement, du timbre et de la fiscalité immobilière est issue d'un projet de loi définitivement adopté par le Parlement le 21 février 1963 et dont le texte a été transmis au Gouvernement le 23 février 1963, en vue de sa promulgation dans les conditions fixées par l'article 10 de la Constitution.
L'article 27 de cette loi (article 24 du projet) place dans le champ d'application de la taxe sur la valeur ajoutée les opérations concourant à la production ou à la livraison d'immeubles destinés à l'habitation. En conséquence, les droits d'enregistrement antérieurement perçus sur certaines opérations sont supprimés et, notamment, les droits de mutation de 4,20 % grevant l'achat du terrain, la vente du terrain après lotissement éventuel et la vente de l'immeuble achevé.
La taxe sur la valeur ajoutée est perçue au profit exclusif de l'Etat, alors que le produit des droits de mutation supprimés était réparti à raison de 1,40 % en faveur de l'Etat, de 1,60 % en faveur du département et de 1,20 % en faveur des communes. Cette perte de ressources est cependant compensée, à l'égard des collectivités locales, par l'application à d'autres opérations, telles que les cessions de parts ou d'actions de sociétés immobilières, de droits d'enregistrement comportant des taxes additionnelles au profit du département et des Communes.
En dépit de l'équilibre global assuré par cette dernière disposition, les membres du Sénat ont estimé, lors de la discussion du texte devant cette Assemblée, qu'il était nécessaire de prévoir une clause de sauvegarde en faveur de celles des collectivités locales pour lesquelles l'entrée en vigueur de la réforme se traduirait par une diminution des recettes fiscales.
C'est dans cet esprit qu'a été adopté, par le Sénat (JO débats, pages 856 et 873-875) un amendement présenté par M Antoine COURRIERE, sous la forme d'un article additionnel 24 bis ainsi rédigé : "Les collectivités locales bénéficieront d'une "compensation intégrale pour les moins-values subies du fait de l'application de l'article 24".
Cet amendement, également adopté par l'Assemblée Nationale (JO débats, pages 2234 et 2235 ) est devenu l'article 28 du texte de loi définitif.
II : Le Gouvernement a expréssément invoqué, devant le Sénat, l'irrecevabilité découlant de l'article 40 de la Constitution. Mais, la Commission des Finances de cette Assemblée, consultée en application du règlement, a estimé que ladite irrecevabilité n'était pas opposable en l'espèce. Ne pouvant saisir immédiatement le Conseil Constitutionnel, à la différence de ce qui est prévu par l'article 41 de la Constitution, le Gouvernement a fait connaître son intention, tant au Sénat qu'à l'Assemblée Nationale, de faire trancher le différend par le Conseil Constitutionnel, après le vote définitif du texte par les deux assemblées, mais avant sa promulgation, selon la procédure ouverte par l'article 61 de la Constitution.
On rappellera que le Conseil Constitutionnel a déjà été saisi dans des conditions analogues, à deux reprises : en juillet 1960, au sujet de la loi de finances rectificative pour 1960, (décision du 11 août 1960, concernant la redevance radiophonique) et en Décembre 1960, au sujet de la loi relative aux assurances maladie, invalidité et maternité des exploitants agricoles (décision du 20 janvier 1961). Dans ce dernier cas, la saisine opérée à l'initiative du Gouvernement était motivée, comme dans la présente circonstance, par la méconnaissance des dispositions de l'article 40 de la Constitution.
Il appartient au Conseil Constitutionnel, régulièrement saisi dans le délai de promulgation de se prononcer sur la conformité à la Constitution des dispositions de l'article 28 de la loi susmentionnée.
III : L'article 40 de la Constitution prévoit que "les propositions et amendements formulés par les membres du Parlement ne sont pas recevables lorsque leur adoption aurait pour conséquence soit une diminution des ressources publiques, soit la création ou l'aggravation d'une charge publique".
La mesure de compensation instituée par l'article 28 de la loi portant réforme de la fiscalité immobilière constitue indiscutablement la création d'une charge publique au sens du texte précité.
En effet, la compensation dont il s'agit n'est pas fondée sur un système de péréquation en vertu duquel les moins-values constatées dans les recettes de certaines collectivités locales seraient compensées par les plus-values enregistrées parallèlement dans les recettes d'autres collectivités locales. On pourrait soutenir, en pareille hypothèse, qu'une mesure de ce genre s'intègre dans une réforme fiscale équilibrée n'entraînant par elle-même ni diminution de ressources, ni création de charges publiques, donc une réforme neutre au regard de l'article 40 de la Constitution.
Mais, en réalité, ainsi que le fait clairement apparaître la discussion parlementaire, les dispositions de l'article 28 tendent, malgré leur rédaction peu explicite, à faire supporter par le budget de l'Etat les pertes de recettes qui seront subies par telle ou telle collectivité locale, sans remettre en cause les gains éventuellement réalisés par d'autres collectivités locales et qui resteront définitivement acquis à ces dernières.
Malgré le caractère globalement équilibré des aménagements fiscaux réalisés par l'article 27 de la loi, cette situation défavorable est de nature à se produire effectivement dans un certain nombre de cas, variable d'ailleurs d'une année à l'autre.
La couverture des déficits ainsi constatée devra être assurée, en application de l'article 28, et ne pourra l'être qu'aux moyens de fonds publics. L'insertion dudit article dans la loi aboutit donc inévitablement à mettre à la charge de l'Etat une obligation de dépense qui, sans cela, n'existerait pas. Il est incontestable, par conséquent, que cet article entraîne la création d'une charge publique au sens de l'article 40 de la Constitution.
IV : On pourrait, le cas échéant, tirer argument de ce que l'article 28 n'organise pas de façon positive les modalités de la compensation qu'il prévoit, pour affirmer que les dispositions dudit article sont dépourvues de force contraignante à l'égard de l'Etat.
Mais les travaux préparatoires de la loi ne laissent à ce sujet, ainsi qu'on l'a signalé, aucun doute sur l'intention contraire du Parlement. La jurisprudence reconnaissant une valeur supplétive à ces travaux préparatoires en cas d'obscurité des textes, les collectivités locales intéressées pourraient donc obtenir, au besoin par voie de recours devant la juridiction administrative, la prise en charge par l'Etat de la compensation des moins-values résultant de la mise en vigueur de la réforme.
De toute façon, en admettant même que l'article 28 soit dénué d'efficacité immédiate en droit positif, ses dispositions n'en seraient pas moins en contradiction, au moins indirecte, avec les prescriptions de l'article 40 de la Constitution. Elles devraient donc, semble-t-il, être censurées pour des motifs analogues à ceux développés dans les décisions des 17, 18, 24 et 25 juin 1959 par lesquelles le Conseil Constitutionnel a exclu, lors de l'examen des réglements de l'Assemblée Nationale et du Sénat, la possibilité de résolutions en dehors des matières relevant de la compétence exclusive des assemblées, sans s'arrêter au fait que lesdites résolutions n'auraient qu'une valeur indicative, notamment dans le domaine des finances publiques.
V : En conclusion, il est demandé au Conseil Constitutionnel de statuer sur la conformité à la Constitution de l'article 28 de la loi portant réforme de l'enregistrement, du timbre et de la fiscalité immobilière.
Les dispositions de cet article ne mettent pas en cause l'économie générale du texte de loi voté par le Parlement et n'ont, en particulier, aucune répercussion juridique sur l'application des mesures fiscales prévues par l'article 27.
Les dispositions dont s'agit ne sont donc pas inséparables de l'ensemble de la loi et, par suite, cette dernière pourrait, si tel est l'avis du Conseil Constitutionnel, être promulguée sous la seule réserve de la disjonction de l'article 28 susmentionné.