PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE ENGELS c. BELGIQUE
(Requête no 38110/18)
ARRÊT
Art 6 § 1 (pénal) et Art 6 § 3 d) • Procès équitable • Refus par la cour d’appel, statuant sur opposition, de faire droit à la demande du requérant d’interroger à l’audience les coprévenus n’ayant pas nui à l’équité globale de la procédure • Déclarations incriminantes des coprévenus faites au stade de l’instruction et confirmées devant le tribunal de première instance où le requérant a fait défaut après quelques audiences et n’a pas été représenté par son conseil • Déclarations des coprévenus ayant joué un rôle déterminant, voire constituant la seule preuve retenue par la cour d’appel pour conclure à la culpabilité du requérant • Requérant ayant été jugé séparément de ses coprévenus et privé de la possibilité d’être confronté directement à eux découlant de son défaut, lequel ne peut être imputé aux autorités nationales • Requérant, assisté d’un avocat, n’ayant sollicité l’audition des coprévenus qu’au stade ultime de la procédure • Requérant ayant eu la possibilité de donner sa propre version des faits et de mettre en doute les accusations portées contre lui dès le début de l’instruction • Cour d’appel ayant examiné, sous le contrôle de la Cour de cassation, la recevabilité et la fiabilité des déclarations des coprévenus
Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.
STRASBOURG
27 mai 2025
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Engels c. Belgique,
La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
Ivana Jelić, présidente,
Erik Wennerström,
Alena Poláčková,
Georgios A. Serghides,
Raffaele Sabato,
Frédéric Krenc,
Anna Adamska-Gallant, juges,
et de Ilse Freiwirth, greffière de section,
Vu :
la requête (no 38110/18) dirigée contre le Royaume de Belgique et dont un ressortissant de cet État, M. Raphaël Engels (« le requérant »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 3 août 2018,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement belge (« le Gouvernement ») le grief concernant l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 29 avril 2025,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête concerne la condamnation du requérant sur la base de déclarations de coprévenus, faites au stade de l’instruction, qu’il n’a pas pu interroger lors de sa procédure en opposition devant la cour d’appel (article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention).
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1952 et réside à Melle (Belgique). Il a été représenté par Me H. Kuijl, avocate à Gand.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agente, Mme I. Niedlispacher, du service public fédéral de la Justice.
1. L’instruction
4. Le 17 novembre 2005, après la réception de plaintes anonymes, une enquête pénale fut ouverte contre le requérant, qui était fonctionnaire auprès de la Régie des Bâtiments, ainsi que contre plusieurs autres personnes, des chefs de faux, corruption passive et association de malfaiteurs. Ils étaient notamment soupçonnés d’avoir participé, au sein de la Régie des Bâtiments, à un système de corruption dans le cadre duquel plusieurs fonctionnaires, dont le requérant, influençaient l’attribution des marchés publics contre une rémunération de la part des entrepreneurs.
5. Au cours de l’instruction, certains des suspects firent des déclarations incriminantes à l’égard du requérant. En particulier, lors des interrogatoires menés par les officiers de police judiciaire à plusieurs dates en janvier et février 2006, cinq suspects firent des déclarations selon lesquelles le requérant avait une position clé dans ledit système de corruption et qu’il aurait demandé et reçu durant plusieurs années, en échange de l’attribution des marchés publics de travaux, des commissions de la part d’entrepreneurs. Si ceux-ci ne versaient pas d’argent, les contrats ne leur étaient plus octroyés.
6. Les inculpés furent renvoyés devant le tribunal correctionnel néerlandophone de Bruxelles par une ordonnance de la chambre du conseil du 10 février 2012, confirmée par un arrêt de la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Bruxelles du 20 septembre 2012, puis par un arrêt de la Cour de cassation du 21 janvier 2014.
2. La Procédure devant le tribunal correctionnel
7. Au cours du procès devant le tribunal correctionnel, le conseil du requérant fut présent aux audiences des 5 juin 2014, 25 juin 2014, 6 octobre 2014 et 7 octobre 2014. Le requérant fut également présent lors de l’audience du 6 octobre 2014. Ils n’assistèrent toutefois pas aux audiences suivantes, notamment celles où les prévenus furent interrogés par le tribunal. Le requérant a indiqué devant la Cour en avoir été empêché pour des raisons de santé et que son conseil a dès lors estimé préférable, pour la défense de l’intéressé, de ne pas le représenter.
8. Il ressort du dossier que, lors des audiences devant le tribunal, les coprévenus ont tous confirmé les déclarations qu’ils avaient faites au cours de l’instruction.
9. Par un jugement du 2 avril 2015, le tribunal correctionnel néerlandophone de Bruxelles condamna par défaut le requérant à une peine de deux ans d’emprisonnement et à une amende de 2 000 euros (EUR), majorée des décimes additionnels, pour plusieurs actes de faux en écritures, corruption passive, escroquerie, trouble à la liberté des enchères ou des soumissions et association de malfaiteurs.
10. Le requérant fit opposition à ce jugement (voir paragraphe 29 ci‑dessous). À partir de ce moment, la procédure menée contre lui fut disjointe de celle dirigée contre ses coprévenus.
11. Par un jugement du 26 novembre 2015, le tribunal, statuant sur l’opposition du requérant, confirma pour l’essentiel sa condamnation.
3. La Procédure devant la cour d’appel
12. Le requérant interjeta appel.
13. Ni le requérant, ni son représentant ne comparurent au procès qui s’ensuivit devant la cour d’appel. Le requérant a indiqué devant la Cour qu’il souffrait d’une blessure au genou gauche et que son conseil n’a pu le représenter à l’audience en raison d’un traitement contre le cancer. Il ne ressort pas du dossier que le requérant ou son représentant aient demandé la remise de l’affaire à une autre date où ils pourraient être présents.
14. Par un arrêt du 23 février 2016, rendu par défaut à l’égard du requérant, la cour d’appel de Bruxelles l’acquitta de certains chefs d’accusation mais confirma pour l’essentiel le jugement du tribunal correctionnel et déclara le requérant coupable de faux en écritures, d’escroquerie, de corruption passive, de trouble à la liberté des enchères ou des soumissions, et d’association de malfaiteurs. Eu égard au dépassement du délai raisonnable, la cour d’appel condamna l’intéressé à une peine de dix‑huit mois de prison et à une amende de 40 000 EUR, majorée des décimes additionnels au lieu d’une peine de trois ans de prison et une amende de 60 000 EUR. Pour conclure à sa culpabilité, elle se fonda sur l’ensemble des déclarations des coprévenus, qu’elle estima crédibles et concordantes sur tous les principaux points. Elle écarta cependant les déclarations du requérant faites sans l’assistance d’un avocat, ainsi que celles faites par les coprévenus qui s’étaient plaints d’une violation de leurs droits de la défense en raison de l’absence d’assistance d’un avocat. En revanche, selon la cour d’appel, rien ne s’opposait à l’utilisation des déclarations d’autres coprévenus qui ne s’étaient pas plaints d’une telle violation étant donné que rien ne permettait de conclure que leurs interrogatoires eussent été menés de manière irrégulière ou qu’ils eussent fait l’objet de pressions de la part des enquêteurs.
15. Le requérant fit opposition à l’arrêt de la cour d’appel (voir paragraphe 30 ci-dessous). Dans ses conclusions de synthèse, qui s’étendaient sur plus de 900 pages, il contestait les déclarations des coprévenus, sans toutefois réclamer l’audition de ceux-ci. Il demandait en revanche qu’elles fussent écartées au motif qu’ils les avaient faites sans l’assistance d’un avocat. Si la cour d’appel devait néanmoins juger que les déclarations ne devaient pas être écartées, le requérant avançait divers arguments pour contester leur fiabilité.
16. Invoquant l’arrêt de la Cour de cassation dans la procédure concernant les coprévenus (voir paragraphe 22 ci-dessous) comme fait nouveau et pertinent justifiant le dépôt de nouvelles conclusions conformément à l’article 152 § 2 du code d’instruction criminelle (« CIC »), le requérant soumit, après ses conclusions de synthèse, des conclusions additionnelles dans lesquelles il demanda à pouvoir interroger lesdits coprévenus afin de vérifier si leurs déclarations étaient fiables et compatibles avec les autres éléments de preuve du dossier.
17. Par un arrêt du 26 avril 2017, la cour d’appel de Bruxelles, statuant sur l’opposition du requérant, constata que le défaut lui était attribuable et confirma l’arrêt du 23 février 2016. Elle décida, comme dans la procédure en appel par défaut (paragraphe 14 ci-dessus), d’écarter les déclarations du requérant faites sans l’assistance d’un avocat, ainsi que celles faites par les coprévenus qui s’étaient plaints d’une violation de leurs droits de défense en raison de l’absence d’assistance d’un avocat, mais que rien ne s’opposait à l’utilisation des déclarations d’autres coprévenus qui ne s’étaient pas plaints d’une telle violation étant donné que rien ne permettait de conclure qu’ils eussent fait l’objet de pressions de la part des enquêteurs ou que leurs interrogatoires eussent été menés de manière irrégulière. D’autres déclarations incriminant le requérant ne furent pas non plus prises en compte dans la mesure où elles étaient directement ou indirectement fondées sur des déclarations faites en violation de l’article 6 de la Convention ou obtenues par confrontation avec de telles déclarations. La cour d’appel reconnut le requérant coupable de faux en écritures, d’escroquerie, de corruption passive, de trouble à la liberté des enchères ou des soumissions, et d’association de malfaiteurs. Elle se fonda sur la base de l’ensemble des déclarations des coprévenus non écartées, réitérant son appréciation selon laquelle elles étaient crédibles et concordantes sur tous les points essentiels, et elle ne donna pas suite à la demande formée par le requérant aux fins d’interroger ces coprévenus. Elle condamna le requérant à une peine de dix-huit mois de prison et à une amende de 40 000 EUR, majorée des décimes additionnels, eu égard au dépassement du délai raisonnable (voir paragraphe 14 ci-dessus).
4. La Procédure devant la cour de Cassation
18. Le requérant se pourvut en cassation.
19. Dans son moyen tiré notamment de la violation de l’article 6 de la Convention et des droits de la défense, il se plaignait, d’une part, de l’absence de réponse de la cour d’appel à sa demande en vue d’interroger ses coprévenus et, d’autre part, du fait que sa condamnation se fondait exclusivement, selon lui, sur des déclarations que des coprévenus avaient faites sans l’assistance d’un avocat.
20. Par un arrêt du 6 février 2018, la Cour de cassation rejeta le pourvoi. Elle considéra notamment qu’au vu de l’ensemble des motifs de l’arrêt, la cour d’appel avait répondu à l’argument du requérant relatif à l’utilisation des déclarations faites par des coprévenus non assistés d’un avocat et avait, ainsi, répondu à la demande de l’intéressé tendant à ce qu’il pût interroger ceux-ci, en tant que témoins, à l’audience.
5. La Procédure à l’égard des coprévenus
21. Le 27 janvier 2016, la cour d’appel prononça son arrêt à l’encontre des coprévenus, dont certains furent condamnés par défaut.
22. Par un arrêt du 20 septembre 2016, la Cour de cassation, statuant sur les pourvois formés par certains coprévenus, considéra notamment qu’une personne peut uniquement invoquer le droit à l’assistance d’un avocat lorsqu’elle est entendue à propos d’infractions susceptibles d’être mises à sa charge. Il s’ensuit que le droit à l’assistance d’un avocat est uniquement valable in personam et qu’un suspect ne peut invoquer la violation de ce droit relativement à des déclarations incriminantes faites à sa charge par une personne qui n’est que témoin à son égard, sauf si, lors de son audition, cette personne devait bénéficier de ce même droit et rétracte, en raison de sa violation, lesdites déclarations incriminantes.
23. Les coprévenus condamnés par défaut par l’arrêt du 27 janvier 2016 firent opposition à celui-ci. Leurs recours donnèrent lieu à deux arrêts, rendus respectivement par la cour d’appel le 24 avril 2017 et le 26 avril 2017. Le 13 mars 2018, la Cour de cassation se prononça à l’égard des pourvois dont elle avait été saisie concernant lesdits arrêts.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
1. L’audition des témoins
24. L’audition des témoins à l’audience est régie par les articles 153 et suivants du CIC pour la procédure devant le tribunal de police, par les articles 175, 189bis, 190 et 190bis CIC pour la procédure devant le tribunal correctionnel, par les articles 274, 278, 281, § 2, alinéas 2 et 3, 282 et 293 à 318 du CIC pour la procédure devant la cour d’assises et par l’article 458 du code pénal pour l’audition des personnes liées par un secret professionnel.
25. Selon l’article 61quinquies du CIC, une partie peut demander au juge d’instruction l’accomplissement d’un acte d’instruction complémentaire, dont notamment l’audition de témoins (voir également les articles 70 à 86 du CIC).
26. En pratique, toutes les parties au procès pénal ont le droit de citer des témoins (articles 153, 190, 301 et 320 du CIC). Le droit de faire entendre des témoins ayant fait des déclarations incriminantes, y compris les coaccusés, a également été reconnu par la Cour de cassation (voir, parmi beaucoup d’autres, Cass., 22 novembre 2022, no P.22.0989.N).
27. Il ressort en outre de la jurisprudence de la Cour de cassation qu’il incombe au juge du fond de statuer sur les demandes tendant à l’audition d’un témoin selon qu’elle apparaît ou non utile à la manifestation de la vérité, et dans le respect de l’équité du procès (Cass., 15 mai 1973, Pas. I, p. 842). Cependant, un refus d’entendre un témoin doit se fonder sur des circonstances précises, qui doivent être indiquées dans la décision (voir, parmi beaucoup d’autres, Cass., 11 septembre 2002, no P.01.1583.F, et Cass., 22 novembre 2022, no P.22.0989.N).
28. Le juge du fond apprécie également souverainement la valeur probante des témoignages, pour autant qu’il n’en méconnaît pas les termes (Cass., 11 décembre 1984, Pas. I, p. 452).
2. La Procédure sur opposition
29. Chaque partie défaillante peut faire opposition à la décision judiciaire rendue par défaut tant en première instance qu’en degré d’appel. L’opposition était régie, à l’époque des faits, par les articles 187 et 208 du CIC, complétés par l’arrêté royal no 236 du 20 janvier 1936 simplifiant certaines formes de la procédure pénale à l’égard des détenus si l’intéressé est détenu.
30. Selon les articles 187 et 208 du CIC, toute décision rendue par défaut était susceptible d’opposition dans un délai de quinze jours, à l’exception des simples mesures d’ordre et à condition que la personne eût un intérêt à agir (Cass., 25 novembre 1987, Pas. I, p. 373). L’opposant pouvait faire défaut à nouveau mais, en application de l’adage « opposition sur opposition ne vaut », une seconde opposition de sa part ne pouvait pas être reçue (article 188, alinéa 2 du CIC).
31. La loi du 5 février 2016 modifiant le droit pénal et la procédure pénale et portant des dispositions diverses en matière de justice (la loi dite « Pot‑Pourri II »), entrée en vigueur après les faits de la présente affaire, a modifié la procédure de défaut en introduisant de nouvelles conditions de recevabilité de l’opposition. En particulier, une opposition est recevable en cas de force majeure ou d’excuse légitime justifiant le défaut (article 187, § 5 du CIC actuel).
EN DROIT
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 §§ 1 et 3 d) DE LA CONVENTION
32. Le requérant se plaint de ne pas avoir eu la possibilité, faute pour la cour d’appel d’avoir répondu à sa demande en ce sens, d’interroger ou de faire interroger, dans le cadre de la procédure d’opposition devant la cour d’appel, les coprévenus qui avaient fait des déclarations incriminantes à son égard, et ce alors même que sa condamnation reposait, d’après lui, exclusivement sur celles-ci. Il invoque l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention, qui est ainsi libellé dans ses parties pertinentes :
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle.
(...)
3. Tout accusé a droit notamment à :
(...)
d) interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ;
(...) »
1. Sur la recevabilité
33. Dans la mesure où le requérant se plaint de ne pas avoir pu interroger ou faire interroger ses coprévenus dans la procédure sur opposition devant la cour d’appel, la Cour observe qu’il n’a pas soulevé ce grief en tant que tel devant la Cour de cassation. En effet, dans son mémoire en cassation, le requérant a dénoncé, sous le visa de l’article 149 de la Constitution et de l’exigence de motivation, l’absence de réponse donnée par la cour d’appel à sa demande tendant à faire citer les coprévenus à l’audience, mais – contrairement à ce qu’il a avancé dans sa requête devant la Cour – il n’en a pas déduit de violation du droit d’interroger ou de faire interroger les témoins à charge, au sens de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention (paragraphes 19 et 32 ci‑dessus).
34. Quelle que puisse être la lecture donnée au moyen en cassation du requérant, la Cour note en tout état de cause que le Gouvernement n’a pas soulevé d’exception de non-épuisement des voies de recours (Navalnyy c. Russie [GC], nos 29580/12 et 4 autres, § 62, 15 novembre 2018, et Liblik et autres c. Estonie, nos 173/15 et 5 autres, § 114, 28 mai 2019).
35. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Thèses des parties
36. Le requérant conteste les arguments du Gouvernement (voir paragraphes 38‑39 ci-dessous). Il expose que le refus de la cour d’appel de procéder à l’audition des coprévenus n’est pas motivé par des circonstances exceptionnelles. Il estime par ailleurs que le fait qu’il ait pu donner sa propre version des faits ne saurait être considéré comme un élément compensateur suffisant pour contrebalancer le désavantage qui, selon lui, a découlé pour lui de l’absence d’audition des témoins. Le requérant indique également que la cour d’appel s’est uniquement fondée sur les déclarations des coprévenus faites en 2006 et qu’aucun élément ultérieur n’a été retenu par elle. De plus, d’après lui, ladite juridiction ne s’est pas penchée avec prudence sur les déclarations en question et, de surcroît, elle n’a jamais eu l’opportunité d’entendre leurs auteurs afin d’apprécier leur fiabilité, notamment à cause du fait, précise-t-il, que la procédure à son encontre s’est déroulée séparément de celle les concernant à la suite de l’opposition qu’il a formée (paragraphe 10 ci-dessus).
37. Quant à la prétendue tardivité de sa demande, le requérant explique que pour des raisons médicales, il n’était pas en mesure d’assister aux audiences devant les juridictions compétentes, pas plus qu’il ne pouvait se faire représenter par son conseil, lui aussi malade (paragraphes 7 et 13 ci‑dessus), et qu’ils ont dès lors estimé qu’il était préférable, pour sa défense, de le faire juger par défaut. À cet égard, il souligne que les différentes oppositions qu’il a formées ont été déclarées recevables et admissibles, et soutient que le fait que le défaut lui soit imputable est sans pertinence dans la présente affaire, d’autant plus, argue-t-il, que le droit belge, à l’époque, n’imposait aucune exigence quant à la justification du défaut et ne permettait pas une appréciation judiciaire sur ce point. Ainsi, explique-t-il, c’est à la suite de l’intervention de la Cour de cassation dans la procédure concernant les coprévenus (paragraphes 16 et 22 ci‑dessus) qu’il a demandé, à tout le moins, de faire interroger les coaccusés afin de pouvoir mettre en doute leur crédibilité.
38. Le Gouvernement soutient que la cour d’appel a dûment répondu à la demande du requérant tendant à l’interrogation des coprévenus en indiquant que rien ne permettait de supposer que leurs déclarations initiales n’avaient pas été recueillies correctement ou qu’ils avaient été exposés à des pressions inadmissibles. Il considère par ailleurs que la demande a été faite tardivement, expliquant qu’elle a été soumise après le dépôt des conclusions de synthèse devant la cour d’appel, statuant en opposition, à propos de déclarations qui, souligne-t-il, dataient de 2006. D’après le Gouvernement, rien n’empêchait le requérant de la formuler en temps utile. À cet égard, il relève notamment la possibilité, en vertu de l’article 61quinquies du CIC, de demander au juge d’instruction l’accomplissement d’un acte complémentaire, et en particulier, l’audition de personnes.
39. Le Gouvernement ajoute en outre que les déclarations des coprévenus ont pu être contestées par le requérant devant la cour d’appel et que, par ailleurs, elles n’ont pas eu un caractère prépondérant dans l’établissement de la culpabilité du requérant. Sur ce point, il considère que ce n’est pas tant les déclarations, en elles-mêmes qui ont été décisives, mais que c’est l’ensemble de celles-ci, dans la mesure où elles étaient concordantes, qui leur a donné un certain poids. De plus, selon le Gouvernement, les déclarations en question ont été confirmées et réitérées par leurs auteurs tout au long de la procédure, et il est d’avis, par conséquent, que même si les déclarations initiales devaient être écartées, cela n’aurait eu aucun effet sur la procédure.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
40. La Cour rappelle que le terme « témoin » a, dans le système de la Convention, un sens « autonome » (Vidal c. Belgique, 22 avril 1992, § 33, série A no 235-B). Ainsi, dès lors qu’une déposition, qu’elle soit faite par un témoin stricto sensu ou par un coaccusé, est susceptible de fonder, d’une manière substantielle, la condamnation de l’accusé, elle constitue un témoignage à charge et les garanties prévues par l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention lui sont applicables (Lucà c. Italie, no 33354/96, § 41, CEDH 2001‑II, et Kaste et Mathisen c. Norvège, nos 18885/04 et 21166/04, § 53, CEDH 2006‑XIII).
41. La Cour a en outre maintes fois souligné que les exigences du paragraphe 3 d) de l’article 6 représentent des aspects particuliers du droit à un procès équitable garanti par le paragraphe 1 de cette disposition dont il faut tenir compte pour apprécier l’équité de la procédure. De plus, lorsqu’elle examine un grief tiré de l’article 6 § 1, la Cour doit essentiellement déterminer si la procédure pénale a globalement revêtu un caractère équitable (Schatschaschwili c. Allemagne [GC], no 9154/10, §§ 100 et 101, 15 décembre 2015, et Taxquet c. Belgique [GC], no 926/05, § 84, 16 novembre 2010, avec les références qui y sont citées). Pour ce faire, elle envisage la procédure dans son ensemble et vérifie le respect non seulement des droits de la défense mais aussi de l’intérêt du public et des victimes, à ce que les auteurs de l’infraction soient dûment poursuivis (Schatschaschwili, précité, § 101, et Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 175, CEDH 2010) ainsi que, si nécessaire, des droits des témoins (voir, parmi beaucoup d’autres, Al-Khawaja et Tahery c. Royaume-Uni [GC], nos 26766/05 et 22228/06, § 118, CEDH 2011). Elle rappelle également, dans ce contexte, que la recevabilité des preuves relève des règles du droit interne et des juridictions nationales et que sa seule tâche consiste à déterminer si la procédure a été équitable (Gäfgen, précité, § 162, avec les références qui y sont citées).
42. Dans l’arrêt Schatschaschwili (précité, §§ 111-131), la Grande Chambre a énoncé les principes qui doivent être appliqués dans le cas où des déclarations antérieures de témoins à charge n’ayant pas comparu au procès ont été retenues comme éléments de preuve.
b) Application des principes en l’espèce
43. La Cour note d’emblée que la présente affaire a pour particularité que les coaccusés au sens de l’article 6 § 3 de la Convention ayant fait les déclarations incriminantes à charge du requérant ont comparu avec celui-ci en première instance. Après avoir participé à quelques audiences, le requérant a fait défaut, pendant que son conseil a estimé préférable de ne pas le représenter (paragraphe 7 ci-dessus). Le cas de l’espèce qui concerne un défaut, est dès lors différent d’autres affaires dont la Cour a eu à connaître, où les témoins étaient absents dès l’entame de la procédure (paragraphe 7 ci‑dessus, comparer avec Schatschaschwili, précité, §§ 134-135). La Cour s’appuiera sur les principes posés par l’arrêt Schatschaschwili précité en ayant égard à ces circonstances particulières.
1. Les motifs sérieux justifiant la non-comparution des témoins
44. En l’espèce, la Cour constate que cinq des coprévenus du requérant (les « témoins ») ont été entendus dans le cadre de l’instruction, et qu’ils ont fait des déclarations incriminantes à l’égard de celui-ci à cette occasion (paragraphe 5 ci-dessus). Elle constate également qu’ils ont confirmé ces déclarations devant le tribunal de première instance lors de la procédure par défaut à l’encontre du requérant (paragraphes 7‑8 ci-dessus). Par la suite, ils n’ont comparu à aucun moment au cours du procès dirigé contre le requérant en raison de la disjonction des procédures consécutivement au défaut de celui-ci (paragraphe 10 ci‑dessus).
45. La Cour relève que, durant la procédure en opposition devant la cour d’appel, le requérant a demandé de pouvoir interroger les témoins dans ses conclusions additionnelles (paragraphe 16 ci-dessus). En réponse, la cour d’appel, dont le raisonnement a été confirmé par la Cour de cassation, a estimé que rien ne permettait de conclure que les interrogatoires des témoins eussent été menés de manière irrégulière ou que ceux-ci eussent fait l’objet de pressions de la part des enquêteurs. Ensuite, elle a considéré que leurs déclarations étaient crédibles et concordantes sur tous les points essentiels (paragraphe 17 ci-dessus). Ce faisant, la cour d’appel ne s’est pas fondée sur un empêchement des coprévenus pour venir témoigner, et n’a pas davantage invoqué de justifications factuelles ou un motif procédural ou juridique propre à faire obstacle à leur audition (voir, mutatis mutandis, Riahi c. Belgique, no 65400/10, §§ 35 et 36, 14 juin 2016, et Kuchta c. Pologne, no 58683/08, §§ 51‑55, 23 janvier 2018).
46. Rappelant que la non-comparution d’un témoin à un procès peut s’expliquer par diverses raisons (Al-Khawaja et Tahery, précité, §§ 120‑125, et Schatschaschwili, précité, § 119) et qu’il ne lui incombe pas de se substituer au juge national pour décider de la nécessité ou de l’opportunité de citer un témoin, la Cour comprend que, aux yeux de la cour d’appel, l’interrogation des coprévenus à l’audience n’était pas indispensable à l’établissement de la vérité. Toutefois, la Cour a déjà considéré que si des juridictions s’appuient sur une déposition et l’utilisent pour fonder une décision de culpabilité, il devrait être présumé que la comparution personnelle et l’examen du témoin dont il s’agit est nécessaire, sauf si sa déposition est manifestement sans pertinence ou redondante (Panagis c. Grèce, no 72165/13, § 46, 5 novembre 2020, et Keskin c. Pays-Bas, no 2205/16, § 61, 19 janvier 2021).
47. La Cour rappelle que l’absence de motifs sérieux justifiant la non‑comparution des témoins à charge ne peut en soi rendre un procès inéquitable, mais constitue un élément de poids pour apprécier l’équité globale d’un procès, et est susceptible de faire pencher la balance en faveur d’un constat de violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention (Schatschaschwili, précité, § 113).
2. L’importance des déclarations des témoins pour la condamnation du requérant
48. Il n’est pas contesté par le Gouvernement que la cour d’appel a fondé la condamnation du requérant sur les déclarations des témoins absents (paragraphe 39 ci-dessus). S’il est vrai, comme le Gouvernement le soutient, que ladite condamnation s’appuyait sur l’ensemble des déclarations des témoins, multiples et concordantes, il est indéniable, aux yeux de la Cour, que les déclarations en question ont joué un rôle déterminant, voire constituaient la seule preuve que la cour d’appel statuant tant par défaut que sur opposition a retenue pour conclure à la culpabilité du requérant (paragraphes 14 et 17 ci‑dessus).
49. Le caractère unique de la preuve pèse lourd dans la balance et appelle des éléments suffisamment compensateurs des difficultés que son admission fait subir à la défense (Schatschaschwili, précité, § 116, et Al-Khawaja et Tahery, précité, § 161).
3. Les éléments compensateurs pour contrebalancer les difficultés causées à la défense
50. S’agissant des garanties accordées à la défense et de l’appréciation de l’équité de la procédure litigieuse dans son ensemble, la Cour rappelle tout d’abord que le requérant était appelé à être jugé avec ses coprévenus (paragraphe 7 ci‑dessus ; comparer avec Kuchta, précité, §§ 9‑10). Le fait que le requérant ait été jugé séparément de ceux-ci et qu’il ait ainsi été privé de la possibilité d’être confronté directement à eux découlait de son défaut, lequel ne peut être imputé aux autorités nationales (paragraphe 17 ci‑dessus). À cet égard, il ne ressort pas du dossier soumis à la Cour que le conseil du requérant a sollicité devant le tribunal correctionnel le report de l’affaire afin de permettre la comparution du requérant et sa confrontation avec ses coprévenus à l’audience (paragraphe 7 ci-dessus).
51. Ensuite, la Cour relève, à l’instar du Gouvernement, que le requérant, qui était assisté d’un avocat, a sollicité l’audition des coprévenus au stade ultime de la procédure, devant la cour d’appel saisie sur opposition (paragraphe 38 ci-dessus). Le requérant a en effet formé cette demande pour la première fois en octobre 2016, dans les conclusions additionnelles déposées après ses conclusions de synthèse (paragraphe 16 ci-dessus). Le requérant n’indique pas de raisons pour lesquelles il n’aurait pas été en mesure de formuler pareille demande plus tôt dans la procédure, alors que les déclarations dont il se plaignait dataient de 2006.
52. Sur ce point, la Cour prend note de la position du Gouvernement selon laquelle le requérant aurait pu solliciter l’interrogation desdits témoins dans le cadre d’une demande d’actes d’instruction complémentaire auprès du juge d’instruction, ce que le requérant ne conteste pas (paragraphes 25 et 38 ci‑dessus; voir, a contrario, Schatschaschwili, précité, §§ 153 et 160, et Zirnīte c. Lettonie, no 69019/11, § 50, 11 juin 2020). Elle constate, de plus, qu’il aurait pu également faire la demande en première instance. Par conséquent, si le fait qu’une telle demande ne soit pas intervenue à ces stades de la procédure résulte dans une large mesure de la stratégie adoptée par le requérant, que la Cour ne pourrait critiquer, il n’en reste pas moins que l’absence d’une telle demande n’est pas davantage imputable à l’État défendeur et ne procède pas d’un défaut de garanties procédurales en droit belge quant à l’audition de témoins.
53. À cet égard, la Cour rappelle qu’il convient d’apprécier l’équité de la procédure pénale dans son ensemble, depuis l’instruction jusqu’à la phase de jugement (voir notamment Schatschaschwili, précité, §§ 100‑101, et Beuze c. Belgique [GC], no 71409/10, §§ 120‑122, 9 novembre 2018).
54. En outre, il ressort du dossier soumis à la Cour que le requérant a eu la possibilité de donner sa propre version des faits et de mettre en doute les accusations portées contre lui dès le début de l’instruction (Léotard c. France, no 41298/21, § 112, 14 décembre 2023). Il a pu s’expliquer et contredire librement les déclarations à sa charge tant lors de l’instruction que lors de la phase de jugement. La Cour relève notamment que dans ses conclusions devant la cour d’appel, le requérant a contredit d’une manière précise et détaillée les déclarations qui l’incriminaient (paragraphe 15 ci-dessus – voir également Strassenmeyer c. Allemagne, no 57818/18, § 86, 2 mai 2023). Elle observe également qu’il n’a pas allégué s’être trouvé dans l’impossibilité de proposer d’autres éléments de preuve pour sa défense.
55. La Cour note que la cour d’appel a examiné, sous le contrôle de la Cour de cassation, la recevabilité et la fiabilité des déclarations des coprévenus (paragraphes 17 et 20 ci‑dessus). En effet, dans son arrêt longuement motivé, la cour d’appel s’est assurée que lesdites déclarations étaient crédibles et concordantes les unes avec les autres, et ce dès l’instruction de l’affaire. Elle avait par ailleurs préalablement écarté les dépositions, émanant tant des coprévenus que du requérant, faites sans l’assistance d’un avocat, en violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention (paragraphe 17 ci-dessus).
4. Appréciation de l’équité de la procédure dans son ensemble
56. Eu égard à ce qui précède et procédant à une appréciation de l’équité de la procédure dans son ensemble, la Cour estime que, dans les circonstances concrètes de l’espèce, le refus par la cour d’appel de Bruxelles, statuant sur opposition, de faire droit à la demande du requérant d’interroger à l’audience les coprévenus concernés n’a pas nui à l’équité globale de la procédure.
57. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 §§ 1 et § 3 d) de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;
2. Dit, par six voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 27 mai 2025, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Ilse Freiwirth Ivana Jelić
Greffière Présidente
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Serghides.
OPINION DISSIDENTE DU JUGE SERGHIDES
(Traduction)
1. Ceci n’est pas une opinion dissidente à part entière, mais plutôt une déclaration de dissentiment (article 74 § 2 du règlement de la Cour) avec l’arrêt – où il est conclu qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention –, à laquelle j’ajouterai toutefois quelques commentaires. Le droit du requérant d’interroger ou de faire interroger les témoins à charge contre lui constitue l’un de ses droits minimaux en matière de procès équitable, droit qui est consacré par le libellé exprès et sans équivoque de l’article 6 § 3 d) de la Convention. Je pourrais mentionner trois faits pertinents : le requérant a initialement été condamné par défaut ; il a avancé des motifs suffisants à l’appui du fait qu’il n’avait pas demandé à interroger ses coprévenus – qui avaient formulé des déclarations incriminantes à son égard – avant la procédure contradictoire menée devant la cour d’appel (paragraphe 37 de l’arrêt) ; enfin, ce n’est pas pour tardiveté que la cour d’appel a rejeté ladite demande du requérant. Étant donné que la cour d’appel n’a pas accueilli la demande du requérant tendant à ce qu’il pût interroger ses coprévenus, et que la Cour, en l’espèce, n’a pas constaté une violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention, on ne saurait dire que le droit fondamental en question du requérant ait été rendu concret et effectif, ainsi que le requiert le principe fondamental de la Convention qu’est l’effectivité.
2. Par ailleurs, je suis en faveur de l’octroi au requérant d’une satisfaction équitable, y compris en ce qui concerne les frais et dépens.