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08/07/2025 | CEDH | N°001-244303

CEDH | CEDH, AFFAIRE SELAHATTİN DEMİRTAŞ c. TÜRKİYE (N° 4), 2025, 001-244303


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE SELAHATTİN DEMİRTAŞ c. TÜRKİYE (No 4)

(Requête no 13609/20)

ARRÊT


Art 35 § 3 a) • Compétence ratione materiae • Compétence de la Cour pour connaître des griefs formulés par le requérant dans le cadre de la présente nouvelle requête à la suite d’un arrêt de la Grande Chambre le concernant

Art 5 § 4 et Art 35 § 1 • Absence de contrôle juridictionnel à bref délai devant la Cour constitutionnelle de la légalité de la détention provisoire du requérant • Délai d’un peu plus de quatre ans, non co

nsidéré comme « bref » même compte tenu des circonstances particulières de l’affaire • Ineffectivité du recours individu...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE SELAHATTİN DEMİRTAŞ c. TÜRKİYE (No 4)

(Requête no 13609/20)

ARRÊT

Art 35 § 3 a) • Compétence ratione materiae • Compétence de la Cour pour connaître des griefs formulés par le requérant dans le cadre de la présente nouvelle requête à la suite d’un arrêt de la Grande Chambre le concernant

Art 5 § 4 et Art 35 § 1 • Absence de contrôle juridictionnel à bref délai devant la Cour constitutionnelle de la légalité de la détention provisoire du requérant • Délai d’un peu plus de quatre ans, non considéré comme « bref » même compte tenu des circonstances particulières de l’affaire • Ineffectivité du recours individuel du requérant devant la Cour constitutionnelle en raison d’une absence de contrôle juridictionnel à bref délai

Art 5 § 1 c) • Absence de soupçons plausibles à l’égard du requérant au moment de sa remise en détention et durant la phase initiale de sa détention

Art 5 § 3 • Absence de motifs pertinents et suffisants pour maintenir le requérant en détention provisoire pendant plus de quatre ans • Mesure non utilisée en dernier recours, au regard de la situation de l’intéressé, contrairement aux exigences du droit interne

Art 5 § 4 • Garanties procédurales du contrôle • Impossibilité pour le requérant et son avocat d’accéder au dossier d’enquête

Art 18 (+ Art 5) • Restrictions dans un but non prévu • Détention provisoire poursuivant le but inavoué consistant à étouffer le pluralisme et limiter le libre jeu du débat politique

Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.

STRASBOURG

8 juillet 2025

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Selahattin Demirtaş c. Türkiye (no 4),

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Arnfinn Bardsen, président,
Saadet Yüksel,

Jovan Ilievski,

Oddný Mjöll Arnardóttir,

Gediminas Sagatys,

Stephane Pisani,

Juha Lavapuro, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier de section,

Vu :

la requête (no 13609/20) dirigée contre la République de Türkiye et dont un ressortissant de cet État, M. Selahattin Demirtaş (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 2 mars 2020,

la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement ») les griefs concernant l’article 5 §§ 1, 3 et 4 et les articles 10 et 18 de la Convention et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,

les observations communiquées par le gouvernement défendeur et celles communiquées en réplique par le requérant,

les commentaires reçus de Turkey Human Rights Litigation Support Project, Human Rights Watch et The International Commission of Jurists, Human Rights Watch, ainsi que de l’association İfade Özgürlüğü Derneği (Association pour la liberté d’expression (İFÖD)), (« les ONG intervenantes »), que le président de la section avait autorisées à se porter tierces intervenantes,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 juin 2025,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. L’affaire concerne la détention provisoire dont le requérant a fait l’objet à partir du 20 septembre 2019. Sont en jeu les articles 5 §§ 1, 3 et 4, 10 et 18 de la Convention.

EN FAIT

2. Le requérant, né en 1973, est actuellement détenu au centre pénitentiaire d’Edirne. Il était l’un des coprésidents du Parti démocratique des peuples (HDP), un parti politique pro-kurde de gauche. Du 22 juillet 2007 au 24 juin 2018, il fut député à la Grande Assemblée nationale de Türkiye (« l’Assemblée nationale »). Il a été représenté par Mes M. Karaman, A. Demirtaş Gökalp, B. Molu et R. Demir, avocats exerçant à Diyarbakır, Istanbul et Ankara.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, de l’époque M. Hacı Ali Açıkgül, ancien chef du service des droits de l’homme au ministère de la Justice de la République de Türkiye.

1. LE CONTEXTE DE L’AFFAIRE

4. À l’origine de la présente requête se trouvent des enquêtes et poursuites engagées relativement à des faits appelés les « événements des 6‑8 octobre 2014 ». Le 20 septembre 2019, le requérant, qui était privé de sa liberté depuis le 4 novembre 2016, fut placé en détention provisoire pour des faits liés aux événements des 6-8 octobre 2014. Ces événements sont donc exposés ci‑dessous pour autant qu’ils concernent les faits de la présente espèce (voir, Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2) [GC], no 14305/17, §§ 17‑27, 22 décembre 2020,).

5. Les événements des 6-8 octobre 2014 eurent lieu alors qu’un processus de résolution avait été entamé en Türkiye en 2012 afin de trouver une solution pacifique et permanente à la question kurde. Cependant, ce processus se solda par un échec en 2015 (pour de plus amples informations, voir ibidem). En outre, le Gouvernement met l’accent sur le fait qu’en août 2015, un régime politique d’autonomie a été proclamé par les dirigeants du PKK dans dix-neuf villes de Türkiye, dont la grande majorité se situe dans le sud-est du pays. Il avance qu’il s’agissait en réalité d’une tentative de soulèvement visant à paralyser les institutions publiques et explique que les forces de sécurité ont mené des opérations dans le but de rétablir l’ordre public. Il affirme qu’au cours de ces opérations, qui se sont poursuivies pendant des mois, environ 200 agents des forces de sécurité ont perdu la vie et que des tonnes de bombes et d’explosifs ont été détruites.

1. Les événements des 6-8 octobre 2014

6. En septembre et en octobre 2014, des membres de l’organisation terroriste armée Daech (État islamique en Irak et au Levant) lancèrent une offensive sur la ville syrienne de Kobané (Ayn al-Arab en arabe), laquelle est située à environ 15 kilomètres de la ville frontalière turque de Suruç. Des affrontements armés eurent lieu entre les forces de Daech et celles du YPG (« les Unités de protection du peuple », une organisation fondée en Syrie et considérée comme terroriste par la Türkiye en raison des liens qu’elle entretiendrait avec le PKK, le Parti des travailleurs du Kurdistan, une organisation terroriste armée). Après le déclenchement des affrontements en Syrie, le gouvernement turc ouvrit sa frontière à des milliers de réfugiés kurdes, en majorité des femmes, des enfants et des personnes âgées qui s’étaient amassés à la frontière turco-syrienne. Il ferma cependant cette même frontière dans le sens des départs vers la Syrie, afin d’empêcher les volontaires de partir se battre à Kobané. À partir du 2 octobre 2014, de nombreuses manifestations eurent lieu en Türkiye et plusieurs organisations non gouvernementales – locales et internationales – publièrent des déclarations appelant à la solidarité internationale avec Kobané face au siège de la ville par Daech.

7. Le Gouvernement précise que le 5 octobre 2014 à 00 h 07, un tweet fut publié sur le compte Twitter « @murat_karayilan », lequel compte appartiendrait à un membre du « comité exécutif » de l’organisation terroriste PKK. Ce tweet se lisait comme suit :

« Nous appelons tous les jeunes, toutes les femmes et toutes les personnes de sept à soixante-dix ans à prendre le parti de Kobané, à protéger notre honneur et notre dignité et à occuper les métropoles. »

8. Le Gouvernement ajoute qu’à la suite de cette publication, le 6 octobre 2014, à 10 h 20, le comité exécutif central du HDP (dont le requérant a assisté à la réunion ce même jour), a publié le tweet suivant (voir aussi, Selahattin Demirtaş (no 2), précité, § 20) :

« Appel urgent à notre peuple ! Appel urgent à notre peuple lancé par le comité exécutif central du HDP, qui est actuellement en session ! La situation à Kobané est extrêmement dangereuse. Nous appelons notre peuple à rejoindre et à soutenir ceux qui sont descendus dans la rue pour protester contre les attaques de Daech et contre l’embargo du gouvernement de l’AKP sur Kobané »

9. Il précise que le même jour, le comité exécutif central du HDP a également publié le tweet suivant (voir aussi, ibidem, § 20) :

« Nous appelons notre peuple à rejoindre et à soutenir ceux qui sont descendus dans la rue pour protester contre les attaques de Daech et contre l’embargo du gouvernement de l’AKP [Parti de la justice et du développement] sur Kobané. Nous appelons l’ensemble de notre peuple, toutes les personnes âgées de sept à soixante-dix ans, à [descendre dans] la rue, à [y] prendre [position] et à agir contre la tentative de massacre à Kobané. Les institutions internationales, les organisations non‑gouvernementales, les organisations professionnelles et du travail, les sections des femmes et de la jeunesse et toutes les forces démocratiques doivent réagir contre la barbarie à Kobané. À partir de maintenant, Kobané, c’est partout. Nous appelons à une résistance permanente jusqu’à la fin du siège et de l’agression sauvage à Kobané ».

10. Le même jour, une déclaration émanant d’une organisation dénommée KCK (« Union des communautés kurdes »), considérée par la Cour de cassation comme une organisation terroriste et comme la « branche urbaine » du PKK, fut publiée sur le site Internet www.firatnews.com. Cette déclaration se lisait ainsi (ibidem, § 21) :

« La vague révolutionnaire partie de Kobané doit s’étendre à l’ensemble du Kurdistan et, sur cette base, nous appelons à un soulèvement de la jeunesse kurde (...) Ceux qui parmi notre peuple peuvent aller à Suruç doivent y aller immédiatement, sans perdre une seconde, et chaque centimètre carré du Kurdistan doit se lever pour Kobané (...) Nous appelons notre peuple, [toutes les personnes âgées] de sept à soixante-dix ans, à rendre la vie insupportable à Daech et à son collaborateur l’AKP, où qu’ils se trouvent, et à prendre position contre ces gangs [responsables] de massacres en amplifiant la rébellion [serhildan en kurde] au plus haut niveau. »

11. À partir du 6 octobre 2014, les manifestations devinrent violentes. Des affrontements eurent lieu entre différents groupes, et les forces de sécurité intervinrent de manière vigoureuse. À des dates non précisées, face à l’intensification de la violence, les préfets de certaines villes imposèrent des couvre-feux. Selon les chiffres indiqués dans la décision rendue par la Cour constitutionnelle le 21 novembre 2023 relativement à un recours individuel formé par une ancienne députée du HDP (Ayla Akat Ata (no 3), no 2020/35149 – paragraphe 114 ci-dessous), qui a été produite par le Gouvernement, les événements des 6-8 octobre ont touché 36 villes différentes et donné lieu à 2 389 actes de violence, auxquels 121 899 personnes ont participé et lors desquels 45 personnes ont perdu la vie et 769 personnes ont été blessées. Selon cette même décision, 4 291 suspects ont été arrêtés en lien avec ces incidents, et 1 105 d’entre eux ont été placés en détention provisoire.

2. L’interview et le discours du requérant

12. Le Gouvernement a produit notamment une interview que le requérant avait donnée à la presse le 30 septembre 2014 alors qu’il se trouvait à Kobané. Le parquet s’est référé à une partie de cette interview pour établir les accusations portées contre le requérant (voir notamment les paragraphes 58 et 75 ci-dessous). Le Gouvernement n’a versé au dossier qu’une partie de cette interview, mais le requérant en a produit d’autres passages, qui figurent en caractères gras dans la citation suivante :

« (...) Daech s’est emparé des armes technologiques de l’Amérique et de la Russie et gagne rapidement du terrain. La seule façon de sortir de cette barbarie c’est d’agir ensemble. Aujourd’hui, Kobané devrait être la préoccupation principale dans toute la Türkiye. Un processus [de résolution, voir paragraphe 5 ci‑dessus] est en cours depuis deux ans, et c’est le moment de faire ce qu’il exige. Les mesures concrètes et la pratique n’ont de sens que si elles sont mises en œuvre dans ce cadre. La paix n’est possible que sur le terrain. Elle ne s’obtient pas en se réunissant autour d’une table, mais en se tenant la main sur les places et dans les champs. La paix ne s’instaure pas avec les gaz et les matraques. Il est possible de construire la paix à la frontière de Kobané et d’éviter une rupture historique. Veuillez-vous assurer que notre appel est bien compris. Il ne s’agit pas d’un plaidoyer. Rassemblons toute la résistance historique afin que nous puissions créer ensemble l’alliance historique. C’est l’appel que nous adressons à tous les peuples du monde et à la communauté internationale. Si vous ignorez ces gens qui défendent les valeurs humanistes, nous nous chargerons de leur venir en aide. Mais votre comportement dépourvu de principes sera inévitablement critiqué. Si la communauté internationale continue de garder le silence sur Kobané, ce n’est pas nous qui serons remis en cause. Nous, nous résisterons jusqu’à la fin. Nous continuerons à soutenir les personnes qui résistent. Espérons que la situation ici changera bientôt, et que nous réussirons à créer un climat de confiance qui permettra de prendre des mesures fortes en vue d’une solution démocratique à la fois au Rojava [région rebelle autonome de fait dans le nord et le nord-est de la Syrie] et au niveau national. Je crois qu’il sera facile d’obtenir des résultats si chacun fait son travail. »

13. Le Gouvernement a également soumis le texte d’un discours tenu par le requérant le 9 octobre 2014 à Diyarbakır, dans les locaux du HDP. Les parties de ce discours qui sont pertinentes en l’espèce se lisent ainsi :

« Nous avons lancé les appels en question [les tweets publiés sur le compte Twitter du HDP] parce que nous avions appris que l’organisation Daech avait atteint la frontière de Mürşitpınar. Les gens sont sortis dans les rues et il n’y a eu de violences nulle part. Nous n’avons pas dit de recourir à la violence. Nous avons lancé un appel en faveur de la lutte politique. Ce qui a accru la violence, ce ne sont ni l’appel du HDP ni les manifestations du peuple. Il incombe à l’État de trouver ceux qui ont provoqué [les actes de violences]. Il ne doit pas y avoir d’actes de violence. Il ne faut pas intervenir dans les manifestations [organisées] pour soutenir Kobané (...) »

3. Les enquêtes préparatoires menées par le parquet d’Ankara

14. Le 16 octobre 2014, un certain B.M. déposa une pétition dont le texte se lisait comme suit :

« Comme vous le savez, les partisans de l’organisation terroriste PKK, prétextant qu’ils soutenaient Kobané, ont incendié notre pays, l’ont détruit et ont assassiné 35 citoyens. Je souhaite qu’une instruction soit ouverte contre les responsables du HDP, et en particulier contre son président Selahattin Demirtaş, qui ont lancé l’appel ayant déclenché ces événements. »

15. Le bureau du parquet d’Ankara chargé des infractions commises par les parlementaires ouvrit une enquête sous le numéro 2014/5844 et la joignit à l’affaire no 2014/5717, laquelle concernait les députés du HDP. Il adressa en outre au bureau chargé des infractions commises contre l’ordre constitutionnel les éléments du dossier concernant les membres du comité exécutif central du HDP ne disposant pas du statut de député, afin qu’une enquête distincte soit ouverte. Il ressort des éléments dont dispose la Cour qu’une telle enquête fut ouverte sous le numéro 2014/146757.

16. Le 15 avril 2015, le parquet d’Ankara demanda à la Cour de cassation de lui transmettre des informations sur l’identité et l’adresse des personnes qui au 10 octobre 20l4 étaient membres du comité exécutif central du HDP. Le 5 mai 2015, il lui demanda une copie des statuts du HDP.

17. Par ailleurs, le 29 juillet 2015, les 78 députés du HDP, parmi lesquels figurait le requérant, déposèrent auprès de la présidence de l’Assemblée nationale une demande sollicitant la levée de leur immunité parlementaire. Cependant, par une lettre du 3 août 2015, la présidence de l’Assemblée nationale les informa que, selon l’article 134 du règlement de l’Assemblée nationale, une demande de levée de l’immunité parlementaire présentée par le député concerné n’était pas suffisante pour permettre cette levée.

18. Le 1er octobre 2015, un rapport de police daté du 20 septembre 2014 et comportant une retranscription des déclarations en lien avec les événements de Kobané qui avaient été publiées sur les réseaux sociaux par certains députés du HDP, dont le requérant, ainsi que sur le compte Twitter officiel du HDP, fut versé au dossier de l’enquête no 2014/5717. Entre 2015 et 2017, le parquet d’Ankara adressa aux suspects plusieurs lettres pour leur demander de faire leurs déclarations dans le cadre de ce dossier.

19. En réponse à une demande présentée le 7 octobre 2015 par le bureau du parquet de Diyarbakır chargé des infractions terroristes, le bureau du parquet d’Ankara chargé des infractions commises contre l’ordre constitutionnel indiqua que deux enquêtes avaient été ouvertes au sujet des événements des 6-8 octobre 2014, la première (no 2014/146757) conduite par lui-même et visant des membres du comité exécutif central du HDP qui n’étaient pas députés, la seconde (no 2014/5717) conduite par le bureau de ce même parquet chargé des infractions commises par les parlementaires et visant des membres du comité exécutif central du HDP qui étaient députés, parmi lesquels figurait le requérant.

20. Le 21 mars 2016, soit pendant le mandat de parlementaire du requérant, le parquet d’Ankara établit contre lui (ainsi que contre six autres députés du HDP) un rapport d’enquête (fezleke) relatif à l’affaire no 2014/5717 qui fut adressé à l’Assemblée nationale pour obtenir la levée de son immunité parlementaire. Dans ce rapport, le parquet indiqua que l’infraction en cause avait été commise le 6 octobre 2014 et les jours suivants et que les faits reprochés relevaient de l’article 214 du code pénal (le « CP ») et des dispositions de la loi no 2911. Il précisa notamment que, le 6 octobre 2014, le comité exécutif central du HDP avait publié le tweet reproduit au paragraphe 8 ci-dessus et que ses membres avaient ainsi incité le peuple à se révolter. Précisant que les sites Internet proches du PKK avaient diffusé un message similaire, le parquet expliquait qu’à la suite de ce message, de nombreux incidents violents s’étaient produits, qui avaient causé la mort de 53 personnes, avaient fait des milliers de blessés et avaient entraîné des dégradations dans plusieurs bâtiments publics.

21. Le 20 mai 2016, l’Assemblée nationale adopta une modification constitutionnelle consistant en l’ajout à la Constitution de 1982 d’un article provisoire par lequel l’immunité parlementaire du requérant fut levée.

22. Le Gouvernement avance qu’au total, 93 rapports d’enquête ont été établis au sujet des actes du requérant, que 77 de ces rapports ont été adressés à l’Assemblée nationale et que, après le 4 mai 2016, 16 rapports d’enquêtes supplémentaires ont été adressés au ministère de la Justice, puis à l’Assemblée nationale.

23. À la suite de la levée de l’immunité parlementaire du requérant, le procureur de la République de Diyarbakır (« le procureur de la République ») décida de réunir en une seule affaire (no 2016/24950) 31 enquêtes pénales distinctes dirigées contre le requérant. Le Gouvernement précise notamment qu’une seule enquête pénale (portant le numéro 31) portait sur les événements des 6‑8 octobre 2014. Les mesures prises dans le cadre de cette affaire, qui incluait l’enquête no 2014/5717, furent l’objet de l’arrêt que la Grande Chambre a rendu dans l’affaire Selahattin Demirtaş (no 2) précitée. Les volets pertinents de ces mesures sont résumés dans la partie II ci-dessous. Quant aux mesures prises dans le cadre de l’enquête no 2014/146757, elles sont l’objet de la présente requête et sont exposées dans la partie III ci‑dessous.

2. SUR LES POURSUITES AYANT FAIT L’OBJET DE L’ARRÊT RENDU LE 22 DÉCEMBRE 2020 PAR LA GRANDE CHAMBRE DE LA COUR
1. Le placement en détention provisoire du requérant et sa mise en accusation

24. Le 4 novembre 2016, le procureur de la République demanda au 2e juge de paix de Diyarbakır de placer le requérant en détention provisoire pour appartenance à une organisation terroriste armée (article 314 du CP) et pour incitation publique à commettre une infraction (article 214 § 1 du CP). Ces accusations étaient en partie liées aux événements des 6‑8 octobre 2014. Dans sa demande, le parquet mentionnait également de nombreux actes liés au terrorisme et sans lien avec les événements des 6‑8 octobre 2014, en particulier de nombreuses déclarations faites entre 2014 et 2016. Il indiquait par ailleurs que ces infractions avaient été commises aux dates suivantes : le 6 octobre 2014, le 9 septembre 2015 (discours du requérant lors d’une réunion organisée par la branche locale de Diyarbakır du HDP) et le 26 décembre 2015 (discours du requérant lors du Congrès de la société démocratique), ainsi que le 4 novembre 2016 (en ce qui concerne l’infraction prévue à l’article 314 § 2 du CP).

25. Le même jour, le requérant comparut devant le 2e juge de paix de Diyarbakır, qui ordonna sa mise en détention provisoire. À l’appui de cette décision, le juge de paix résuma les infractions reprochées au requérant en trois parties :

a) Sur les événements des 6-8 octobre 2014 : le juge précisait qu’au moment de l’intensification des conflits entre Daech et le PYD [Parti de l’Union démocratique, considéré par les autorités turques comme la branche syrienne du PKK] en Syrie, en octobre 2014, les responsables du PKK avaient publié plusieurs appels invitant la population à descendre dans la rue. Il ajoutait que, presque simultanément, trois tweets avaient été publiés au nom du comité exécutif central du HDP, dont le requérant était membre et coprésident, appelant également la population à descendre dans la rue. Le juge de paix relevait en outre qu’au cours des événements des 6‑8 octobre 2014, les sympathisants du PKK avaient commis plusieurs infractions et qu’ils avaient notamment causé la mort de 50 personnes, blessé 678 autres et endommagé 1 113 bâtiments. Pour le juge de paix, les tweets publiés sur le compte Twitter du HDP faisaient naître de forts soupçons quant à la commission, par le requérant, dans le cadre de ses fonctions au sein du parti politique en question, de l’infraction d’incitation publique à commettre une infraction ;

b) Sur les discours tenus le 9 octobre 2014, les 13 septembre et 18 décembre 2015 et le 26 septembre 2016 et les autres enquêtes pénales : le parquet précisait notamment que plusieurs enquêtes pénales menées contre le requérant étaient en cours, notamment pour des infractions liées au terrorisme. Selon lui, ces éléments étaient suffisants pour faire naître de forts soupçons quant à la commission par l’intéressé de l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste armée ;

c) Considérations relatives à l’article 314 du CP : le juge de paix notait encore que l’infraction relative à la fondation et à la direction d’une organisation terroriste armée figurait parmi celles énumérées à l’article 100 § 3 du code de procédure pénale (le « CPP »).

Enfin, considérant l’importance de l’affaire et la lourdeur des peines prévues par la loi pour les infractions en question, le juge estima que la mesure de détention provisoire était nécessaire et proportionnée et que les mesures alternatives à la détention semblaient être insuffisantes.

26. Le 11 janvier 2017, le procureur de la République déposa devant la cour d’assises de Diyarbakır un acte d’accusation dirigé contre le requérant (enquête no 2016/24950). Il reprochait à l’intéressé d’avoir fondé ou dirigé une organisation terroriste armée (article 314 § 1 du CP), d’avoir fait de la propagande pour une organisation terroriste (à quinze reprises – article 7 § 2 de la loi relative à la lutte contre le terrorisme), d’avoir incité publiquement à la commission d’une infraction (article 214 § 1 du CP), d’avoir fait l’apologie du crime et de criminels (à quatre reprises – article 215 § 1 du CP), d’avoir incité la population à la haine et à l’hostilité (à deux reprises – article 216 § 1 du CP), d’avoir incité à désobéir à la loi (article 217 § 1 du CP), d’avoir organisé des réunions et manifestations illégales et d’y avoir participé (à trois reprises – article 28 § 1 de la loi no 2911 relative au déroulement des réunions et manifestations), et de ne pas avoir obtempéré à l’ordre de dispersion d’une manifestation illégale émis par les forces de sécurité (article 32 § 1 de la loi no 2911). Le procureur de la République requit la condamnation du requérant à une peine d’emprisonnement comprise entre quarante-trois et
cent quarante-deux ans.

Le procureur de la République fit valoir qu’outre les faits ainsi reprochés, le requérant avait, par ses discours et déclarations, provoqué les actes de violence survenus du 6 au 8 octobre 2014 (pour plus de détails, voir Selahattin Demirtaş (no 2), précité, § 79, point vii).

27. À la suite du dépôt de l’acte d’accusation, l’affaire fut dépaysée afin d’éviter des troubles à la sécurité publique et transférée à la 19e cour d’assises d’Ankara (action no 2017/189).

28. Le 2 septembre 2019, le requérant ayant terminé d’exposer des moyens en défense, la 19e cour d’assises d’Ankara décida de mettre fin à sa détention provisoire et de le remettre en liberté à condition qu’il ne fût pas détenu ou condamné dans le cadre d’une autre procédure.

29. Cependant le requérant, parce qu’il avait fait l’objet d’une condamnation devenue définitive, ne fut pas remis en liberté. En effet, la cour d’assises d’Istanbul l’avait auparavant condamné à une peine d’emprisonnement de quatre ans et huit mois pour propagande en faveur d’une organisation terroriste, en raison d’un discours qu’il avait prononcé le 17 mars 2013, lors d’un meeting tenu à Istanbul.

30. À la suite de la décision de remise en liberté du requérant rendue par la cour d’assises d’Ankara, les avocats de l’intéressé saisirent la 26e cour d’assises d’Istanbul d’une demande tendant à ce que les jours qu’il avait passés en détention provisoire dans le cadre de la procédure pénale menée devant la cour d’assises d’Ankara fussent déduits de la peine définitive prononcée à l’issue de la procédure pénale menée devant la cour d’assises d’Istanbul.

31. Le 20 septembre 2019, la 26e cour d’assises d’Istanbul accueillit cette demande.

32. Cependant, le même jour, le procureur de la République d’Ankara demanda au juge de paix d’Ankara de placer le requérant en détention provisoire dans le cadre de l’enquête pénale ouverte en 2014 sous le numéro 2014/146757 et relative aux événements des 6‑8 octobre 2014 (paragraphe 15 ci-dessus). Les mesures prises dans le cadre de ces poursuites sont l’objet de la présente affaire (voir la partie III ci-dessous).

33. Par ailleurs, le 15 avril 2021, la 19e cour d’assises d’Ankara demanda à la 22e cour d’assises d’Ankara, qui examinait l’affaire concernant la seconde détention provisoire du requérant ordonnée le 20 septembre 2019, objet de la présente affaire, de joindre les deux procédures pénales. Le 19 avril 2021, la 22e cour d’assises d’Ankara accueillit la demande de jonction. Puis, le 25 mai 2021, la 19e cour d’assises d’Ankara décida de joindre les deux procédures pénales et, le 14 juin 2021, de transmettre le dossier à la 22e cour d’assises d’Ankara (paragraphes 80–82 ci‑dessous). En conséquence, l’affaire qui avait été ouverte devant la 19e cour d’assises d’Ankara fut close.

2. Le recours individuel soumis à la Cour constitutionnelle
1. L’arrêt adopté le 22 décembre 2020 par la Cour constitutionnelle

34. À la suite d’un recours individuel formé par le requérant le 17 novembre 2016 (no 2016/25189), qui concernait essentiellement la privation de liberté dont il avait fait l’objet à partir du 4 novembre 2016, la Cour constitutionnelle statua par un arrêt du 21 décembre 2017, dans lequel elle déclara ce recours irrecevable. Concernant les événements des 6‑8 octobre 2014, elle considéra notamment qu’il existait en l’espèce une forte présomption de commission d’une infraction par le requérant. À cet égard, elle estima que, eu égard au nombre de personnes qui avaient été tuées ou blessées durant lesdits événements, il était possible d’établir un lien de causalité entre les appels lancés par le comité exécutif central du HDP, dont le requérant était coprésident, et les actes de violence en question (pour un résumé de cet arrêt, voir, ibidem, §§ 96-107).

2. L’arrêt adopté le 9 juin 2020 par la Cour constitutionnelle

35. Le requérant saisit la Cour constitutionnelle de cinq recours individuels distincts, en date des 26 novembre 2017, 29 mai 2018, 18 juin 2018, 27 novembre 2018 et 11 décembre 2018. La haute juridiction jugea opportun d’examiner ensemble ces recours dans le dossier référencé sous le numéro 2017/38610, compte tenu de leur similitude quant à leur objet, et elle rendit son arrêt le 9 juin 2020.

36. Dans son arrêt, la Cour constitutionnelle considéra, à l’unanimité, qu’il y avait eu une violation de l’article 19 § 7 de la Constitution (correspondant à l’article 5 § 3 de la Convention) à raison de la durée de la détention provisoire subie par le requérant. À cet égard, elle constata notamment que l’intéressé avait été maintenu en détention provisoire pendant deux ans, un mois et trois jours sur le fondement d’une accusation pénale liée au terrorisme. Quant aux autres griefs du requérant, soit ils furent déclarés irrecevables (notamment ceux concernant l’article 5 §§ 1 et 4 de la Convention), soit la Cour constitutionnelle décida qu’il n’y avait pas lieu de les examiner séparément (entre autres les griefs relatifs à l’article 18 de la Convention et à l’article 3 du Protocole no 1).

37. En ce qui concerne la détention provisoire du requérant qui avait débuté le 20 septembre 2019 – objet de la présente requête –, la Cour constitutionnelle indiqua que, le 7 novembre 2019 (paragraphe 99 ci‑dessous), l’intéressé l’avait saisie d’un nouveau recours constitutionnel, lequel était encore pendant devant elle. Elle observa à ce sujet que cette détention provisoire était fondée sur une autre enquête pénale engagée par le parquet d’Ankara et qu’elle ne jouait pas de rôle dans l’appréciation de la détention provisoire du requérant examinée dans le cadre du recours individuel pendant devant elle (pour un résumé détaillé de cet arrêt, voir, ibidem, §§ 120‑128).

3. Les requêtes introduites devant la Cour et l’arrêt de la Grande Chambre

38. Le 20 février 2017, le requérant saisit la Cour d’une requête individuelle concernant sa détention provisoire ayant débuté le 4 novembre 2016. La Grande Chambre, dans l’arrêt qu’elle rendit le 22 décembre 2020 (ibidem), conclut à la violation des articles 5 §§ 1 et 3, 10 et 18 combiné avec l’article 5, ainsi que de l’article 3 du Protocole no 1. En revanche, elle conclut à l’absence de violation de l’article 5 § 4 de la Convention.

Pour ce qui est des événements des 6-8 octobre 2014, la Grande Chambre examina ces actes dans le cadre de son appréciation sur le terrain de l’article 5 § 1 c) de la Convention. Avant de conclure à l’absence de raison plausible de soupçonner que le requérant avait commis une infraction (ibidem, § 339), la Cour constata que « (...) le 2e juge de paix de Diyarbakır [avait] au départ justifié le placement en détention provisoire du requérant en s’appuyant sur les tweets publiés sur le compte Twitter du HDP ». Après avoir examiné ces tweets, elle conclut notamment que « (...) ces appels [étaient] restés dans les limites du discours politique, dans la mesure où ils ne [pouvaient] pas être interprétés comme un appel à la violence. Les violences survenues du 6 au 8 octobre 2014, aussi regrettables soient-elles, ne [pouvaient] pas être interprétées comme une conséquence directe des tweets en question et ne [pouvaient] pas justifier le placement en détention provisoire du requérant pour les infractions en question » (ibidem, § 327).

39. Par ailleurs, après avoir conclu à la violation de l’article 5 §§ 1 et 3, des articles 10 et 18 de la Convention – dont ce dernier combiné avec l’article 5 –, ainsi que de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention, la Cour dit, entre autres, que l’État défendeur devait prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la remise en liberté immédiate du requérant. En particulier, au regard de l’article 46 de la Convention, elle dit ce qui suit :

« 440. La Cour renvoie aux développements relatifs au retour en détention provisoire du requérant, le 20 septembre 2019 (...). À cet égard, elle a déjà dit qu’au vu des divers éléments factuels et des liens temporels et matériels étroits existant entre eux, pris dans leur globalité, les autorités à l’origine du placement initial et du maintien en détention du requérant ne semblaient pas être intéressées principalement par l’enquête sur l’implication présumée de celui-ci dans une infraction prétendument commise en 2014 (...). Pour la Cour, le but ultime des autorités judiciaires était de priver le requérant de sa liberté en dépit de la décision de la cour d’assises d’Ankara ayant ordonné sa libération (...). Le Gouvernement a plaidé que les infractions pour lesquelles le requérant avait été placé en détention provisoire le 20 septembre 2019 (...) n’étaient pas les mêmes que celles qui font l’objet de la présente requête, parce que ces dernières concernaient non seulement les faits survenus les 6-8 octobre 2014 mais aussi les « actes et incidents » signalés dans plusieurs autres rapports d’enquête (...). Ainsi, selon le Gouvernement lui-même, la décision de mise en détention du 20 septembre 2019 porte aussi sur les faits qui se sont produits du 6 au 8 octobre 2014, bien qu’elle soit formulée de manière plus étroite que les accusations ayant conduit au placement initial du requérant en détention. Or l’ouverture d’une nouvelle enquête pénale concernant des faits qui ont déjà été jugés insuffisants pour justifier la détention, en recourant à une nouvelle qualification juridique, sont de nature à permettre aux autorités de contourner le droit à la liberté.

441. En l’espèce, la Cour ne peut donc pas ignorer le fait que l’intéressé a été placé en détention provisoire sur le fondement d’une nouvelle qualification juridique des « actes et incidents » relatifs à la période du 6‑8 octobre 2014 qui faisaient déjà partie des motifs invoqués pour justifier la privation de liberté qui est précisément visée dans sa requête et qui a pris fin le 2 septembre 2019. À la lumière des conclusions auxquelles elle est parvenue, en particulier de son constat de violation de l’article 18 combiné avec l’article 5, la Cour souligne que les mesures d’exécution qui doivent maintenant être prises par l’État défendeur, sous la surveillance du Comité des Ministres, concernant la situation du requérant doivent être compatibles avec les conclusions et l’esprit du présent arrêt (...) »

3. LES POURSUITES ENGAGÉES PAR LE PARQUET D’ANKARA RELATIVEMENT AUX ÉVÉNEMENTS DES 6-8 OCTOBRE 2014

40. Le 10 avril 2018, le parquet d’Ankara informa la 19e cour d’assises d’Ankara qu’il menait une enquête contre les membres du comité exécutif central du HDP concernant les événements du 6 au 8 octobre 2014, ce dans le cadre du dossier d’enquête no 2014/146757 (paragraphes 15 et 19 ci‑dessus).

41. Le 11 juin 2018, le parquet d’Ankara donna pour instruction à la direction de la sureté d’Ankara de déterminer s’il existait un lien entre les événements des 6-8 octobre 2014 et les appels lancés par le PKK et ses organisations affiliées et par le HDP, et de donner des précisions sur les incidents qui avaient eu lieu lors des attaques susmentionnées. L’instruction était ainsi libellée :

« 1 - il est demandé de déterminer si l’organisation terroriste armée du PKK a fait une déclaration ou partagé un post, le 5 octobre 2014, concernant les événements des 6‑7‑8 octobre 2014 ; de déterminer si le comité exécutif central du HDP et ses coprésidents, le BTK, le KCK, le PKK et la section des femmes de l’organisation terroriste du KCK, la section de la jeunesse du PKK, les organisations terroristes du KCK ou si une ou plusieurs autres personnes ont fait une déclaration de presse ou partagé un post via les réseaux sociaux ; de déterminer si le comité exécutif central du HDP a tenu une réunion, si un procès-verbal de réunion a été publié et si une décision a été prise ; de déterminer qui a participé à la réunion ; de déterminer si une décision a été prise, et qui l’a signée ; de préciser la chronologie exacte en indiquant l’heure et la minute de chaque message et déclaration, et de déterminer la relation et le lien entre les messages et communiqués de presse susmentionnés et l’organisation terroriste armée PKK.

2 - Il est en outre demandé de déterminer tous les incidents tels que les décès, blessures, dommages matériels, explosions, etc. survenus dans le cadre des événements des 6‑7‑8 octobre ; de dresser une liste comprenant les rapports d’autopsie sur les décès et les rapports d’examen médical sur les blessures, les rapports (...) médico-légaux relatifs à autres blessures, des cartes et de croquis de la scène de l’incident quant aux dommages matériels, les déclarations des témoins et les preuves obtenues dans le cadre des enquêtes menées sur les incidents ; et de collecter immédiatement des informations en sollicitant les services de police concernés et d’autres institutions. »

42. Le 19 juillet 2018, le procureur d’Ankara demanda à l’Assemblée nationale si les membres du comité exécutif central du HDP, dont le requérant, étaient députés ; dans l’affirmative, à quelle date ceux-ci avaient été élus députés et s’ils avaient fait l’objet de rapports d’enquête concernant la levée de leur immunité parlementaire.

43. Toujours le 19 juillet 2018, le parquet d’Ankara demanda à la branche antiterroriste de la police d’Ankara d’ouvrir toute enquête afin de faire la lumière sur les liens des suspects, dont le requérant, avec l’organisation terroriste armée PKK et leurs fonctions au sein de l’organisation en question, et de recueillir tout élément de preuve. Le procureur général demanda également que les adresses complètes de ces suspects en Türkiye et les lignes de téléphonie mobile qu’ils utilisaient à l’époque des faits soient relevées et communiquées au parquet général. En annexe à la demande figurait une liste de 90 suspects, à la tête de laquelle étaient inscrits les noms d’Abdullah Öcalan [chef du PKK] et des autres principaux dirigeants du PKK, et aux derniers rangs de laquelle étaient inscrits majoritairement ceux des députés ou ex-députés du parti politique HDP, y compris le nom du requérant.

44. Entre juillet et septembre 2018, le parquet d’Ankara compléta le dossier en demandant aux parquets ou aux tribunaux compétents de fournir copie de tous les documents et décisions relatifs aux événements des 6‑8 octobre 2014. Les documents obtenus à la suite de ces demandes furent versés au dossier d’enquête du parquet d’Ankara.

45. Le 3 janvier 2019, sur le fondement de l’article 153 § 2 du code de procédure pénale (CPP), le 4e juge de paix d’Ankara ordonna contre le requérant et ses avocats l’application d’une mesure de restriction d’accès au dossier de l’enquête.

46. Le 3 octobre 2019, l’avocat du requérant forma une objection à la décision de restriction du dossier prise le 3 janvier 2019 et en demanda la levée. Par une décision du 9 octobre 2019, le 5e juge de paix d’Ankara rejeta ce recours.

47. Il ressort d’une correspondance du 28 mai 2021 que le 7 janvier et les 25 et 27 février 2019, les dépositions d’une vingtaine de suspects, qui indiquaient avoir participé aux manifestations des 6, 7 et 8 octobre 2014 soit à l’appel du parti politique HDP, soit sous la pression de militants du PKK, ont été versées au dossier d’enquête du parquet d’Ankara (paragraphe 68 ci‑dessus). Le Gouvernement a produit notamment copie des documents suivants :

- l’arrêt du 28 avril 2015 rendu par la cour d’assises de Muş portant condamnation de H.Y. sur la base de l’article 220 § 6 du CP (qui réprime la commission d’une infraction au nom d’une organisation sans appartenir à celle-ci). H.Y. était accusé d’avoir participé à une manifestation organisée le 8 octobre 2014, d’avoir jeté des pierres sur les forces de l’ordre et de ne pas avoir obtempéré aux ordres de celles-ci. L’accusé avait déclaré avoir participé à cette manifestation à l’appel du HDP.

- l’acte d’accusation du 25 juin 2015 déposé par le parquet d’Aydın contre seize personnes suspectées d’avoir commis des actes de violences lors des événements des 6-8 octobre 2014 ; d’après le parquet, ces suspects avaient commis de tels actes à l’appel du PKK.

- l’arrêt rendu le 16 avril 2021 par la cour d’assises. Il ressort notamment de cet arrêt que seize personnes ayant participé aux événements des 6‑8 octobre 2014 avaient été inculpés et que certains accusés avaient été condamnés sur la base de l’article 220 § 6 du CP pour avoir participé à ces événements à l’appel du PKK.

- l’arrêt du 26 mai 2017 rendu par la cour d’assises de Muş. Il en ressort que l’accusée E.Ç. avait déclaré avoir participé aux manifestations organisées le 8 octobre 2014 à l’appel d’organisations non gouvernementales. La cour d’assises a cependant jugé que l’accusée avait participé à ces événements à l’appel d’organisations terroristes et que ce n’est pas parce qu’un parti politique avait lancé un appel que de telles manifestations étaient devenues légales pour autant. Ainsi, elle a condamné l’accusée pour appartenance à une organisation terroriste, au sens de l’article 314 § 2 du CP.

48. Le 14 juin 2019, après avoir reçu du parquet d’Ağrı la réponse qu’il avait demandée, le parquet d’Ankara mit un terme à ses échanges avec les parquets de 36 départements concernant des incidents survenus sur le territoire de ceux-ci les 6-8 octobre 2014. Des rapports d’examen post‑mortem et d’autopsie des personnes décédées pendant ces événements, les procès-verbaux d’incidents, les déclarations des témoins et les décisions judiciaires y relatifs furent versés au dossier d’enquête du parquet d’Ankara.

1. Le placement en détention provisoire du requérant dans le cadre de l’enquête menée par le parquet d’Ankara

49. Le 20 septembre 2019, séparément de la procédure pénale pendante devant la 19e cour d’assises d’Ankara, le procureur de la République d’Ankara demanda au juge de paix d’Ankara de placer le requérant en détention provisoire, dans le cadre de l’enquête no 2014/146757 sur les événements des 6-8 octobre 2014, au motif que qu’il était soupçonné d’être l’un des « instigateurs » notamment des infractions suivantes : i) atteinte à l’unité et à l’intégrité territoriale de l’État ; ii) meurtre en vue de dissimuler une infraction ou les preuves d’une autre infraction ou d’éviter l’arrestation ; iii) vol avec violence, avec plus d’une personne, durant la nuit en vue d’aider une organisation criminelle ; iv) privation d’une personne de sa liberté par la menace, la violence et la ruse ; v) tentative de meurtre en vue de dissimuler une infraction ou les preuves d’une autre infraction ou d’éviter l’arrestation.

50. Le procureur de la République d’Ankara exposa les motifs de sa demande dans les termes suivants :

« Une enquête est menée contre les suspects Selahattin Demirtaş et Figen Yüksekdaǧ [l’autre coprésidente du HDP] dans le cadre du dossier d’enquête no 2014/146757 de notre parquet en raison des événements des 6-7-8 octobre ;

Il a été constaté, dans le cadre de l’enquête, que, dans 32 villes dont (...), notamment les villes des régions de l’Est et du Sud-Est, à partir du 6 octobre 2014 et des 7‑8‑9 octobre 2014, les routes ont été bloquées par la mise en place de barricades, que des attaques ont été conduites à l’aide d’armes à canon long, de cocktails molotov, de feux d’artifice, de pierres et de bâtons contre les bâtiments publics et les véhicules publics, les résidences, les lieux de travail et les véhicules des citoyens, que de nombreux citoyens et agents des forces de l’ordre ont été blessés lors de ces incidents et que, dans certaines départements, des nationaux et des ressortissants étrangers ont perdu la vie. »

Le parquet conclut qu’il existait de forts soupçons que les suspects avaient commis les infractions reprochées.

51. Toujours le 20 septembre 2019, le 1er juge de paix d’Ankara recueillit les dépositions en défense du requérant. Dans sa déposition, le requérant soutenait que la demande du procureur était fondée sur des chefs d’accusation qui étaient ceux qui avaient déjà été formulés contre lui par le procureur de la République de Diyarbakır le 4 novembre 2016. En résumé, il alléguait ce qui suit. Il aurait été interrogé sur ces accusations devant la 19e cour d’assises d’Ankara et maintenu en détention pendant près de trois ans dans le cadre de cette procédure. Ces accusations et sa détention auraient été l’objet d’un arrêt de la Cour constitutionnelle puis d’un arrêt de la Cour, et la Grande Chambre de la Cour aurait ensuite été saisie. La demande litigieuse aurait eu pour but de contourner les conclusions de l’arrêt de la Cour et des pressions politiques en auraient été à l’origine. Quant aux chefs d’accusation, le requérant aurait déjà demandé que la procédure devant la 19e cour d’assises d’Ankara soit jointe au procès sur les événements du 6‑8 octobre 2014 qui se déroulait devant la 2e cour d’assises d’Ankara et qui était publiquement appelé affaire Yasin Börü [un lycéen âgé de 16 ans violement tué lors des événements du 6 au 8 octobre 2014], mais la 2e cour d’assises d’Ankara aurait rejeté définitivement sa demande au motif qu’il n’était pas visé par cette procédure. En outre, nonobstant cette décision, il aurait été publiquement accusé par de hauts responsables du pays d’avoir assassiné 54 personnes mortes lors de ces événements. Or, cinq ans après ceux-ci, il aurait été désormais être accusé d’être l’instigateur des assassinats de ces personnes les 6-8 octobre. Les tweets postés dans la soirée du 6 octobre 2014 par le siège du HDP, qui auraient été l’objet des investigations actuelles, ne contiendraient aucun appel à la violence, et il n’y aurait même aucune violence sous‑entendue. Les provocations à la violence du 6 au 8 octobre auraient commencé par le meurtre d’un jeune sympathisant du HDP d’une balle tirée par la police dans le centre du district de Varto à Muş dans la soirée du 2 octobre et, après cet incident, il aurait publiquement œuvré pour faire cesser les violences et provocations en échangeant des appels téléphoniques toutes les heures avec le ministre de l’Intérieur de l’époque, et en faisant des déclarations publiques d’appel au calme. Ainsi, de telles initiatives, qui auraient à l’époque des faits été saluées par le Gouvernement, auraient permis de mettre fin à ces actes de violence en pleine coopération avec le gouvernement de l’époque. Ces événements auraient par la suite été instrumentalisés pour criminaliser le parti du requérant et lui-même ainsi que pour mettre fin au processus de résolution. Le principal objectif de cette criminalisation aurait été d’assurer que le HDP reste sous le seuil de 10 % lors des élections du 7 juin 2015. Or, cette stratégie n’aurait pas fonctionné et, de nos jours, elle viserait à réprimer l’opposition politique et la lutte démocratique.

52. Toujours le 20 septembre 2019, le 1er juge de paix d’Ankara ordonna la mise en détention provisoire du requérant. Après avoir repris les infractions imputées par le parquet aux suspects, il statua en ces termes :

« (...) au vu de la nature des infractions reprochées, de l’existence de preuves concrètes (déposition des plaignants, des témoins et des suspects, procès-verbaux et CD concernant les incidents et autres informations et documents) montrant l’existence de forts soupçons que les suspects ont commis les infractions en cause, de la lourdeur des peines prévues par la loi pour les infractions concernées, du fait que les conditions nécessaires à la détention provisoire énumérées à l’article 19 de la Constitution et à l’article 5 de la Convention sont réunies, et du fait que les mesures alternatives à la détention semblaient être insuffisantes, il a été décidé de placer les suspects en détention provisoire. »

53. Le 26 septembre 2019, le requérant forma opposition contre l’ordonnance du 20 septembre 2019. Cette opposition fut rejetée le 7 octobre 2019 par le 2e juge de paix d’Ankara.

2. Le maintien en détention provisoire du requérant pendant l’enquête pénale

54. Le Gouvernement précise qu’entre le 20 septembre 2019, date de l’ordonnance de placement du requérant en détention provisoire, et le 30 décembre 2020, date du dépôt de l’acte d’accusation, la légalité de la détention provisoire a été examinée vingt fois au total, dont dix-sept fois d’office et trois fois à la demande du requérant, et que les juges de paix saisis de la question ont ordonné le maintien du requérant en détention provisoire.

55. Il ressort du dossier que, dans les décisions portant maintien du requérant en détention provisoire, les juges de paix se sont fondés sur les motifs suivants : la nature et la qualification des infractions reprochées au requérant ; l’existence de preuves concrètes (dépositions des plaignants, des témoins et des suspects, procès-verbaux et CD concernant les incidents et autres informations et documents) montrant, selon eux, l’existence de forts soupçons. De même, les juges ont évoqué le risque de falsification des preuves, le fait que l’enquête n’était pas terminée et que les motifs de la détention persistaient, le risque de fuite et la lourdeur des peines prévues par la loi pour les infractions concernées. Ils ont aussi tenu compte de ce que les infractions en cause figuraient parmi celles énumérées à l’article 100 § 3 a) du CPP, à savoir les infractions dites « cataloguées », pour lesquelles, en cas de fortes présomptions, la détention provisoire de la personne soupçonnée était réputée justifiée. Enfin, ils ont considéré que la mesure de détention était proportionnée à la peine encourue et que les mesures alternatives à la détention étaient insuffisantes.

56. Le requérant forma opposition contre chacune des ordonnances de maintien en détention provisoire rendues par les juges de paix d’Ankara. Il présenta aux juridictions de nombreux discours de hauts responsables du pays et de personnalités politiques qui l’incriminaient et évoquaient sa détention provisoire. Il soutenait que cette détention n’était que la continuation de la mesure ordonnée le 4 novembre 2016. Pour ce qui est de ses visites à Kobané, il arguait que celles-ci s’étaient inscrites dans le cadre de ses efforts déployés lors du « processus de paix » et que toutes les activités de cette nature entraient dans le champ d’application de la loi no 6551 portant sur la cessation du terrorisme et le renforcement de l’intégration sociale, qui accorde une protection juridique aux personnes impliquées, telles que lui-même, dans de telles actions (paragraphe 113 ci‑dessous). À ses yeux, le fait de criminaliser ces actions, menées sous la supervision des autorités, constituait une illustration supplémentaire du but politique poursuivi par les mesures prises contre lui.

57. Les autres juges de paix d’Ankara, saisis de ces oppositions en qualité d’instance de recours, les rejetèrent toutes sans exception, aux motifs, invoqués isolément ou en combinaison, « que les motivations énoncées dans (les ordonnances attaquées) étaient conformes à la procédure et à la loi », « que l’absence de pertinence n’a[vait] pas été constatée dans la décision attaquée », et « qu’aucun nouvel élément de preuve nécessitant la levée de la détention provisoire n’a[vait] été produit ».

3. Les autres éléments de preuve et les déclarations de témoins obtenus après la remise en détention provisoire du requérant

58. Le 4 décembre 2019, le procureur de la République chargé de l’enquête en question recueillit la déposition d’un témoin anonyme surnommé Mahir. Ce dernier avait livré des informations notamment sur l’organisation du KCK. Il affirmait que les dirigeants du KCK avaient donné pour instruction au requérant de lancer un appel de soutien à Kobané pour que la résistance totale se généralise. Selon lui, c’était ainsi que le requérant avait fait le 30 septembre 2014 la déclaration suivante : « Il ne s’agit pas d’un plaidoyer. Rassemblons toute la résistance historique afin que nous puissions créer ensemble l’alliance historique » (paragraphe 12 ci‑dessus). Il ajoutait que, le KCK ayant jugé la résistance insuffisante, le porte-parole du KCK de Türkiye avait participé à la réunion du comité exécutif central du HDP et que c’était lors de cette réunion du 6 octobre 2014 que le tweet appelant le peuple à se révolter avait été posté. Il précisait en outre que c’était la section de la jeunesse qui avait conduit la foule en colère vers les actes de violence et que cette section avait été formée par l’un des dirigeants du PKK.

59. Le 7 janvier 2020, le procureur de la République recueillit la déposition faite par K.G. en tant que témoin. Ce témoin, qui était un ancien cadre du PKK, était accusé dans le cadre d’une autre affaire pénale, bénéficiait du régime de « repentir actif » et était détenu. Selon les éléments soumis par les parties, lors de l’audience du 18 mars 2020, se fondant sur le fait que K.G. s’était rendu et avait prévenu les autorités de son départ volontaire de l’organisation sans avoir participé à la commission d’une quelconque infraction, la 2e cour d’assises de Şırnak estima qu’il n’y avait pas lieu de lui infliger une peine et ordonna sa mise en liberté.

Lors de son audition par le parquet d’Ankara, K.G. affirma que les événements des 6-8 octobre 2014 avaient été préparés par le PKK en vue de réaliser son objectif ultime, à savoir la proclamation de l’autonomie. Il fournit également une explication quant à la signification de la notion de « serhildan » (soulèvement) dans la littérature de l’organisation terroriste armée PKK et indiqua que, pour qu’une attaque relève de la notion de « serhildan », il était important d’utiliser des pierres, des cocktails Molotov, des munitions, des explosifs artisanaux pendant l’action et de s’engager dans des affrontements avec la police. Il ajouta que le requérant, en tant que membre d’une délégation politique, s’était rendu à Kobané et que K.Y., qui faisait partie de cette délégation, avait été désigné par l’un des dirigeants du PKK pour transmettre au requérant les instructions du PKK. Il soutint également qu’après la réunion à Kobané des porte-paroles du KCK en Türkiye, K.Y. et le requérant, l’appel en question avait été lancé. Il précisa également que les porte-paroles du KCK en Türkiye participaient aux réunions de direction du HDP. Il affirma notamment que si les comités exécutifs centraux du HDP et du DBP (Parti démocratique des régions, à tendance pro-kurde) et le requérant n’avaient pas fait les déclarations incriminées, peut-être que les violences lors des événements des 6‑8 octobre 2014 auraient eu moins d’ampleur et que les morts auraient pu être évitées.

60. Par ailleurs, à une date indéterminée, un rapport de l’examen des relevés HTS (« Historical Traffic Search ») fut versé au dossier. Ce rapport montrait notamment que, entre juillet et décembre 2014, le requérant avait eu plusieurs conversations téléphoniques avec K.Y., qui était à l’époque des faits le coprésident du DBP et avait aussi été désigné par K.G. (paragraphe 59 ci‑dessus) comme l’un des porte-paroles du KCK en Türkiye.

4. Le maintien en détention provisoire du requérant pendant l’enquête pénale et le régime de sa détention

61. Comme il est indiqué ci-dessus (paragraphe 28), le 2 septembre 2019, la 19e cour d’assises d’Ankara décida de mettre fin à la détention provisoire du requérant ordonnée dans le cadre de la procédure pénale ouverte auprès de la 19e cour d’assises d’Ankara et de le remettre en liberté à condition qu’il ne fût pas détenu ou condamné dans le cadre d’une autre procédure. Cependant, le requérant ne fut pas remis en liberté, au motif qu’un arrêt de la cour d’assises d’Istanbul lui avait infligé une autre condamnation qui était devenue définitive le 7 septembre 2018 (paragraphe 29 ci-dessus).

62. Le 31 octobre 2019, à la demande du requérant, la juridiction compétente prononça le sursis à l’exécution de la peine de quatre ans et huit mois qui lui avait été infligée et ordonna sa remise en liberté à condition qu’il ne fût pas détenu dans le cadre d’une autre procédure. Cependant, le requérant demeura en détention par l’effet de la détention provisoire ordonnée le 20 septembre 2019. Par conséquent, entre le 20 septembre et 31 octobre 2019, il fut maintenu en détention provisoire dans le cadre de sa condamnation pénale à la suite d’une autre procédure pénale engagée contre lui pour diffusion de propagande en faveur d’une organisation terroriste (Selahattin Demirtaş (no 2), précité, § 297).

63. Entre le 31 octobre 2019 et 3 mai 2021, le requérant était détenu dans le cadre de la présente affaire. Cependant, le 26 avril 2021, la Cour de cassation confirma sa condamnation prononcée antérieurement par l’arrêt du 7 septembre 2018 (paragraphe 61 ci-dessus). Ainsi, l’exécution de la peine d’emprisonnement prononcée par la cour d’assises d’Istanbul reprit le 3 mai 2021 et se termina le 3 novembre 2021. Par conséquent, entre le 3 novembre 2021 et sa condamnation le 16 mai 2024, le requérant était de nouveau maintenu en détention provisoire en application des ordonnances de maintien en détention provisoire rendues par la 22e cour d’assises d’Ankara dans le cadre de la procédure faisant l’objet de la présente requête.

5. La procédure suivie devant la 22e cour d’assises d’Ankara

64. Par une décision du 9 décembre 2020, le parquet d’Ankara prononça la disjonction d’une partie de son enquête, ce dans le but d’émettre un acte d’accusation contre certains suspects, dont le requérant. Il poursuivit la nouvelle enquête sous le no 2020/220843.

1. L’acte d’accusation du 30 décembre 2020

65. Le 30 décembre 2020, le parquet d’Ankara déposa un acte d’accusation (no 2020/43416) contre le requérant et 107 autres suspects. Long de 3 530 pages, l’acte d’accusation comportait essentiellement un exposé des activités du PKK/KCK et une compilation d’éléments de preuve obtenus à l’occasion de nombreuses infractions perpétrées lors des événements des 6‑8 octobre 2014. Par ailleurs, les faits antérieurs et postérieurs à ces événements étaient également cités dans l’acte d’accusation. Entre autres, plus d’une quarantaine de discours tenus par le requérant entre 2013 et 2019 sur différents sujets d’actualité étaient mentionnés.

66. Dans l’acte d’accusation, le requérant était tenu pour responsable, en qualité d’instigateur, de nombreuses infractions (homicide, tentative d’homicide, pillage, dommages aux biens, vol, atteinte à l’unité et à l’intégrité territoriale de l’État, etc.) qui auraient été commises non seulement pendant les 6‑8 octobre 2014, mais aussi les jours suivants à la suite de l’appel en question lancé par le comité exécutif central du HDP qui s’était réuni sous sa présidence. À cette fin, des extraits des déclarations des suspects ou des témoins qui auraient participé aux événements en question ou auraient commis des actes de violences étaient cités.

67. Après avoir examiné de nombreux éléments de preuve recueillis lors des procédures d’enquête engagées sur les événements des 6‑8 octobre 2014, le parquet conclut qu’il existait un lien de causalité entre l’ensemble des infractions commises lors de ces événements et les appels lancés par l’intermédiaire du HDP, dont le requérant était le coprésident. De même, selon lui, ces appels avaient été lancés sur l’instruction de l’organisation terroriste PKK dans le cadre d’une stratégie bien définie visant à déclencher un soulèvement et ainsi à détruire l’unité et l’intégrité du pays par la violence. D’après le parquet, les suspects avaient tous intentionnellement commis les infractions reprochées.

68. Dans l’acte d’accusation, le parquet d’Ankara se référa aux dépositions de plusieurs personnes poursuivies au pénal pour les incidents des 6‑8 octobre 2014, ce afin d’établir la responsabilité du requérant en tant qu’instigateur de ceux-ci. Selon le parquet, ces personnes accusées ou condamnées dans les autres procédures pénales avaient indiqué qu’elles avaient participé aux actes en cause à la suite des déclarations faites par les organes du HDP via les réseaux sociaux et les organes de presse, ainsi que des appels téléphoniques et des SMS envoyés par les responsables de ce parti. Le Gouvernement a produit le résumé suivant de ces dépositions :

- H.Y., qui avait été condamné à des peines d’emprisonnement par la cour d’assises de Muş le 28 avril 2015 pour des actes commis les 6‑8 octobre 2014, fit la déposition suivante au stade de l’enquête (paragraphe 47 ci-dessus) :

« Le 8 octobre 2014, j’ai participé à une manifestation et à une conférence de presse organisées par le HDP dans le centre de la province de Muş. J’en avais pris connaissance par la page officielle du HDP sur le réseau social Facebook et j’ai décidé d’y prendre part. »

- K.B., contre lequel une procédure pénale avait été engagée par le parquet d’Aydın le 25 juin 2015 pour des actes commis les 6-8 octobre 2014, et condamné plus tard, le 16 avril 2021, par la cour d’assises d’Aydın à des peines d’emprisonnement pour les actes de violences, fit devant le parquet la déposition suivante :

« (...) Le 8 octobre 2014, j’étais coprésident de la structure départementale à Aydın du BDP (Parti de la paix et de la démocratie). À présent, je suis membre du HDP. À l’époque le BDP et le HDP travaillaient ensemble. Conformément aux décisions rendues par le HDP, les manifestations, les déclarations à la presse ont été organisées dans toute la Türkiye dans le but de protester contre les massacres perpétrés par Daech à Kobané (...) »

- E.Ç., condamnée le 26 mai 2015 par la cour d’assises de Muş à une peine d’emprisonnement pour appartenance à une organisation terroriste armée à raison d’actes perpétrés par elle lors des manifestations des 6‑8 octobre 2014, évoqua ainsi sa participation à ces incidents (paragraphe 47 ci-dessus) :

« (...) j’ai participé à la manifestation et à la lecture du communiqué de presse en question. Cependant, je n’ai reçu d’instruction de personne. J’ai été informée du communiqué de presse par un message envoyé depuis notre portail (du HDP) car j’étais membre du HDP. »

69. Dans l’acte d’accusation, le parquet d’Ankara s’appuya aussi sur des dépositions faites par des suspects dans le cadre de poursuites pénales liées aux incidents des 6-8 octobre 2014, indiquant qu’ils avaient participé aux manifestations organisées lors de cette période à la suite des pressions exercées par les militants du PKK. Il ressort en particulier des déclarations d’A.K., E.P., Y.E., R.D., N.Y., Z.Ö., C.D., G.D. et E.A. que ces personnes avaient participé à des manifestations organisées dans leurs villages ou leurs districts sous la pression des membres du PKK.

70. Se référant aux dépositions de Mahir, témoin anonyme, et de K.G., l’autre témoin (paragraphe 59 ci-dessus), le parquet observa que, selon les dires de ces témoins, des membres du PKK, en tant que porte-paroles du KCK, avaient participé aux réunions de direction du HDP et qu’ils avaient notamment participé à la réunion de la direction du HDP tenue le 6 octobre 2014. Par ailleurs, le parquet cita les déclarations d’I.B, l’un des députés du HDP, un membre de la délégation de ce parti qui avait effectué une visite à Kobané. Ces déclarations avaient été enregistrées le 3 novembre 2020. I.B. avait déclaré que, après leur passage à Kobané avec l’autorisation de la sous-préfecture et de la préfecture, le requérant s’était entretenu avec E.M., coprésident du PYD. Il avait déclaré ne pas connaitre le contenu de cet entretien, ayant ajouté que des messages de paix avaient prononcés. Il précisa également que les actes de violence perpétrés lors des événements de Kobané avaient été organisés par le PKK dans le but de proclamer une autonomie sur le territoire de la Türkiye.

71. Après avoir exposé tous les éléments de preuve qu’il jugeait pertinents, le parquet tira notamment les conclusions suivantes sur l’éventuel lien du requérant avec les événements des 6-8 octobre 2014 : les violences survenues entre le 6 et le 8 octobre 2014 dans 32 départements avaient été organisées et coordonnées, notamment à l’appel de responsables du HDP et du BDP, en lien avec l’organisation terroriste PKK. Les suspects auraient répondu à ces appels diffusés via les réseaux sociaux, la presse et d’autres moyens de communication. Des éléments matériels saisis (drapeaux, bannières, photos, documents numériques) montraient, selon le parquet, leur lien avec le PKK. Les actes violents (incendies, destructions, morts, blessés) auraient été commis sciemment, conformément aux objectifs de l’organisation. Le parquet conclut que les suspects avaient intentionnellement participé à des actions violentes en connaissance de cause, dans le cadre d’un soulèvement (serhildan) orchestré par le PKK/KCK.

72. La procédure concernant la remise en détention du requérant le 20 septembre 2019 fut enregistrée dans les dossiers de la 22e cour d’assises d’Ankara (E.2021/6).

2. Le rapport de procédure préliminaire du 7 janvier 2021

73. Le 7 janvier 2021, la 22e cour d’assises d’Ankara établit un rapport de procédure préliminaire. Après avoir examiné l’arrêt de la Grande Chambre Selahattin Demirtaş (no 2) précité et le dossier de l’affaire, elle ordonna le maintien en détention du requérant. Pour ce faire, elle constata que ce dernier était poursuivi pour des faits différents que ceux qui étaient en cause dans les précédentes poursuites pénales. Elle se prononça comme suit :

« Le [présent] dossier porte sur les activités antérieures des accusés en relation avec les événements qui ont eu lieu les 6 et 7 octobre 2014, ainsi que sur leurs activités ultérieurement conduites dans ce contexte. Par exemple, on constate que Selahattin Demirtaş a été arrêté pour des actes et infractions qui n’étaient pas inclus dans le dossier no 2017/189 de la 19e cour d’assises d’Ankara (...) et qui n’avaient pas fait l’objet d’une mesure de détention provisoire prononcée par ladite cour d’assises [il s’agit de la procédure pénale qui était l’objet de l’arrêt susmentionné de la Grande Chambre]. (...) [D]ans le dossier no 2017/189 de la 19e cour d’assises d’Ankara, le suspect Selahattin Demirtaş est accusé d’avoir constitué ou dirigé une organisation terroriste armée, d’avoir fait la propagande d’une organisation terroriste, d’avoir incité publiquement à la commission d’une infraction, d’avoir fait l’apologie du crime et de criminels, d’avoir incité la population à la haine et à l’hostilité, d’avoir incité à désobéir à la loi, d’avoir organisé des réunions et manifestations illégales et d’y avoir participé et d’avoir refusé d’obtempérer à la sommation de dispersion d’une manifestation illégale émise par les forces de sécurité. Notre cour souligne en premier lieu que les événements et les parties dans les deux dossiers ne sont pas les mêmes et que nous sommes saisis d’un dossier nouveau et différent.

Après ces explications, notre cour a examiné, à la lumière de l’article 100 du CPP, de l’article 19 de la Constitution et de l’article 5 de la Convention, les infractions reprochées aux accusés et les preuves versées au dossier.

(...)

La Cour européenne des droits de l’homme, au paragraphe 63 de son arrêt Selahattin Demirtaş c. Turquie, a dit que le parquet de Diyarbakır avait réuni en un seul dossier trente-neuf enquêtes pénales distinctes menées à l’encontre de Selahattin Demirtaş, que sept affaires pénales distinctes étaient actuellement pendantes contre le requérant devant les tribunaux nationaux, que ces enquêtes et poursuites n’étaient pas visées par la requête dans cette affaire, et que l’arrêt qui serait rendu serait lié à l’enquête initiée par le parquet de Diyarbakır.

Dans le même arrêt, la Cour européenne des droits de l’homme a dit que l’accusé avait été arrêté à la suite de l’opération menée contre 12 députés du HDP après le 4 novembre 2016, qu’il avait été placé en détention sur décision du 2e juge de paix de Diyarbakır et que l’opposition avait été rejetée par le 3e juge de paix de Diyarbakır.

Postérieurement à l’arrêt susmentionné concernant la détention du requérant, la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que la seconde détention du requérant ordonnée le 20 septembre 2019 et qui se poursuit toujours n’était pas l’objet de son arrêt qui portait sur la première détention, laquelle avait eu lieu du 4 novembre au 7 décembre 2018. [Par ailleurs] le recours individuel relatif à la [seconde] détention est pendant devant la Cour constitutionnelle. Par conséquent, étant donné qu’aucun examen n’a été effectué concernant la [seconde] détention (...) et que cette situation a été confirmée par la Cour européenne des droits de l’homme, l’arrêt susmentionné n’est pas contraignant pour notre cour. »

74. La cour d’assises d’Ankara rappela aussi que l’article 46 de la Convention imposait aux États parties à la Convention de respecter les arrêts de la Cour. Elle exposa ensuite la jurisprudence de la Cour en matière de privation de liberté, au sens de l’article 5 de la Convention. Elle procéda également à une analyse historique et détaillée du PKK, du KCK, de la contribution de ces organisations aux événements des 6-8 octobre 2014 et du contexte de ces événements. Elle observa notamment que l’organisation terroriste armée PKK/KCK avait voulu instrumentaliser les événements de Kobané pour réaliser son objectif ultime, à savoir la création d’un État du Kurdistan, en créant un environnement chaotique au moyen d’actes terroristes d’intimidation, d’explosions et d’attaques armées, et en invitant le peuple à se révolter contre l’État de manière à provoquer une guerre civile. La cour d’assises estima que les événements des 6-8 octobre 2014 s’inscrivaient dans ce contexte. Ainsi, elle cita plusieurs déclarations publiées sur le site [www.firatnews.com](http://www.firatnews.com) [connu comme étant un site d’information proche du PKK/KCK], faites par les responsables du PKK, par Abdullah Öcalan lui‑même, par les différentes sections pro-kurdes susmentionnées de la jeunesse et des femmes, et appelant chacun à soutenir la défense de Kobané tenue par les Kurdes d’Irak contre les attaques des militants de Daech, à se manifester afin de pousser le gouvernement à participer à ce soutien, voire à se manifester afin de protester contre l’inertie alléguée du gouvernement turc face aux attaques de Daech à Kobané.

75. La 22e cour d’assises d’Ankara constata aussi que le requérant et les autres responsables de son parti politique s’étaient rendus dans le nord de la Syrie afin de s’entretenir avec les responsables des militants kurdes sur la situation créée par l’avancée et les attaques de Daech sur Kobané. Elle cita les déclarations du requérant soutenant la nécessité de défendre Kobané contre les forces de Daech (paragraphes 12–13 ci-dessus). Après avoir mentionné de nombreux appels lancés par des organisations pro-kurdes ou affiliées du PKK et diffusés après le 17 septembre 2014 incitant le peuple à participer activement à la résistance de Kobané, à étendre cette résistance dans le Sud-Est de la Türkiye, à soutenir le mouvement de liberté en Türkiye, à organiser des boycotts en Türkiye, et à se révolter, elle observa que les appels du HDP et de ses dirigeants avaient été lancés en parallèle avec ces appels orchestrés par le comité de serhildan dirigé par le PKK/KCK. La cour d’assises jugea ainsi qu’à cause de ces appels, les activités légales avaient été détournées et s’étaient transformées en actes de violences. Par ailleurs, se référant à des articles de presse publiés dans certains sites d’informations pro‑kurdes ou dont l’affiliation au PKK était affichée, elle précisa que, selon ces informations, le requérant, avec une délégation du HDP et parfois l’aide des maires de villes transfrontalières élus sous l’étiquette du HDP, s’était rendu dans la région du conflit en Irak ou Syrie, s’était entretenu avec les responsables du KCK, avait visité des camps hébergeant des immigrés Yézidis, avait fait des déclarations pour soutenir la résistance de Kobané et avait participé aux manifestations de soutien organisées à Suruç (une ville frontalière en Türkiye). Elle observa également que le requérant avait fait une déclaration visant à renforcer « la résistance de Kobané » en suivant une instruction émanant de l’un des dirigeants du PKK par l’intermédiaire de l’accusé K.Y. Elle se référa notamment au tweet posté le 6 octobre 2014 par le comité exécutif central du HDP (paragraphe 9 ci-dessus) et aux tweets suivants :

- Le 7 octobre 2014, HDPGENELMERKEZI (siège social de HDP) sur Twitter : « Nous croyons que le blocus sera brisé si notre peuple continue à résister sans reculer nulle part. » ;

- Le 7 octobre 2014, HDPGENELMERKEZI (siège social de HDP) sur Twitter : « Contre la tentative de massacre à Kobané, nous appelons tous nos peuples de 7 à 70 ans à descendre dans la rue, à occuper l’espace et à agir. Toutes les institutions internationales, les organisations démocratiques de masse, les organisations syndicales et professionnelles, les sections des femmes et de la jeunesse, les forces démocratiques doivent agir contre les atrocités à Kobané. Désormais, partout c’est Kobané. Jusqu’à la fin du siège et de l’agression brutale à Kobané nous appelons à la résistance. HDP »

La cour d’assises cita également certains messages diffusés sur Twitter le 7 octobre 2014 par l’intermédiaire d’un compte qui aurait appartenu au requérant : « Les tentatives d’anéantissement des acquis de notre peuple à Rojava menées par l’AKP ont été contrecarrées grâce à la résistance des rues (...) La résistance est la liberté. » « Le sale jeu des bandes de l’AKP et de Daech a été contrecarré grâce à la résistance des rues de notre peuple (...) ». « Nous appelons notre peuple à soutenir ceux qui sont sortis dans les rues pour protester contre l’embargo de l’AKP à Kobané ».

76. Se référant aux dépositions des témoins Mahir et K.G. (paragraphe 59 ci‑dessus), elle observa que, selon les dires de ces témoins, les membres du PKK en leur qualité de porte-paroles du KCK, avaient participé aux réunions de direction du HDP et qu’ils avaient notamment participé à la réunion de la direction du HDP tenue le 6 octobre 2014. Elle nota également que les matériaux numériques obtenus auprès de B.Y. [membre du comité exécutif du HDP] étaient de nature à étayer ces déclarations. Selon les éléments du dossier, les matériaux numériques en question étaient un message rédigé en anglais par le PYD sur la situation à Kobané et notamment sur les actions militaires de Daech. Le message précisait notamment que Daech était en train de pénétrer à Kobané et que des milliers de personnes étaient massacrées ou seraient massacrées et qu’il était temps d’empêcher ce massacre. D’après la cour d’assises, ce message constituait une preuve concrète que l’organisation terroriste avait un lien direct avec le comité exécutif central du HDP et que ce dernier agissait sur instruction de cette organisation.

Par ailleurs, la cour d’assises cita les déclarations d’I.B, l’un des députés du HDP, un membre de la délégation de ce parti qui avait effectué une visite à Kobané (paragraphe 70 ci-dessus). De même, elle mentionna certains passages des déclarations d’A.T. et A.B., députés du HDP. En particulier, A.T. déclarait qu’il n’était pas présent lors de la réunion du comité exécutif central du HDP tenue le 6 octobre 2014 et qu’aucune décision de publier un tweet similaire n’avait été mentionnée dans le procès-verbal de réunion, contrairement à la pratique du parti.

77. La cour d’assisses cita également un discours prononcé par le requérant à Mardin, sans préciser sa date. Dans ce discours, le requérant se serait exprimé ainsi :

« Ils disent qu’on ne peut pas exposer un poster d’Öcalan, écoutez, je m’adresse à ceux qui disent cela, ils peuvent exposer la statue de Kenan Evren [le général qui dirigea le coup d’état du 12 septembre 1980 et fut le septième président de la République de Türkiye], le meurtrier des kurdes, mais pourquoi ne peuvent-ils pas exposer l’affiche du leader du peuple kurde ? Si ce peuple ne peut pas exposer l’affiche du leader du peuple kurde, qui résiste dans un fossé de béton à İmralı depuis 14 ans pour son peuple, où ce peuple l’exposera-t-elle, sinon au Kurdistan ? Vous feriez mieux de vous y habituer, parce que nous allons même exposer la statue du président Apo. »

Pour la cour d’assises, ce discours, lu en combinaison avec d’autres discours tenus par les autres dirigeants du HDP, montrait que les responsables du HDP avaient des liens organiques avec le PKK et mettaient en œuvre les instructions reçues de cette organisation terroriste.

78. Afin de conclure qu’il existait des raisons plausibles de soupçonner que le requérant avait pu commettre les infractions qui lui étaient reprochées, la 22e cour d’assises d’Ankara fit la synthèse générale du dossier déposé devant elle par le parquet d’Ankara. Elle considéra notamment que les personnes accusées de nombreuses infractions dans 32 départements de la Türkiye avaient participé à ces actes à la suite des appels et déclarations des responsables du HDP lancés par l’intermédiaire des réseaux sociaux ou de la presse, ou au moyen d’appels téléphoniques ou de SMS, et que, par ailleurs, ces personnes avaient été menacées et contraintes de participer à des actes terroristes par des personnes agissant sous la direction de l’organisation terroriste armée du PKK. Elle constata également qu’il ressortait de l’ensemble des procédures engagées contre les auteurs allégués des infractions commises lors des événements des 6-8 octobre 2014 que le PKK, par l’intermédiaire des autres organisations terroristes y affiliées, avaient lancé un appel au soulèvement (serhildan) sous le prétexte de défendre la « révolution » de Rojava et en vue de réaliser son but ultime, à savoir créer un État indépendant. Pour ce qui est des accusés, y compris le requérant, elle observa que ceux-ci avaient cherché à amplifier les manifestations en vue de réaliser l’objectif ultime du PKK. Ces éléments de preuves attestaient, selon la cour d’assises, l’existence de raisons plausibles de soupçonner le requérant, ainsi que les autres coaccusés, d’avoir commis les infractions reprochées.

79. Quant aux autres motifs de détention, la cour d’assises considéra qu’il existait un risque de fuite et un risque de pressions sur les témoins et les victimes. Sur ce point, elle se référa aux déclarations faites par le requérant lors d’une interview publiée dans un quotidien avant sa mise en détention provisoire le 4 novembre 2016, selon lesquelles son frère ainé vivait actuellement à l’étranger en raison des lourdes peines qui lui avaient été infligées, et considéra que ces déclarations, ainsi que le fait que de nombreux cadres du HDP avaient pris la fuite, étaient de nature à étayer ce risque. Pour ce qui est du risque de pressions, elle tint compte de l’existence de nombreux témoins et victimes. De même, elle considéra que les autres mesures de contrôle judiciaire prévues à l’article 109 du CPP, notamment l’interdiction de quitter le pays, seraient insuffisantes au regard de la nature de l’enquête et de l’état des preuves. Enfin, se référant aux critères posés à l’article 5 de la Convention, elle conclut que la mesure de détention provisoire était nécessaire.

3. La jonction des procédures

80. Le 15 avril 2021, la 19e cour d’assises d’Ankara, qui examinait l’affaire dans le cadre de laquelle la première détention provisoire du requérant avait été exécutée du 4 novembre 2016 au 2 septembre 2019 [l’objet de l’arrêt précité de la Grande Chambre rendu par la Cour], demanda à la 22e cour d’assises d’Ankara, qui examinait l’affaire relative à la seconde détention provisoire du requérant ordonnée le 20 septembre 2019, de joindre les deux procédures pénales. À cet égard, elle considéra que, compte tenu des dispositions du code pénal applicables en la matière et des dates des infractions, les deux dossiers avaient un lien juridique et que les preuves devaient donc être examinées ensemble.

81. Le 19 avril 2021, la 22e cour d’assises d’Ankara accueillit la demande de jonction.

82. Par une décision du 25 mai 2021, la 19e cour d’assises d’Ankara joignit les deux procédures pénales et transmit son dossier à la 22e cour d’assises d’Ankara, ce qui entraîna la clôture de la procédure conduite devant la 19e cour d’assises d’Ankara.

4. La poursuite de la procédure pénale et le maintien en détention provisoire du requérant

83. Au cours de la procédure pénale, la 22e cour d’assises d’Ankara examina la question du maintien en détention provisoire du requérant, soit d’office, soit à sa demande, et ordonna la prolongation de cette mesure. Elle rejeta également les recours formés par l’intéressé. Dans ses décisions, elle prit en considération, pêle-mêle, l’état des preuves, l’existence d’éléments concrets — notamment les déclarations de témoins — établissant de forts soupçons pesant sur le requérant, ainsi que la qualification de l’infraction reprochée, figurant parmi les infractions dites « cataloguées » au sens de l’article 100 § 3 du CPP. Elle estima par ailleurs qu’il existait un risque de fuite, en se fondant notamment sur les propos tenus par le requérant lors d’une interview publiée dans un quotidien avant son placement en détention provisoire le 4 novembre 2016, dans lequel il déclarait que son frère aîné résidait à l’étranger en raison des lourdes peines qui lui avaient été infligées. Elle releva également que de nombreux cadres du HDP avaient fui le pays, ce qui, selon elle, accréditait ce risque. S’agissant du risque de pressions sur les témoins et les victimes, elle prit en compte le nombre important de personnes concernées. Enfin, elle considéra que les autres mesures de contrôle judiciaire prévues à l’article 109 du CPP, telles que l’interdiction de quitter le territoire, ne suffisaient pas au regard de la nature de l’enquête et de l’état des preuves. Se référant aux critères de l’article 5 de la Convention, elle conclut que la détention provisoire du requérant était justifiée et nécessaire.

84. Comme il est indiqué ci-dessus, la 22e cour d’assises d’Ankara mentionna divers éléments de preuve versés au dossier afin de justifier la mesure de détention. Parmi ces éléments figuraient notamment les dépositions des témoins dont les déclarations sont exposées ci-dessous.

85. Le 9 février 2022, la 22e cour d’assises d’Ankara entendit un témoin anonyme surnommé Abc123, en l’absence des accusés et de leurs avocats, en vertu des dispositions relatives à la protection des témoins. Par la suite, l’identité de ce témoin fut révélée et le 5 juillet 2022, elle l’entendit de nouveau (M.R.O. – paragraphe 90 ci-dessous).

86. Le 5 avril 2022, la 22e cour d’assises d’Ankara entendit le témoin K.G. (paragraphe 59 ci-dessus). Celui-ci donna des informations détaillées sur la structure et la stratégie du PKK. Il précisa notamment que, s’inspirant du modèle de l’African National Congress, le PKK avait créé le KCK. Il déclara que, pendant le siège de Kobané, le PKK avait chargé K.Y. de transmettre les instructions du PKK pour que le HDP puisse faire les déclarations en question. Il ajouta avoir vu K.Y. dans la délégation pendant qu’il était donné lecture des déclarations. Par ailleurs, il affirma que les événements du 6 au 8 octobre 2014 s’inscrivaient dans la stratégie du PKK et il s’en tint à ses déclarations précédentes. En réponse aux questions posées par le requérant et ses conseils, il précisa qu’il ne disposait pas d’informations précises sur la participation d’un porte-parole du KCK à la réunion du comité exécutif central du HDP le 6 octobre 2014. Il dit également qu’il ne connaissait pas K.Y. personnellement et que les autres personnes avaient reconnu et affirmé que c’était K.Y. qui figurait dans la délégation en question. De même, au sujet de l’hypothèse qu’il avait émise, selon laquelle, si le requérant n’avait pas fait les déclarations incriminées, les violences lors des événements des 6-8 octobre 2014 auraient eu moins d’ampleur et les morts auraient pu être évités, il expliqua qu’un appel lancé par le requérant avait beaucoup de retentissement sur les masses et stimulait les réactions.

Lors de l’interrogatoire du témoin, le requérant déclara notamment que lors du siège de Kobané, il était aux Etats-Unis pour une conférence et qu’à la suite d’une demande d’entretien faite par A.D., le premier ministre de l’époque, il s’était rendu en Türkiye, et qu’une semaine plus tard, après avoir consulté le premier ministre, il était allé à Kobané avec K.Y, qui se trouvait à Ankara à cette époque.

87. À l’audience du 30 juin 2022, la 22e cour d’assises d’Ankara entendit notamment le témoin anonyme A53T. En réponse à des questions qui avaient été posées, ce témoin déclara qu’une semaine avant les événements, les instructions demandant le déclenchement du serhildan avaient été adressées à K.Y. [coprésident du DBP]. Il précisa que ces instructions avaient été transmises au moyen de cartes mémoires. Il ajouta que la réunion du comité exécutif central avait été tenue le 5 octobre 2014 dans les locaux de ce parti.

88. Le 2 juillet 2021, le témoin anonyme Mahir fut entendu par la 22e cour d’assises d’Ankara par l’intermédiaire d’un juge désigné (naip hakim) via le système informatique audiovisuel « SEGBİS » (Ses ve Görüntü Bilişim Sistemi). Il ressort des procès-verbaux d’audience que les accusés, dont le requérant, n’étaient pas présents à cette audience. Ce témoin s’en tint à ses déclarations précédentes (paragraphe 58 ci-dessus). Il déclara notamment que le requérant s’était rendu à Kobané le 30 septembre 2014 avec une délégation et que le porte-parole du KCK avait demandé d’appeler le peuple à participer à la résistance. Il dit que le requérant n’avait pas initialement voulu lancer un tel appel mais qu’il avait par la suite fait des déclarations sur une chaine télévisée. Il précisa également que, si ces déclarations n’étaient pas très radicales, les messages avaient par la suite été diffusés grâce aux tweets du HDP. Il ajouta que le requérant était une personnalité politique exerçant une influence sur les masses et que ses appels étaient susceptibles de mobiliser celles-ci. Il affirma par ailleurs que les instructions du PKK/KCK avaient été transmises au porte-parole du KCK en Türkiye et que ce dernier était chargé de faire diffuser celles-ci auprès d’autres organes tels que le HDP et les autres partis politiques concernés.

89. Le 3 juillet 2022, le témoin anonyme Ulaş fut entendu par la 22e cour d’assises d’Ankara via le SEGBIS. Il ressort des procès-verbaux d’audience que les accusés, dont le requérant, n’étaient pas présents à cette audience. Ce témoin déclara que toutes les activités du HDP étaient menées sur les instructions du PKK et que ce dernier adressait celles-ci au moyen de cartes mémoires. Cependant, il dit ne pas disposer d’information sur une quelconque instruction relative aux événements du 6 au 8 octobre 2014. Il ajouta que le requérant était un membre fiable du PKK.

90. À l’audience du 5 juillet 2022, la 22e cour d’assises d’Ankara entendit le témoin M.R.O. Ce dernier déclara qu’il avait été condamné pour appartenance au PKK et qu’il était en train de purger sa peine d’emprisonnement. Il dit qu’il ne pouvait pas bénéficier du régime de « repentir actif » parce qu’il était considéré comme ayant été mêlé au PKK à deux reprises. Il indiqua qu’il s’était trouvé dans les camps du PKK [en Irak du nord] et qu’il était chauffeur. Il affirma qu’il s’était trouvé dans un camp appartenant au PKK pendant les événements des 6-8 octobre 2014. Il précisa que K.Y. était l’un des responsables et des porte-paroles du KCK et qu’il transmettait les messages du PKK au requérant. Il déclara notamment que, le 6 octobre 2014, il avait vu un membre de cette organisation en train de rédiger une note sur un ordinateur et que cette note avait par la suite été transmise à Diyarbakır. Il ajouta que l’appel lancé par le HDP correspondait à la note en question. En réponse aux questions posées par le requérant, il allégua que c’était le message diffusé à la télévision lançant un appel urgent au peuple dont il s’agissait. Il ajouta qu’il ignorait que cette note devait être transmise au HDP et qu’elle était destinée au porte-parole du KCK. Toujours en réponse à une question posée, il déclara enfin qu’il voyait dans ce message [du HDP] non pas un appel à la violence mais plutôt un appel ordinaire. Il précisa cependant que le PKK savait très bien faire d’un événement ordinaire un événement violent de grande ampleur.

91. À l’audience du 6 août 2022, la 22e cour d’assises d’Ankara ordonna le maintien en détention du requérant, en se fondant sur les déclarations des témoins anonymes Mahir et Ulaş exposées ci-dessus, ainsi que sur celles de M.R.O., s’ajoutant à l’ensemble des éléments de preuve. Après avoir apprécié l’ensemble de ces éléments, elle considéra qu’il existait de forts soupçons que le requérant avait commis les infractions qui lui étaient reprochés et décida de le maintenir en détention provisoire.

92. Dans son opposition formée le 8 août 2023, le requérant contesta les dires des témoins entendus par la cour d’assises d’Ankara. Il expliqua notamment qu’il ressortait des éléments du dossier que tous ces témoins bénéficiaient du régime de « repentir actif » et que pareilles déclarations étaient susceptibles d’être le résultat de manipulations et d’avoir pour seul but d’obtenir les bénéfices que la loi turque accordait aux « repentis ». En ce qui concerne les déclarations du témoin anonyme A53T, il soutint que ce témoin n’était pas un témoin oculaire mais qu’il transmettait des informations générales et fabriquées de toutes pièces, et qu’il en allait de même des déclarations des témoins anonymes Mahir et Ulaş. Il releva en outre des inexactitudes et incohérences importantes entre les déclarations des témoins quant à la date de la réunion du comité exécutif central, qui avait eu lieu le 6 octobre 2014 [et non le 5 octobre, comme l’alléguait le témoin anonyme A53T] dans les locaux d’une association [et non dans les locaux du HDP, contrairement aux dires de ce même témoin]. Il indiqua de même que, alors que, selon M.R.O, la note contenant l’instruction du PKK avait été rédigée le 6 octobre 2014, le témoin K.G. avait déclaré que l’instruction avait été transmise par l’intermédiaire de K.Y. Il précisa par ailleurs que, à l’époque des faits, K.Y. était l’un des coprésidents d’un autre parti politique, à savoir le DBP, un parti politique légal, et qu’il était constamment en contact avec lui pendant les événements de Kobané.

93. Lors des audiences tenues entre les 26 et 31 décembre 2022, la 22e cour d’assises d’Ankara examina l’argument tiré par le requérant de ce que l’arrêt de la Cour du 22 décembre 2020 n’aurait pas été exécuté et de ce que la procédure pénale en question aurait été poursuivie pour des raisons politiques. Elle considéra que l’objet de la procédure en cours était différent de celui que la Cour avait examiné dans son arrêt du 22 décembre 2020. Elle ajouta que la procédure en cours se rapportait au chef d’inculpation selon lequel le requérant était responsable en tant qu’instigateur des incidents violents survenus dans le cadre du projet de serhildan conduit par l’organisation terroriste PKK. Elle souligna en outre qu’elle ne s’était pas référée aux éléments de fait et de preuve du dossier de la 19e cour d’assises d’Ankara lorsqu’elle avait examiné la question de détention provisoire du requérant. Elle en conclut que l’objet de l’arrêt précité de la Cour n’englobait pas la procédure pénale pendante devant elle.

94. À l’audience du 14 avril 2023 tenue devant la cour d’assises, le procureur de la République présenta son réquisitoire sur le fond et demanda la condamnation du requérant pour les chefs reprochés.

95. À l’audience du 11 septembre 2023, la 22e cour d’assises d’Ankara ordonna le maintien en détention provisoire du requérant, ayant considéré que la plaidoirie prononcée par l’avocat d’E.Z. à l’audience conduite devant la cour d’assises d’Iğdır dans le cadre d’une procédure pénale dirigée contre E.Z. était un élément renforçant le fort soupçon de culpabilité dans la présente affaire. Dans cette plaidoirie, l’avocat d’E.Z. avait notamment déclaré que son client était descendu dans la rue à l’appel du requérant et du HDP et non à l’appel du PKK. La cour d’assises vit dans cette déclaration, ainsi que dans les autres éléments à charge, une confirmation de l’existence de soupçons plausibles permettant de fonder le maintien en détention du requérant.

96. Pendant les audiences tenues entre avril 2021 et 16 mai 2024, la 22e cour d’assises d’Ankara examina à maintes reprises la question du maintien en détention provisoire du requérant et ordonna la poursuite de cette mesure.

6. La condamnation du requérant le 16 mai 2024

97. À l’audience du 16 mai 2024, la 22e cour d’assises d’Ankara déclara le requérant coupable de onze chefs d’inculpation et le condamna, par un arrêt sommaire à une peine d’emprisonnement de quarante-deux ans et se prononça ainsi :

– sur les chefs fondés sur l’article 302 du CP, lu en combinaison notamment avec les articles 38, 214 § 3, 220 § 5 du CP, le requérant était déclaré coupable et condamné à la réclusion à perpétuité aggravée ; puis, considérant que ses actes devaient interprétés comme une aide à commettre une infraction, sa peine était réduite à vingt ans d’emprisonnement conformément à l’article 37 § 2 b) et c) du CP, qui réprimait l’aide à commettre une infraction ; en revanche, il était acquitté des autres chefs liés aux actes de violences commis lors des événements des 6-8 octobre 2014 (paragraphes 49 et 66 ci-dessus), au motif que ces infractions n’avaient pas été commises par le requérant en personne ;

– sur les chefs retenus dans l’acte d’accusation du 11 janvier 2017, le requérant était coupable d’infractions aux articles 214 § 1, 215, 217 § 1 du CP, à l’article 7 §§ 1 et 2 de la loi antiterroriste, à l’article 28 § 1 de la loi no 2911 relative au déroulement des réunions et manifestations, et condamné à des peines d’emprisonnement (voir l’acte d’accusation du 11 janvier 2017 – Selahattin Demirtaş (no 2), précité, §§ 78, 272-273, 326) ;

– sur les chefs retenus dans l’acte d’accusation du 16 novembre 2018 [un autre acte d’accusation qui ne relève de l’objet ni de l’arrêt précité de la Grande Chambre, ni de la présente affaire], le requérant était coupable d’infraction à l’article 7 §§ 1 et 2 de la loi antiterroriste et condamné à une peine d’emprisonnement.

Par ailleurs, la cour d’assises décida d’acquitter le requérant des trente‑et‑un autres chefs d’accusation et de ne pas imposer de peine pour les trois autres chefs d’accusation, au motif que ces faits relevaient de l’immunité parlementaire du requérant.

98. La procédure pénale est toujours pendante devant les juridictions nationales.

7. Les recours formés devant la Cour constitutionnelle

99. Le 7 novembre 2019, le requérant introduisit un recours individuel (no 2019/36448) auprès de la Cour constitutionnelle pour se plaindre de sa remise en détention provisoire ordonnée le 20 septembre 2019. Dans son recours, il dénonçait expressément une violation des articles 5 §§ 1, 3 et 4, 10 et 18 de la Convention, ce dernier combiné avec les articles 5 et 10 (voir page 15 du formulaire de recours). Pour des raisons d’ordre pratique, la Cour appellera ce recours individuel « le premier recours individuel ».

100. Le 20 mars 2020, le recours du requérant fut renvoyé devant une section de la Cour constitutionnelle.

101. Le 30 mars 2020, la Cour constitutionnelle communiqua ce recours au ministère de la Justice qui, le 29 mai 2020, déposa ses observations sur la recevabilité et le fond. À son tour, le 9 juin 2020, le requérant y répondit.

102. Par ailleurs, le 14 janvier 2021, le requérant introduisit un deuxième recours individuel (no 2021/1875) auprès de la Cour constitutionnelle, toujours pour se plaindre de la mesure ordonnée le 20 septembre 2019. Il dénonçait en particulier une violation de l’interdiction des mauvais traitements, du droit à la liberté et à la sûreté, de la liberté d’expression, du droit d’organiser des réunions et des manifestations et du droit à un procès équitable étant donné qu’il n’avait pas été remis en liberté malgré l’arrêt rendu par la Grande Chambre de la Cour le 22 décembre 2020. Le 23 février 2021, la Cour constitutionnelle communiqua également ce recours au ministère de la Justice qui déposa le 26 avril 2021 ses observations sur la recevabilité et le fond. À son tour, le requérant déposa ses observations en réponse dans les quinze jours qui suivirent la date de la communication des observations du ministère de la Justice.

103. Le 4 février 2021, le requérant introduisit un troisième recours individuel (no 2021/7424) auprès de la Cour constitutionnelle, toujours pour se plaindre de la mesure ordonnée le 20 septembre 2019. Le 4 mai 2021, ce recours fut communiqué au ministère de la Justice.

104. Ultérieurement, la Cour constitutionnelle décida de joindre les recours nos 2021/1875 et 2021/7424 au premier recours no 2019/36448. Ces trois recours sont actuellement pendants devant elle.

8. Les déclarations publiques de hauts responsables du pays

105. Le requérant a communiqué à la Cour de nombreuses déclarations que de hauts responsables du pays avaient faites au sujet de la procédure pénale engagée contre lui. En particulier, dans son discours du 9 décembre 2020, le président de la République déclara ce qui suit :

« Il n’est pas de mon devoir de m’immiscer dans le système judiciaire. Nous ne protégerons pas le droit, si tant est qu’il y en ait un, d’un terroriste comme Selahattin Demirtaş sur ce point. Je pense que nos juridictions n’accorderont pas un tel droit à un terroriste comme Selahattin Demirtaş. Il est l’auteur des attentats de Kobané, de Diyarbakır, de Yasin Börü [paragraphe 51 ci-dessus]. Allons-nous fermer les yeux sur ces questions ? Notre système judiciaire sera-t-il inefficace ? Nous ne pouvons certainement pas tolérer de faire les frais d’un tel terroriste. »

106. De même, le 23 décembre 2020, c’est-à-dire le lendemain du prononcé de l’arrêt de la Grande Chambre dans l’affaire Selahattin Demirtaş (no 2) précitée, le président de la République fit la déclaration suivante :

« La Cour européenne des droits de l’homme confirme tous les arrêts rendus en Türkiye en matière de terrorisme. Nos tribunaux ont encore un jugement à rendre. [La Cour] juge sans que les voies de recours internes aient été épuisées. Des actions sont menées contre la Türkiye. Comment se fait-il qu’une personne qui a causé la mort de 50 personnes soit libérée ? Ils défendent leurs semblables. À nos yeux, cette décision est nulle et non avenue. »

107. Le 24 décembre 2020, le ministre de l’Intérieur et prononça un discours similaire à celui du président de la République concernant l`arrêt rendu par la Cour. Il déclara notamment ce qui suit :

« Bien qu’il ait été demandé au Parlement de condamner et critiquer le PKK, Selahattin Demirtaş n’a pas fait une seule déclaration à ce sujet ; bien au contraire, il a apporté son soutien à cette organisation et l’a encouragée. Selahattin Demirtaş est un terroriste. Quelle qu’en soit la raison, la décision rendue par la Cour européenne des droits de l’homme est une décision sans fondement. Elle est totalement dépourvue de signification. C’est très clair et évident »

9. L’élection présidentielle de 2023

108. Les 14 et 28 mai 2023 eurent lieu les élections présidentielles en Türkiye, en vue de désigner le chef de l’État pour un mandat de cinq ans. Le président sortant se porta candidat à sa réélection. La quasi-totalité de l’opposition se rassembla derrière un candidat commun. Le parti HDP, auquel appartient le requérant, choisit de ne pas présenter de candidat. Le président sortant fut réélu au second tour, remportant ainsi un troisième mandat consécutif.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE PERTINENTS

1. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

109. L’article 90 de la Constitution régit la ratification des accords internationaux. Son paragraphe 5 est ainsi libellé :

« Les accords internationaux dûment promulgués ont force de loi. Leur inconstitutionnalité ne peut être soulevée devant la Cour constitutionnelle. En cas de litiges résultant de conflits entre les accords internationaux relatifs aux droits et libertés fondamentaux dûment entrés en vigueur et les lois sur le même sujet, les dispositions des accords internationaux prévalent ».

110. L’article 38 § 1 du CP est ainsi libellé :

« Instigation

ARTICLE 38 - (1) Toute personne qui instigue autrui à commettre une infraction est punie de la peine prévue pour l’infraction commise. »

111. L’article 214 du CP est ainsi libellé :

« Incitation à l’infraction

(1) Est passible d’une peine d’emprisonnement de six mois à cinq ans quiconque incite publiquement autrui à commettre une infraction. »

(2) Quiconque incite une partie de la population au meurtre en l’armant contre une autre partie de la population sera condamné à une peine d’emprisonnement de quinze à vingt‑quatre ans.

(3) Si les infractions visées par l’incitation sont commises, l’auteur de celle-ci sera puni en tant qu’instigateur de ces infractions. »

112. L’article 302 § 1 du CP est ainsi libellé :

« Atteinte à l’unité de l’État et à l’intégrité territoriale de l’État

(1) Quiconque commet un acte tendant à placer tout ou partie du territoire de l’État sous la souveraineté d’un État étranger, à affaiblir l’indépendance ou à rompre l’unité de l’État, ou à séparer de l’administration de l’État une partie du territoire sous la souveraineté de l’État sera condamné à la réclusion à perpétuité aggravée. »

113. La loi no 6551 portant sur la cessation du terrorisme et le renforcement de l’intégration sociale fut adoptée le 10 juillet 2014. Son objectif était de fournir une base juridique au « processus de résolution » (çözüm süreçi). Elle accorde une protection juridique aux personnes impliquées dans des relations, dialogues, entretiens et activités similaires menés avec les personnes, les institutions et les organisations, et elle facilite la réhabilitation des militants des organisations armées qui rendent leurs armes.

114. Le Gouvernement se réfère à quatre arrêts rendus par la Cour constitutionnelle le 21 novembre 2023. Dans ces arrêts, la haute juridiction a examiné entre autres des griefs de violation de l’article 5 § 1 c) de la Convention soumis par des personnes accusées dans le cadre de la même procédure que celle dirigée contre le requérant et les a déclarés irrecevables pour défaut manifeste de fondement. En particulier, l’arrêt Ayla Akat Ata (no 3), (recours no 2020/35149) concernait principalement la mise en détention provisoire le 2 octobre 2020 d’A.A. Akat, une ancienne députée du HDP [qui avait initialement été placée en détention provisoire le 6 octobre 2016]. Pour conclure à l’existence de raisons plausibles de soupçonner Mme Akat d’avoir commis une infraction, la haute juridiction a observé que le juge de paix compétent, qui avait ordonné cette mesure le 2 octobre 2020, s’était fondé notamment sur les éléments de preuve en lien avec les événements des 6-8 octobre 2014 (déclarations des plaignants, des témoins, des suspects ayant participé à ces événements), sur des messages publiés sur les réseaux sociaux, sur des rapports d’enquête et sur d’autres informations et documents concernant les événements des 6 et 7 octobre. Elle a également souligné que le 30 décembre 2020 avait été déposé un acte d’accusation dirigé contre la recourante avec 107 autres suspects [il s’agit du même acte d’accusation que celui qui est l’objet de la présente affaire – voir paragraphe 65 ci‑dessus]. La haute juridiction considéra notamment ce qui suit :

« 99. Il ne fait aucun doute que le compte du HDP sur les réseaux sociaux a appelé la population à descendre dans la rue et à rejoindre la résistance au nom du comité exécutif central et que la recourante était à l’époque l’adjointe du parti à Batman. Le 6/10/2014, la recourante a publié sur les réseaux sociaux un message visant à soutenir l’appel en question.

L’appel du comité exécutif central du HDP a été lancé à un moment où la guerre civile en Syrie avait atteint un niveau qui constituait une menace pour la sécurité nationale de la Türkiye et en réponse aux affrontements qui opposaient à Kobané le PYD – l’extension du PKK en Syrie – à Daech. En outre, il convient de souligner que cet appel a été lancé le lendemain de l’appel lancé par l’un des dirigeants de l’organisation terroriste PKK, partie au conflit, à occuper les grandes villes de Türkiye en utilisant comme prétexte les événements de Kobané. Le jour de l’appel, une annonce diffusée sur un site d’information contrôlé par le PKK exhortait à ce que le soulèvement soit étendu au plus haut niveau, en utilisant des expressions discriminatoires, en ciblant un parti politique, et en employant l’expression « ne donnant aucune chance de vivre » (...).

101. La recourante est en mesure de prévoir que la guerre civile en Syrie constitue une menace pour la sécurité nationale de la Türkiye, et que l’appel au soulèvement lancé au nom (...) du HDP aura un impact sérieux sur les masses de la population de la région, en particulier en raison des affrontements qui opposent les deux organisations à Kobané, ainsi que compte tenu des actes de violence généralisés et des perturbations de l’ordre public dans le pays qui en résulteraient. Les manifestations ont commencé le jour de ces appels et ont pris de plus en plus d’ampleur, entraînant de nombreux morts et blessés, et l’ordre public s’est détérioré (...).

102. Par conséquent, il existe des bases factuelles et juridiques permettant de conclure que le message publié sur les réseaux sociaux par la recourante, dont le contenu est identique à celui de l’appel lancé au nom du comité exécutif central du HDP, aurait un impact significatif sur les masses de la population de la région – de par sa qualité de député – et qu’il y avait un lien de causalité entre, d’une part, ces appels/déclarations et ceux lancés par le PKK/KCK (...) et, d’autre part, les incidents violents en question. En fait, des participants aux événements des 6 et 7 octobre ont fait des déclarations qui font l’objet d’enquêtes ou de poursuites pour différentes infractions qui auraient été commises pendant les événements, tandis que d’autres témoins – le témoin anonyme Mahir, le témoin K.G. et İ.B. – ont confirmé cette conclusion (...).

(...)

117. Comme on peut le constater, lors de la première enquête ouverte par le parquet général de Diyarbakır, aucune charge n’a été retenue contre la recourante en rapport avec les événements des 6 et 7 octobre. Dans le cadre de la présente enquête, la mesure de détention imposée à la recourante le 30 octobre 2016 n’était pas fondée sur les déclarations des témoins, suspects ou accusés concernant des infractions telles que l’homicide intentionnel et le pillage commises lors des événements des 6 et 7 octobre, sur le message diffusé par la recourante dans les réseaux sociaux daté du 6 octobre 2014, sur les rapports d’enquête ni sur d’autres documents d’information. La deuxième enquête ouverte par le parquet général d’Ankara contre la recourante est fondée sur l’allégation selon laquelle elle a agi conformément aux instructions de l’organisation terroriste PKK/KCK et était donc responsable du déclenchement des événements des 6 et 7 octobre, et celle-ci est accusée de l’infraction d’atteinte à l’unité et à l’intégrité territoriale de l’État et d’instigation à commettre les différentes infractions perpétrées lors des événements des 6 et 7 octobre. Dans le cadre de la deuxième enquête, la mesure de détention qui a été prise le 2 octobre 2020 et fait l’objet de la présente affaire, contrairement à la mesure de détention prise le 30 octobre 2016, était fondée sur les déclarations des personnes visées par l’enquête ou les poursuites à raison des infractions qui auraient été commises lors des événements des 6 et 7 octobre, ainsi que sur les déclarations du plaignant et d’autres témoins, sur la publication faite par la recourante dans les réseaux sociaux datée du 6 octobre 2014, sur les rapports d’enquête et sur d’autres informations/documents. Pendant les phases ultérieures de l’enquête, on peut dire que les déclarations du témoin anonyme Mahir, dont la déposition a été recueillie le 4 décembre 2019, et du témoin K.G., dont la déposition a été recueillie le 7 janvier 2020, confirment les faits qui ont été pris comme base pour l’ordonnance de mise en détention.

118. Dans ces conditions, (...) il est considéré que la deuxième enquête, qui porte sur le chef d’accusation indiquant que la recourante a agi conformément aux instructions de l’organisation terroriste PKK/KCK et qu’elle est responsable des infractions commises pendant les événements des 6 et 7 octobre, ainsi que sur l’ordonnance de mise en détention prise dans le cadre de la présente enquête, étaient fondées sur des accusations et des faits d’une autre nature que ceux retenus dans la première enquête (...). »

2. LES ÉLÉMENTS INTERNATIONAUX PERTINENTS

115. Les 10 et 11 mars 2017, lors de sa 110e session plénière, la Commission de Venise adopta son avis relatif au projet de loi portant révision de la Constitution de la Türkiye, qui prévoyait le passage d’un régime parlementaire à un régime présidentiel. Les parties pertinentes en l’espèce de cet avis sont ainsi libellées :

« V. Conclusions

(...)

128. Dans un régime présidentiel, il est essentiel qu’une justice forte et indépendante puisse trancher dans les conflits entre l’exécutif et le législatif. Or la révision proposée affaiblit la justice turque au lieu de la consolider. Le Conseil des juges et des procureurs, dont la composition actuelle satisfait à la plupart des normes internationales, serait réformé avec effet immédiat : six de ses treize membres seraient désignés par le Président, qui ne serait plus tenu à la neutralité politique, et sept membres seraient choisis par la Grande Assemblée nationale turque, sur laquelle le Président aurait une influence et qui représenterait très probablement les mêmes forces politiques que le Président en raison de la synchronisation des élections. Plus aucun membre du Conseil ne serait élu par ses pairs. Eu égard aux importantes fonctions du Conseil en ce qui concerne la nomination, la promotion, le transfert, les mesures disciplinaires et la révocation des juges et des procureurs, le Président contrôlerait ainsi l’ensemble de la justice. Ce contrôle exercé sur le Conseil des juges et des procureurs permettrait indirectement aussi au Président de mieux contrôler la Cour constitutionnelle.

129. La révision accroîtrait le contrôle exercé par l’exécutif sur la justice et les procureurs, ce qui serait encore plus problématique en Türkiye, où le manque d’indépendance de la justice suscite depuis longtemps déjà des inquiétudes. La révision affaiblirait encore un système déjà frêle de contrôle judiciaire du pouvoir exécutif.

130. La Commission de Venise estime donc que la révision proposée de la Constitution turque introduirait un régime présidentiel dépourvu des freins et contrepoids nécessaires à la prévention d’une dérive autoritaire. (...) »

EN DROIT

1. QUESTIONS PRéLIMINAIRES
1. Sur la compétence ratione materiae de la Cour

116. La présente requête porte sur la détention du requérant après le 20 septembre 2019. Ce dernier estime que sa remise en détention provisoire le 20 septembre 2019 a été ordonnée sur la base d’une simple requalification pénale des mêmes faits que ceux que la Grande Chambre avait examinés dans son arrêt du 22 décembre 2020.

117. La Cour observe que, dans son arrêt précité et dans le cadre de son examen sur le terrain de l’article 18 de la Convention, combiné avec l’article 5 § 1, la Grande Chambre a tenu compte entre autres des circonstances entourant la remise en détention provisoire du requérant le 20 septembre 2019, en disant que « malgré une qualification différente des infractions reprochées, cette enquête pénale concernait une partie des faits à l’origine du procès pénal qui est toujours pendant devant la cour d’assises d’Ankara et dans le cadre duquel l’intéressé était déjà placé en liberté provisoire ». Elle a notamment relevé que, « [c]ombinant ces éléments avec les liens temporels étroits entre la remise en liberté du requérant, ordonnée par la cour d’assises d’Ankara le 2 septembre 2019 (...), le retour immédiat du requérant, le [20 septembre 2019], en détention provisoire (...), les autorités nationales ne sembl[ai]ent guère intéressées par l’implication présumée du requérant dans une infraction prétendument commise entre le 6 et le 8 octobre 2014, soit environ cinq ans auparavant, mais plutôt par son maintien en détention, qui l’empêch[ait] d’exercer ses activités politiques » (Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2) [GC], no 14305/17, 22 décembre 2020, §§ 432 et 433).

118. Au vu des constations ci-dessus, si le Gouvernement ne conteste pas la compétence de la Cour en la matière, la Cour estime que les circonstances de la présente espèce se recoupent partiellement à celles examinées dans l’arrêt précité de la Grande Chambre et que, par conséquent, la question de savoir si la présente requête se fonde sur les mêmes faits que ceux exposés dans la requête no 14305/17 pourrait toucher à la compétence ratione materiae de la Cour. Cette question appelle donc un examen d’office (voir, mutatis mutandis, Blečić c. Croatie [GC], no 59532/00, § 67, 8 mars 2006 ; voir aussi, Ivanţoc et autres c. Moldova et Russie, no 23687/05, § 88, 15 novembre 2011).

119. La Cour reconnaît d’emblée que bien qu’elle puisse dans certains cas indiquer la mesure précise, compensatoire ou autre, que l’État défendeur devra prendre, c’est au Comité des Ministres, en vertu de l’article 46 § 2 de la Convention, qu’il revient d’apprécier la mise en œuvre de ces mesures (Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan (recours en manquement) [GC], no 15172/13, § 154, 29 mai 2019), à moins qu’elle ne soit saisie par cet organe en vertu de l’article 46 § 4 de la Convention (ibidem, et Kavala c. Türkiye (recours en manquement) [GC], no 28749/18, 11 juillet 2022).

120. Néanmoins, la Cour peut tenir compte d’éléments factuels ultérieurs qui sont susceptibles d’avoir une incidence sur ses constatations en vue, notamment, de déterminer l’éventuelle responsabilité du gouvernement défendeur dans les violations alléguées de la Convention postérieurement au 20 septembre 2019, date de la remise en détention provisoire du requérant, et au 22 décembre 2020, date de l’arrêt de la Grande Chambre (voir, mutatis mutandis, Ivanţoc et autres, précité, § 92). Il convient à cet égard d’observer que la Cour peut se déclarer compétente pour connaître de griefs formulés dans le cadre d’une nouvelle requête faisant suite à des arrêts rendus par elle, par exemple lorsque les autorités internes ont procédé à un réexamen du dossier dans le cadre de l’exécution de l’un de ses arrêts, que ce soit par la réouverture de l’instance (Emre c. Suisse (no 2), no 5056/10, 11 octobre 2011, et Hertel c. Suisse (déc.), no 53440/99, CEDH 2002‑I) ou par la conduite d’un tout nouveau procès (Organisation macédonienne unie Ilinden – PIRIN et autres c. Bulgarie (no 2), nos 41561/07 et 20972/08, 18 octobre 2011, et Liou c. Russie (no 2), no 29157/09, 26 juillet 2011). Il en va de même lorsque le « problème nouveau » est né de la persistance de la violation constatée dans l’arrêt initial de la Cour (voir, par exemple, Ivanţoc et autres, précité, § 95).

121. Cela dit, la Cour note que, le 2 septembre 2019, le juge interne a ordonné la libération du requérant dans le cadre de la procédure pénale qui avait été l’objet de son arrêt du 22 décembre 2020. Cependant, l’intéressé est resté en détention, de manière ininterrompue, dans le cadre d’une condamnation prononcée auparavant, jusqu’au 31 octobre 2019 (paragraphe 62 ci-dessus) et après cette date, en vertu de l’ordonnance de mise en détention provisoire adoptée le 20 septembre 2019, qui est l’objet de la présente affaire. En effet, il ressort des éléments du dossier que l’intéressé était en détention provisoire dans le cadre de la présente affaire d’abord entre le 31 octobre 2019 et le 3 mai 2021, puis entre le 3 novembre 2021 et le 16 mai 2024, date de sa condamnation par la cour d’assises. À la date de cet arrêt, il était en détention dans le cadre de la condamnation prononcée le 16 mai 2024. Par conséquent, il n’est pas contesté que le requérant était resté en détention dans le cadre de la présente affaire même après le prononcé de l’arrêt de la Cour du 22 décembre 2020. En outre, dans l’arrêt précité relatif à la requête no 14305/17, la Grande Chambre de la Cour a constaté une violation de l’article 5 § 1 de la Convention pour absence de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction, sans toutefois avoir examiné la mesure prise le 20 septembre 2019 dans le cadre de ce grief, dans la mesure où l’examen de la Cour dans cet arrêt se limitait au grief de violation de l’article 18 de la Convention, combiné avec son article 5 § 1. Par ailleurs, il ne faut pas perdre de vue que, depuis le 20 septembre 2019, de nombreuses décisions ont été adoptées et de nombreux recours ont été portés à l’examen des juridictions nationales (oppositions et recours individuels devant la Cour constitutionnelle). À cet égard, le requérant invoque une violation de l’article 5 § 1 de la Convention. Il soutient également que, pour la période en question, les articles 5 §§ 3 et 4, ainsi que les articles 10 et 18 de la Convention, ont été violés.

122. Dès lors, dans la mesure où ils sont tirés de la poursuite de sa détention après le 20 septembre 2019, les griefs exposés par le requérant dans le cadre de la présente affaire n’ont pas été préalablement examinés par la Cour. Par conséquent, comme dans l’affaire Ivanţoc et autres (précité, § 95), le « problème nouveau » est né de la persistance alléguée de la violation qui avait été constatée dans l’arrêt initial de la Cour. Cette conclusion ne préjuge en rien l’allégation du requérant selon laquelle sa détention postérieurement au 20 septembre 2019 est non pas une nouvelle détention mais une continuation de la détention jugée contraire à l’article 5 § 1 de la Convention, question qui sera examinée ultérieurement.

123. Cela dit, même s’il existe « des liens temporels et matériels étroits entre » la mise en détention du requérant le 4 novembre 2016 et son maintien en détention ultérieur ainsi que sa remise en détention provisoire le 20 septembre 2019 (Selahattin Demirtaş (no 2), précité, § 440), il ne saurait y avoir empiètement sur les compétences que le Comité des Ministres tire de l’article 46 là où la Cour connaît de faits nouveaux dans le cadre d’une nouvelle requête. En effet, si la Cour ne pouvait connaître des faits ultérieurs à la date indiquée, la mesure litigieuse serait soustraite à tout contrôle au titre de la Convention (voir, mutatis mutandis, Verein gegen Tierfabriken Schweiz (VgT) c. Suisse (no 2) [GC], no 32772/02, § 67, CEDH 2009).

124. Eu égard à l’ensemble des circonstances qui précèdent, la Cour estime établi que les questions posées par la présente espèce relèvent de sa compétence. Elle est donc compétente ratione materiae pour connaître des griefs formulés dans la requête.

2. Sur l’objet de la requête

125. La Cour observe que la requête a été communiquée au gouvernement défendeur le 15 janvier 2021 sur le terrain de l’article 5 §§ 1 c), 3 et 4 et des articles 10 et 18 de la Convention. Pour ce qui est du grief de violation de l’article 5 § 1 c) de la Convention, conformément au grief exposé dans le formulaire de requête, la Cour a posé une question relativement au « placement en détention provisoire de l’intéressé ordonné par le juge de paix d’Ankara le 20 septembre 2020 ». Ce grief est donc tiré essentiellement de la mise en détention provisoire du requérant. Cependant, ce dernier a également tiré un grief du maintien de cette mesure, en dénonçant « la poursuite de sa détention provisoire qui a dépassé le délai raisonnable sans motif » (makul süreyi aşan tutuk halinin gerekçesiz bir şekilde devam ettirilmesinin). Ayant jugé que ce grief relevait de l’article 5 § 3 de la Convention, la Cour a posé une question aux parties relativement aux motifs fournis par les juridictions internes pour justifier la détention provisoire en question et à la durée de cette mesure. Elle a également communiqué les autres griefs, fondés sur les articles 5 § 4, 10 et 18 de la Convention.

126. La Cour observe que, le 13 juillet 2021, le Gouvernement a présenté ses observations sur la recevabilité et sur le fond. Pour ce qui est du grief de violation de l’article 5 § 1 c), le Gouvernement invoque non seulement les éléments de preuve cités dans l’ordonnance du 20 septembre 2019 rendue par le 1er juge de paix d’Ankara (paragraphe 52 ci-dessus), mais aussi des éléments de preuve obtenus ultérieurement, à savoir notamment les déclarations d’un témoin anonyme, enregistrées le 4 décembre 2019 (paragraphe 58 ci-dessus), et celles du témoin K.G., enregistrées le 7 janvier 2020 (paragraphe 59 ci-dessus). De même, il s’appuie sur des éléments ultérieurs, à savoir le dépôt d’un acte d’accusation le 30 décembre 2020 (paragraphes 65 à 69 ci-dessus) et le rapport de procédure préliminaire du 7 janvier 2021 (paragraphes 73 à 79 ci-dessus), afin de justifier la plausibilité des soupçons pesant sur le requérant. Dans ses observations en réponse déposées le 16 septembre 2021, la partie requérante commente ces éléments. Par conséquent, l’examen du grief tiré par le requérant, sur le terrain de l’article 5 § 1 c) de la Convention, de son placement en détention provisoire le 20 septembre 2019 doit se limiter à ces éléments.

127. Après l’échange des observations, les parties ont continué à présenter de nouvelles observations sur les éléments factuels de l’affaire postérieurs au dépôt, le 7 janvier 2021, du rapport de procédure préliminaire. Dans ces observations, d’une part, le requérant a précisé ses griefs initiaux en tenant compte de ces éléments nouveaux et, d’autre part, après l’échange des observations, le Gouvernement a présenté ses commentaires. Il ressort notamment de ces développements que la 22e cour d’assises d’Ankara a entendu plusieurs témoins, dont certains l’avaient déjà été pendant les phases initiales de l’enquête, et que les parties ont mentionné certains de ces éléments dans leurs observations, et d’autres dans les observations supplémentaires (paragraphes 84–90 ci-dessus).

128. En principe, la Cour n’examine pas les faits nouveaux invoqués après la communication de la requête au Gouvernement, sauf si ces faits précisent les griefs initialement exposés à la Cour par le requérant (Farhad Aliyev c. Azerbaïdjan, no 37138/06, § 104, 9 novembre 2010, avec les références y citées). Par conséquent, elle tiendra compte de ces développements pour autant qu’ils peuvent être considérés comme des développements factuels survenus dans le contexte de la détention provisoire en cause (voir, mutatis mutandis, Ilgar Mammadov, précité, § 78). Cependant, ces éléments factuels ultérieurs présentés dans les observations supplémentaires devraient être pris en compte essentiellement sur le terrain du grief de violation de l’article 5 § 3 de la Convention tiré du maintien du requérant en détention provisoire (paragraphe 268 ci-dessous).

2. SUR LES EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES SOULEVÉES PAR LE GOUVERNEMENT

129. Le requérant allègue une violation des articles 5 §§ 1, 3 et 4, 10 et 18 de la Convention.

1. Sur le respect de l’article 47 du règlement de la Cour

130. Le Gouvernement soutient que le requérant n’a pas dûment introduit une requête conformément à la procédure prévue par le règlement. Il explique à cet égard que le requérant a exposé ses griefs devant la Cour non pas dans le formulaire de requête, mais dans l’annexe à celle-ci.

131. Le requérant conteste la thèse Gouvernement et dit qu’il a présenté ses griefs en substance dans le formulaire de requête.

132. La Cour observe que, dans son formulaire de requête, le requérant a décrit tous les faits relatifs à ses griefs et indiqué clairement et en substance les violations de la Convention dont il se plaint. En particulier, invoquant expressément l’article 5 §§ 1, 3 et 4, ainsi que l’article 10 de la Convention, « il voit une violation de son droit à la liberté et à la sûreté ainsi que de son droit à la liberté d’expression dans sa nouvelle détention prononcée [le 20 septembre 2019] lors de la procédure dans le cadre de laquelle il avait été placé en détention provisoire le 4 novembre 2016 puis mis en liberté provisoire le 2 septembre 2018 sur la base d’un autre article de saisine, dans son maintien en détention d’une manière qui selon lui est injustifiée et déraisonnable dans sa durée et dans l’inaction dont la Cour constitutionnelle aurait fait preuve concernant son recours » (« Başvurucu, farklı sevk maddesine dayanılarak 4 Kasım 2016’da tutuklandığı ve 2 Eylül 2018’de tahliye olduğu davada yeniden tutuklanmasının, makul süreyi aşan tutuk halinin gerekçesiz bir şekilde devam ettirilmesinin ve Anayasa Mahkemesinin başvuru hakkında hareketsiz kalmasının özgürlük ve güvenlik hakkını ve ifade özgürlüğünü ihlal ettiğini ileri sürmektedir. »). De même, il soutient que sa remise en détention provisoire ordonnée à la date susmentionnée a pour origine les déclarations du président de la République et que cela constitue une violation de l’article 18 de la Convention, combiné avec ses articles 5 et 10.

133. La Cour observe également que, conformément à l’article 47 § 2 b) du règlement, le requérant a complété ces informations en joignant au formulaire de requête un document d’une longueur de 15 pages exposant en détail les violations alléguées de la Convention et les arguments pertinents. Par conséquent, elle estime que les griefs du requérant ont été soulevés conformément à l’article 47 § 1 du règlement de la Cour.

134. Toujours est-il que, en ce qui concerne l’exception d’irrecevabilité tirée d’une méconnaissance de l’article 47 de son règlement, la Cour réaffirme que l’application de cette disposition relève de sa compétence exclusive pour ce qui est de l’administration des procédures conduites devant elle, les États contractants ne pouvant y puiser des motifs d’irrecevabilité pour soulever une exception sur le terrain de l’article 35 de la Convention (voir, par exemple, Demirtaş et Yüksekdağ Şenoğlu c. Türkiye, nos 10207/21 et 10209/21, § 73, 6 juin 2023). Il y a donc lieu d’écarter les arguments du Gouvernement sur ces points.

2. Sur l’exception de non-épuisement des voies de recours internes

135. Le Gouvernement soulève une exception de non-épuisement des voies de recours internes, en deux branches. En premier lieu, il reproche au requérant de ne pas encore avoir épuisé le recours individuel devant la Cour constitutionnelle, tout en soulignant que les recours formés par le requérant concernant sa détention qui a débuté le 20 septembre 2019 sont toujours pendants devant la haute juridiction. Par ailleurs, il argue que l’intéressé n’a présenté aucun grief sur le terrain de l’article 18 de la Convention, combiné avec son article 10, devant la haute juridiction. En second lieu, sur le grief de violation de l’article 5 § 3 de la Convention, il soutient que l’intéressé pouvait former le recours en indemnisation prévu par l’article 141 § 1 a) et d) du CPP sans attendre l’issue de la procédure engagée contre lui puisque sa détention provisoire dans le cadre de la présente affaire s’est terminée le 3 mai 2021, date à laquelle il a commencé à purger sa condamnation (paragraphe 63 ci‑dessus).

136. Le requérant repousse les arguments du Gouvernement. Pour ce qui est de l’argument tiré par le Gouvernement d’un défaut de présentation d’un grief de violation de l’article 18, combiné avec l’article 10 de la Convention, il explique avoir formulé un tel grief aux pages 8, 12 et 15 de son formulaire de requête et qu’il a demandé à la Cour constitutionnelle de se prononcer également sur la violation de l’article 18.

137. Sur la première branche de l’exception du Gouvernement, la Cour rappelle avoir reconnu la procédure de recours individuel devant la Cour constitutionnelle comme un recours interne effectif en ce qui concerne les griefs de violation de l’article 5 (voir, entre autres, Mercan c. Turquie (déc.), no 56511/16, §§ 21-30, 8 novembre 2016), ainsi qu’en ce qui concerne les autres griefs présentés par le requérant (Uzun c. Turquie (déc.), no [10755/13](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2210755/13%22%5D%7D), §§ 7-27, 30 avril 2013). Cependant, le temps excessif que peut prendre l’examen d’un recours peut affecter l’effectivité de cette voie de recours selon les circonstances de l’affaire.

138. En l’espèce, la Cour observe que le requérant, qui était détenu au moment de l’introduction de la présente affaire, allègue devant la Cour que l’exigence de « bref délai » prévue à l’article 5 § 4 de la Convention n’a pas été respectée en l’espèce et que les arguments qu’il tire d’une ineffectivité d’un recours individuel se confondent avec le fond de ce grief. Elle en conclut que la question de savoir si, en raison de la durée du contrôle opéré par la Cour constitutionnelle, le système de protection nationale serait encore en mesure de répondre effectivement à des griefs de violation de la Convention soulève des questions étroitement liées à l’examen du fond du grief de violation de l’article 5 § 4 de la Convention. Dès lors, elle analysera ce point dans le cadre de son examen du fond de ce grief. Elle considère donc que, dans les circonstances particulières de l’espèce, la question est si étroitement liée au fond du grief du requérant qu’il y a lieu de la joindre au fond paragraphe 161 ci-dessous).

139. Pour ce qui est de la thèse du Gouvernement selon laquelle le requérant n’a présenté aucun grief de violation de l’article 18, combiné avec l’article 10 de la Convention, dans le recours qu’il a formé devant la Cour constitutionnelle, la Cour observe que, selon les éléments du dossier, le requérant a explicitement soulevé ce grief devant la haute juridiction (paragraphe 132 ci-dessus). Par conséquent, elle rejette ce volet de l’exception préliminaire.

140. Enfin, s’agissant de la seconde branche de l’exception du Gouvernement tirée d’un défaut de présentation du recours indemnitaire prévu à l’article 141 du CPP, la Cour rappelle que, dans une situation où le requérant ne se plaignait pas uniquement de la durée de sa détention provisoire mais contestait également l’absence alléguée de raisons plausibles de soupçonner un individu d’avoir commis une infraction ou l’absence alléguée de motifs pertinents et suffisants propres à justifier une détention provisoire au sens de l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention, la Grande Chambre a déjà conclu qu’« une action en réparation fondée sur l’article 141 § 1 a) et d) du CPP ne [pouvait] pas être considérée comme une voie de recours effective » (Selahattin Demirtaş (no 2), précité, §§ 212-214 ; voir aussi, Tercan c. Turquie, no 6158/18, § 100, 29 juin 2021). Elle ne voit aucune raison de s’écarter de cette conclusion, dans la mesure où le Gouvernement n’a fourni aucune décision interne indiquant que, dans des circonstances similaires à celles de la présente affaire, un recours tel que prévu à l’article 141 § 1 d) du CPP avait pu aboutir pour un tel grief.

Il convient donc de rejeter cette exception de non-épuisement soulevée par le Gouvernement.

3. Conclusion

141. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée et ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.

3. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION à RAISON D’UNE ABSENCE DE CONTRÔLE JURIDICTIONNEL À BREF DÉLAI PAR LA COUR CONSTITUTIONNELLE

142. Le requérant allègue que l’exigence de « bref délai » prévue à l’article 5 § 4 de la Convention n’a pas été respectée dans le cadre du recours dont elle a saisi la Cour constitutionnelle en vue de contester la légalité de sa détention provisoire. L’article 5 § 4 de la Convention est libellé comme suit :

« Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »

143. Le requérant soutient que la célérité est essentielle à un contrôle effectif de la légalité d’une détention. Selon lui, s’il fallait attendre que la détention prenne fin par le prononcé du verdict sur le fond avant d’examiner la régularité de cette détention, nul ne pourrait être protégé des détentions arbitraires au regard de l’article 5 de la Convention.

144. Quant à l’aspect matériel du contrôle de la régularité de la détention provisoire, le requérant soutient que la Cour constitutionnelle non seulement statue toujours en retard dans ce type d’affaires, mais aussi qu’elle ne suit plus la jurisprudence de la Cour en la matière et qu’elle n’examine ni la nature des accusations portées contre le détenu, ni le degré de suffisance des preuves versés au dossier, ni le fond de la question de la violation de l’article 18 de la Convention. Il explique que cette divergence entre la jurisprudence de la Cour et celle de la Cour constitutionnelle a pour origine le changement opéré dans la composition de cette haute juridiction par les récentes nominations de membres par l’actuel président de la République. Il voit un détournement de la Constitution dans la nomination, comme membre de la Cour constitutionnelle, de l’ancien procureur d’Istanbul, I.F., présenté en tant que candidat de la Cour de cassation alors qu’il venait seulement depuis quelques mois d’être nommé au sein de cette dernière.

145. Le Gouvernement conteste cette thèse et explique que l’intéressé a introduit, les 14 janvier et 4 février 2021, deux autres recours individuels, toujours pour se plaindre de cette détention. Il soutient également que, dans son arrêt du 9 juin 2020, la Cour constitutionnelle a examiné non pas la question de la détention provisoire actuelle du requérant, mais les cinq recours précédents formés par celui-ci contre sa détention antérieure qui avait débuté le 4 novembre 2016.

146. Le Gouvernement évoque en outre l’énorme charge de travail de la Cour constitutionnelle et attire l’attention de la Cour sur le fait que le requérant a introduit au total quarante-neuf recours individuels devant la haute juridiction entre le 4 février 2016 et le 4 juin 2021. Or, dit-il, pendant cette période, la haute juridiction a rendu de nombreux arrêts sur les affaires hautement importantes, y compris sur le recours du requérant. Rappelant que la Cour constitutionnelle a déjà constaté des violations de l’article 5 de la Convention dans des affaires de grand intérêt public similaires à la présente affaire, le Gouvernement estime que le recours devant la haute juridiction reste effectif. Il estime que le fait que le recours individuel du requérant soit toujours pendant devant la Cour constitutionnelle est dû au processus d’examen de ces recours par celle-ci, à la complexité des chefs reprochés et au nombre élevé d’accusés qui avaient été inculpés dans le cadre de la même procédure. Il souligne également que cette détention provisoire du requérant, qui avait commencé le 20 septembre 2019, s’est terminée le 3 mai 2021 par l’exécution d’une peine d’emprisonnement qui avait été prononcée dans le cadre d’une autre procédure pénale. À ses yeux, cet élément devrait également être pris en compte dans l’appréciation du temps pris par la haute juridiction pour examiner le recours. Compte tenu de tous ces éléments, le Gouvernement estime raisonnable le délai d’examen du recours introduit le 7 novembre 2019 par la Cour constitutionnelle. Selon lui, une requête individuelle introduite devant la Cour sans attendre l’issue d’un recours pendant est abusive, dans la mesure où l’objectif d’une telle démarche est de faire pression à la fois sur le Gouvernement et sur les tribunaux nationaux, et une telle pratique peut porter atteinte à l’impartialité de l’administration de la justice par les juridictions nationales.

147. Se référant aux considérations exposées par la Cour dans son arrêt Selahattin Demirtaş (no 2) (précité, § 434), les ONG intervenantes Turkey Human Rights Litigation Support Project, Human Rights Watch et The International Commission of Jurists soutiennent que la Cour constitutionnelle n’est pas exempte du déficit d’indépendance du pouvoir judicaire mis en lumière par la Commission de Venise. Elles soulignent que des responsables de haut rang exercent une pression sur la haute juridiction. Par ailleurs, elles disent que la pratique de la Cour constitutionnelle elle-même, en particulier depuis la tentative de coup d’État, a révélé son incapacité à s’attaquer aux violations systémiques des droits de l’homme dans des affaires emblématiques, dont certaines ont été examinées ultérieurement par la Cour. En outre, elles critiquent également les nominations des derniers membres de la Cour constitutionnelle, en particulier celle d’un ancien procureur de la République associé à des affaires sensibles. Enfin, elles affirment que, ces dernières années, de nombreuses juridictions de fond ont refusé de se conformer aux arrêts de la Cour constitutionnelle. Cette situation, à leurs yeux, va à l’encontre de l’esprit de la procédure de recours individuel et compromet l’efficacité de la Cour constitutionnelle en tant que recours interne dans son ensemble.

148. La Cour rappelle les principes découlant de sa jurisprudence concernant l’exigence de « bref délai », au sens de l’article 5 § 4 de la Convention, qui sont exposés notamment dans l’arrêt Ilnseher c. Allemagne [GC], nos 10211/12 et 27505/14, §§ 251-256, 4 décembre 2018). Elle ajoute que, dans une série d’affaire contre la Türkiye, la Cour a jugé qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention, alors que les délais devant la Cour constitutionnelle, qui allaient de douze mois et seize jours à seize mois et trois jours, ne pouvaient pas être qualifiés de « brefs » dans une situation ordinaire. Elle est arrivée à cette conclusion en tenant compte de la complexité des requêtes et de la charge de travail de la Cour constitutionnelle après la déclaration de l’état d’urgence (voir, entre autres, Sabuncu et autres c. Turquie, no 23199/17, § 197, 10 novembre 2021, avec les références y citées, et Ilıcak c. Turquie (no 2) (no 1210/17, § 172, 14 décembre 2021). En revanche, dans l’affaire Kavala, elle a conclu à la violation de cette disposition pour ce qui est d’un délai d’un an, quatre mois et vingt-quatre jours, en tenant compte de ce que la lenteur procédurale était imputable aux autorités (Kavala, précité, § 190).

149. Dans la présente affaire, la Cour constate que le requérant a introduit son recours individuel devant la Cour constitutionnelle le 7 novembre 2019 contre l’ordonnance de détention provisoire du 20 septembre 2019. Sa détention provisoire sur la base de cette ordonnance a cependant débuté le 31 octobre 2019, puisqu’à la date de l’adoption de cette ordonnance, il était en train de purger la peine d’emprisonnement qui lui avait été infligée par l’effet d’une autre condamnation (paragraphe 29 ci-dessus). Par ailleurs, sa détention provisoire entamée le 31 octobre 2019 s’est interrompue entre le 3 mai 2021 et le 3 novembre 2021, là encore aux fins de l’exécution de cette condamnation qui était devenue définitive entretemps. Puis, après le 3 novembre 2021, la détention provisoire du requérant s’est poursuivie jusqu’au 16 mai 2024, date de sa condamnation par la 22e cour d’assises d’Ankara.

150. Il en découle que, même si le recours introduit par le requérant le 7 novembre 2019 est toujours pendant devant la Cour constitutionnelle depuis environ cinq ans, la durée d’examen de ce recours au regard des critères posés par l’article 5 § 4 de la Convention est d’un peu plus de quatre ans (à savoir entre le 31 octobre 2019 et le 3 mai 2021, ainsi qu’entre le 3 novembre 2021 et le 16 mai 2024 ; pour le calcul du délai, voir Smatana c. République tchèque, no 18642/04, § 117, 27 septembre 2007 ; voir aussi, mutatis mutandis, et De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique, 18 juin 1971, § 76, série A no 12).

151. La Cour observe que le Gouvernement soutient principalement que le délai d’examen en question peut s’expliquer par la charge de travail considérable à laquelle la haute juridiction s’est trouvée confrontée après la déclaration de l’état d’urgence.

152. La Cour a déjà jugé que l’engorgement du rôle d’une juridiction n’engage pas en principe la responsabilité internationale de l’État si celui‑ci recourt, avec la promptitude voulue, à des mesures propres à surmonter pareille situation exceptionnelle (Kavala, précité, § 187). Certes, eu égard à la complexité et à la diversité des questions juridiques soulevées par les affaires portées devant la Cour constitutionnelle après la tentative de coup d’État, et compte tenu du nombre très élevé de ces affaires, il est normal que cette haute juridiction ait mis un certain temps pour avoir une vue d’ensemble de ces questions et se prononcer par des arrêts de principe (Akgün c. Turquie (déc.), no 19699/18, §§ 35-44, 2 avril 2019). Cela étant, la Cour a déjà souligné que la surcharge de travail de la Cour constitutionnelle ne pouvait éternellement justifier des délais extrêmement longs, tels que ceux constatés en l’espèce (Kavala, précité, § 188). En effet, il appartient à l’État d’organiser son système judiciaire de manière à permettre à ses tribunaux de se conformer aux exigences de l’article 5 § 4 de la Convention (Abdullah Kılıç c. Türkiye, no 43979/17, § 101, 31 janvier 2023).

153. La Cour peut admettre que cette procédure conduite devant la Cour constitutionnelle était relativement complexe, d’un point de vue tant juridique que factuel. Il s’agit d’un dossier très volumineux, dans lequel il y a plus d’une centaine d’accusés. La complexité de la procédure transparaît aussi dans le fait que la Cour constitutionnelle a communiqué le 29 mai 2020 le recours constitutionnel au ministère de la Justice et qu’elle a recueilli ses observations, ainsi que le mémoire en réponse du requérant déposé le 9 juin 2020 (paragraphe 101 ci-dessus). Il en va de même des deux autres recours introduits par le requérant les 14 janvier et 4 février 2021 (paragraphes 102 et 103 ci-dessus). La Cour est également consciente que la procédure devant la Cour constitutionnelle obéit à un régime juridique différent de celui sous l’empire duquel les juridictions ordinaires conduisent leur procédure et que les spécificités de la procédure constitutionnelle doivent être prises en compte lorsqu’il s’agit d’apprécier si l’exigence de « bref délai » prévue à l’article 5 § 4 a été respectée (Ilnseher, précité, § 270).

154. La Cour relève par ailleurs que le requérant s’est prévalu à maintes reprises de la possibilité offerte dans le système juridique turc de demander sa remise en liberté pendant toute sa détention et qu’il a pu former opposition aux décisions de rejet. Selon sa jurisprudence, dans un tel système, elle peut tolérer que le contrôle devant la Cour constitutionnelle prenne plus de temps (Akgün, décision précitée, § 37). Cette possibilité n’exonérait pas pour autant la Cour constitutionnelle de l’obligation découlant de l’article 5 § 4 de statuer à bref délai sur la légalité de la détention du requérant, de manière à garantir que le droit à une décision rapide demeurât concret et effectif (Ilnseher, précité, § 273).

155. La Cour observe notamment qu’une durée de quatre ans est incomparablement plus longue que les délais qu’elle a déjà considérés, dans le cadre exceptionnel des affaires relatives à l’état d’urgence, conformes aux exigences de l’article 5 § 4. De plus, alors que l’échange d’observations des parties s’est terminé le 9 juin 2020, la Cour constitutionnelle semble être restée inactive. La lenteur procédurale constatée en l’espèce est donc imputable aux autorités. Certes, le requérant a introduit deux nouveaux recours relativement aux mêmes faits, ce qui était susceptible de prolonger la procédure. Cependant, ces procédures semblent avoir pris fin elles aussi, en 2022. Or, il ne faut pas perdre de vue que la détention du requérant postérieurement au 31 octobre 2019 a succédé à sa détention initiale qui avait débuté le 4 novembre 2016 et au sujet de laquelle la Cour avait conclu à la violation de l’article 5 § 1, isolément et en combinaison avec l’article 18 de la Convention.

156. Dans un tel contexte, la Cour considère qu’un examen juridictionnel rapide des recours introduits par le requérant par la haute juridiction constituait une garantie essentielle contre tout risque d’arbitraire dans la privation de sa liberté (voir, mutatis mutandis, Kavala, précité, § 193). Une telle diligence aurait également permis de répondre aux préoccupations exprimées par les tierces intervenantes (voir paragraphe 147 ci-dessus) quant à l’effectivité de la protection des droits fondamentaux au niveau national, tout en contribuant à renforcer la confiance du public dans la capacité de la Cour constitutionnelle à assumer pleinement son rôle de gardienne des droits garantis par la Convention.

157. La Cour rappelle par ailleurs que dès lors que la liberté d’un individu est en jeu, elle applique des critères très stricts pour déterminer, comme il en a l’obligation, si l’État a statué à bref délai sur la régularité de la détention (Idalov c. Russie [GC], no 5826/03, § 157, 22 mai 2012, et Kavala, précité, § 192).

158. Les considérations qui précèdent sont suffisantes pour permettre à la Cour de conclure que le délai mis par la Cour constitutionnelle pour statuer en l’espèce ne saurait être considéré comme « bref », même compte tenu des circonstances particulières de l’affaire.

159. La Cour rappelle également que la durée d’examen d’un recours visant à contester la régularité et la légalité d’une privation de liberté n’est pas suffisante à elle seule pour tirer une conclusion quant à l’ineffectivité d’une procédure devant la Cour constitutionnelle (voir, mutatis mutandis, Wikimedia Foundation, Inc. c. Turquie (déc.), no 25479/19, § 46, 1er mars 2022). Pour être effectif, un recours doit fonctionner sans délais excessifs (voir, mutatis mutandis, Story et autres c. Malte, nos 56854/13 et 2 autres, § 80, 29 octobre 2015). En effet, selon la jurisprudence établie de la Cour, un recours interne doit présenter des garanties minimales de célérité et un recours inapte à prospérer en temps utile n’est ni adéquat ni effectif (voir, mutatis mutandis, Podkolzina c. Lettonie (déc.), no 46726/99, 8 février 2001, et Kadiķis c. Lettonie (no 2), no 62393/00, § 62, 4 mai 2006).

160. La Cour souligne à cet égard que le principe de subsidiarité constitue un fondement essentiel du mécanisme de répartition des compétences entre les juridictions nationales et la Cour. Comme le fait valoir le Gouvernement, ce principe vise à garantir que les droits et libertés consacrés par la Convention soient d’abord et avant tout protégés au niveau national, dans le cadre de systèmes juridictionnels internes pleinement investis de cette responsabilité. En effet, la légitimité du principe de subsidiarité repose sur l’exigence d’une protection rapide, efficace et, par conséquent, a priori effective des droits des justiciables. Il implique une présomption de confiance envers les autorités nationales, réputées mieux placées que le juge international pour évaluer les faits et garantir le respect des droits fondamentaux. Ce principe intègre ainsi l’idée d’effectivité des droits, dont les États membres demeurent les garants premiers. Il en résulte que, lorsque le système national de protection se révèle incapable de répondre de manière adéquate aux griefs tirés notamment de l’article 5 de la Convention, la Cour est fondée à en tirer des conclusions, qu’elles soient d’ordre général ou spécifiques à la cause soumise à son examen (voir Kavala, précité, § 99). Cela étant, la Cour ne juge ni nécessaire ni opportun de revenir sur sa jurisprudence constante, selon laquelle le recours individuel devant la Cour constitutionnelle, prévu à l’article 19 de la Constitution pour contester la privation de liberté, constitue en principe un recours effectif au sens de l’article 35 § 1 de la Convention (voir Koçintar c. Turquie (déc.), no 77429/12, 1er juillet 2014). En l’espèce, toutefois, au regard des circonstances particulières de la présente affaire, la Cour constate que le recours individuel formé devant la Cour constitutionnelle s’est avéré inapte à satisfaire aux exigences de célérité requises par l’article 5 § 4 de la Convention. Il s’ensuit que le requérant n’était pas tenu d’attendre l’issue de ses recours devant la Cour constitutionnelle avant de saisir la Cour des griefs qu’il soulève dans le cadre de la présente requête.

161. Pour les raisons exposées ci-dessus, la Cour rejette aussi cette exception préliminaire du Gouvernement (paragraphe 138 ci-dessus).

Elle conclut qu’il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention.

4. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 §§ 1 ET 3 DE LA CONVENTION

162. Le requérant soutient tout d’abord que sa remise en détention provisoire le 20 septembre 2019 et son maintien en détention après cette date étaient contraires à l’article 5 § 1 de la Convention. Selon lui, cette mesure privative de liberté a été ordonnée sur le fondement d’une simple requalification juridique des mêmes faits que ceux déjà examinés par la Grande Chambre dans son arrêt du 22 décembre 2020.

Par ailleurs, il soutient que les décisions judiciaires ayant ordonné son placement puis son maintien en détention provisoire étaient insuffisamment motivées. Il reproche aux juridictions internes de s’être bornées à reprendre les motifs légaux de la détention provisoire, sans procéder à une appréciation individualisée de sa situation, en recourant à des formules abstraites, répétitives et stéréotypées.

Il y voit une violation de l’article 5 §§ 1 c) et 3 de la Convention, dont les parties pertinentes en l’espèce sont ainsi libellées :

« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

(...)

c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;

(...)

3. Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article, doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires et a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure (...) »

163. Le Gouvernement conteste la thèse du requérant.

1. Sur la période à prendre en considération

164. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence constante (pour un exposé des principes applicables, voir Selahattin Demirtaş (no 2), précité, §§ 290-295), dans le cas d’une détention provisoire, la période à prendre en considération commence lorsque l’individu est arrêté (Tomasi c. France, 27 août 1992, § 83, série A no 241‑A) ou privé de sa liberté (Letellier c. France, 26 juin 1991, § 34, série A no 207), et elle prend fin lorsqu’on le libère et/ou qu’il est statué, même par une juridiction de première instance, sur les accusations dirigées contre lui (voir, entre autres, Buzadji c. République de Moldova [GC], no 23755/07, § 85, 5 juillet 2016).

165. En l’espèce, la Cour observe que, comme il est indiqué ci-dessus (paragraphe 149), lorsque l’ordonnance de placement en détention provisoire a été rendue contre le requérant le 20 septembre 2019, ce dernier était en train de purger la peine d’emprisonnement qui lui avait été infligée par l’effet d’une autre condamnation prononcée par un arrêt de la cour d’assises d’Istanbul qui était devenu définitif le 7 septembre 2018 (paragraphe 29 ci‑dessus). Cependant, le 31 octobre 2019, à la demande du requérant, la juridiction compétente a ordonné le sursis à l’exécution de cette peine et la remise en liberté de l’intéressé. Par conséquent, après le 31 octobre 2019, ce dernier est demeuré en détention sur la base de sa détention provisoire qui avait été ordonnée le 20 septembre 2019, de sorte que, après le 31 octobre 2019, il a été maintenu en détention provisoire dans le cadre de la présente affaire, pour les besoins de l’article 5 §§ 1 c) et 3 de la Convention.

166. Entre les 31 octobre 2019 et 3 mai 2021, le requérant était détenu dans le cadre de la présente affaire. Cependant, le 26 avril 2021, la Cour de cassation a confirmé la condamnation du requérant qu’avait prononcée antérieurement l’arrêt du 7 septembre 2018 (paragraphe 63 ci-dessus). Ainsi, l’exécution de la peine d’emprisonnement prononcée par la cour d’assises d’Istanbul a repris le 3 mai 2021 et s’est terminée le 3 novembre 2021. En conséquence, si le requérant a été maintenu en « détention provisoire » pendant la procédure pénale menée devant la cour d’assises d’Ankara, entre le 20 septembre et 31 octobre 2019 ainsi qu’entre le 3 mai et le 3 novembre 2021, sa privation de liberté a cessé de relever de l’article 5 § 1 c) de la Convention et a plus exactement commencé à relever de l’article 5 § 1 a) (voir, dans le même sens, Selahattin Demirtaş (no 2), précité, § 296). De même, entre le 3 novembre 2021 et jusqu’à sa condamnation le 16 mai 2024, le requérant a été de nouveau maintenu en détention provisoire par l’effet de l’ordonnance de maintien en détention provisoire rendue le 20 septembre 2019 dans le cadre de la procédure faisant l’objet de la présente requête.

167. La Cour observe donc que la période à prendre en considération a débuté le 31 octobre 2019 et s’est interrompue le 3 mai 2021 puis a repris le 3 novembre 2021 pour prendre fin le 16 mai 2024, date de sa condamnation par la cour d’assises. La détention provisoire dont a fait l’objet le requérant a donc duré un peu plus de quatre ans.

2. Sur l’absence alléguée de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction (article 5 § 1 c) de la Convention)
1. Thèses des parties

a) Le requérant

168. Le requérant soutient que sa remise en détention provisoire le 20 septembre 2019 a été ordonnée sur la base d’une simple requalification pénale des mêmes faits que ceux que la Grande Chambre avait examinés dans son arrêt du 22 décembre 2020. Il estime qu’il n’existait aucun élément de fait ou d’information susceptible de convaincre un observateur objectif qu’il avait commis les infractions qui lui étaient reprochées. En conséquence, il soutient qu’à aucun moment sa privation de liberté n’a été justifiée par des soupçons plausibles.

169. Citant les messages publiés sur Twitter depuis le siège du HDP et partagés à la suite des événements du 6 au 8 octobre 2014, le requérant explique que des plaintes pénales ont été déposées contre lui-même et d’autres dirigeants du HDP. Par la suite, plusieurs plaintes ont été jointes en deux enquêtes principales. Il dit que la première, qui portait le numéro 2014/5717, concernait les parlementaires membres du comité exécutif du HDP, dont lui-même, et était menée par le bureau du parquet d’Ankara chargé des infractions commises par les parlementaires. Quant à la seconde, il précise qu’elle portait le numéro 2014/146757 et concernait les autres membres du comité exécutif du HDP, qui n’étaient pas membres du Parlement, et qu’elle était menée par le bureau des infractions commises contre l’ordre constitutionnel. L’enquête no 2014/5717 avait été évoquée devant l’Assemblée nationale pour obtenir la levée de son immunité parlementaire. À la suite de la levée de son immunité parlementaire le 20 mai 2016 [entrée en vigueur le 8 juin 2016], il déclare avoir été arrêté le 4 novembre 2016 notamment en raison des événements des 6-8 octobre 2014. La base de cette enquête aurait été l’article 214 § 3 du CP (incitation publique à la commission d’une infraction) en relation avec les incidents du 6 au 8 octobre. Cette enquête aurait été l’objet de l’arrêt de la Grande Chambre.

170. Le requérant ajoute que pendant des années l’enquête no 2014/146757 n’a pas connu de véritable progrès. Cependant, il affirme que, lorsqu’il a décidé de se porter candidat à l’élection présidentielle le 24 juin 2018, cette enquête a pris de l’ampleur. Il fait valoir qu’un nouveau procureur de la République (qui était l’ancien procureur de la 19e cour d’assises d’Ankara, laquelle a statué dans la procédure qui a été l’objet de l’arrêt de la Grande Chambre) a été désigné pour mener cette enquête. À la suite de cette désignation, l’enquête aurait été élargie de manière à couvrir toutes les procédures engagées dans le cadre des actes de violence perpétrés lors des événements des 6-8 octobre 2014. Ce serait ainsi que des mesures visant à obtenir des déclarations des témoins à charge ont commencé à être prises. Par ailleurs, le 3 janvier 2019, il aurait été décidé de restreindre l’accès à ce dossier d’enquête. Alors qu’aucune nouvelle preuve n’aurait été trouvée malgré les efforts énergiques déployés par le parquet, le 19 septembre 2019, dans le cadre de ce dossier, un mandat d’arrêt aurait été délivré contre lui-même afin de recueillir ses déclarations en tant que suspect. Ainsi, il aurait été mis en cause dans ce dossier d’enquête et placé en détention provisoire sur la base des mêmes faits, sans qu’aucun nouvel élément de preuve n’eût été produit à l’appui. Par ailleurs, les déclarations des témoins cités dans l’acte d’accusation auraient été obtenues postérieurement au 20 septembre 2019, à savoir le 4 décembre 2019 pour celles du témoin anonyme Mahir et le 7 janvier 2020 pour celles de K.G. Ces déclarations ne lui auraient, par ailleurs, pas été communiquées avant le dépôt de l’acte d’accusation.

171. Le requérant explique également que le 22 décembre 2020, la Grande Chambre de la Cour a rendu un arrêt concluant entre autres à une violation de son droit garanti par l’article 5 de la Convention à raison de sa détention provisoire qui a débuté le 4 novembre 2016. Or, immédiatement après l’arrêt de la Cour, le président de la République aurait fait une déclaration qui l’incriminait (paragraphe 106 ci-dessus). Ainsi, huit jours après cet arrêt contraignant de la Grande Chambre, le 30 décembre 2020, un acte d’accusation aurait été déposé contre lui et 107 autres suspects (paragraphe 65 ci-dessus). Le 7 janvier 2021, la 22e cour d’assises d’Ankara aurait accueilli l’acte l’accusation. Avant qu’elle ne lui eût été communiquée, l’information aurait déjà été rendue publique au moyen d’un tweet diffusé par le vice-président du MHP.

172. Le requérant souligne également que l’acte d’accusation, long de 3 530 pages et composé de 324 dossiers supplémentaires, a été présenté à la cour d’assises et à la Cour sans avoir été classifié et indexé par le parquet. Il s’agirait essentiellement d’une compilation désordonnée de documents obtenus dans le cadre des autres procédures pénales relatives aux événements des 6‑8 octobre 2014.

173. Le requérant dénonce par ailleurs de nombreuses irrégularités dans la conduite de l’enquête et la procédure pénale et dit avoir été accusé de nombreuses infractions graves dans le cadre de cette procédure sans aucune preuve supplémentaire. Il souligne à cet égard que, à l’appui de ses accusations, le parquet a cité dans l’acte d’accusation les déclarations des témoins et de suspects concernant les événements des 6-8 octobre, le tweet du siège du HDP, celui qu’il aurait posté lui-même et certains de ces discours tenus entre 2013 et 2019. Or, ni aucun de ces discours ni les tweets en question ne contiendraient d’appel à la violence ou ne seraient liés aux actes de violences commis lors des événements en question. À ses yeux, les conclusions de la Cour dans son arrêt du 22 décembre 2020 valent tout autant pour ces accusations. Par ailleurs, il explique que le tweet qui, selon le parquet, avait été posté depuis un compte qui lui appartenait, n’a pas été posté par lui-même et que ce compte ne lui appartenait pas (paragraphe 75
ci-dessus). De même, dans l’acte d’accusation, le parquet citerait aussi l’un de ses discours tenu lors d’un rassemblement à Nusaybin (paragraphe 77
ci-dessus). Or, ce discours, identique à celui examiné par la Cour dans son arrêt précité (Selahattin Demirtaş (no 2), précité, § 79, point ii), aurait été tenu lors d’un rassemblement dans le district de Kızıltepe, et non à Nusaybin comme il serait allégué, et il aurait déjà été mentionné dans le rapport d’enquête no 30 de l’acte d’accusation de la procédure qui s’était déroulée devant la 19e cour d’assises d’Ankara et qui était examinée par la Cour dans son arrêt précité (ibidem, § 333).

174. Le requérant souligne également que les déclarations de témoins et de suspects, ainsi que les rapports d’infraction et d’autopsie, se rapportent essentiellement aux actes de violences commis entre les 6 et 8 octobre 2014. Dans aucune de ces procédures il n’aurait comparu en tant qu’accusé. Il ajoute que le Gouvernement affirme que les éléments les plus importants justifiant la mesure du 20 septembre 2019 étaient les déclarations des personnes qui avaient participé aux événements du 6 au 8 octobre 2014 ou aux actes de violences survenus lors de ces événements. Or, les déclarations des dizaines de suspects ayant affirmé avoir participé aux manifestations à l’appel du HDP auraient été recueillies les 7 janvier, 25 et 27 février 2019, soit postérieurement à la décision de sa remise en détention provisoire, et versées au dossier à cette même période. De même, les déclarations du témoin anonyme dénommé Mahir, ainsi que celles de K.G., que le Gouvernement considère comme ayant une importance décisive pour justifier ladite mesure, auraient été recueillies respectivement les 4 décembre 2019 et 7 janvier 2020, c’est-à-dire après l’ordonnance de placement en détention provisoire rendue le 20 septembre 2019.

175. Le requérant explique également que, lors des événements de Kobané en 2014, le processus de résolution était encore en cours et qu’il a effectué de nombreuses visites à Kobané, au su et avec l’approbation du gouvernement et des dirigeants locaux de l’époque, et qu’il a mené des négociations de désarmement et de paix avec les hauts dirigeants du KCK, avec des garanties juridiques. Lors de ces visites, il aurait œuvré pour la paix et ses déclarations auraient visé à condamner les actes horribles perpétrés par Daech, qualifiés par les Nations Unies de « crime contre l’humanité ». Or le parquet aurait qualifié ces visites d’activités illégales menées secrètement.

176. Sur ces déclarations tenues le 30 septembre 2014 lors de ses visites à Kobané, le requérant soutient tout d’abord que le parquet n’en a cité qu’une partie. Ayant produit la partie manquante de ses propos (paragraphe 12 ci‑dessus), il explique que ses propos s’adressaient à la Türkiye et à la communauté internationale et visaient à souligner la nécessité d’intervenir à Kobané, qui à l’époque avait été encerclée par Daech. Il précise également qu’à la date de ces propos prononcés avant les événements de 6‑8 octobre 2014, aucun acte de violence n’avait été commis et qu’à la suite de ce discours, aucun acte violent ne s’était par ailleurs produit. D’après lui, le terme « résistance », qu’il avait employé, concernait manifestement la résistance contre Daech à Kobané.

177. Le requérant ajoute que les déclarations du témoin anonyme selon lesquelles il avait prononcé ces propos à la suite d’une instruction émanant des dirigeants du KCK (paragraphe 58 ci-dessus) n’ont aucun fondement. Il dit à cet égard que, lors de cette visite, il a rencontré en personne ces dirigeants, qui n’auraient pas eu besoin d’utiliser un intermédiaire pour demander qu’il lance de tels appels pour Kobané. Par ailleurs, au moment des propos susmentionnés, les incidents des 6-8 octobre 2014 n’auraient pas encore débuté. Il n’y aurait même pas eu le moindre signe qu’ils allaient commencer. À ses yeux, ces déclarations n’ont aucune valeur juridique et ne sont pas conformes à la vérité.

178. Le requérant déclare également que les visites à Kobané s’inscrivaient dans le cadre de ses efforts déployés dans le cadre du « processus de paix ». Il dit par ailleurs avoir exposé son point de vue sur ces visites lors de la procédure devant la 19e cour d’assises d’Ankara et avoir expliqué qu’un processus tripartite avait été mis en œuvre entre le Gouvernement, M. Öcalan et le PKK, et que le HDP et lui-même en tant coprésident du parti étaient également associés à ce processus. Par ailleurs, après ces visites et rencontres avec les dirigeants du PYD, il dit s’être entretenu avec A.D., premier ministre de l’époque, et avoir partagé ces observations. En particulier, il affirme avoir œuvré pour que Daech n’occupe pas Kobané et ne perpètre pas de massacres. Il précise par ailleurs que deux jours après cette rencontre, S.M., le président du PYD, s’est rendu en Türkiye et s’est entretenu avec les autorités turques. Il souligne enfin que toutes les activités menées dans le cadre de ce processus entraient dans le champ d’application de la loi no 6551 portant sur la cessation du terrorisme et le renforcement de l’intégration sociale, qui accorderait une protection juridique aux personnes associées, comme lui-même, à de telles initiatives (paragraphe 113 ci-dessus). À ses yeux, le fait de criminaliser ces relations, qui auraient été conduites sous la supervision des autorités, constitue une illustration supplémentaire du but politique des mesures prises contre lui.

179. Le requérant conteste en outre la thèse du Gouvernement selon laquelle les procédures qui ont été conduites devant la 19e cour d’assises et la 22e cour d’assises sont différentes. À cet égard, il explique que, de toute manière, les deux procédures ont été jointes le 25 mai 2021 par les cours d’assises au motif que, compte tenu des articles de droit pénal applicables en la matière et des dates des infractions, les deux dossiers avaient un lien juridique et que les preuves devaient donc être appréciées ensemble, en conséquence de quoi la procédure devant la 19e cour d’assises d’Ankara a été close (paragraphes 33 et 82 ci-dessus). Il précise que, à partir de ce
moment-là, l’affaire relative à sa première période de détention provisoire [qui était l’objet de l’arrêt précité de la Cour] a été examinée devant la 22e cour d’assises d’Ankara, en même temps que l’affaire relative à sa détention provisoire en cours. Cela démontrerait clairement, contrairement à ce que soutient le Gouvernement, que les deux affaires sont fondées sur les mêmes faits et que sa seconde détention provisoire est la continuation de la première. Selon le requérant, il ne faut pas perdre de vue que la 19e cour d’assises avait déjà ordonné sa libération provisoire pour les chefs partiellement liés aux événements des 6‑8 octobre 2014 et qu’elle ne pouvait plus ordonner sa remise en détention provisoire. Ainsi, un second dossier aurait été monté pour le maintenir en détention, sur la base des mêmes événements et des mêmes motifs factuels, par le biais d’une nouvelle enquête, ce afin de contourner l’arrêt de la Cour.

180. Le requérant estime que le Gouvernement a mis au point une pratique consistant à « détenir – libérer – détenir à nouveau » dans les affaires de détention à motivation politique. Il soutient que de bon nombre de juristes, de personnalités politiques, de militants des droits de l’homme et de journalistes sont la victime de ce stratagème. Il se réfère entre autres aux arrêts Atilla Taş c. Turquie (no 72/17, §§ 77-78, 19 janvier 2021) et Kavala c. Türkiye ((recours en manquement), précité, §§ 157‑166).

181. Aux yeux du requérant, tous ces éléments montrent qu’il ne pourra pas être libéré sans l’autorisation du Président. Il s’agit, selon lui, d’une détention permanente, dépourvue de toute garantie juridique et de prévisibilité, qui est similaire à la situation des personnes exposées au syndrome du « couloir de la mort ».

b) Le Gouvernement

182. Le Gouvernement conteste les thèses du requérant et soutient que la détention provisoire du 20 septembre 2019 reposait sur une base légale. À l’issue de l’enquête menée par le parquet, ce dernier aurait conclu que les actes du requérant étaient notamment constitutifs de l’infraction prévue aux articles 38, 214 § 3 et 302 du CP. En particulier, le requérant aurait été accusé d’être l’instigateur de nombreuses infractions commises les 6‑8 octobre 2014 dans 36 villes de Türkiye. Par ailleurs, le juge de paix compétent aurait ordonné cette mesure conformément à l’article 100 du CPP. Il ajoute que l’enquête pénale qui a donné lieu à la mesure de détention provisoire du requérant le 4 novembre 2016 et l’enquête pénale dans le cadre de laquelle son placement en détention provisoire a été ordonné le 20 septembre 2019 n’auraient pas été pas fondées sur les mêmes faits, les mêmes accusations et les mêmes éléments de preuve. Par ailleurs, en ce qui concerne la détention provisoire du 20 septembre 2019, il aurait existé suffisamment de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis les infractions reprochées.

183. Pour ce qui est de l’identité entre les faits et les accusations, le Gouvernement soutient que les éléments à charge qui ont fondé la détention provisoire du requérant dans la présente affaire sont différents de ceux sur lesquels était fondée sa détention provisoire du 4 novembre 2016. Il explique que la détention provisoire du requérant prononcée le 4 novembre 2016 reposait sur les faits qui lui étaient imputés dans 31 rapports d’enquête distincts soumis au parquet général de Diyarbakır sous le numéro 2016/24950. Ces 31 rapports d’enquête auraient fait état de nombreux actes commis par le requérant, qui se seraient étalés sur une longue période et auraient été accomplis à des dates différentes. Les chefs d’accusation retenus contre le requérant lorsqu’il a été mis en détention provisoire le 4 novembre 2016 auraient été les suivants : « appartenance à une organisation terroriste armée » (article 314 du CP) et « incitation publique à la commission d’une infraction » (article 214 § 1 du CP). Parmi les 31 rapports d’enquête susmentionnés, seul le rapport d’enquête no 31 aurait concerné les incidents survenus du 6 au 8 octobre 2014 et les infractions reprochées au requérant dans le cadre de ce rapport d’enquête auraient été « l’incitation publique à la commission d’une infraction » (article 214 § 1 du CP) et « l’infraction à la loi no 2911 sur les réunions et les manifestations ».

184. Or, selon le Gouvernement, l’objet de l’enquête no 2014/146757, qui a été menée par le parquet général d’Ankara et dans le cadre de laquelle la détention provisoire du requérant a été ordonnée le 20 septembre 2019, était l’établissement des responsabilités du requérant et d’autres membres du comité exécutif central du HDP pour des infractions commises lors des incidents des 6-8 octobre 2014 à raison de leurs publications et d’autres appels lancés via les réseaux sociaux. À la suite du versement au dossier des déclarations de témoins, de suspects et d’accusés, et de rapports sur les décès et d’autres incidents (en relation avec les infractions commises lors des incidents des 6-8 octobre) obtenus dans le cadre de l’enquête, la nature et la portée de l’infraction reprochée auraient changé. Se fondant sur les nouvelles preuves obtenues ultérieurement dans le cadre de l’enquête no 2014/146757, le parquet aurait conclu qu’il y avait de fortes raisons de soupçonner le requérant d’être responsable, en qualité d’instigateur, au sens de l’article 214 § 3 du CP, d’un certain nombre d’infractions commises à la suite de ses appels lancés en personne et par l’intermédiaire du HDP, dont il était le coprésident, et qu’il avait commis l’infraction d’atteinte à l’unité et à l’intégrité territoriale de l’État. Le Gouvernement précise que, dans le cadre du dossier dont était saisie la 19e cour d’assises d’Ankara, il n’y a eu aucune appréciation sur le terrain de l’incitation à des infractions tels que le meurtre, la tentative de meurtre ou le pillage.

185. Le Gouvernement ajoute que, pendant que le requérant était en détention provisoire dans le cadre du dossier dont était saisie la 19e cour d’assises d’Ankara, une enquête était menée contre ce dernier dans le cadre du dossier de l’enquête no 2014/146757 qui par la suite a donné lieu à sa mise en détention provisoire le 20 septembre 2019. Par conséquent, l’allégation selon laquelle le requérant n’a pas été inclus en tant que suspect dans le dossier d’enquête no 2014/146757 – à l’origine de la présente affaire – ne reflèterait pas la vérité.

186. Par ailleurs, le Gouvernement explique que, en droit pénal, l’incitation à commettre une infraction, au sens de l’article 214 § 1 du CP, est une infraction de mise en danger, et que pour que cette infraction soit constituée, il n’est pas nécessaire que soient commises les infractions qui sont incitées. Or, il relève que l’instigation consiste à pousser une personne qui n’a pas l’intention de commettre une infraction à en commettre une. Il précise que, aux termes de l’article 38 du CP, l’instigateur d’une infraction est passible de la même peine prévue que pour l’infraction commise. Il ajoute que, selon l’article 214 § 3 du CP, si les infractions dont la perpétration est incitée sont effectivement commises, l’incitateur en est tenu pour responsable en tant qu’instigateur de ces infractions.

187. Le Gouvernement précise également que l’article 214 § 3 du CP dispose que si est perpétrée l’infraction dont la commission a été publiquement incitée, l’auteur de l’incitation sera puni en tant qu’instigateur pour les infractions commises. Il dit que, en d’autres termes, lorsque l’infraction a été commise à la suite de l’incitation, l’auteur de celle-ci devrait être puni sur la base non pas du premier paragraphe de l’article 214, qui constitue une infraction de mise en danger, mais de son troisième paragraphe, puisque le dommage résultant de l’acte ou de l’infraction ainsi incité est déjà survenu. Il ajoute qu’il faut un lien de causalité entre l’incitation et l’infraction commise, c’est-à-dire que le tiers auteur de l’infraction doit avoir été touché par l’incitation de la personne incitatrice et avoir commis l’infraction en conséquence.

188. À cet égard, le Gouvernement explique que, dans ce cadre, le parquet général de Diyarbakır avait initialement qualifié l’appel du requérant d’incitation à commettre une infraction et avait naturellement demandé son placement en détention provisoire, le 4 novembre 2016, indépendamment de la question de savoir si l’incitation avait ou non conduit à la commission d’une infraction. Ce serait à ce titre que le requérant a été placé en détention provisoire par le juge de paix de Diyarbakır. Cependant, il aurait été établi lors de l’enquête menée par le parquet général d’Ankara qu’un grand nombre d’infractions avaient été commises à l’incitation du requérant. Étant donné que les auteurs de l’incitation doivent également être tenus pour pénalement responsables de ces infractions en vertu de l’article 214 § 3 du CP, des enquêtes auraient été ouvertes pour les infractions commises à la suite des appels incriminés. Par conséquent, le parquet d’Ankara aurait élargi son enquête en vue de recueillir les informations et documents relatifs aux infractions commises dans le cadre des incidents qui s’étaient déroulés du 6 au 8 octobre 2014 et il aurait considéré que ces infractions avaient été commises à l’incitation du HDP, qui avait eu pour origine l’appel lancé par celui-ci, et demandé le placement en détention provisoire du requérant sur la base de l’article 214 § 3 du CP au motif qu’il devait être tenu pour responsable, en tant qu’incitateur de toutes les infractions commises. Dès lors, la détention provisoire du requérant, ordonnée le 20 septembre 2019, aurait découlé non pas de la qualification d’une infraction différente pour un même fait, mais de l’article 214 § 3 du CP, aux termes duquel les infractions résultant de l’incitation sont punies elles aussi. En revanche, la jonction des affaires dirigées contre le requérant devant la 19e cour d’assises d’Ankara (détention provisoire du requérant du 4 novembre 2016) et devant la 22e cour d’assises d’Ankara (détention du 20 septembre 2019) ne signifierait pas que ces procédures étaient fondées sur les mêmes faits. Alors que, dans le cadre de la première procédure, le requérant aurait été tenu pour responsable du danger posé par l’incitation commise par lui, au sens de l’article 214 § 1 du CP, la seconde procédure aurait porté sur sa responsabilité en tant qu’instigateur des infractions qui auraient été commises à la suite de cette incitation, au sens de l’article 214 § 3 du CP.

189. Le Gouvernement explique en outre que l’enquête dans le cadre de laquelle le requérant a été placé en détention provisoire actuelle a été ouverte le 9 octobre 2014 à la suite d’une plainte déposée par B.M., le 3 novembre 2014, selon laquelle, en octobre 2014, le requérant, le coprésident du HDP, et d’autres responsables du HDP avaient incité et encouragé les manifestations de rue et autres incidents qui avaient eu lieu les 6‑8 octobre 2014 en instrumentalisant les événements de Kobané. Il indique que le procureur de la République, qui a mené l’enquête à la suite de cette plainte, a demandé les renseignements personnels des membres du conseil exécutif central du HDP. Il ajoute que, environ deux ans avant le 20 septembre 2019, le parquet avait pris de nombreux actes en vue de compléter son enquête (paragraphes 40–48 ci-dessus). Il ressort de ces actes d’enquête que tous les membres du comité exécutif central du HDP, qu’ils fussent parlementaires ou non, étaient visés par cette enquête. Il en conclut que le requérant était considéré comme un suspect dans le cadre de l’enquête no 2014/146757, alors qu’il était détenu. Ce serait ainsi que le procureur chargé de l’enquête no 2014/146757 a achevé son enquête, qui visait 108 suspects, comprenait 2 806 victimes et plaignants et traitait d’un grand nombre d’infractions, lesquelles auraient été commises dans 36 départements. À l’issue de cette enquête, le procureur, qui aurait estimé que la détention provisoire était justifiée et qu’il existait des soupçons plausibles au vu des éléments de preuve, aurait demandé le placement du requérant en détention provisoire.

190. En outre, selon le Gouvernement, il est tout à fait normal que le dossier du requérant n’ait pas été joint à la procédure relative au décès de Yasin Börü, qui est pendante devant la 2e cour d’assises d’Ankara. Le rejet de sa demande de jonction de ladite affaire avec la présente affaire ne signifierait pas qu’il n’y avait pas de lien de causalité entre les faits survenus, les infractions commises et l’appel lancé par le requérant. Pour le Gouvernement, la question de savoir s’il y avait un lien de causalité entre l’appel du requérant et les infractions commises à la suite de cet appel n’est pas une question qui doit être tranchée selon qu’il a été fait droit ou non à la demande de jonction de deux procédures.

191. En ce qui concerne les nouveaux éléments de preuve, le Gouvernement souligne que l’enquête à l’origine de la détention provisoire actuelle du requérant a été ouverte en 2014, indépendamment de l’enquête qui a donné lieu à la mesure de détention du 4 novembre 2016, à la suite de la lettre de dénonciation adressée par une personne nommée B.M. Lorsque l’ordonnance de détention provisoire du 20 septembre 2019 a été adoptée par le juge de paix d’Ankara contre le requérant, les éléments de preuve les plus importants du dossier étaient les déclarations des personnes qui avaient admis avoir participé aux actes violents commis du 6 au 8 octobre à la suite de l’appel du HDP, dont le requérant était le coprésident.

192. Le Gouvernement explique également que les suspects et les témoins, dont les déclarations ont été recueillies dans le cadre de l’enquête conduite sur des infractions commises lors des événements des 6‑8 octobre, ont dit qu’ils avaient participé à ces actes à la suite de l’appel du HDP. De même, selon lui, le fait qu’un certain nombre de suspects aient déclaré être descendus dans la rue sous la pression de l’organisation terroriste armée PKK était de nature à établir le lien de causalité entre les déclarations faites par le requérant, en personne et par l’intermédiaire du parti politique dont il était le coprésident, et les actes de terrorisme et de violence qui ont eu lieu lors des événements des 6-8 octobre. Le Gouvernement ajoute qu’il n’est pas contesté que lesdits appels du requérant, qui était le coprésident du HDP à l’époque des faits, ont eu une incidence notable sur les personnes impliquées dans des violences.

193. Le Gouvernement précise notamment que, selon les conclusions de l’enquête, au cours de la période de la guerre civile en Syrie où se sont intensifiés les affrontements entre le PYD – considéré comme la branche syrienne du PKK – et Daech à Kobané, dans la déclaration faite par l’un des hauts dirigeants du PKK via son compte de réseau social le 5 octobre 2014, le peuple avait été appelé à descendre dans la rue et à conquérir les villes (paragraphe 7 ci-dessus). Dans l’annonce faite sur le compte de réseau social du HDP le lendemain de cette déclaration, il aurait été indiqué que le comité exécutif central du HDP, dont le requérant était membre, avait tenu une réunion consacrée aux événements de Kobané, et qu’une déclaration avait été faite au nom de ce bureau. Dans cette déclaration, le peuple aurait été appelé de toute urgence à descendre dans la rue, à soutenir ceux qui étaient mobilisés, et à agir (paragraphe 8 dessus). De plus, dans un autre communiqué, le peuple aurait été appelé à mener une résistance permanente (paragraphe 9 ci‑dessus). Par ailleurs, le jour de cet appel, dans l’annonce publiée sur un site d’information en ligne qui aurait été sous le contrôle du PKK, le peuple aurait été appelé à la révolte et il aurait été demandé que toutes les rues soient transformées en zones de conflit, des expressions discriminatoires auraient été utilisées, et un parti politique aurait été désigné comme cible (paragraphe 10 ci-dessus). À la suite de ces appels, des incidents violents de grande ampleur auraient commencé le 6 octobre 2014, se seraient poursuivis pendant des jours et se seraient propagés à de nombreuses villes et régions du pays. Des dizaines de milliers de personnes auraient participé à ces incidents violents au cours desquels de nombreuses personnes auraient perdu la vie et auraient été blessées, des biens publics auraient été endommagés et de nombreuses personnes auraient été blessées.

194. Selon le Gouvernement, le requérant porte la responsabilité de ces appels. Tout d’abord, le requérant ne prétendrait pas avoir lancé ces appels contre son gré. Par ailleurs, il aurait été en mesure de prévoir que la guerre civile en Syrie constituait une menace pour la sécurité nationale de la Türkiye et que, surtout après les affrontements entre deux organisations terroristes à Kobané, l’appel à la révolte lancé au nom de l’une de ces organisations risquait de provoquer des actes de violence généralisés et de troubler l’ordre public en Türkiye. Le Gouvernement en conclut qu’il existait des bases factuelles et juridiques qui permettaient aux autorités chargées de l’enquête d’établir un lien de causalité entre les appels lancés au nom du comité exécutif central du HDP et les appels lancés par le PKK, ainsi qu’entre ces appels et les incidents violents en question.

195. Le Gouvernement soutient également que les raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis les infractions reprochées dans l’ordonnance de détention ont été confirmées par les éléments de preuve recueillis ultérieurement. À cet égard, il se réfère aux déclarations du témoin anonyme Mahir et du témoin K.G., et soutient que le contenu de ces témoignages avait une importance décisive pour établir le lien de causalité entre les actes de violence en question et les appels incriminés. En particulier, K.G., après avoir expliqué la signification du terme serhilhan, aurait notamment déclaré que les porte-paroles du KCK Türkiye avaient demandé au requérant de faire une déclaration pour soutenir la déclaration d’autonomie et pour que le peuple descende dans la rue et se livre à des actes de violence. Ce témoin aurait également dit que, lorsqu’ils avaient lancé les appels incriminés, le comité exécutif central du HDP et les coprésidents savaient que des armes, des couteaux, des cocktails Molotov et des explosifs artisanaux seraient utilisés dans les incidents. De même, le témoin anonyme Mahir aurait fait des déclarations confirmant les dires de K.G. (paragraphes 58–59 ci‑dessus). Les témoins entendus ultérieurement auraient également confirmé ces dires. En outre, malgré tous les décès et les incidents violents survenus lors de ces événements, le 9 octobre 2014, le requérant aurait déclaré avoir adhéré à l’appel en question (paragraphe 13 ci-dessus). Ces éléments montrent, aux yeux du Gouvernement, l’existence d’un lien de causalité entre lesdits agissements et les conséquences de ceux‑ci.

196. En conclusion, le Gouvernement soutient que la détention provisoire du requérant à l’origine de la présente affaire diffère à bien des égards de sa détention provisoire du 4 novembre 2016 et que cette mesure ne procède pas de la qualification des mêmes faits en une infraction différente. Par conséquent, selon le Gouvernement, le requérant a été placé en détention provisoire sur la base de « raisons plausibles » de le soupçonner d’avoir commis les infractions reprochées.

c) Les ONG intervenantes

197. Les ONG intervenantes considèrent que la détention du requérant s’inscrit dans un contexte général de répression visant différents groupes qui critiquent la politique officielle en Türkiye. Elles exposent que de nombreux députés du HDP ont fait l’objet de poursuites judiciaires et d’une détention provisoire sur la base d’accusations liées au terrorisme, après avoir légitimement exercé leur droit à la liberté d’expression. Elles notent qu’il est de plus en plus fréquent en Türkiye que les éléments de preuve servant à justifier les détentions se limitent exclusivement à des déclarations et à des actes qui sont manifestement non violents et qui devraient a priori être protégés par l’article 10 de la Convention. Selon elles, les procureurs de la République et les tribunaux turcs omettent systématiquement de procéder à une analyse contextuelle appropriée et de filtrer ces éléments de preuve à la lumière de la jurisprudence bien établie de la Cour concernant l’article 10.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes pertinents

198. La Cour rappelle que le premier volet de l’article 5 § 1 c) de la Convention n’autorise à placer une personne en détention dans le cadre d’une procédure pénale qu’en vue de la traduire devant l’autorité judiciaire compétente lorsqu’il y a des raisons plausibles de la soupçonner d’avoir commis une infraction. La « plausibilité » des soupçons sur lesquels doit se fonder l’arrestation constitue un élément essentiel de la protection offerte par l’article 5 § 1 c). L’existence de soupçons plausibles présuppose celle de faits ou de renseignements propres à persuader un observateur objectif que l’individu en cause peut avoir accompli l’infraction qui lui est reprochée. Ce qui peut passer pour plausible dépend toutefois de l’ensemble des circonstances (voir Selahattin Demirtaş (no 2), précité, § 314, avec d’autres références).

199. L’alinéa c) de l’article 5 § 1 de la Convention ne présuppose pas que les autorités d’enquête aient rassemblé des preuves suffisantes pour porter des accusations au moment de l’arrestation. L’objet d’un interrogatoire mené pendant une détention au titre de cet alinéa est de compléter l’enquête pénale en confirmant ou en écartant les soupçons concrets ayant fondé l’arrestation. Ainsi, les faits donnant naissance à des soupçons ne doivent pas être du même niveau que ceux qui sont nécessaires pour justifier une condamnation ou même pour porter une accusation ce qui intervient dans la phase suivante de la procédure pénale (ibidem, § 315, avec d’autres références).

200. En règle générale, les problèmes liés à la « plausibilité des soupçons » se posent au niveau des faits. Il faut alors se demander si l’arrestation et la détention se fondaient sur des éléments objectifs suffisants pour justifier des « raisons plausibles » de soupçonner que les faits en cause s’étaient réellement produits. Outre l’aspect factuel, l’existence de « raisons plausibles de soupçonner » au sens de l’article 5 § 1 c) exige que les faits évoqués puissent raisonnablement passer pour relever de l’une des sections de la législation traitant du comportement criminel. Ainsi, il ne peut à l’évidence pas y avoir de soupçons raisonnables si les actes ou faits retenus contre un détenu ne constituaient pas un crime au moment où ils se sont produits (ibidem, § 317, avec d’autres références)

201. En outre, les faits reprochés eux‑mêmes ne doivent pas apparaître avoir été liés à l’exercice par le requérant de ses droits garantis par la Convention (ibidem, § 318).

202. La Cour rappelle que, lors de l’appréciation de la « plausibilité » des soupçons, elle doit pouvoir déterminer si la substance de la garantie offerte par l’article 5 § 1 c) est demeurée intacte. À cet égard, il incombe au gouvernement défendeur de lui fournir au moins certains faits ou renseignements propres à la convaincre qu’il existait des motifs plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis l’infraction alléguée (ibidem, § 319).

203. Si des soupçons plausibles doivent exister au moment de l’arrestation et de la détention initiale, il doit également être démontré, en cas de prolongation de la détention, que des soupçons persistent et qu’ils demeurent fondés sur des « raisons plausibles » tout au long de la détention (ibidem, § 320).

b) Application de ces principes

204. La Cour observe qu’avant de commencer à examiner la question de savoir si la mise en détention provisoire du requérant le 20 septembre 2019 et son maintien en détention après cette date étaient compatibles avec les exigences de l’article 5 § 1 c) de la Convention, elle doit se pencher d’abord sur la question de savoir si, comme l’allègue le requérant, les faits reprochés à ce dernier sont les mêmes que ceux examinés par la Grande Chambre dans son arrêt du 22 décembre 2020.

205. En substance, le Gouvernement soutient dans le cadre de la présente affaire que le requérant est détenu depuis 2019 sur la base d’un nouveau chef d’accusation. La question cruciale qui se pose en l’espèce est donc celle de savoir si cette nouvelle accusation pouvait justifier le maintien en détention provisoire du requérant après cette date. À cet égard, la Cour rappelle que pour rechercher l’existence ou non d’un soupçon plausible propre à justifier l’arrestation et la détention d’un suspect, le point de départ de son analyse doit être les décisions relatives à la mise et au maintien en détention adoptées par les juridictions nationales. En outre, elle observe que le rapport du 7 janvier 2021 présente également une pertinence dans cet examen puisque la 22e cour d’assises a apprécié la légalité de la détention provisoire du requérant, en prenant comme point de comparaison l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Selahattin Demirtaş (no 2) précitée (paragraphes 73–79 ci‑dessus).

206. La Cour doit donc axer son examen sur les faits qui constituent un ensemble de circonstances factuelles concrètes justifiant les soupçons en question. En outre, elle souligne que le fait que le requérant a été condamné par la 22e cour d’assises d’Ankara (paragraphe 97 ci-dessus) n’a aucune incidence sur ses conclusions relatives au présent grief, dans le cadre de l’examen duquel elle est principalement invitée à déterminer si la mesure litigieuse ordonnée le 20 septembre 2019 était fondée ou non sur une requalification pénale des mêmes faits que ceux examinés par la Grande Chambre dans son arrêt du 22 décembre 2020, et si cette mesure était justifiée au regard des éléments de fait et d’information qui étaient disponibles à l’époque pertinente et pendant la phase initiale du maintien en détention provisoire du requérant (voir, mutatis mutandis, Ilgar Mammadov, précité, § 100).

207. Par ailleurs, la Cour doit aussi tenir compte des circonstances entourant chaque cas soumis à son examen, en particulier des préoccupations exprimées par les autorités quant au nombre important de décès et de blessures survenus lors des événements des 6-8 octobre 2014 et aux troubles publics survenus à cette occasion. À cet égard, elle prend note des informations communiquées par le Gouvernement selon lesquelles de nombreuses personnes avaient perdu la vie, des milliers de personnes avaient été blessées et de nombreux actes de vandalisme avaient été perpétrés lors de ces événements. De même, elle accorde aussi du poids aux éléments retenus par la 22e cour d’assises d’Ankara selon lesquels l’organisation terroriste armée PKK avait voulu instrumentaliser les événements de Kobané pour réaliser son objectif ultime, en provoquant une guerre civile (paragraphe 74 ci-dessus). Elle estime qu’en pareilles circonstances, il est parfaitement légitime que les autorités enquêtent sur les incidents concernés afin d’identifier les auteurs de tels agissements violents et de les traduire en justice.

208. En outre, la Cour doit aussi tenir compte du fait que, en septembre et octobre 2014, l’organisation terroriste armée Daech avait lancé une offensive sur la ville syrienne de Kobané, que cette agression militaire avait provoqué un élan de solidarité internationale, qu’à partir du 2 octobre 2014, de nombreuses manifestations avaient lieu en Türkiye et que plusieurs organisations non gouvernementales – locales et internationales – avaient publié des déclarations appelant à la solidarité internationale avec Kobané assiégée par Daech (paragraphe 6 ci-dessus). Pour la Cour, les accusations portées contre le requérant, qui était le coprésident du HDP et qui, en cette qualité, jouait un rôle important au cours de cette période, ne peuvent être examinées en faisant abstraction de ce contexte spécifique. De même, il ne faut pas perdre de vue que, si le processus de résolution entamé en 2012 s’est soldé par un échec en 2015, la loi no 6551 du 10 juillet 2014 avait pour but de fournir une base juridique à ce processus et accordait une protection juridique aux personnes visées (paragraphe 113 ci-dessus).

209. Dans son analyse, la Cour examinera tout d’abord la question de savoir s’il existait une identité entre les faits et chefs d’accusation retenus contre le requérant et ceux examinés dans le cadre de l’arrêt du 22 décembre 2020. Elle recherchera ensuite s’il existait des raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis les infractions reprochées.

1. Sur la connexité entre les faits et les chefs d’accusation retenus contre le requérant

210. La Cour observe que l’objet de la présente requête est la mise en détention provisoire du requérant le 20 septembre 2019 et son maintien en détention provisoire pendant la phase initiale de cette mesure. Selon le requérant, sa détention fondée sur l’ordonnance de mise en détention du 20 septembre 2019 ne reposait que sur une requalification pénale des mêmes faits que ceux que la Grande Chambre avait précédemment examinés dans son arrêt du 22 décembre 2020. Le Gouvernement estime cependant que cette détention n’était pas fondée sur les mêmes faits, les mêmes chefs d’accusation et les mêmes éléments de preuve.

211. La Cour rappelle que rien dans la Convention ou dans sa jurisprudence n’empêcherait une autorité de maintenir un individu en détention ou de prononcer une nouvelle décision de placement en détention dès lors qu’il y aurait des raisons plausibles de soupçonner l’intéressé d’avoir commis une nouvelle infraction pénale. En effet, si les raisons plausibles de soupçonner l’accusé en cause d’avoir commis une nouvelle infraction pénale sont fondés sur des faits nouveaux étayés par des preuves crédibles et suffisantes (Kavala (recours en manquement), précité, § 159), il suffit à examiner la plausibilité de ces soupçons au regard des exigences de la Convention en matière de privation de liberté.

212. En particulier, pour justifier une nouvelle mesure de détention provisoire, le parquet doit aussi produire de nouvelles preuves pour qu’il soit satisfait au critère du soupçon plausible. Faute de preuves suffisantes propres à étayer les faits nouveaux invoqués de sorte que le critère du soupçon plausible se trouve rempli, ne pas libérer l’accusé équivaudrait à un refus arbitraire d’exécuter la décision de mise en liberté. En outre, les faits et éléments de preuve nouveaux qui sont avancés à l’appui d’une nouvelle détention doivent ne pas avoir été connus au cours de la détention initiale de l’intéressé (comparer avec Kavala (recours en manquement), précité, §§ 163‑166). Toute autre approche offrirait aux autorités de poursuite la possibilité d’agir de mauvaise foi et d’invoquer les nouvelles accusations au moment précis où, commodément, la libération de l’accusé pourrait se trouver ainsi empêchée. Il est d’autant plus important de prévenir pareil abus des instruments de droit pénal dans des affaires telle que la présente, où la Cour, dans la procédure initiale, a conclu à la violation de l’article 18 de la Convention, combiné avec son article 5.

213. En particulier, une simple requalification des mêmes faits ne peut pas en principe justifier un refus de libérer un détenu en l’absence d’autres circonstances pertinentes et suffisantes. S’il en était autrement, les autorités judiciaires pourraient continuer à priver les personnes de leur liberté simplement en déclenchant de nouvelles enquêtes pénales pour les mêmes faits. Une telle situation équivaudrait à permettre un contournement du droit et risquerait de conduire à des résultats incompatibles avec l’objet et le but de la Convention (ibidem, §§ 143 et 162 ; voir aussi, parmi plusieurs autres, Korban c. Ukraine, no 26744/16, § 150, 4 juillet 2019, et Atilla Taş, précité, § 77).

214. La Cour observe que, dans son arrêt du 22 décembre 2020, dans son analyse sur le terrain de l’article 18 de la Convention combiné avec son article 5 § 1, la Grande Chambre de la Cour a considéré qu’il existait « divers éléments factuels et des liens temporels et matériels étroits » entre la mise en détention du requérant le 4 novembre 2016 et celle ordonnée le 20 septembre 2019 (Selahattin Demirtaş (no 2), précité, § 440) et elle a ajouté qu’« elle ne [pouvait] donc pas ignorer le fait que l’intéressé a[vait] été placé en détention provisoire [le 20 septembre 2019] sur le fondement d’une nouvelle qualification juridique des « actes et incidents » relatifs à la période du 6‑8 octobre 2014 qui faisaient déjà partie des motifs invoqués pour justifier la privation de liberté qui [était] précisément visée dans sa requête et qui a[vait] pris fin le 2 septembre 2019 » (ibidem, § 441).

215. La Cour observe que si, selon le Gouvernement, l’ordonnance de détention provisoire du 20 septembre 2019 n’était pas fondée sur les mêmes faits, les mêmes éléments de preuve et les mêmes chefs d’accusation que ceux examinés par la Grande Chambre de la Cour relativement à l’ordonnance du 4 novembre 2016, il est manifeste qu’il existait, ne fût-ce que partiellement, des liens temporels et matériels étroits entre ces deux détentions. En effet, comme l’indique le Gouvernement, l’ordonnance du 4 novembre 2016 se fondait sur les faits qui étaient imputés au requérant dans 31 rapports d’enquête distincts soumis à l’enquête du parquet général de Diyarbakır sous le numéro 2016/24950. Dans les 31 rapports d’enquête en question, de nombreux faits dont le requérant était l’auteur, qui s’étaient étalés sur une longue période et avaient été accomplis à des dates différentes, ont été abordés. Il n’est pas contesté que parmi les 31 rapports d’enquête susmentionnés, seul le rapport d’enquête no 31 concernait les incidents survenus du 6 au 8 octobre 2014, et les infractions reprochées au requérant dans ce rapport d’enquête étaient « l’incitation publique à la commission d’une infraction » (article 214 § 1 du CP) et « l’infraction à la loi no 2911 sur les réunions et les manifestations ». Par conséquent, si l’ordonnance du 4 novembre 2016 était fondée sur le soupçon de perpétration de plusieurs infractions énumérées dans les 31 rapports d’enquête en question, la Cour peut tenir pour établi que ce soupçon se recoupait également les faits en lien avec les événements du 6 au 8 octobre 2014.

216. En particulier, si de nombreuses infractions étaient reprochées au requérant au moment de sa remise en détention provisoire (paragraphe 50 ci‑dessus) et si les faits antérieurs et postérieurs étaient cités de manière vague par la suite dans l’acte d’accusation (paragraphe 65 ci-dessus), le 20 septembre 2019, le procureur de la République a demandé au juge de paix d’Ankara de placer le requérant en détention provisoire parce qu’il était soupçonné d’être l’un des instigateurs de nombreuses infractions commises lors des événements des 6-8 octobre 2014. Le même jour, le juge de paix a ordonné cette mesure (paragraphe 52 ci-dessus). La Cour observe que ces accusations étaient toutes essentiellement fondées sur les événements des 6‑8 octobre 2014 et sur les éléments de preuves relatifs aux actes de violences commis lors de ces événements survenus notamment à la suite des appels en question émanant entre autres du comité exécutif centre du HDP, un parti politique légal et des discours du requérant (pour une évaluation des éléments de preuves voir les paragraphes 225 à 247 ci-dessous). En effet, les autres discours tenus par l’intéressé entre 2013 et 2019, mentionnés dans l’acte d’accusation (paragraphe 65 ci-dessus), n’ont pas donné lieu à une accusation spécifique et n’étaient pas à l’origine de l’ordonnance du 20 septembre 2019. Il convient d’en conclure que toutes les accusations portées contre le requérant, à savoir l’atteinte à l’unité et à l’intégralité territoriale de l’État (article 302 du CP) et l’instigation d’infractions commises lors des mêmes événements (article 214 § 3 du CPP), étaient fondées sur le lien de causalité allégué entre les actes de violences commis lors des événements des 6‑8 octobre 2014 et les appels en question. Par ailleurs, les juridictions nationales ayant ordonné le maintien en détention du requérant se sont également appuyées sur des éléments de preuve recueillis soit antérieurement, soit postérieurement à sa mise en détention, lesquels seront examinés plus en détail ultérieurement (paragraphes 226 à 247 ci-dessous).

217. La Cour observe aussi que les principales infractions reprochées au requérant dans le cadre de ces événements, à savoir l’instigation de nombreuses infractions au sens de l’article 214 § 1 du CP dans le cadre de la première détention et l’instigation d’infractions au sens de l’article 214 § 3 du CP, se recoupaient amplement. Il convient notamment de souligner que l’intéressé était soupçonné non pas d’avoir commis en personne les infractions violentes en question, mais d’avoir été l’instigateur de ces infractions, qui ont également donné lieu au chef d’accusation fondé sur l’article 302 du CP. En d’autres termes, les principaux faits reprochés au requérant étaient la publication des tweets en question et certains de ces discours et, comme le Gouvernement l’indique (paragraphe 192 ci-dessus), le parquet avait déclaré avoir obtenu des preuves supplémentaires non relatives à ces faits mais démontrant, selon lui, la responsabilité du requérant dans les actes de violences perpétrés lors de ces événements à la suite des appels en question.

218. La Cour note notamment qu’il ressort de la définition donnée par le Gouvernement aux paragraphes premier et troisième de l’article 214 du CP (paragraphes 186–187 ci-dessus) que les éléments constitutifs de l’infraction prévue au troisième paragraphe de l’article 214 du CP sont indissociablement liés à ceux de l’infraction prévue dans son premier article. En effet, aux termes du troisième paragraphe, « (...) l’auteur de [l’incitation] sera puni en tant qu’instigateur [des infractions ainsi commises] ». Par conséquent, l’article 214 § 3 du CP dispose qu’en cas de commission d’une infraction publiquement incitée, l’auteur de l’incitation sera puni en tant qu’instigateur des infractions commises par des tiers. Il en découle que la commission de l’acte d’incitation constitue le principal élément constitutif de l’infraction visée dans ce paragraphe. Par ailleurs, pour établir la culpabilité de la personne incitatrice au sens de ce paragraphe, il doit exister un lien de causalité entre l’incitation et l’infraction commise. Plus précisément, le tiers auteur de l’infraction doit avoir été incité à agir par l’auteur de l’incitation et celui-ci doit être à l’origine de la décision du tiers de commettre l’infraction et en être le principal facteur. Enfin, l’infraction incitée doit être concrètement commise.

219. La Cour en conclut que la publication des tweets en question et certains des discours du requérant, qui ont été cités dans l’ordonnance du 4 novembre 2016 comme faits générateurs du soupçon de l’infraction d’incitation à commettre une infraction, au sens de l’article 214 § 1 du CP, sont identiques aux faits à l’origine de la mesure de détention provisoire du 20 septembre 2019, qui est l’objet de la présente requête. De même, le soupçon retenu sur le terrain de l’article 302 du CP (atteinte à l’unité et à l’intégrité territoriale de l’État) reposait également sur les actes de violence survenus lors des événements des 6 au 8 octobre 2014, imputés au requérant en sa qualité d’instigateur.

220. Or, bien que certains faits et accusations à l’origine des mesures du 4 novembre 2016 et du 20 septembre 2019 présentent une connexité manifeste, le juge de paix, auteur de l’ordonnance du 20 septembre 2019, n’a nullement pris en compte l’argument du requérant tiré de cette connexité juridique et de l’identité partielle des faits.

221. Par ailleurs, dans son arrêt précité du 22 décembre 2020, rendu ultérieurement à la mise en détention provisoire du requérant le 20 septembre 2019, la Grande Chambre de la Cour a conclu, sur la première détention du requérant, que « [l]es violences survenues du 6 au 8 octobre 2014, aussi regrettables soient-elles, ne [pouvaient] pas être interprétées comme une conséquence directe des tweets en question [ni] justifier le placement en détention provisoire du requérant pour les infractions en question » (Selahattin Demirtaş (no 2), précité, § 327). De même, examinant ces éléments ainsi que les autres faits reprochés au requérant, elle a conclu à l’absence de raison plausible de soupçonner celui-ci d’avoir commis les infractions reprochées, parmi lesquelles figurait également celle réprimée par l’article 214 § 1 du CP (ibidem, § 331).

222. La Cour observe cependant que, dans son rapport préliminaire du 7 janvier 2021 postérieur à l’arrêt du 22 décembre 2020, la 22e cour d’assises d’Ankara s’est contentée d’examiner les articles du code pénal invoqués par l’accusation et de mettre l’accent sur la portée de l’arrêt précité, ce sans se pencher sur la connexité manifeste entre les éléments constitutifs de l’infraction visée aux premier et troisième paragraphes de l’article 214 du CP et sans exposer de motifs juridiques qui auraient permis d’expliquer le changement dans la qualification des infractions imputées au requérant, de « l’incitation » à une infraction à « l’instigation » d’une infraction (paragraphe 73 ci-dessus). Or, les juridictions nationales auraient dû apporter une réponse adéquate au fait que le juge de paix de Diyarbakır s’était explicitement fondé, pour ordonner la mesure privative de liberté du 4 novembre 2016, non seulement sur les tweets incriminés, mais également sur les actes de violence ayant entraîné la mort d’une cinquantaine de personnes (ibidem, §§ 70 et 324).

223. Pour la Cour, la conclusion susmentionnée (paragraphe 221 ci‑dessus) de la Grande Chambre relativement aux événements du 6 au 8 octobre 2014 rend, en principe, superflue la recherche d’un éventuel lien de causalité entre les faits invoqués par l’accusation et les violences survenues du 6 au 8 octobre 2014, question à laquelle la Grande Chambre a déjà répondu par la négative dans son arrêt précité. En fait, compte tenu du lien indissociable qui unit les infractions prévues aux paragraphes premier et troisième de l’article 214 du CP et en l’absence d’une « incitation » au sens de son premier paragraphe, les éléments constitutifs de l’infraction visée au troisième paragraphe de cette disposition ne peuvent être constitués. Ces considérations valent mutatis mutandis pour les chefs fondés sur l’article 302 du CP puisque l’élément matériel constitutif de cette infraction est là aussi un éventuel lien de causalité entre les actes de violences perpétrés lors de ces événements et les appels et discours en question (paragraphe 216 ci-dessus).

224. Néanmoins, la Cour estime nécessaire de continuer à examiner s’il existe des raisons plausibles de soupçonner l’intéressé d’avoir commis une nouvelle infraction pénale, dont les autorités n’auraient pas eu connaissance au moment de la mise en détention initiale de l’intéressé. Autrement dit, il faut rechercher s’il existe des éléments factuels nouveaux étayés par des preuves crédibles susceptibles de justifier la mise en détention du requérant le 20 septembre 2019. À ce stade de son analyse, la Cour estime nécessaire de souligner que, même si l’élément matériel de l’infraction retenue en l’espèce sur la base de l’article 302 du CP est identique à celui de l’infraction prévue à l’article 214 § 3 du CP, à savoir les actes de violences commis entres les 6‑8 octobre 2014, l’accusation a aussi vu dans ces faits une atteinte à l’unité et à l’intégrité territoriale de l’État, au sens de l’article 302 du CP.

2. Sur les éléments de preuve présentés par le parquet

225. Le Gouvernement cite de nombreux éléments de preuve susceptibles, selon lui, de justifier la mesure incriminée. Ces preuves peuvent se regrouper en trois catégories, à savoir 1) les preuves recueillies avant l’adoption de la mesure du 20 septembre 2019, lesquelles avaient également servi de fondement à l’ordonnance de détention du 4 novembre 2016 et avaient, par conséquent, déjà été examinées dans l’arrêt de la Grande Chambre (voir la liste de ces éléments au paragraphe 226 ci-dessous) ; 2) les preuves obtenues avant le placement en détention du requérant le 20 septembre 2019, mais qui n’avaient pas servi de fondement à l’ordonnance du 4 novembre 2016 et n’avaient donc pas été examinées dans l’arrêt de la Grande Chambre (pour une liste de ces preuves voir paragraphe 230 ci‑dessous) et 3) les preuves obtenues après le placement en détention du requérant (pour une liste de ces preuves voir paragraphe 238 ci-dessous).

α) Les preuves obtenues avant le placement en détention du requérant et examinées dans l’arrêt de la Grande Chambre

226. Les preuves obtenues avant le placement en détention du requérant et examinées dans l’arrêt de Grande Chambre sont les suivantes : le tweet publié par un membre du « comité exécutif » de l’organisation terroriste PKK/KCK (paragraphe 7 ci-dessus, Selahattin Demirtaş (no 2), précité, §§ 20 et 70) ; le discours du requérant tenu le 9 octobre 2014 (paragraphe 13 ci‑dessus, et ibidem, § 26) ; le tweet publié le 6 octobre 2014, 10 h 20, par le comité exécutif central du HDP (paragraphe 9 ci-dessus, et ibidem, § 20) ; l’autre tweet du 6 octobre 2014 publié par le comité exécutif central du HDP (paragraphe 8 ci-dessus ; dans l’arrêt Selahattin Demirtaş (no 2), précité, § 20, ce tweet a été évoqué en mentionnant trois tweets) et enfin, une déclaration mise en ligne émanant d’une organisation dénommée KCK (paragraphe 10 ci‑dessus, et ibidem, § 21).

227. La Cour observe que, dans sa décision du 4 novembre 2016, le 2e juge de paix de Diyarbakır a justifié le placement en détention provisoire du requérant en s’appuyant expressément, entre autres, sur tous ces éléments de preuve (ibidem, § 70). Quant à la Grande Chambre, comme il est indiqué ci-dessus (paragraphe 221), après avoir examiné les tweets en question (ibidem, § 327), diverses déclarations politiques du requérant, y compris celle tenue le 9 octobre 2014 (ibidem, §§ 27, 70 et 328), et les autres éléments de preuve (le tweet publié par un membre du « comité exécutif » de l’organisation terroriste PKK/KCK et la déclaration susmentionnée émanant d’une organisation dénommée KCK (ibidem, § 70), elle a conclu à l’absence de raison plausible de soupçonner le requérant d’avoir commis les infractions reprochées, parmi lesquelles figurait également l’infraction visée à l’article 214 § 1 du CP (ibidem, § 331).

228. S’agissant plus particulièrement du tweet publié le 6 octobre 2014, à 10 h 20, par le comité exécutif central du HDP, la Grande Chambre de la Cour a dit ceci au paragraphe 327 de son arrêt :

« (...) Dans les trois tweets litigieux le HDP avait appelé à la solidarité avec la population de Kobané, qui à l’époque faisait face à une offensive militaire lancée par les membres de l’organisation terroriste armée Daech. La Cour est prête à tenir compte des difficultés auxquelles la Turquie était confrontée en raison de la menace constituée par les attentats terroristes, notamment au lendemain de la crise en Syrie. Le mois d’octobre 2014 s’inscrit dans une période où le conflit interne à ce pays menaçait la sécurité nationale de la Turquie. C’est dans ce contexte sensible que le HDP a publié les tweets en question, par lesquels il appelait la population à descendre dans la rue. Ces appels ont sans doute créé une situation difficile, en particulier dans le sud-est de la Turquie. En effet, des événements d’une grande violence se sont produits après la publication de ces appels (...). La Cour estime malgré tout que ces appels sont restés dans les limites du discours politique, dans la mesure où ils ne peuvent pas être interprétés comme un appel à la violence. Les violences survenues du 6 au 8 octobre 2014, aussi regrettables soient-elles, ne peuvent pas être interprétées comme une conséquence directe des tweets en question et ne peuvent pas justifier le placement en détention provisoire du requérant pour les infractions en question. »

229. La Cour ne perd pas de vue que l’ordonnance du 4 novembre 2016 se fondait sur le soupçon de la commission de plusieurs infractions énumérées dans les 31 rapports d’enquête concernés, dont un seul était lié aux événements des 6 au 8 octobre 2014, tandis que l’ordonnance du 20 septembre 2019 reposait exclusivement sur ces mêmes événements. Elle relève également que les infractions visées dans la première ordonnance concernaient principalement les articles 214 § 1 et 314 du Code pénal, alors que celles retenues dans la présente affaire relèvent des articles 214 § 3 et 302 du même code. Il n’en demeure pas moins que le soupçon ayant motivé l’ordonnance du 20 septembre 2019 se recoupait, comme indiqué précédemment (voir paragraphe 215), les faits liés aux événements du 6 au 8 octobre 2014. À cet égard, la Cour note que les conclusions de l’arrêt de la Grande Chambre concernant les éléments de preuve examinés dans le contexte de ces événements sont claires et sans équivoque. Elle relève que le Gouvernement n’a présenté aucun élément nouveau de nature à remettre en cause ces conclusions. Elle y souscrit et conclut, en conséquence, que les éléments en question ne pouvaient justifier une nouvelle mesure de détention provisoire à la date du 20 septembre 2019.

β) Les preuves obtenues avant le placement en détention du requérant et non mentionnées dans l’arrêt de Grande Chambre

230. La Cour observe qu’un certain nombre de preuves ont été obtenues avant le placement en détention provisoire du requérant. Il s’agit de la dénonciation de B.M. faite le 3 octobre 2014 (paragraphe 14 ci-dessus), des éléments obtenus lors des procédures engagées contre les auteurs de diverses infractions pendant ces événements (rapports d’autopsie, déclarations de témoins, procès-verbaux d’incidents ; paragraphes 47 et 52 ci-dessus) et des déclarations de suspects qui ont été recueillies lors des procédures engagées contre eux et ont été versées au dossier les 7 janvier et 25 et 27 février 2019. Ces suspects avaient notamment déclaré avoir participé aux événements des 6‑8 octobre 2014 soit à la suite de l’appel en question du HDP, soit à la suite de pressions exercées par le PKK (paragraphes 68 ci-dessus). Par ailleurs, le parquet a également cité le discours tenu par le requérant le 30 septembre 2014 (paragraphes 12 et 58 ci-dessus). D’après le Gouvernement, ces déclarations et ce discours étaient de nature à établir le lien de causalité entre les appels en question et les violences commises lors des événements des 6‑8 octobre 2014.

231. La Cour observe que, dans l’ordonnance de remise en détention provisoire du 20 septembre 2019 (paragraphe 52 ci-dessus), le juge de paix a mentionné ces éléments de manière générale. Par conséquent, elle doit les examiner afin de répondre à la question de savoir si – isolément ou pris ensemble – ils étaient suffisants pour justifier la mise en détention en question.

232. Tout d’abord, s’agissant de la dénonciation que B.M. a faite le 3 octobre 2014, c’est-à-dire une déclaration émanant d’une seule personne qui a déclenché l’enquête du parquet d’Ankara après les incidents des 6‑8 octobre 2014, la Cour observe que, dans cette dénonciation, le plaignant, apparemment sans lien avec l’affaire, a simplement demandé au parquet, en deux phrases, de poursuivre le requérant et les autres responsables du HDP en affirmant qu’ils avaient « instigué et incité » les manifestations de rue et autres incidents survenus les 6-8 octobre 2014. Le plaignant n’a fourni aucun détail, n’a fait aucun constat ni aucune observation, et n’a produit aucun commencement de preuve (paragraphe 14 ci-dessus). Pour la Cour, il ne paraît pas justifiable que les autorités judiciaires aient décidé de mettre en jeu la responsabilité du requérant dans les événements mentionnés, sur la seule base d’une plainte aussi peu détaillée.

233. S’agissant du discours du requérant tenu le 30 septembre 2014 (paragraphe 12 ci-dessus), lu dans son ensemble, la Cour y voit, comme avec les tweets du 6 octobre 2014 (paragraphe 228 ci-dessus), un appel à la solidarité avec la population de Kobané, qui à l’époque faisait face à une offensive militaire lancée par les membres de l’organisation terroriste armée Daech et considère qu’il ne peut être interprété comme un appel au soulèvement.

234. Pour ce qui est des éléments de preuves obtenus lors des procédures engagées contre les auteurs de diverses infractions commises pendant ces événements, la Cour observe que les documents produits par le parquet d’Ankara, à savoir les actes d’accusations dirigés contre les auteurs d’actes de violence et les arrêts des cours d’assises portant condamnation des auteurs des manifestations violentes conduites à l’occasion des incidents des 6‑8 octobre 2014, tels que versés au dossier d’enquête du parquet d’Ankara à la fin de l’année 2019, ne mentionnent nulle part le requérant en qualité d’incitateur ou d’instigateur des actes incriminés. Selon les éléments produits par les parties, aucune autorité judiciaire ayant jugé les auteurs de violences commises les 6-8 octobre 2014 n’a, lors des procédures de jugement, reproché quoi que ce soit au requérant ni n’a ordonné un élargissement de l’enquête de manière à retenir la responsabilité de ce dernier en tant qu’instigateur de ces actes de violence.

235. Quant aux déclarations des personnes qui ont admis avoir participé aux manifestations des 6-8 octobre 2014 et ont été poursuivies pénalement pour violences, la Cour note que, dans leurs déclarations, ces personnes ont indiqué notamment qu’elles avaient participé aux manifestations en cause à la suite des déclarations faites par les organes du HDP via les réseaux sociaux et les organes de presse, ainsi qu’au moyen d’appels téléphoniques et de SMS envoyés par les responsables du parti. En revanche, certains autres ont déclaré avoir participé aux manifestations sous la pression du PKK/KCK (paragraphe 68 ci-dessus). D’après le Gouvernement, ces déclarations étaient de nature à établir un lien de causalité entre les appels en question et les violences commises lors des événements des 6‑8 octobre 2014. Cependant, l’examen de ces déclarations ne permet pas de conclure que ces accusés aient été invités par le requérant à autre chose qu’à manifester contre l’attaque de Daech à Kobané.

236. Il convient à cet égard de rappeler que, même à supposer qu’en raison de l’appel lancé par le comité exécutif central de son parti, le requérant pût être considéré comme l’un des organisateurs des manifestations en question, selon la jurisprudence de la Cour, la responsabilité pénale des organisateurs de manifestations ne saurait être engagée lorsque ces derniers ne participent pas directement aux actes incriminés, qu’ils ne les encouragent pas ou qu’ils ne font pas preuve de complaisance en faveur des comportements illégaux (Mesut Yıldız et autres c. Turquie, no 8157/10, § 34, 18 juillet 2017 ; voir aussi, mutatis mutandis, Kemal Çetin c. Turquie, no 3704/13, § 48, 26 mai 2020). En effet, les organisateurs ne sauraient être tenus pour responsables des agissements d’autrui s’ils n’y ont pris part ni explicitement par une participation active et directe, ni implicitement en s’abstenant par exemple d’intervenir par des avertissements ou des injonctions d’arrêter de scander des slogans illégaux (Mesut Yıldız et autres, précité, § 34). Tel n’est manifestement pas le cas en l’espèce. Outre les appels déjà examinés par la Grande Chambre, les autorités nationales ne se sont référées à aucun autre élément susceptible de soupçonner que le requérant avait incité à commettre des actes de violences au cours des manifestations en question.

237. La Cour en conclut que ces éléments, pris isolément ou ensemble avec les autres éléments de preuve, ne permettaient pas de fonder une nouvelle détention provisoire.

γ) Les preuves obtenues après le placement en détention du requérant

238. La Cour observe que le procureur de la République a recueilli le 4 décembre 2019 les déclarations d’un témoin anonyme (paragraphe 58 ci‑dessus) et le 7 janvier 2020 celles du témoin K.G. (paragraphe 59 ci‑dessus). Par ailleurs, ultérieurement, des déclarations des nouveaux témoins ont été recueillies au cours de la procédure pénale (paragraphe 85– 90 ci‑dessus) et un rapport de l’examen des relevés HTS a été versé au dossier. La Cour estime qu’il n’y a pas lieu de prendre en compte ces éléments de preuve aux fins d’apprécier la plausibilité des soupçons ayant motivé la décision initiale de placement en détention provisoire, dès lors qu’ils sont postérieurs à l’ordonnance rendue le 20 septembre 2019 et n’ont donc exercé aucune influence sur celle-ci (voir, en ce sens, Alparslan Altan c. Türkiye [GC], no 12778/17, § 139, 9 septembre 2019, et Selahattin Demirtaş (no 2), précité, § 326). En revanche, ces éléments peuvent être pris en considération dans le cadre de l’évaluation de la persistance, ou de l’existence apparente, de soupçons plausibles justifiant le maintien en détention de l’intéressé au cours des phases ultérieures (paragraphe 128
ci-dessus).

239. Tout d’abord, en ce qui concerne l’examen des relevés HTS (paragraphe 60 ci-dessus), la Cour observe que le rapport en question semble montrer uniquement qu’entre juillet et décembre 2014, le requérant avait eu plusieurs conversations téléphoniques avec K.Y., ce que celui-ci avait admis en précisant également que, à l’époque des faits, il était l’un des coprésidents d’un autre parti politique, à savoir le DBP, un parti politique légal, et qu’il avait constamment été en contact avec lui pendant les événements de Kobané (paragraphe 92 ci-dessus).

240. La Cour observe ensuite que les dépositions de ces deux témoins, rédigées dans le respect des formes, se lisent en partie comme des analyses de la situation en Syrie, en Irak et en Türkiye, et contiennent aussi des analyses et des conjectures détaillées sur les liens entre le PKK et le HDP, ainsi que sur la stratégie générale alléguée du PKK qui viserait à instaurer un État fédéral kurde sur les territoires cédés par les États de la région. D’après ces témoins, les événements des 6-8 octobre 2014 s’inscrivaient dans la stratégie de réalisation du but ultime de cette organisation, à savoir la proclamation de l’autonomie. Il est vrai que ces témoins ont aussi déclaré que le requérant avait agi à la suite d’une instruction émanant des dirigeants de l’organisation terroriste. De même, selon les dires des témoins, les membres du PKK, en leur qualité de porte-paroles du KCK, avaient participé aux réunions de direction du HDP, notamment à la réunion du comité exécutif central du HDP tenue le 6 octobre 2014.

241. Cependant, la Cour est d’avis que ces déclarations présentaient peu d’intérêt pour justifier le maintien en détention provisoire du requérant. Tout d’abord, il est établi que l’intéressé a effectué des visites à Kobané, s’est activement engagé pour que cesse le siège de Daech et s’est entretenu avec de nombreux responsables investis dans le conflit armé à Kobané. La confirmation de ces faits par des témoins n’était pas de nature à apporter un élément supplémentaire susceptible de justifier le soupçon pesant sur le requérant. Il est important aussi de constater que l’un de ces témoins, à savoir Mahir, était un témoin anonyme et qu’un autre, à savoir K.G., bénéficiait du régime de « repentir actif ». La Cour reconnaît que les déclarations de « repentis » et de témoins anonymes ayant appartenu à des organisations terroristes peuvent représenter un instrument important dans la lutte contre le crime organisé. Toutefois, elle renvoie à sa jurisprudence constante, selon laquelle de telles déclarations doivent impérativement être corroborées par des éléments objectifs, en particulier lorsqu’elles sont invoquées pour justifier le maintien en détention provisoire (voir, mutatis mutandis, Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 156 et suivants, CEDH 2000‑IV ; comparer avec Yaygın c. Turquie (déc.), no 12254/20, § 43,16 février 2021).

242. La Cour reconnaît que l’appréciation des éléments de preuve relève en premier lieu des juridictions internes, devant lesquelles la procédure demeure pendante, et que son analyse, au regard de l’article 5 § 1 de la Convention, se limite à apprécier la plausibilité des soupçons pesant sur le requérant. Il ressort toutefois des déclarations des témoins mentionnés ci-dessus que le parquet a tenté de démontrer que le requérant aurait agi sur instruction du PKK. Or, même à supposer l’existence d’une telle instruction, les éléments du dossier ne permettent pas d’établir qu’il y ait effectivement donné suite. Par ailleurs, s’il peut être soutenu que le requérant, en sa qualité de dirigeant d’un parti politique influent, aurait pu, voire dû, anticiper les conséquences violentes des manifestations en cause, une telle déduction, en l’absence de preuves établissant un lien concret et direct entre ses actes et les violences survenues, ne saurait à elle seule justifier sa détention provisoire au regard des exigences rigoureuses de l’article 5 § 1 de la Convention.

243. La Cour observe également que, dans son rapport du 7 janvier 2021, la cour d’assises a mentionné les matériaux numériques obtenus auprès de B.Y. [membre du comité exécutif du HDP], à savoir un message rédigé en anglais adressé par le PYD sur la situation à Kobané et notamment sur les actions militaires de Daech. Le message précisait notamment que Daech était en train de pénétrer à Kobané et que des milliers de personnes étaient massacrées ou allaient l’être et que c’était le moment d’empêcher ce massacre. Par ailleurs, la cour d’assises a cité les déclarations enregistrées le 3 novembre 2020 faites par I.B, l’un des députés du HDP, un membre de la délégation de ce parti qui s’était rendu à Kobané. D’après la cour d’assises, ces éléments constituaient des preuves concrètes montrant que l’organisation terroriste avait un lien direct avec le comité exécutif central du HDP et que ce parti agissait sur l’instruction du PKK (paragraphe 76 ci-dessus). Pour la Cour, ces éléments n’avaient aucune pertinence en l’espèce au vu du contenu du message en question, qui ne constituait qu’un appel à la solidarité pour le peuple vivant à Kobané, ville assiégée par Daech. De même, la visite du requérant à Kobané pendant ces événements n’était en rien susceptible de justifier les soupçons pesant sur le requérant.

244. La Cour observe que, selon les éléments du dossier, pendant la période considérée, le requérant, en tant que coprésident de son parti, s’était rendu à Kobané avec une délégation en coopération avec les autorités de l’État et avait rencontré de nombreuses personnalités ainsi que des acteurs du conflit frappant cette région dans le cadre du « processus de résolution ». En effet, d’après ces éléments, les visites à Kobané, qui avaient toutes été organisées avec l’autorisation des autorités nationales, s’inscrivaient dans le cadre des efforts déployés par l’intéressé dans le cadre du « processus de paix ». La Cour accorde du poids à l’argument du requérant selon lequel toutes les activités menées dans le cadre de ce processus entraient dans le champ d’application de la loi no 6551 (paragraphes 113 et 178 ci-dessus). Cette loi, entrée en vigueur le 10 juillet 2014, c’est-à-dire antérieurement aux activités conduites par le requérant, accordait une protection juridique aux personnes impliquées dans ces types de relations. À cet égard, la Cour observe également que ce n’est que cinq ans après ces rencontres que, se fondant sur des déclarations des témoins elles aussi obtenues de nombreuses années plus tard, les autorités judiciaires y ont vu un élément pertinent pour établir qu’il avait lancé les appels en question sur l’instruction de l’organisation terroriste sans tenir compte ni des arguments du requérant tirés de la protection offerte par cette loi (paragraphe 56 ci-dessus), ni du contexte de l’époque décrit ci-dessus (paragraphe 208).

245. Or, comme la Grande Chambre a indiqué dans son arrêt (Selahattin Demirtaş (no 2), précité, § 327, voir paragraphe 228 ci-dessus), ces appels sont restés dans les limites du discours politique, dans la mesure où ils ne pouvaient pas être interprétés comme un appel à la violence. Par conséquent, en l’absence d’autres motifs et éléments de preuve légitimant une telle mesure, la Cour n’est pas convaincue que les déclarations des témoins examinés ci-dessus eussent permis de fonder une raison plausible de soupçonner qu’il avait commis les infractions en question (pour une approche similaire, voir, ibidem § 333).

246. La Cour observe également que, comme il est indiqué ci-dessus (paragraphe 238), des déclarations de nouveaux témoins ont été recueillies au cours de la procédure pénale (paragraphes 85–90 ci-dessus). Or, ces éléments de preuve n’ont aucune pertinence pour justifier la nécessité de la mesure en question pendant la phase initiale de privation de liberté en question et ils seront examinés ultérieurement sous l’angle du grief de violation de l’article 5 § 3 de la Convention (paragraphe 268 ci-dessous).

247. À la lumière de ce qui précède, la Cour n’est pas convaincue que les éléments examinés ci-dessus dans diverses décisions adoptées relativement à la détention du requérant permettaient de fonder une raison plausible de soupçonner que le requérant avait commis les infractions en question.

3. Conclusion

248. La Cour observe que, dans le rapport de procédure préliminaire du 7 janvier 2021, la cour d’assises, après avoir examiné l’arrêt de la Grande Chambre et le dossier de l’affaire, a ordonné le maintien en détention provisoire du requérant (paragraphe 73 ci-dessus). Dans ce rapport, après avoir noté le grand nombre des accusations portées contre le requérant dans le cadre de sa détention initiale du 4 novembre 2014, elle a considéré que la détention ordonnée le 20 septembre 2019 n’entrait pas dans l’objet de l’arrêt de la Grande Chambre, soulignant que la procédure pendante devant elle concernait les activités antérieures et postérieures du requérant en relation avec les événements des 6‑8 octobre 2014.

249. À ce sujet, la Cour se réfère à ses conclusions précédentes exposées ci-dessus. Tout d’abord, les faits générateurs du soupçon de l’infraction d’incitation à commettre une infraction, au sens de l’article 214 § 1 du CP et examinés dans l’arrêt précité de la Grande Chambre, sont identiques aux faits à l’origine de la mesure de détention provisoire du 20 septembre 2019 (paragraphe 219 ci-dessus). Quant aux éléments de preuve mentionnés par les autorités compétentes, elle a constaté que certains d’eux étaient déjà examinés dans l’arrêt en question (paragraphe 229 ci-dessus) et que les autres, obtenus avant ou après l’ordonnance de détention du 20 septembre 2019, ne pouvaient convaincre un observateur objectif que l’intéressé avait pu commettre les infractions pour lesquelles il avait été placé en détention provisoire (paragraphes 237 et 247 ci-dessus).

250. La Cour accorde du poids aux conclusions de la cour d’assises selon lesquelles les événements des 6-8 octobre 2014 s’inscrivaient dans le contexte tendu décrit au paragraphe 75 ci-dessus. Dans de telles circonstances, il est d’une importance cruciale que les hommes politiques, dans leurs discours publics, évitent de diffuser des propos susceptibles de provoquer des conflits sociaux violents (voir, mutatis mutandis, Erbakan c. Turquie, no 59405/00, § 64, 6 juillet 2006). De plus, compte tenu de la situation que connaît la Türkiye depuis de nombreuses années en matière de terrorisme, un lien avéré entre un parti politique légal et une organisation terroriste peut être considéré objectivement comme une menace pour la démocratie (voir, mutatis mutandis, Herri Batasuna et Batasuna c. Espagne, nos 25803/04 et 25817/04, § 89, CEDH 2009).

251. Cependant, la Cour observe notamment que les autorités judiciaires semblent avoir ordonné la remise en détention provisoire du requérant en basant sur plusieurs présomptions, dont la principale se résumait à ce que les attaques des forces de Daech à Kobané se seraient inscrites dans le cadre d’une guerre entre deux organisations terroristes, Daech et le PYD, ce dernier étant rattaché au PKK. Lesdites autorités ont dit que cette guerre n’était pas censée intéresser, en principe, les citoyens turcs et que, si certains d’eux avaient manifesté et commis des actes de violence à l’occasion des événements de Kobané, c’était à l’instigation, entre autres, du requérant. Par ailleurs, selon elles, de tels actes tendaient également vers l’objectif ultime du PKK. De même, selon le Gouvernement, le requérant était en mesure de prévoir que la guerre civile en Syrie constituait une menace pour la sécurité nationale de la Türkiye et que, dans le contexte du conflit armé, les appels en question risquaient de provoquer des actes de violence généralisés et de troubler l’ordre public en Türkiye.

252. Or, comme il est indiqué ci-haut (paragraphe 208), en septembre et octobre 2014, Daech a lancé une offensive sur la ville syrienne de Kobané et cette agression militaire a provoqué un élan de solidarité internationale et donné lieu à de nombreuses manifestations. Même à supposer que le PKK ait voulu faire dégénérer les manifestations en question en vue de tirer parti de cet élan et ainsi d’atteindre ses objectifs, la mobilisation contre cette agression constituait également l’autre aspect de ces manifestations, qui pouvaient être considérées, pour autant que leur déroulement fût pacifique, comme relevant du droit garanti par l’article 11 de la Convention. De plus, le requérant dit que, sans faire aucun appel à la violence, en sa qualité d’acteur majeur de la scène politique turque, il a œuvré contre cette agression, que c’est dans cette optique que son parti a posté les tweets en question, qu’il a prononcé les discours mentionnés par l’accusation et qu’il s’est entretenu avec de nombreux responsables intervenus dans le conflit armé à Kobané pendant que Daech assiégeait cette ville. Les éléments du dossier ne permettent pas de réfuter ces affirmations.

253. La Cour observe que, considérés dans leur ensemble, les éléments indiqués par l’accusation montraient que le requérant, en tant que coprésident d’un parti politique pro-kurde, s’était entretenu, avec l’autorisation des autorités de l’État et dans le cadre de la loi no 6551, avec les acteurs du conflit et avait lancé un appel pour que Daech soit stoppé aux portes de Kobané. Or, rien dans les mots employés dans les appels et les discours en cause, qui invitaient à manifester pour exprimer un mécontentement face à la situation à Kobané et à protester contre l’inertie du Gouvernement sur ce point, ne permet de dire qu’il s’agissait d’incitations ou d’instigations en vue de la perpétration d’actes de violence. Les autorités semblent avoir présenté ces appels à la manifestation comme une instigation à une insurrection et à d’autres infractions graves (homicide, coups et blessures, etc.), sans disposer d’indices dans ce sens. De même, le raisonnement des autorités nationales intervenues en l’espèce semble aussi consister à dire que, puisque des actes de violence étaient survenus lors de ces manifestations, les appels à celles-ci devaient être qualifiés d’instigations à ces violences. Pour la Cour, une telle approche ne peut que justifier un lien temporel entre les appels et les actes violents en cause, mais elle ne saurait raisonnablement constituer la base d’un soupçon plausible au sens de l’article 5 § 1 c) de la Convention, qui doit se fonder sur des éléments pertinents et convaincants permettant d’établir un lien de causalité entre ces appels et ces infractions.

254. Par ailleurs, la Cour ne peut faire abstraction du fait que le requérant, mis en liberté provisoire le 2 septembre 2019 pour des chefs similaires (paragraphe 28 ci-dessus), a été arrêté de nouveau environ cinq ans après les événements des 6-8 octobre 2014 et après l’ouverture de l’instruction pénale en 2014. Il ne ressort pas du dossier que les autorités judiciaires intervenues juste après ces événements aient qualifié les appels lancés par le requérant et les autres responsables du HDP à manifester contre Daech d’instigation aux infractions qui ont été retenues par la suite dans le dossier du parquet d’Ankara. De même, il n’est pas allégué que, dans les arrêts des cours d’assises portant condamnation des manifestants qui avaient été déclarés coupables d’actes de violences commis lors de ces événements, les juridictions de jugement aient décelé un éventuel lien susceptible de constituer la base des infractions que le parquet d’Ankara a reprochées au requérant cinq ans après ces actes et agissements. Certes, le Gouvernement soutient que ce laps de temps considérable entre les faits à l’origine des soupçons et la mise en détention du requérant s’explique par l’obtention des nouvelles preuves établissant un lien de causalité entre la commission de nombreuses infractions et les agissements du requérant. Or, comme il est indiqué ci-dessus (paragraphe 253), ces éléments ne permettaient pas d’établir une quelconque volonté ou intention du requérant visant à faire dégénérer les manifestations pacifiques en actes de rébellion et, a fortiori, à instiguer la commission des actes violents.

255. Pour ce qui est des entretiens menés par le requérant avec les acteurs du conflit à Kobané (paragraphes 244 et 253 ci-dessus), le parquet semble soutenir que ces entretiens, dont l’existence avait été établie par des déclarations de témoins, constituaient des éléments de preuve susceptibles d’établir que le requérant avait agi sur l’instruction du PKK. Or, les éléments du dossier relatifs aux entretiens du requérant pendant les affrontements armés qui avaient opposé les forces de Daech à celles du YPG à Kobané en octobre 2014 ne comportent pas d’éléments suffisants pour convaincre un observateur objectif de l’existence de raisons plausibles justifiant la mesure privative de liberté pendant la période considérée.

256. Pour les raisons exposées ci-dessus, la Cour estime qu’aucune des décisions relatives au placement et au maintien en détention provisoire du requérant pendant la phase initiale de sa détention provisoire ne contenait d’éléments de preuve susceptibles de marquer un lien suffisant entre les actes de l’intéressé – à savoir principalement ses discours à caractère politique et ses entretiens pendant les affrontements armés à Kobané en octobre 2014 – et les infractions en question pour lesquelles il a été privé de sa liberté.

257. En l’occurrence, le Gouvernement n’a pas démontré que les éléments dont disposaient les juridictions nationales au moment de la mise en détention provisoire du requérant, le 20 septembre 2019, et durant la phase initiale de celle-ci (paragraphe 206 ci-dessus), répondaient au critère des « soupçons plausibles » exigé par l’article 5 de la Convention.

Partant, la Cour conclut qu’il y a eu en l’espèce une violation de l’article 5 § 1 c) de la Convention à raison de l’absence de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction pendant la période considérée.

3. Sur l’absence alléguée de motivation des décisions relatives à la détention provisoire et sur la durée de cette mesure (article 5 § 3 de la Convention)
1. Thèses des parties

a) Le requérant

258. Le requérant se plaint de la durée de sa détention provisoire et soutient que les décisions judiciaires ayant ordonné son placement puis son maintien en détention étaient insuffisamment motivées. Selon lui, elles se limitaient à une reprise mécanique des motifs légaux encadrant la détention provisoire, formulés en des termes abstraits, stéréotypés et répétitifs.

259. Il fait valoir qu’au stade de l’enquête, les juridictions se sont bornées à citer les dispositions légales applicables, sans procéder à une analyse individualisée de sa situation. Ses objections auraient été systématiquement écartées sans motivation adéquate. Il en irait de même durant la phase de jugement conduite par la 22e cour d’assises d’Ankara. Ce n’est qu’à compter de sa décision du 7 janvier 2021 que cette juridiction aurait, pour la première fois, invoqué un élément concret, à savoir une interview accordée par le requérant à la presse nationale avant son placement en détention. La cour d’assises aurait considéré que les propos tenus lors de cette interview, conjugués au fait que certains membres du comité exécutif central du HDP étaient en fuite, suffisaient à caractériser un risque de fuite. Elle aurait en outre estimé que, dans ces circonstances, une mesure alternative telle que l’interdiction de quitter le territoire — prévue à l’article 109 du CPP — ne présentait pas de garanties suffisantes. Le requérant conteste toutefois la pertinence de ces éléments, qu’il juge manifestement insuffisants pour justifier sa détention, laquelle constituerait selon lui une prolongation déguisée de la mesure privative de liberté prononcée à son encontre le 4 novembre 2016.

b) Le Gouvernement

260. Le Gouvernement conteste l’argumentation du requérant et soutient que les juridictions internes ont motivé de manière appropriée et suffisante les décisions ordonnant son maintien en détention provisoire. Selon lui, ces décisions reposaient sur plusieurs éléments : l’état des preuves au dossier ; la gravité des infractions reprochées ; l’existence d’un risque de fuite, compte tenu de la nature des faits, de la peine encourue, des déclarations du requérant laissant raisonnablement supposer une intention de se soustraire à la justice, ainsi que du fait que certains membres du comité exécutif central du HDP étaient en fuite ; les déclarations de témoins établissant de forts soupçons à l’encontre du requérant ; le risque d’altération des preuves encore en cours de collecte, notamment par des pressions sur les témoins, les victimes ou d’autres personnes mentionnées dans le dossier ; l’inscription de l’infraction reprochée parmi les infractions dites « cataloguées » au sens de l’article 100 § 3 du CPP ; et enfin, l’inadéquation des mesures alternatives à la détention dans les circonstances de l’espèce.

261. Sur la question de savoir si la détention provisoire du requérant poursuivait un but légitime, le Gouvernement indique qu’un grand nombre de députés du HDP, qui se trouvaient dans la même situation que le requérant, avaient fui à l’étranger après la levée de leur immunité parlementaire. En outre, l’infraction prévue à l’article 302 du CP était passible de la peine d’emprisonnement à perpétuité aggravée. Par ailleurs, le défaut de comparution du requérant pour faire sa déclaration alors qu’il avait été convoqué à plusieurs reprises avant sa détention provisoire dans le cadre de l’enquête menée par le parquet général de Diyarbakır contre lui et le fait qu’il ait donné des instructions aux députés de son parti pour qu’ils ne fassent pas de déclarations auraient établi la possibilité d’une fuite et la falsification de preuves. Le Gouvernement en conclut que la détention provisoire du requérant était conforme à l’article 100 du CPP.

262. Par ailleurs, sur la durée de la détention provisoire, le Gouvernement soutient que la détention provisoire du requérant, qui avait été ordonnée le 20 septembre 2019 et dont l’exécution avait commencé le 31 octobre 2019, a pris fin le 3 mai 2021. Il dit que la privation de liberté du requérant après le 3 mai 2021 relève de l’article 5 § 1 a) de la Convention. Il souligne que la durée de la détention provisoire du requérant était de 18 mois et 4 jours à la date de la présentation de ses observations. Il estime qu’une telle durée, dans le cadre de la présente affaire, n’est pas excessive, compte tenu de la jurisprudence de la Cour en la matière.

2. Appréciation de la Cour

263. La Cour renvoie aux principes généraux découlant de sa jurisprudence sur le terrain de l’article 5 § 3 de la Convention concernant la justification d’une détention, tels qu’ils sont exposés notamment dans les arrêts Buzadji (précité, §§ 87-91), et Merabishvili c. Géorgie ([GC], no 72508/13, §§ 222-225, 28 novembre 2017). Elle observe notamment que l’arrêt Buzadji précité semble opérer une distinction entre un grief tiré spécifiquement de la durée d’une détention provisoire stricto sensu et un grief tiré d’une absence de motif pertinent et suffisant – qui était auparavant un simple volet de l’examen de la durée de la détention provisoire – pour justifier dès le début une détention provisoire, quand bien même, au regard de la jurisprudence établie de la Cour, l’examen de ces deux griefs se fonderait sur les critères similaires. Or, en pratique, l’examen d’un grief tiré de la durée d’une détention provisoire chevauche souvent dans une certaine mesure celui d’un grief tiré d’une absence de motif pertinent et suffisant (Tercan, précité, § 174).

264. Pour ce qui est de la durée de la détention provisoire, la Cour rappelle sa conclusion sur l’objet de l’affaire (paragraphe 128 ci-dessus). En effet, sur cette question, elle a déjà jugé que lorsqu’un accusé faisait l’objet de plusieurs périodes distinctes de détention provisoire, la garantie d’une « durée raisonnable » posée à l’article 5 § 3 impliquait d’examiner dans son ensemble la durée totale de ces différentes périodes (voir, mutatis mutandis, Solmaz c. Turquie, no 27561/02, § 29, 16 janvier 2007). En l’espèce, comme il est indiqué au paragraphe 167 ci-dessus, la période à prendre en considération a débuté le 31 octobre 2019, s’est interrompue le 3 mai 2021, a redémarré le 3 novembre 2021 puis s’est terminée le 16 mai 2024, date de la condamnation de l’intéressé par la cour d’assises. Le requérant a donc passé un peu plus de quatre ans en détention provisoire.

265. La Cour recherchera donc si les autorités nationales ont pu justifier par des motifs pertinents et suffisants le maintien en détention. À cet égard, il ne faut pas perdre de vue que le maintien en détention ne se justifie dans un cas d’espèce donné que si des indices concrets révèlent une véritable exigence d’intérêt public prévalant, nonobstant la présomption d’innocence, sur la règle du respect de la liberté individuelle posée par l’article 5 de la Convention (Buzadji, précité, § 90). La Cour observe également que l’obligation pour le magistrat d’avancer des motifs pertinents et suffisants à l’appui de la privation de liberté – outre la persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis une infraction – s’applique dès la première décision ordonnant le placement en détention provisoire, c’est-à-dire « aussitôt » après l’arrestation (ibidem, § 102). De même, l’article 5 § 3 de la Convention impose aux juridictions nationales, lorsqu’elles sont saisies de la question de la nécessité de prolonger une mesure de détention provisoire, de prendre en considération les mesures alternatives prévues par la législation nationale (Gaspar c. Portugal, no 3155/15, § 60, 28 novembre 2017).

266. La Cour observe avoir conclu ci-dessus que les pièces qui lui ont été présentées n’autorisaient pas à conclure à l’existence de soupçons plausibles à l’égard du requérant au moment de son placement en détention le 20 septembre 2019 et pendant la phase initiale de sa détention (paragraphes 256 et 257 ci-dessus) et qu’il n’y avait donc pas de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction.

267. La Cour rappelle que la persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne détenue d’avoir commis une infraction est une condition sine qua non de la régularité de son maintien en détention (Merabishvili, précité, § 222, avec les références qui y sont citées). En l’absence de telles raisons, il est superflu d’examiner la question de savoir si les autorités ont satisfait à leur obligation d’avancer des motifs pertinents et suffisants pendant cette période initiale de la détention du requérant (Tercan, précité, § 178).

268. Pour ce qui est des décisions ultérieures de maintien en détention provisoire, la Cour observe que, après le dépôt du rapport préliminaire du 7 janvier 2021, la 22e cour d’assises d’Ankara a continué à recueillir de nouvelles preuves et s’est référée à celles-ci pour justifier les soupçons pesant sur le requérant. Il convient cependant d’observer qu’une partie de ces preuves n’étaient pas nouvelles. Les déclarations du témoin anonyme Mahir et celles de K.G., un témoin bénéficiant du régime de « repentir actif », avaient déjà été recueillies au stade initial de l’instruction
(paragraphes 58–59 et 88–89 ci-dessus). Certes, les déclarations de M.R.O. (paragraphe 90 ci-dessus) et de deux nouveaux témoins anonymes (A53T et Ulaş – paragraphes 87 et 89) ont été également recueillies à ce stade de la procédure. Cependant, la Cour estime que les développements consacrés aux paragraphes 240 à 245 ci-dessus aux déclarations des témoins à charges valent également pour ces éléments de preuve.

269. Dans de telles circonstances, pour qu’elle puisse être justifiée au regard de l’article 5 § 3, la longue détention du requérant (plus de quatre ans) aurait dû reposer sur des justifications des plus convaincantes (dans le même sens, voir Labita, précité, § 161).

270. Pour ce qui est des autres motifs de maintien en détention du requérant, la Cour observe que tous ceux invoqués par le Gouvernement figuraient déjà dans le rapport de procédure préliminaire du 7 janvier 2021 (paragraphe 79 ci-dessus). En effet, dans ce rapport, la cour d’assises a considéré qu’il existait un risque de fuite et un risque de pressions sur les témoins et les victimes. Pour ce faire, elle s’est référée aux déclarations du requérant faites lors d’une interview publiée dans un quotidien selon lesquelles son frère ainé vivait actuellement à l’étranger en raison des lourdes peines qui lui avaient été infligées, et elle a jugé que ces déclarations, ainsi que le fait que de nombreux cadres du HDP avaient pris la fuite, étaient de nature à étayer ce risque. Pour ce qui est du risque de pressions, elle a tenu compte de l’existence d’un grand nombre de témoins et victimes. De même, elle a considéré que les autres mesures de contrôle juridictionnel prévues à l’article 109 du CPP, notamment l’interdiction de quitter le pays, seraient insuffisantes au regard de la nature de l’enquête et de l’état des preuves.

271. Ces motifs ont été invoqués pêle-mêle par la 22e cour d’assises d’Ankara lorsqu’elle a décidé de maintenir le requérant en détention provisoire jusqu’au 16 mai 2024, date de sa condamnation (paragraphes 83 et 97 ci-dessus).

272. La Cour rappelle à cet égard que, si la gravité d’une inculpation peut conduire les autorités judiciaires à placer et laisser le suspect en détention provisoire pour empêcher des tentatives de commission de nouvelles infractions, encore faut-il que les circonstances de la cause, et notamment les antécédents et la personnalité de l’intéressé, rendent plausible le danger et adéquate la mesure (Maksim Savov c. Bulgarie, no 28143/10, § 47, 13 octobre 2020). S’agissant du risque d’altération des preuves ou du danger que le suspect fasse obstacle au bon déroulement de la justice, ces motifs ne peuvent non plus être invoqués dans l’abstrait : ils doivent être étayés par des éléments de preuves factuels (Becciev c. Moldova, no 9190/03, § 59, 4 octobre 2005). La Cour rappelle par ailleurs qu’il incombe aux autorités nationales d’établir l’existence de faits spécifiques pertinents pour motiver le maintien en détention et de s’appuyer sur des faits précis ainsi que sur les circonstances personnelles du requérant justifiant sa détention. Les motifs en faveur et en défaveur de l’élargissement doivent non pas être « généraux et abstraits », mais se baser sur des faits précis ainsi que sur les circonstances personnelles du requérant justifiant sa détention (Alexanian c. Russie, no 46468/06, § 179, 22 décembre 2008). La Cour souligne à ce propos qu’il ne faut pas en la matière renverser la charge de la preuve pour faire peser sur la personne détenue l’obligation de démontrer l’existence de raisons de la libérer (Bykov c. Russie [GC], no 4378/02, § 64, 10 mars 2009).

273. En l’espèce, la Cour observe que le requérant se trouve depuis le 4 novembre 2016 en détention, entre autres, pendant la grande partie de cette durée, pour des chefs liés aux événements des 6-8 octobre 2014. Les soupçons d’incitation publique à commettre une infraction en lien avec ces événements avaient déjà été jugés insuffisants par la Grande Chambre dans son arrêt du 22 décembre 2020. Par la suite, le requérant a été de nouveau placé en détention provisoire, cette fois pour instigation à commettre des infractions en rapport avec les mêmes faits, soit cinq ans après la survenance des événements à l’origine de ces soupçons. Pour la Cour, dans de telles circonstances, le maintien du requérant en détention provisoire pendant plus de quatre ans ne pouvait être justifié que par des motifs particulièrement forts. Or tel n’était manifestement pas le cas pour les motifs expliqués ci-dessous.

274. La Cour relève qu’aucune justification convaincante n’a été apportée quant à la manière dont une personne placée en détention provisoire depuis novembre 2016 aurait pu altérer des preuves dans une procédure pénale engagée à la suite d’une enquête ouverte en 2014. Elle observe en outre que les mesures d’enquête complémentaires menées après septembre 2019 visaient principalement à recueillir des témoignages, les autorités ayant pris des dispositions pour protéger, voire anonymiser, l’identité des témoins concernés. Par ailleurs, le risque de fuite invoqué par les juridictions internes, fondé notamment sur une interview donnée plusieurs années avant le placement en détention du requérant et sur la fuite alléguée d’autres coaccusés, apparaît hypothétique, non étayé par une évaluation individualisée, et reposant sur des éléments anciens et indirects. Dès lors, la Cour estime que cette justification peut difficilement répondre aux exigences de rigueur et de concrétude requises par l’article 5 § 3 de la Convention.

275. De surcroit et en particulier, à supposer même que les risques examinés ci-dessus aient été correctement établis et demeurent avérés, les autorités judiciaires internes ont omis de prendre en compte la possibilité de mettre en place des mesures alternatives à la détention provisoire et d’expliquer en quoi pareilles mesures n’auraient pas pu être mises en œuvre dans la présente espèce et n’auraient pas pu prévenir le risque d’entrave à la justice – ce qui aurait permis d’établir que la détention provisoire avait été décidée en dernier recours. Or, elle constate que, en application de l’article 109 du CPP, les juridictions nationales avaient la possibilité d’ordonner le placement du requérant sous contrôle judiciaire au lieu d’ordonner son maintien en détention. Elle note aussi que l’article 100 § 1 du CPP imposait au juge d’envisager d’abord l’application de mesures moins sévères que la privation de liberté, mais que ces mesures n’ont pas été envisagées en l’espèce, au mépris du droit interne. Elle en conclut que les motivations avancées par les juridictions nationales dans leurs décisions relatives à la détention provisoire du requérant ne permettent pas de penser que cette mesure a été utilisée – au regard de la situation de l’intéressé – en dernier recours, contrairement à ce qu’exigeait le droit interne (voir, dans le même sens, Lütfiye Zengin et autres c. Turquie, no 36443/06, § 88, 14 avril 2015).

276. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’il n’y avait pas de motifs pertinents et suffisants pour maintenir le requérant en détention provisoire pendant plus de quatre ans. Compte tenu de cette conclusion, elle n’estime pas nécessaire d’examiner sous ses autres volets le grief de violation de l’article 5 § 3. Il y a donc eu en l’espèce une violation de l’article 5 § 3 de la Convention.

5. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION à RAISON D’UNE IMPOSSIBILITÉ D’ACCÉDER AU DOSSIER D’ENQUÊTE

277. Le requérant soutient que l’impossibilité qui lui aurait été faite d’accéder au dossier d’enquête l’a empêché de contester effectivement les décisions ayant ordonné son placement en détention provisoire. Il dénonce à cet égard une violation de l’article 5 § 4 de la Convention, ainsi libellé :

« 4. Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »

278. Le requérant s’en tient à sa thèse et soutient qu’il n’était pas nécessaire de lui imposer une telle restriction.

279. Le Gouvernement souligne que les mesures de restriction d’accès au dossier d’instruction ont été ordonnées dans la mesure où les juridictions nationales ont estimé que l’obtention de copies du dossier pouvait nuire à l’objectif poursuivi par les enquêtes menées contre le requérant. Il fait valoir sur ce point que ces mesures étaient applicables uniquement durant la phase de l’instruction et que le requérant a eu la possibilité de consulter toutes les preuves à charge durant la procédure pénale engagée contre lui. Il soutient en outre que le requérant pouvait contester son maintien en détention provisoire par la voie de l’opposition.

280. La Cour rappelle que l’article 5 § 4 de la Convention confère à toute personne arrêtée ou détenue le droit d’introduire un recours au sujet des exigences de procédure et de fond nécessaires à la « régularité » et à la « légalité », au sens de l’article 5 § 1, de sa privation de liberté. Si la procédure au titre de l’article 5 § 4 ne doit pas toujours s’accompagner de garanties identiques à celles que l’article 6 prescrit pour les procès civils et pénaux – les deux dispositions poursuivant des buts différents – il faut néanmoins qu’elle revête un caractère judiciaire et qu’elle offre des garanties adaptées à la nature de la privation de liberté en question (Akgün c. Turquie, no 19699/18, § 198, 20 juillet 2021 ; pour les principes pertinents, voir notamment, Yüksekdağ Şenoğlu et autres c. Türkiye, nos 14332/17 et 12 autres, §§ 573-579, 8 novembre 2022).

281. En l’occurrence, la Cour observe que le juge de paix compétent a décidé de limiter l’accès du requérant et de ses avocats au dossier d’enquête (paragraphe 45 ci-dessus). En conséquence, l’intéressé n’a pas pu voir les éléments de preuve ayant servi à fonder son placement en détention provisoire jusqu’à la date de l’acceptation des actes d’accusation pris contre lui. La Cour reconnaît par ailleurs que les pièces du dossier auxquelles le requérant n’a pas pu accéder revêtaient une importance essentielle dans la contestation de la légalité de sa détention. Elle constate de surcroît que ni les juridictions nationales ni le Gouvernement n’expliquent en quoi l’accès du requérant à ces pièces pouvait nuire à l’objectif poursuivi par l’enquête pénale en question. Selon la Cour, l’existence d’un intérêt public important, au sens de sa jurisprudence, pour justifier l’interdiction d’accéder au dossier d’enquête imposée au requérant n’a donc pas été démontrée en l’occurrence.

282. La Cour estime donc que ni le requérant ni ses avocats, privés d’accès au dossier sans justification valable, n’ont eu la possibilité de contester de manière satisfaisante les motifs invoqués pour justifier la détention provisoire de l’intéressé.

283. En conclusion, l’impossibilité pour le requérant d’accéder au dossier d’enquête ne pouvait passer pour compatible avec les exigences de l’article 5 § 4 de la Convention. Il y a donc eu violation de cette disposition.

6. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

284. Le requérant dénonce également une violation de son droit à la liberté d’expression tel que garanti par l’article 10 de la Convention à raison de sa remise et de son maintien en détention provisoire.

285. Le Gouvernement conteste cette thèse.

286. La Cour considère que les arguments avancés par les parties sur le terrain de l’article 10 de la Convention sont essentiellement les mêmes que ceux avancés sous l’angle de l’article 5 § 1 c) de la Convention. Elle constate à cet égard que, dans le cadre de son examen du grief de violation de l’article 5 § 1 c), elle a suffisamment tenu compte des circonstances qu’il dénonce. Par conséquent, eu égard aux conclusions auxquelles elle est parvenue sous l’angle de cette disposition (paragraphe 257 ci-dessus), elle estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le fond du grief soulevé par le requérant sur le terrain de l’article 10 de la Convention.

7. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 18 DE LA CONVENTION

287. Invoquant l’article 18 de la Convention, combiné avec ses articles 5 et 10, le requérant soutient que le but inavoué que poursuivait sa détention initiale et que la Grande Chambre a décelé dans son arrêt précité a persisté pendant sa détention après le 20 septembre 2019.

288. Le Gouvernement conteste cette thèse. Il dit que l’article 18 de la Convention ne joue aucun rôle indépendant et qu’il ne faut l’appliquer que conjointement à d’autres dispositions de la Convention. Il considère que le grief du requérant mérite d’être examiné sous le seul angle de l’article 5 de la Convention.

289. La Cour observe que, en l’occurrence, le requérant affirme que sa détention provisoire ordonnée le 20 septembre 2019 poursuivait le but inavoué qu’elle avait décelé dans son arrêt du 22 décembre 2020 relativement à sa détention initiale postérieurement au 4 novembre 2014, à savoir le réduire au silence en raison du rôle joué par lui sur la scène politique en Türkiye. Elle y voit un aspect fondamental de l’affaire, dont la substance n’a pas été examinée lors de l’analyse des différents griefs du requérant ci-dessus (Navalnyy c. Russie [GC], nos 29580/12 et 4 autres, § 164, 15 novembre 2018, et Kavala, précité, § 198). Par conséquent et à la lumière de sa conclusion au regard de l’article 10 de la Convention (paragraphe 286 ci-dessus), elle estime que le grief du requérant se prête à un examen séparé sous l’angle de l’article 18 de la Convention combiné avec l’article 5.

L’article 18 est ainsi libellé :

« Les restrictions qui, aux termes de la (...) Convention, sont apportées auxdits droits et libertés ne peuvent être appliquées que dans le but pour lequel elles ont été prévues. »

1. Thèses des parties
1. Le requérant

290. Se référant aux conclusions que la Grande Chambre a formulées dans son arrêt précité sur le terrain de l’article 18 de la Convention, le requérant soutient que sa détention postérieurement au 20 septembre 2019 a pour objectif ultime de contourner les conclusions de cet arrêt et d’empêcher sa libération. Il dit que, alors qu’il avait été remis en détention provisoire en raison de soupçons liés aux événements des 6-8 octobre 2014, sa remise en détention provisoire le 20 septembre 2019 pour des faits identiques signifie que le but inavoué cerné par la Cour persistait. Il estime que le harcèlement judiciaire qu’il a subi s’est poursuivi après l’arrêt de la Grande Chambre. Il argue que l’une des tactiques mises au point par le Gouvernement pour empêcher sa libération était la non-exécution de l’arrêt définitif et contraignant de la Grande Chambre. Il expose que c’est ainsi qu’a commencé, pour la première fois dans l’histoire de la Türkiye, une résistance aussi ouverte à l’exécution des arrêts de la Cour. Il avance que, postérieurement à l’arrêt de la Grande Chambre, de hauts responsables de l’État, y compris le président de la République, ont ainsi déclaré que cet arrêt n’était pas contraignant et qu’il ne serait pas libéré. Il ajoute que de hauts responsables de l’État continuent de faire des déclarations sur lui et son procès, ce qui selon lui viole la présomption d’innocence et exerce une pression sur le pouvoir judiciaire. Se référant au rapport de 2020 adopté par Amnesty International et à une lettre adressée par l’ancien Commissaire aux droits de l’homme, M. Muiznieks, au Comité des Ministres, ainsi qu’à une décision adoptée par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, il soutient à nouveau que sa détention visait à étouffer le pluralisme et à restreindre la liberté du débat politique.

291. Le requérant explique en outre que le Comité des Ministres a lui aussi évalué sa situation lors de la session du 9 au 11 mars 2021 et a décidé de demander sa libération immédiate, conformément à l’arrêt de la Grande Chambre. Or, selon lui, les juridictions nationales sont restées muettes devant ces appels et sa condamnation a rendu presque impossible l’éventualité d’une libération.

292. Le requérant soutient également qu’en raison de sa ligne de défense, il a été visé par de nombreuses procédures pénales en Türkiye et que ces multitudes de procédures ne sont qu’une illustration supplémentaire du harcèlement judiciaire dont il fait l’objet. Il dit que l’objectif principal des enquêtes et des poursuites engagées contre lui était de le maintenir en détention. Il ajoute que les motifs politiques établis par l’arrêt de la Grande Chambre persistent sous la forme d’ingérences dans ses droits et libertés, y compris son droit de se présenter à des élections.

293. Donnant l’exemple des autres personnalités politiques qui ont été l’objet d’un harcèlement judiciaire en Türkiye, le requérant soutient que la relation temporelle étroite entre les peines d’emprisonnement successives, en particulier postérieurement à l’arrêt de la Grande Chambre, révèle un détournement du mécanisme judiciaire ainsi qu’une résistance manifestée contre les arrêts de la Cour. Il en conclut que ces développements postérieurs et antérieurs à l’arrêt de la Grande Chambre, sa remise et son maintien en détention provisoire, ainsi que l’engagement de nombreuses procédures pénales contre lui, indiquent qu’il s’agit de mesures visant à rendre impossible sa libération et sa candidature aux élections d’une importance historique, qui se tiendront à l’occasion du 100e anniversaire de la République de Türkiye. Il estime que tous les constats opérés par la Grande Chambre lorsqu’elle a conclu à la violation de l’article 18, combiné avec l’article 5, demeurent valables après cet arrêt. En tant qu’opposant politique et défenseur des droits de l’homme, il dit avoir été privé de liberté et puni dans le but de le réduire au silence, d’étouffer le pluralisme et de restreindre sa liberté de discussion politique, au mépris de l’article 18 combiné avec l’article 5 de la Convention.

2. Le Gouvernement

294. Le Gouvernement conteste les thèses du requérant en mettant l’accent sur la gravité des infractions reprochées. Il soutient que la détention provisoire du requérant avait pour seul et unique but d’assurer le bon déroulement de la procédure pénale engagée contre lui et qu’il n’y avait pas de but inavoué. Il repousse catégoriquement la thèse du requérant selon laquelle la prolongation de sa détention provisoire avait pour but d’étouffer le pluralisme et de limiter la liberté du débat politique.

295. Se référant à la jurisprudence de la Cour sur le terrain l’article 18 (voir, notamment, Khodorkovskiy c. Russie, no 5829/04, 31 mai 2011, et Khodorkovskiy et Lebedev c. Russie, nos 11082/06 et 13772/05, 25 juillet 2013), le Gouvernement soutient que les restrictions imposées par l’État en l’espèce n’ont été appliquées à aucune autre fin que celles prévues à l’article 5 et qu’afin de permettre d’enquêter comme il se devait sur les infractions pénales graves dont le requérant était inculpé.

296. Le Gouvernement critique également la manière dont ce grief a été présenté. À cet égard, il explique que les thèses du requérant sont vagues et générales. Le requérant, d’une part, prétendrait que le président de la République a fait certaines déclarations en 2018 afin d’influencer la procédure judiciaire dirigée contre lui, et d’autre part, il aurait établi l’existence d’une corrélation entre les déclarations du président de la République, du ministre de l’Intérieur et du président du MHP (Parti d’action nationaliste) et son maintien en détention provisoire. Or, dans son arrêt précité, la Cour aurait déjà examiné les déclarations invoquées par le requérant. En particulier, au paragraphe 432 de son arrêt, la Grande Chambre aurait mentionné le discours fait le 21 septembre 2019 par le président de la République, sur lequel le requérant ferait reposer son grief de violation de l’article 18 de la Convention et, au paragraphe suivant de cet arrêt, la Grande Chambre aurait déjà procédé à une appréciation fondée sur ledit discours du président et sur l’ordonnance de détention du 20 septembre 2019. Le Gouvernement souligne que les mêmes déclarations ne peuvent faire l’objet d’une nouvelle requête. Il ajoute qu’aucune autre déclaration n’avait été faite sur la détention du requérant avant le 20 septembre 2019, la date de la mesure ordonnant sa mise en détention, en dehors des déclarations déjà examinées par la Grande Chambre.

297. Par ailleurs, se référant aux principes établis dans l’arrêt Merabishvili (précité), le Gouvernement soutient que les allégations du requérant n’ont aucun fondement sous l’angle de l’article 18. Il dit que, dans cette affaire, la Cour a expressément déclaré que « les éléments liés au contexte politique plus large dans lequel les poursuites pénales ont été engagées contre le requérant ne constituent pas une preuve suffisante » dans le but inavoué prépondérant d’écarter le requérant de la scène politique (Merabishvili, précité, § 322).

298. Le Gouvernement argue que la manière dont la procédure pénale engagée contre le requérant a été menée ne révèle non plus aucun but essentiellement politique derrière sa détention provisoire. Il soutient également que, comme la Cour l’a jugé dans l’affaire Khodorkovskiy (précité, §§ 255-258), bien que la charge de la preuve incombât au requérant dans un tel contexte, celui-ci n’a pas satisfait à son obligation de prouver l’existence d’un but inavoué derrière son placement en détention provisoire et sa détention. Selon le Gouvernement, hormis la présentation de discours prononcés par des hommes politiques, le requérant n’est pas en mesure d’apporter des preuves directes et irréfutables à l’appui de sa thèse selon laquelle les autorités judiciaires ont agi de mauvaise foi (voir, dans le même sens, Tchankotadze c. Géorgie, no 15256/05, §§ 114-115, 21 juin 2016).

299. Le Gouvernement estime que l’allégation selon laquelle l’enquête litigieuse visait à réduire le requérant au silence ne reflète pas la vérité. La raison principale pour laquelle les faits graves commis par le requérant n’avaient pas été l’objet d’une enquête à l’époque en cause serait le fait qu’il jouissait de l’immunité parlementaire. De même, des déclarations telles que celles citées par le requérant ne pourraient être considérées comme la preuve d’un but inavoué à l’origine d’une décision judiciaire. Par ailleurs, le requérant n’aurait mis en avant aucun élément de preuve donnant à penser qu’il existait une illégalité manifeste qui, appréciée dans son contexte, aurait indiqué que la privation de liberté poursuivait principalement un but non conventionnel ou qu’il était détenu sur la base d’accusations vagues ou montées de toutes pièces aux fins de l’empêcher de faire usage de ses droits.

300. Le Gouvernement explique en outre que, pendant toute la période qui s’est écoulée depuis la mise en détention provisoire du requérant, cette mesure a fait l’objet de plus de cinquante réexamens. Les juridictions internes auraient prolongé la détention du requérant en se fondant sur des motifs pertinents et suffisants.

301. Le Gouvernement souligne également que, en novembre 2017 et janvier 2018, le requérant avait été acquitté dans trois affaires relatives à des accusations d’incitation à la haine ou à l’hostilité, d’insulte au gouvernement ou au président de la Türkiye, et d’insulte au ministre de l’Intérieur. De même, dans de nombreuses affaires, les mêmes juridictions auraient rendu des décisions en faveur du requérant.

302. Après avoir rappelé les étapes de l’enquête et de la procédure pénale, le Gouvernement souligne le caractère selon lui sérieux de l’enquête menée contre le requérant. Il soutient également que si la seconde détention n’avait été que la continuation de la détention initiale comme le prétend le requérant, les procédures d’enquête auraient été menées dans le cadre non pas d’un dossier ouvert en 2014 où le processus de collecte des preuves s’était poursuivi sans interruption pendant 5 ans, mais d’un dossier plus récent où aucune mesure d’enquête n’avait encore été prise. En outre, il estime qu’il n’y a pas eu de vice de procédure dans l’enquête ni dans les poursuites ayant donné lieu à la détention du requérant, et que la loi n’a pas non plus été interprétée de manière extensive, arbitraire ou imprévisible. Il dit que, par ailleurs, le fait que le requérant était, à l’époque des faits, le chef d’un parti politique représenté à l’Assemblée nationale ne l’exemptait pas de poursuites s’il avait commis une infraction. Selon lui, si, en dépit de sa jurisprudence bien établie, la Cour abaissait le niveau de preuve exigé en ce qui concerne l’article 18 en se fondant sur les seules déclarations de politiciens, cela élargirait inutilement la portée de l’article 18, et conduirait ainsi à conclure à une violation en se fondant sur l’hypothèse que l’État contractant a agi de mauvaise foi à chaque fois que des politiciens ont fait des déclarations visant des requérants.

303. Enfin, en ce qui concerne le délai de cinq ans écoulé entre les faits et la détention du requérant, le Gouvernement soutient que la progression des investigations relatives à des infractions graves commises dans 32 départements a pu permettre d’obtenir des éléments de preuve justifiant le recours aux mesures en cause. Par ailleurs, selon lui, étant donné que l’enquête portait sur des actes de terrorisme et de violence, le processus s’est quelque peu prolongé parce que la collecte des preuves avait pris un certain temps et qu’il y avait un risque potentiel de pression de la part de l’organisation terroriste armée notamment quant à la collecte de preuves auprès de témoins.

304. En conclusion, le Gouvernement soutient que le grief du requérant est manifestement dénué de fondement.

3. Les ONG intervenantes

305. Les ONG intervenantes Turkey Human Rights Litigation Support Project, Human Rights Watch et The International Commission of Jurists rappellent que la détention du requérant s’inscrit dans un contexte général de répression visant différents groupes qui critiquent la politique officielle en Türkiye. Elles notent qu’il est de plus en plus fréquent en Türkiye que les éléments de preuve utilisés pour justifier les détentions se limitent exclusivement à des déclarations et à des actes qui sont manifestement non violents et qui devraient a priori être protégés par l’article 10 de la Convention.

306. Les ONG intervenantes disent que l’un des points particulièrement pertinents dans la présente affaire est le problème récurrent de la requalification par les autorités turques de faits substantiellement identiques en nouvelles infractions afin de justifier le maintien en détention. Elles citent à cet égard les affaires Kavala c. Turquie et Atilla Taş c. Turquie. Elles soutiennent que l’utilisation répétée d’une telle méthode comme moyen de contourner les décisions judiciaires, au niveau national ou au niveau de la Cour, ou d’empêcher des individus d’obtenir la protection effective de la loi et la possibilité d’être libérés, constitue une forme d’arbitraire et de détournement de procédure. Elles ajoutent que la non-exécution des arrêts de la Cour signifie que les autorités ne remédient pas aux pratiques problématiques, comme l’a récemment souligné l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe dans une résolution adoptée le 22 avril 2021. Elles soulignent que, au contraire, depuis que la Cour a statué dans l’affaire Selahattin Demirtaş (no 2) précitée, les autorités turques ont continué de cibler les parlementaires de l’opposition par le biais de procédures pénales arbitraires, et que les parlementaires du HDP ont été ciblés de manière disproportionnée. Elles précisent que le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a également noté que le problème de l’utilisation disproportionnée du droit pénal en Türkiye pour punir les personnes qui expriment des opinions critiques ou impopulaires était en instance devant lui dans le cadre de divers jugements rendus depuis plus de 20 ans et qu’il n’a pas encore été résolu.

2. Appréciation de la Cour

307. La Cour renvoie aux principes généraux concernant l’interprétation et l’application de l’article 18 de la Convention tels qu’ils se trouvent énoncés notamment dans ses arrêts Merabishvili (précité), Navalnyy (précité, §§ 164‑165), et Selahattin Demirtaş (no 2), (précité, §§ 421‑422).

308. La Cour relève d’emblée qu’elle a déjà conclu que la remise en détention provisoire du requérant après le 20 septembre 2019 ne poursuivait aucun des buts énoncés à l’article 5 § 1 c) de la Convention, les accusations portées contre lui n’étant pas fondées sur des soupçons plausibles pour les besoins de cette même disposition (paragraphe 257 ci-dessus). Cette conclusion rend inutile tout débat sur l’existence d’une pluralité de buts.

309. Or, le simple fait qu’une restriction apportée à une liberté ou à un droit protégé par la Convention ne remplit pas toutes les conditions de la clause qui la permet ne soulève pas nécessairement une question sous l’angle de l’article 18. L’examen séparé d’un grief tiré de cette disposition ne se justifie que si l’allégation selon laquelle une restriction a été imposée dans un but non conventionnel se révèle être un aspect fondamental de l’affaire. Il lui faut encore rechercher si, en l’absence de but légitime, un but inavoué ou non conventionnel (c’est-à-dire un but non prévu par la Convention au sens de l’article 18) peut être décelé (Navalnyy, précité, § 166).

310. La Cour rappelle également que le processus politique et le processus juridictionnel étant fondamentalement différents, elle doit fonder sa décision sur des éléments de preuves, selon les critères établis par elle dans son arrêt Merabishvili (précité, §§ 310-317), et sur sa propre appréciation des faits spécifiques à l’affaire (Khodorkovskiy, précité, § 259, et Rasul Jafarov c. Azerbaïdjan, no 69981/14, § 155, 17 mars 2016). Par ailleurs, la Cour rappelle que, selon sa jurisprudence en la matière, elle n’a aucune raison de se limiter aux preuves directes ou d’appliquer un critère spécial de preuve lorsqu’elle examine des griefs tirés de l’article 18 de la Convention (Merabishvili, précité, § 316) car, selon les circonstances de l’espèce, l’existence d’un but inavoué ne peut pas toujours être prouvée en se référant à un élément de preuve spécifique qui révèle clairement une raison réelle (par exemple, un document écrit, comme dans le cas de l’affaire Goussinski c. Russie, no 70276/01, § 75, CEDH 2004-IV, un incident isolé spécifique comme dans l’affaire Merabishvili (précité), ou le fait que le requérant a été interrogé dans le cadre d’événements sans rapport avec l’affaire pénale en cours (Kavala, précité, § 222)). Par conséquent, il convient de rechercher s’il existe en l’espèce des preuves que les mesures prises par des autorités nationales étaient réellement motivées par un but non conventionnel.

311. La Cour observe d’emblée qu’il n’est pas contesté entre les parties que le requérant, même si à présent il n’exerce plus aucune responsabilité au sein de partis politiques, a été l’un des présidents d’un parti politique d’opposition (Selahattin Demirtaş (no 2), précité, § 424). Son cas ne peut donc pas être considéré comme un incident isolé car il doit être replacé dans le contexte de la détention d’autres opposants politiques, de défenseurs des droits de l’homme et de journalistes qui ont été détenus et inculpés dans une large mesure d’infractions pénales manifestement amplifiées (Kavala, précité, § 231, Yüksekdağ Şenoğlu et autres c. Türkiye, nos 14332/17 et 12 autres, § 638, 8 novembre 2022 ; voir aussi, parmi plusieurs autres affaires dans lesquelles la Cour n’a pas constaté de violation de l’article 18, Sabuncu et autres c. Turquie, no 23199/17, § 182, 10 novembre 2020, Şık c. Turquie (no 2), no 36493/17, § 139, 24 novembre 2020, et Taner Kılıç c. Turquie (no 2), no 208/18, § 112, 31 mai 2022). En particulier, il convient notamment de rappeler que, dans l’arrêt Selahattin Demirtaş (no 2) précité, la Grande Chambre a dit que « les éléments concordants découlant du contexte confirment la thèse selon laquelle les autorités judiciaires ont réagi sévèrement à la conduite du requérant, l’un des leaders de l’opposition, à celle d’autres députés et maires élus membres du HDP, et, plus généralement, face aux voix dissidentes » (ibidem, précité, § 436).

312. Pour les raisons exposées ci-après, la Cour estime que la présente affaire s’inscrit dans ce contexte global puisque la combinaison des faits pertinents propres au cas d’espèce est analogue à ce qui a été constaté dans les affaires précitées, où la preuve d’un but inavoué découlait d’une juxtaposition de l’absence de soupçons et de facteurs contextuels (pour une approche similaire, voir Centre de ressources sur la démocratie et les droits de l’homme et Mustafayev c. Azerbaïdjan, nos 74288/14 et 64568/16, § 106, 14 octobre 2021, Kutayev c. Russie, no 17912/15, § 137, 24 janvier 2023, et Zarema Musayeva et autres c. Russie, no 4573/22, § 87, 28 mai 2024).

313. En premier lieu, aux yeux de la Cour, une analyse de la détention du requérant postérieure au 20 septembre 2019 sur le terrain de l’article 18 ne saurait en l’espèce se dissocier de la conclusion à laquelle la Grande Chambre de la Cour était parvenue en ce qui concerne sa détention initiale, qui a été jugée contraire à l’article 18 combiné avec l’article 5 (Selahattin Demirtaş (no 2), précité, § 438). En particulier, dans son arrêt précité, lorsque la Grande Chambre a examiné la question de respect de l’article 18, elle a tenu compte non seulement de la détention provisoire du requérant entre le 4 novembre 2016 et le 7 décembre 2018, mais aussi des circonstances entourant sa remise en détention provisoire le 20 septembre 2019 dans le cadre d’une nouvelle enquête engagée par le parquet d’Ankara, laquelle fait aussi l’objet de la présente requête (ibidem, § 432). La Grande Chambre a notamment conclu que, compte tenu du retour immédiat en détention provisoire du requérant le 20 septembre 2019 et du discours prononcé le lendemain après par le président de la République, les autorités nationales ne semblaient guère intéressées par l’implication présumée du requérant dans une infraction prétendument commise entre le 6 et le 8 octobre 2014, soit environ cinq ans auparavant, mais plutôt par son maintien en détention, qui l’empêchait d’exercer ses activités politiques (ibidem, § 433).

314. À cet égard, la Cour observe que ses conclusions relativement à la plausibilité des soupçons pesant sur l’intéressé dans le cadre de la présente affaire sont de nature à corroborer les considérations susmentionnées exposées par la Grande Chambre. En particulier, comme il est indiqué ci‑dessus (paragraphe 220), nonobstant la connexité manifeste entre certains des faits et accusations ayant donné lieu à la mesure du 4 novembre 2016 – examinés dans l’arrêt précité de Grande Chambre – et celle du 20 septembre 2019, les autorités responsables de la seconde détention provisoire du requérant n’ont fourni aucun motif juridique fondé sur les conclusions de l’arrêt précité de la Grande Chambre permettant d’expliquer ce changement dans la qualification des infractions imputées au requérant, de « l’incitation » à une infraction à « l’instigation » à une infraction (paragraphe 222 ci-dessus). De même, alors que le requérant avait été accusé d’infractions graves, les éléments constitutifs essentiels de ces infractions ne pouvaient être raisonnablement considérés comme réunis au regard des faits existants (voir, mutatis mutandis, entre plusieurs autres, Yunusova et Yunusov c. Azerbaïdjan (no 2), no 68817/14, § 190, 16 juillet 2020).

315. En second lieu, la Cour considère aussi comme un élément crucial, aux fins de son appréciation sous l’angle de l’article 18 de la Convention, le fait qu’environ cinq ans se soient écoulées entre les événements à l’origine de la détention du requérant et sa remise en détention provisoire le 20 septembre 2019. Si, comme le Gouvernement le soutient, la progression des investigations pouvait certes permettre d’obtenir des éléments de preuve justifiant le recours aux mesures en cause, il ne ressort pas du dossier que les autorités judiciaires intervenues juste après ces événements aient qualifié les appels en question d’« instigation » aux actes de violences commis lors des événements du 6 au 8 octobre 2014, lesquels ont été cités par la suite dans le dossier du parquet d’Ankara. Il n’est pas davantage allégué que, dans les arrêts des cours d’assises portant condamnation des manifestants auteurs de ces actes de violences, les juridictions compétentes aient décelé un quelconque lien entre les appels émanant du requérant et de son parti et ces infractions. Or, le requérant est privé de sa liberté depuis environ huit ans, dont une part considérable pour des soupçons liés à ces événements. Ces éléments sont de nature à corroborer la thèse des tiers intervenants qui mettent l’accent sur le contexte général de répression visant différents groupes opposés à la politique officielle en Türkiye et consistant à requalifier des faits substantiellement identiques en nouvelles infractions pour justifier les mesures répressives.

316. En troisième lieu, la Cour doit également prêter attention aux circonstances suivantes. Tout d’abord, se référant à de nombreux textes internationaux, le requérant et les tiers intervenants mettent l’accent notamment sur le contrôle que l’exécutif exercerait sur la justice (paragraphe 147 ci-dessus). En outre, le requérant appelle l’attention de la Cour, en particulier, sur deux discours prononcés les 9 et 23 décembre 2020 par le plus haut responsable du pays (paragraphes 105–106 ci-dessus). Certes, pour la Cour, les décisions juridiques citées par le Gouvernement rendues en faveur du requérant (paragraphe 301 ci-dessus) montrent qu’il serait excessif de remettre en cause l’indépendance de tout le système judiciaire national et l’on ne saurait affirmer que le pouvoir judiciaire agissait sur les instructions du pouvoir exécutif (pour une approche similaire, voir Melia c. Géorgie, no 13668/21, § 139, 7 septembre 2023). À cet égard, la Cour peut également souscrire à la thèse du Gouvernement selon laquelle des déclarations émanant de hauts responsables du pays, faites bien après l’adoption de l’ordonnance de détention du 20 septembre 2019, ne sauraient constituer à elles seules la preuve d’un but inavoué à l’origine de sa mise en détention provisoire (voir, mutatis mutandis, ibidem, § 139).

317. Cependant, aux yeux de la Cour, les discours en question et la chronologie de l’affaire, pris ensemble, présentent une certaine pertinence dans le cas d’espèce. Tout d’abord, la Cour se réfère aux constats de la Commission de Venice relatives à l’indépendance de la justice (paragraphe 115 ci-dessus, voir aussi Selahattin Demirtaş (no 2), précité, § 434). À cet égard, elle ne peut faire abstraction du fait qu’au moment où les discours des 9 et 23 décembre 2020 ont été prononcés, le requérant, qui était en détention provisoire depuis plus d’un an dans le cadre de la présente affaire et depuis plus de deux ans dans le cadre de la détention que la Grande Chambre a examinée (ibidem, § 297) – et qui présenterait partiellement un lien avec les faits de la présente affaire –, n’avait toujours pas été officiellement inculpé par le parquet. Or, c’est le 30 décembre 2020 que le parquet a déposé son acte d’accusation, c’est-à-dire peu de temps après les discours susmentionnés (voir, mutatis mutandis, Kavala, précité, 229).

318. En quatrième lieu, dans l’acte d’accusation susmentionné, le parquet a fait référence à de nombreuses discours politiques tenus par le requérant en tant que coprésident d’un parti politique entre 2013 et 2019 sur différents sujets d’actualité (paragraphe 65 ci-dessus), sans pour autant indiquer en quoi ces éléments auraient été pertinents au regard des accusations qu’il portait, ce qui est aussi de nature à étayer la thèse du requérant (voir, mutatis mutandis, Kavala, précité, § 230). Pour la Cour, la mention de ces éléments nuit à la crédibilité de l’accusation et pourrait être considérée comme étant de nature à confirmer la thèse du requérant selon laquelle les mesures prises contre lui poursuivaient un but inavoué, à savoir limiter le libre jeu du débat politique (ibidem, § 224).

319. Ainsi, l’ensemble des circonstances ci-dessus montre que les mesures prises par les autorités étaient motivées d’une façon inappropriée et qu’elles poursuivaient un but inavoué, à savoir celui d’étouffer le pluralisme et de limiter le libre jeu du débat politique, qui se trouve au cœur même de la notion de société démocratique. À la lumière de ces considérations, la Cour conclut que la restriction de liberté du requérant postérieurement au 20 septembre 2019 a été imposée à des fins autres que celles prescrites par l’article 5 de la Convention.

320. Il y a donc eu violation de l’article 18 de la Convention combiné avec l’article 5.

8. SUR L’APPLICATION DES ARTICLES 41 ET 46 DE LA CONVENTION
1. Sur l’article 46 de la Convention

321. Le requérant rappelle que, dans son arrêt du 22 décembre 2020, la Grande Chambre ordonnait sa libération immédiate, mais estime que les autorités ont ignoré cette obligation en prolongeant sa détention sur la base des mêmes faits, sous de nouvelles qualifications juridiques. Il soutient, à la lumière de l’arrêt Ilgar Mammadov (recours en manquement) précité, que les poursuites devraient être closes et leurs effets effacés. Il affirme par ailleurs être visé par de nouvelles procédures en raison de l’exercice de sa liberté d’expression, ce qui entrave ses droits politiques. Enfin, dénonçant une influence politique systémique sur le pouvoir judiciaire en Türkiye, il demande à la Cour d’indiquer également des mesures générales pour remédier aux problèmes structurels affectant l’État de droit.

322. Le Gouvernement conteste ces thèses.

323. La Cour observe qu’à la suite d’un arrêt rendu le 16 mai 2024, la cour d’assises d’Ankara a condamné le requérant à une peine privative de liberté, notamment sur le fondement des articles 214 § 1 et 302 du Code pénal (paragraphe 97 ci-dessus). Cette condamnation emporte un changement de fondement juridique de la privation de liberté du requérant : celle-ci relève désormais de l’article 5 § 1 a) de la Convention, relatif à la détention consécutive à une condamnation régulière, et ne se rattache donc plus directement à l’objet du présent litige, lequel concerne principalement la régularité et la justification de la détention provisoire antérieure. La Cour relève en outre que cette décision n’a pas encore acquis un caractère définitif, étant toujours susceptible de recours. Elle note également que, conformément à l’article 46 § 2 de la Convention, le Comité des Ministres demeure chargé de la surveillance de l’exécution de l’arrêt du 22 décembre 2020, procédure qui est actuellement toujours en cours devant cet organe. Dans ces circonstances, et eu égard à l’évolution de la situation du requérant, la Cour estime qu’il ne lui revient pas, à ce stade, d’indiquer des mesures individuelles ou générales.

2. Sur l’article 41 de la Convention

324. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

325. Dans ses observations présentées le 16 septembre 2021, le requérant demande la somme de 78 245 euros (EUR) à titre d’indemnité, sans donner de détails. En annexe à ses observations, il a toutefois détaillé et explicité sa demande comme suit. Rappelant qu’il est avocat et qu’il n’a pas eu la possibilité de travailler en raison de sa détention provisoire, il réclame 32 342,92 livres turques (TRY, soit environ 3 245 EUR) ce qui correspond selon ses indications aux billets d’avion que son épouse et ses deux filles ont dû payer pour lui rendre visite à la prison d’Edirne, l’une des villes du pays les plus éloignées par rapport à sa ville de résidence, Diyarbakır. À l’appui de sa demande, il fournit les factures des billets d’avion. Il sollicite en outre 100 000 EUR au titre du dommage moral qu’il dit avoir subi.

326. Le Gouvernement estime ces sommes excessives et incompatibles avec la jurisprudence de la Cour.

327. S’agissant d’abord du dommage matériel, la Cour considère qu’il incombe à la partie requérante de démontrer que les violations constatées ont entraîné pour elle un préjudice. À cette fin, elle doit produire des justificatifs à l’appui de sa demande. Dans ce contexte, un lien de causalité manifeste doit être établi entre le dommage matériel allégué et la violation constatée. La Cour précise qu’un lien hypothétique entre ces derniers ne suffit pas (Bykov c. Russie [GC], no 4378/02, § 110, 10 mars 2009, et Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande, [GC], no 931/13, § 219, 27 juin 2017).

328. En l’espèce, les constats de violation de la Convention découlent principalement du placement et du maintien du requérant en détention provisoire. À cet égard, la Cour considère que les frais que les proches de celui-ci ont dû payer pour lui rendre visite en prison ont certainement causé un dommage matériel. Elle estime donc qu’il y a lieu d’octroyer à l’intéressé 3 245 EUR, somme correspondant à la valeur des billets d’avion achetés par son épouse et ses deux filles (voir, dans le même sens, Selahattin Demirtaş (no 2), précité, § 448).

329. En ce qui concerne le dommage moral, la Cour est d’avis que les violations sérieuses et multiples de la Convention qu’elle a constatées ont causé à l’intéressé un dommage certain et considérable. Statuant en équité, elle décide qu’il y a lieu de lui octroyer 32 500 EUR au titre du dommage moral subi.

2. Frais et dépens

330. Le requérant réclame 58 920 EUR pour les frais et dépens qu’il dit avoir engagés devant la Cour pour couvrir les frais de ses représentants. À l’appui de sa demande, il fournit copie du contrat qu’il a signé avec ceux‑ci et un relevé indiquant le temps consacré par eux à cette affaire, soit 291 heures pour Me B. Molu, 125 heures pour Me M. Karaman et 75 heures pour Me R. Demir. Il précise que le tarif horaire de ses représentants s’élève à 120 EUR. Le requérant sollicite en outre 20 869,36 TRY (soit environ 2 100 EUR) pour frais de traduction et frais postaux. Il produit les factures afférentes à ceux-ci.

331. Le Gouvernement conteste la nécessité de ces dépenses et estime non raisonnable le montant réclamé.

332. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. Aux termes de l’article 60 §§ 2 et 3 du règlement, les prétentions soumises au titre de l’article 41 doivent être chiffrées et ventilées par rubrique, faute de quoi la Cour peut rejeter la demande, en tout ou en partie. La réalité des honoraires d’un représentant est établie si le requérant les a payés ou doit les payer en vertu d’une obligation légale ou contractuelle. Quant au nombre d’avocats que nécessitait l’affaire et aux taux facturés, il s’agit d’éléments que la Cour prend en considération selon qu’il convient lorsqu’elle apprécie le caractère raisonnable des frais et dépens (Pindo Mulla c. Espagne [GC], no 15541/20, § 193, 17 septembre 2024, avec les références citées).

333. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer à l’intéressé la somme de 20 000 EUR, tous frais confondus, plus tout montant pouvant être dû par lui sur cette somme à titre d’impôt.

3. Intérêts moratoires

334. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Dit, à l’unanimité, que la Cour est compétente ratione materiae pour examiner la présente requête pour autant qu’elle concerne la détention provisoire du requérant postérieurement au 20 septembre 2019 ;
2. Joint, à l’unanimité, au fond l’exception préliminaire tirée par le Gouvernement d’un manquement à épuiser les voies de recours internes et la rejette ;
3. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;
4. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention à raison de l’absence de contrôle juridictionnel à bref délai devant la Cour constitutionnelle ;
5. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention à raison de l’absence de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction ;
6. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention à raison de l’absence de motifs pertinents et suffisants pour maintenir le requérant en détention provisoire pendant plus de quatre ans ;
7. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention à raison de l’impossibilité pour le requérant et son avocat d’accéder au dossier d’enquête ;
8. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément sur le fond le grief de violation de l’article 10 de la Convention ;
9. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 18 combiné avec l’article 5 § 1 de la Convention ;
10. Dit, par six voix contre une,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :

1. 3 245 EUR (trois mille deux cent quarante-cinq euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage matériel ;
2. 32 500 EUR (trente-deux mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;
3. 20 000 EUR (vingt mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

11. Rejette, à l’unanimité, le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 8 juillet 2025, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Hasan Bakırcı Arnfinn Bårdsen
Greffier Président

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée de la juge S. Yüksel

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DE LA JUGE YÜKSEL

1. Si je suis d’accord avec le constat de violation de l’article 5 § 4 de la Convention à raison de l’absence d’un contrôle juridictionnel à bref délai devant la Cour constitutionnelle, étant donné que je maintiens les avis juridiques que j’ai exprimés dans mes opinions dissidentes jointes aux arrêts Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2) ([GC], no 14305/17, 22 décembre 2020) et Yüksekdağ Şenoğlu et autres c. Türkiye (nos 14332/17 et 12 autres, 8 novembre 2022), sur lesquels se fonde principalement le présent arrêt, et avec tout le respect que je dois à mes collègues, je ne souscris pas au constat de violation des articles 5 §§ 1, 3 et 4 (défaut d’accès au dossier d’enquête) et 18 combiné avec l’article 5 § 1 de la Convention dans cette affaire.

2. Dans son arrêt de Grande Chambre du 22 décembre 2020, la Cour a estimé que les décisions relatives au placement et au maintien en détention provisoire du requérant (novembre 2016) ne contenaient pas d’éléments de preuve susceptibles de marquer un lien clair entre les actes de l’intéressé – à savoir principalement ses discours à caractère politique et sa participation à certaines réunions légales – et les infractions pour lesquelles il avait été détenu (paragraphes 327 et 338 de l’arrêt de la Grande Chambre). L’objet de la présente affaire est le placement en détention provisoire dont le requérant a fait l’objet le 20 septembre 2019 à raison de soupçons d’infractions (articles 302 et 214 § 3 du code pénal) qui reposaient essentiellement sur les événements des 6-8 octobre 2014 et sur les éléments de preuve liés aux actes de violence commis durant ces événements, qui étaient survenus notamment à la suite des appels lancés, entre autres, par le comité exécutif central du HDP et par le requérant dans des discours qu’il avait tenus (voir le paragraphe 216 de l’arrêt). Partant, des activités liées aux événements des 6-8 octobre, qui ont été soumises à l’examen de la Grande Chambre, constituent désormais la principale base factuelle de l’examen de la présente affaire. L’existence de ce chevauchement est également reconnue dans le présent arrêt lui-même (voir le paragraphe 229 de l’arrêt).

3. Outre les arguments que j’ai déjà présentés dans mon opinion dissidente dans l’affaire Demirtaş c. Turquie (no 2), je dois souligner qu’en ce qui concerne l’affaire pendante devant la Cour constitutionnelle, j’estime qu’il est problématique d’accepter le jugement émis sur le terrain de l’article 18 combiné avec l’article 5 de la Convention selon lequel les mesures qui ont été prises poursuivaient un but inavoué. Étant donné que l’affaire est toujours pendante devant les juridictions internes, il serait peut-être prudent de s’en remettre à leur autorité, conformément au principe de subsidiarité.


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-244303
Date de la décision : 08/07/2025
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Exception préliminaire jointe au fond et rejetée (Art. 35) Conditions de recevabilité;(Art. 35-1) Épuisement des voies de recours internes;(Art. 35-1) Recours interne effectif;Violation de l'article 5 - Droit à la liberté et à la sûreté (Article 5-4 - Garanties procédurales du contrôle;Contrôle à bref délai);Violation de l'article 5 - Droit à la liberté et à la sûreté (Article 5-1 - Arrestation ou détention régulières;Article 5-1-c - Raisons plausibles de soupçonner);Violation de l'article 5 - Droit à la liberté et à la sûreté (Article 5-3 - Caractère raisonnable de la détention provisoire);Violation de l'article 5 - Droit à la liberté et à la sûreté (Article 5-4 - Garanties procédurales du contrôle);Violation de l'article 18+5-1 - Limitation de l'usage des restrictions aux droits (Article 18 - Restrictions dans un but non prévu) (Article 5 - Droit à la liberté et à la sûreté;Article 5-1 - Arrestation ou détention régulières);Dommage matériel et préjudice moral - réparation (Article 41 - Préjudice moral;Dommage matériel;Satisfaction équitable)

Parties
Demandeurs : SELAHATTİN DEMİRTAŞ
Défendeurs : TÜRKİYE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : Molu, Benan

Origine de la décision
Date de l'import : 18/08/2025
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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