DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE KARADENİZ ET AUTRES c. TÜRKİYE
(Requête no 35922/20)
ARRÊT
(Fond)
Art 2 (matériel et procédural) • Décès d’un homme et blessure grave infligée à un autre par des tirs de soldats alors que les victimes tentaient d’entrer illégalement en Turquie depuis la frontière turco‑iranienne Recours à la force potentiellement meurtrière ni absolument nécessaire ni proportionné pour effectuer une arrestation régulière • Enquête ineffective
Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.
STRASBOURG
10 décembre 2024
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Karadeniz et autres c. Türkiye,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Arnfinn Bårdsen, président,
Saadet Yüksel,
Pauliine Koskelo,
Jovan Ilievski,
Anja Seibert-Fohr,
Frédéric Krenc,
Davor Derenčinović, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier de section,
Vu la requête (no 35922/20) dirigée contre la République de Türkiye et dont trois ressortissants de cet État, M. Feyyaz Karadeniz et Mmes Nuryavuz Talan et Tasia Çelik (« les requérants »), ont saisi la Cour le 4 août 2020 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement ») les griefs concernant l’article 2 de la Convention,
Vu les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 novembre 2024,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête concerne le décès de Nurettin Karakoç, respectivement fils et frère des requérantes Nuryavuz Talan et Tasia Çelik, et la blessure grave infligée au requérant Feyyaz Karadeniz par des tirs de soldats, alors que les victimes tentaient d’entrer illégalement en Türkiye depuis la frontière turco‑iranienne. Les requérants allèguent que les circonstances de la cause ont emporté violation de l’article 2 de la Convention.
EN FAIT
2. Les requérants sont nés respectivement en 1993, 1989 et 1973 et résident à Van. Ils ont été représentés par Me M. Kaçan, avocat exerçant à Van.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent de l’époque, M. Hacı Ali Açıkgül, ancien chef du service des droits de l’homme au ministère de la Justice de Türkiye.
4. Le 15 août 2013 vers 22 h 45 à Çaldıran, Nurettin Karakoç fut tué et Feyyaz Karadeniz gravement blessé par des militaires.
5. L’évènement eut lieu en Türkiye dans une zone frontalière avec l’Iran. Cette région était placée sous la surveillance étroite des forces armées. Des patrouilles y étaient mobilisées en permanence afin de prévenir notamment l’intrusion de terroristes et la contrebande, qui étaient fréquentes dans cette partie de la Türkiye à l’époque.
6. Feyyaz Karadeniz et Nurettin Karakoç furent transportés à l’hôpital public de Van dans un état critique.
7. Nurettin Karakoç succomba à sa blessure.
8. Les médecins observèrent que Feyyaz Karadeniz avait été gravement blessé par balle et que son pronostic vital était engagé. L’orifice d’entrée de la balle se situait au niveau de l’omoplate gauche et l’orifice de sortie à quelques centimètres au-dessus du mamelon gauche. Les chirurgiens parvinrent à le sauver.
1. L’ENQUÊTE PÉNALE
9. Le procureur de la République de Çaldıran ouvrit une enquête pénale.
10. Le corps de Nurettin Karakoç fut transféré aux fins d’une autopsie à l’hôpital de recherche et de formation de Van.
11. Une autopsie classique de la dépouille fut réalisée sous la supervision du procureur de la République de Van.
12. Les médecins légistes firent les constatations suivantes : la taille de la victime mesurait 1 m 70 ; l’orifice d’entrée de la balle se situait au-dessous du nombril et mesurait 0,7 cm ; l’orifice de sortie se trouvait au-dessus du gluteus medius (muscle moyen fessier) et mesurait 1,5 cm ; hormis quelques ecchymoses aux bras, le corps ne présentait aucune autre trace de coups ou de violence. Les analyses toxicologiques ne révélèrent aucune trace de drogue ou d’alcool dans le sang du défunt. Les médecins légistes conclurent que la mort était survenue à la suite d’une hémorragie due à une blessure par balle. L’ensemble de ces éléments furent consignés dans un document intitulé « Procès-verbal d’examen post mortem et d’autopsie ».
13. Dans le cadre des investigations menées, de nombreux militaires furent entendus. Ils affirmèrent que le 15 août 2013, ils avaient aperçu à la frontière un groupe de contrebandiers à cheval qui voulait entrer illégalement sur le territoire turc, qu’ils avaient, dans un premier temps, tiré des coups de sommation mais que ces personnes avaient refusé d’obtempérer, et qu’ils avaient alors, dans un second temps, fait feu dans leur direction afin d’empêcher le passage illégal de la frontière.
14. Lors de leur audition, M.S.A. et S.L. qui étaient notamment mis en cause par les autorités judiciaires nièrent les faits qui leur étaient reprochés.
15. Certains témoignages se lisaient notamment comme suit :
S.K. : « Hier, le 15 août 2013, j’étais au poste-frontière à Onurtepe. On nous a annoncé qu’un groupe de passeurs avait franchi la frontière. Nous nous sommes rendus à l’endroit où se trouvaient les passeurs. J’étais accompagné de 10 soldats. Lorsque nous avons vu les chevaux, nous avons ouvert le feu pour que les passeurs abandonnent les chevaux à cause du bruit des tirs. Les passeurs étaient loin de nous. Les passeurs sont repartis vers l’Iran. Peu de temps après, on nous a de nouveau contacté pour nous informer que les passeurs étaient revenus à la frontière et que les soldats pouvaient tirer en leur direction. Une fois sur place, nous nous sommes rendus compte que l’incident était clos. Nous n’avons rien vu de ce qui s’est passé. »
E.K. : « C’est moi qui ai aperçu le groupe de passeurs. J’ai immédiatement prévenu mes camarades. Ils sont intervenus. J’ai entendu 15 à 20 coups de feu. Je n’ai pas vu qui a fait feu. »
İ.P. : « Je suis standardiste. J’étais au téléphone lors de l’incident. Je ne sais pas ce qui s’est passé. »
İ.T. : « Nous surveillions la frontière. Le sergent S.Ö. est descendu avec 4 autres soldats faire une ronde. Environ 1 heure après, j’ai entendu un coup de feu. Comme les caméras thermiques ne fonctionnent pas de manière optimale, les images ne sont pas nettes. J’ai vu avec la caméra infrarouge un groupe de personnes à cheval. J’ai de nouveau entendu des coups de feu. »
S.Ö. : « Je suis le commandant de la section de la tour de garde. J’étais en service le jour de l’incident. Le soldat qui surveillait la frontière avec une caméra thermique m’a averti du franchissement de la frontière par un groupe de contrebandiers. Je suis descendu avec quatre soldats pour voir ce qui se passait. Les contrebandiers étaient à cheval. Ils ont reculé lorsqu’ils nous ont aperçu. Nous avons commencé à attendre car nous pensions qu’ils allaient revenir pour tenter de passer la frontière. Un groupe de treize personnes est effectivement revenu. Ils ont forcé le passage vers la frontière. Les soldats O.B. et S.M. ont ouvert le feu. Ils m’ont dit par la suite qu’ils avaient entendu quatre coups de feu venant du côté iranien. J’ai tiré en l’air pour empêcher le groupe d’avancer. A.İ. a également tiré en l’air de sa propre initiative. J’ai moi-même ordonné à Y.B. de tirer. Le groupe de contrebandiers a continué à s’enfuir vers la Turquie. Nous avons couru après eux et nous avons constaté qu’il y avait une personne blessée à deux cents mètres des lieux. Il s’est écoulé 5 à 10 minutes entre le moment des tirs et le moment où nous avons aperçu la personne blessée. L’intéressé a bénéficié des soins nécessaires. Un autre blessé a été trouvé à environ 150 mètres de la route. Les deux blessés ont été aussitôt transportés à l’hôpital dans un véhicule civil. Ni moi, ni mes soldats n’avons intentionnellement tiré sur un civil. »
Y.B. : « Nous étions à la tour de surveillance. Lorsque notre commandant a été informé de la présence d’un groupe de passeurs, nous nous sommes placés en embuscade sur un point de passage. Les passeurs se sont dirigés vers l’autre point de passage. Nos camarades les ont sommés à voix haute de s’arrêter mais ils ne se sont pas arrêtés. Nos camarades ont alors tiré en l’air. Lorsque nous nous sommes aperçus qu’ils se dirigeaient vers nous, nous avons à notre tour tiré en l’air. Malgré nos avertissements, ils ont franchi la frontière. Deux contrebandiers ont été blessés et transportés à l’hôpital dans un véhicule civil. J’ai tiré en l’air sur ordre de mon commandant. Je n’ai tiré sur aucun civil intentionnellement. Je ne suis aucunement responsable de la mort et des blessures des personnes concernées. »
S.M. : « Dès que nous avons été informés de la présence d’un groupe de contrebandiers à la frontière, nous nous sommes mis en embuscade sur ordre de notre commandant. Nous avons été positionnés au premier point de passage. Nos camarades étaient positionnés au deuxième point de passage. Nous avons entendu quelques coups de feu. Nous avons vu un groupe de 15 contrebandiers. Lorsqu’ils se sont dirigés vers nous, nous leur avons demandé de s’arrêter. Orhan a tiré en l’air. J’ai fait de même. Le groupe s’est alors dirigé vers l’autre point de passage. Nous avons remarqué qu’une personne était blessée. On nous a informé qu’il y avait également un deuxième blessé. Nous l’avons transporté dans un véhicule civil. Nous n’avons tiré sur personne intentionnellement. »
16. Les 16, 18 et 20 août 2013, le juge de paix de Çaldıran ordonna le placement de S.L., A.İ., S.Ö., O.B., Y.B., S.M. et M.S.A. en détention provisoire.
17. Le 20 août 2013, le procureur de la République de Çaldıran déclina sa compétence au profit du procureur militaire de Van.
18. Le 21 août 2013, faisant référence à l’article 153 § 2 de la loi sur la procédure pénale (paragraphe 63 ci-dessous), le juge de paix de Çaldıran ordonna l’application d’une mesure de restriction d’accès au dossier d’enquête.
19. Le 11 octobre 2013, le tribunal militaire prononça le maintien en détention provisoire des suspects.
20. À différentes dates qui ne sont pas précisées dans le dossier, les suspects furent par la suite libérés par les tribunaux.
21. Le 27 mars 2014, le procureur militaire de Van déclina sa compétence au profit du procureur de la République de Çaldıran.
22. Dans sa décision, le procureur fit notamment les constats suivants :
* M.S.A. était un civil. Il était à la tête d’un réseau de contrebande de pétrole et d’autres produits ;
* Le sergent S.L. était en lien d’intérêts avec M.S.A. ;
* M.S.A. et S.L. étaient de mèche avec les contrebandiers ;
* Le jour des évènements, M.S.A. avait demandé à S.L. d’intervenir contre les contrebandiers à la suite, vraisemblement, d’une mésentente entre eux ;
* S.L. avait accepté cette demande et donné aux soldats l’ordre de tirer sur les contrebandiers ;
* Au regard du déroulé des faits, l’ordre donné aux soldats par le sergent S.L. était illégal et constitutif d’une infraction pénale ;
* Les soldats S.Ö., O.B., A.I., Y.B., S.M. avaient exécuté cet ordre et directement tiré sur Nurettin Karakoç et Feyyaz Karadeniz trois à quatre fois ;
* À la suite de ces tirs, Nurettin Karakoç était décédé et Feyyaz Karadeniz avait été gravement blessé ; la blessure de Feyyaz Karadeniz était de nature à mettre sa vie en danger ;
* Ce recours à la force par les militaires n’a pas respecté, dans les circonstances de la cause, le principe de nécessité et de proportionnalité.
23. Le 28 août 2014, le laboratoire d’analyses criminelles de la gendarmerie d’Ankara rendit un rapport d’expertise balistique.
24. Il y était indiqué que l’analyse des prélèvements effectués sur les mains et le visage de Nurettin Karakoç et de Feyyaz Karadeniz n’avait pas révélé la présence de résidus de tir.
25. Le 16 octobre 2017, le procureur de la République de Çaldıran rendit une ordonnance de non-lieu à l’égard de M.S.A., qui était suspecté d’être à l’origine de l’ordre donné aux soldats de tirer sur le groupe de contrebandiers.
26. Dans sa décision, le procureur considéra qu’il n’existait pas suffisamment d’éléments de preuve indiquant que le suspect avait commis l’infraction qui lui était reprochée.
27. Les requérants firent opposition à cette ordonnance par l’intermédiaire de leur avocat.
28. Le 3 janvier 2018, le juge de paix d’Erciş rejeta l’opposition des requérants et confirma la décision du 16 octobre 2017 au motif que la décision attaquée était conforme à la procédure et à la loi.
2. LES ACTIONS EN INDEMNISATION
1. L’action en indemnisation intentée par Nuryavuz Talan et Tasia Çelik
29. Le 7 janvier 2014, les requérantes Nuryavuz Talan et Tasia Çelik saisirent le ministère de la Défense et réclamèrent une indemnisation pour les dommages matériels et moraux qu’elles disaient avoir subis.
30. Le ministère de la Défense rejeta ces demandes.
31. Les requérantes intentèrent alors devant le tribunal administratif de Van, par l’intermédiaire de leur avocat, une action en indemnisation contre le ministère de la Défense.
32. L’administration défenderesse soutint qu’aucune faute n’avait été commise par elle et que c’étaient les victimes elles-mêmes qui avaient provoqué l’incident en entrant dans une zone militaire interdite.
33. Par un jugement du 27 juin 2018, le tribunal considéra que l’administration avait commis une faute de service de nature à engager sa responsabilité. Il estima en effet que les soldats avaient outrepassé leur pouvoir en tirant sur le groupe de contrebandier sans recevoir l’ordre de tirer.
34. Faisant référence à l’expertise qu’il avait ordonnée pour évaluer le préjudice, il alloua aux intéressées la somme de 51 272 TRY (soit 9 512 EUR à l’époque des faits) pour dommage matériel et la somme de 30 000 TRY (soit 5 565 EUR à l’époque des faits) pour dommage moral. Ces sommes furent assorties d’intérêts moratoires au taux légal.
35. Le 27 août 2018, le ministère de la Défense versa sur les comptes des requérantes le montant total de 114 436 TRY (soit 15 938 EUR à la date du versement).
36. Le 3 février 2021, la cour administrative régionale d’Erzurum jugea que le montant de l’indemnisation alloué aux requérantes pour dommage moral était insuffisant et elle décida de leur accorder 105 000 TRY (soit 12 223 EUR à l’époque des faits).
37. Le 28 septembre 2022, le Conseil d’État cassa l’arrêt de la cour administrative régionale d’Erzurum.
38. Le 18 janvier 2023, la cour administrative régionale d’Erzurum, statuant sur renvoi, alloua aux requérantes 60 000 TRY (soit 2 951 EUR à l’époque des faits) pour dommage moral.
39. La procédure demeure pendante devant le Conseil d’État.
2. L’action en indemnisation intentée par Feyyaz Karadeniz
40. Le 10 janvier 2014, par l’intermédiaire de son avocat, le requérant Feyyaz Karadeniz réclama au ministère de la Défense une indemnisation pour les dommages matériels et moraux qu’il disait avoir subis.
41. Le ministère de la Défense rejeta cette demande.
42. Le requérant engagea alors une action en indemnisation devant les juridictions administratives.
43. Le tribunal administratif de Van ordonna une expertise.
44. Dans son rapport du 11 septembre 2018, l’institut médicolégal conclut que Feyyaz Karadeniz avait subi une perte de 42 % de sa capacité de travail en raison de troubles de stress post-traumatique.
45. Le 19 octobre 2018, le tribunal administratif demanda une nouvelle expertise pour évaluer les dommages subis par l’intéressé en raison de sa perte de capacité de travail résultant des blessures qu’il avait subies lors de l’incident du 15 août 2013.
46. Par un jugement du 27 juin 2018, le tribunal estima que l’administration avait commis une faute de service de nature à engager sa responsabilité. Il considéra en effet que les soldats avaient outrepassé leur pouvoir en tirant sur le groupe de contrebandier sans recevoir l’ordre de tirer. Se fondant principalement sur les conclusions du rapport d’expertise qu’il avait demandé, le tribunal administratif alloua au requérant 257 049 TRY (soit 47 689 EUR à l’époque des faits) pour dommage matériel et 10 000 TRY pour dommage moral (soit 1 855 EUR à l’époque des faits). Ces sommes furent assorties d’intérêts moratoires au taux légal.
47. Le 13 mai 2019, le ministère de la Défense versa au requérant le montant total de 332 160 TRY (soit 48 632 EUR à la date du versement).
48. Le 7 avril 2021, la cour administrative régionale d’Erzurum augmenta à 50 000 TRY (soit 5 154 EUR à l’époque des faits) le montant accordé au requérant pour dommage moral.
49. Le 28 septembre 2022, le Conseil d’État cassa l’arrêt de la cour administrative régionale d’Erzurum.
50. Le 11 janvier 2023, la cour administrative régionale d’Erzurum, statuant sur renvoi, alloua au requérant 20 000 TRY (soit 992 EUR à l’époque des faits) pour dommage moral.
51. La procédure demeure pendante devant le Conseil d’État.
3. LE RECOURS INDIVIDUEL FORMÉ DEVANT LA COUR CONSTITUTIONNELLE
52. Le 30 mars 2018, les requérants introduisirent un recours individuel devant la Cour constitutionnelle. Ils se plaignaient notamment d’une atteinte au droit à la vie de Nurettin Karakoç et de Feyyaz Karadeniz, garanti par l’article 17 de la Constitution.
53. La Cour constitutionnelle rendit sa décision le 20 mai 2020. Elle déclara manifestement mal fondés les griefs soulevés par les intéressés relativement au droit à la vie.
54. La décision de la Cour constitutionnelle fut notifiée aux requérants le 30 mai 2020.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
55. Les passages pertinents en l’espèce de l’article 17 de la Constitution turque disposent :
« Chacun a droit à la vie (...)
La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de l’alinéa premier si elle résulte de l’usage de la force meurtrière dans les cas de nécessité absolue où la loi l’autorise [:] légitime défense, exécution d’une arrestation ou d’une décision de placement en détention, prévention de l’évasion d’un détenu ou d’un condamné, répression d’une émeute ou d’une insurrection (...) »
56. L’article 81 du code pénal sanctionne l’homicide volontaire par une peine de réclusion criminelle à perpétuité.
57. L’article 87 du code pénal énonce que, en cas de décès survenu à la suite de coups et blessures infligés sans intention de donner la mort, l’auteur est passible d’au moins huit années de réclusion.
58. En ce qui concerne le pouvoir qu’ont les forces de l’ordre de faire usage d’armes à feu, l’article 7 § 1 a) de la loi no 2803 du 12 mars 1983 relative à l’organisation, à la compétence et aux attributions de la gendarmerie donne pour mission aux gendarmes de prendre toutes les mesures nécessaires à la sauvegarde de l’ordre et de la sécurité publics ainsi qu’à la prévention de la contrebande et de la commission d’autres délits. Dans ce cadre, l’article 11 de ladite loi habilite les gendarmes à faire usage d’armes à feu dans l’exercice de leurs fonctions, selon les cas prévus par le droit interne à cette fin.
59. L’article 40 du règlement d’application de la loi no 2803 ne prévoit l’usage de l’arme à feu qu’en dernier recours. Il précise que la priorité doit être donnée à l’usage des moyens de défense non létaux, propres à maîtriser et contrôler l’individu dangereux.
60. En tout état de cause, toujours selon le même article, le recours à une arme à feu comporte trois phases consécutives : d’abord, l’agent des forces de l’ordre tire trois coups de sommation en l’air, puis il vise les pieds de l’individu en cas de refus d’obtempérer ; le feu à volonté n’est autorisé que s’il n’y a aucun autre moyen de contrôler la situation.
61. Toutefois, l’article 40 de ce règlement n’exclut pas la possibilité de déroger à cette règle en fonction des particularités de chaque situation. Il admet qu’il peut y avoir des cas justifiant l’ouverture directe du feu sur quelqu’un. Il précise qu’il est alors impératif de dresser un procès‑verbal expliquant clairement les raisons ayant nécessité une telle action.
62. L’article 39 du règlement sur les fonctions et compétences de la gendarmerie, adopté le 3 novembre 1983 en conseil des ministres et publié au Journal officielle 17 décembre 1983, énumère les cas dans lesquels un gendarme peut faire usage d’une arme à feu, à savoir :
a) la légitime défense ;
b) la défense des tiers contre une agression attentatoire à la vie ou à l’intégrité physique et morale, si aucun autre moyen de défense n’est envisageable ;
c) la tentative d’évasion ou d’agression d’un détenu, si aucun autre moyen de l’arrêter n’est envisageable ;
d) l’agression dirigée contre des lieux, des armes ou des personnes que les policiers sont chargés de surveiller ;
e) la fuite d’un suspect lors d’une perquisition et le refus de l’intéressé d’obéir aux sommations, si aucun autre moyen de l’arrêter n’est envisageable ;
f) le refus d’obéir à un ordre de remettre des armes ou du matériel aux policiers ou la tentative de reprise par la force des armes ou du matériel rendus aux policiers ;
g) les cas de résistance individuelle ou collective ou d’agression dans l’accomplissement de leurs fonctions par les forces de l’ordre ;
h) les cas de résistance armée contre la souveraineté et les activités de l’État ;
i) la fuite des contrebandiers et le refus des intéressés d’obéir aux sommations, si aucun autre moyen de les arrêter n’est envisageable ;
j) la fuite de condamnés ou de détenus des prisons ou maisons d’arrêt et le refus d’obéir aux sommations et la prévention d’agressions collectives dans ces lieux ;
k) la répression d’émeutes, de troubles ou de soulèvements dans les maisons d’arrêt et prisons, à la demande de l’administration pénitentiaire.
63. L’article 153 de la loi sur la procédure pénale concerne la possibilité pour l’avocat d’examiner le dossier d’enquête. Les parties pertinentes de cette disposition se lisent comme suit :
« Au stade de l’enquête, l’avocat a le droit de prendre connaissance du contenu du dossier et d’obtenir sans frais une copie des documents qu’il souhaite.
Si l’examen du contenu du dossier par l’avocat ou l’obtention par celui-ci d’une copie risque de compromettre l’objectif de l’enquête, ce pouvoir [de l’avocat] peut être limité par décision du juge d’instance pénal, sur demande du procureur de la République.
La disposition de l’alinéa 2 ne s’applique pas en ce qui concerne le procès-verbal de déposition de la personne arrêtée ou du suspect et les rapports d’expertise ainsi que les procès-verbaux relatifs aux autres actes judiciaires pour lesquels les personnes indiquées ont le droit d’être présentes.
À partir de la date d’acceptation de l’acte d’accusation par le tribunal, l’avocat a le droit de prendre connaissance du contenu du dossier et des preuves placées sous protection ; il a le droit d’obtenir sans frais copie de tous les procès-verbaux et documents. (...) »
64. Pour les principes de base de l’ONU sur le recours à la force et l’utilisation des armes à feu par les forces de l’ordre, voir l’arrêt Aydan c. Turquie (no 16281/10, § 47, 12 mars 2013).
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION
65. Les requérants se plaignent d’une violation des articles 2 et 6 de la Convention. Ils allèguent que les agents de l’État ont usé d’une force meurtrière sans nécessité absolue. Ils soutiennent également qu’aucune enquête judiciaire adéquate et effective n’a été menée sur les circonstances des évènements.
66. Le Gouvernement combat ces thèses.
67. Eu égard à sa jurisprudence et à la nature des griefs des requérants, la Cour, maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause (voir, par exemple, Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018, et S.M. c. Croatie [GC], no 60561/14, §§ 241-243, 25 juin 2020), considère qu’il convient d’examiner les griefs formulés par les requérants sous le seul angle de l’article 2 de la Convention.
68. En effet, elle observe, tout d’abord, que Nurettin Karakoç est décédé et que la blessure de Feyyaz Karadeniz était de nature à mettre sa vie en danger, donc potentiellement meurtrière pour lui. Dès lors, elle considère que l’article 2 de la Convention trouve à s’appliquer en l’espèce (Trévalec c. Belgique, no 30812/07, §§ 55-61, 14 juin 2011, et Yotova c. Bulgarie, no 43606/04, §§ 68-70, 23 octobre 2012).
69. L’article 2 de la Convention est ainsi libellé en sa partie pertinente en l’espèce :
« Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. »
1. Sur la recevabilité
1. Sur l’abus du droit de recours individuel
70. Le Gouvernement demande à la Cour de déclarer la requête irrecevable pour abus du droit de recours individuel, en vertu de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention. À cet égard, il allègue que l’avocat des requérants n’a pas informé la Cour de la procédure en indemnisation conduite devant les juridictions administratives, ce que, selon lui, il aurait dû obligatoirement faire.
71. De l’avis du Gouvernement, le comportement de l’avocat des requérants a donc été de nature à tromper la Cour sur un point essentiel à l’examen de la requête.
72. La Cour rappelle qu’une requête peut être déclarée abusive, au sens de l’article 35 § 3 de la Convention (Zambrano c. France (déc.), no 41994/21, § 33, 21 septembre 2021). La mise en œuvre de cette disposition est une « mesure procédurale exceptionnelle », et la notion d’« abus », au sens de l’article 35 § 3 de la Convention, doit être comprise dans son sens ordinaire retenu par la théorie générale du droit, à savoir le fait, par le titulaire d’un droit, de le mettre en œuvre en dehors de sa finalité d’une manière préjudiciable (Miroļubovs et autres c. Lettonie, no 798/05, § 62, 15 septembre 2009, et S.A.S. c. France [GC], no 43835/11, § 66, CEDH 2014 (extraits)).
73. Une requête peut être déclarée abusive notamment si elle se fonde délibérément sur des faits controuvés (Gross c. Suisse [GC], no 67810/10, § 28, CEDH 2014, Kérétchachvili c. Géorgie (déc.), no 5667/02, 2 mai 2006, Miroļubovs et autres c. Lettonie, précité, § 63, et Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no [38433/09](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2238433/09%22%5D%7D), § 97, CEDH 2012).
74. Une information incomplète et donc trompeuse peut également s’analyser en un abus du droit de recours individuel, particulièrement lorsqu’elle concerne le cœur de l’affaire et que le requérant n’explique pas de façon suffisante pourquoi il n’a pas divulgué les informations pertinentes (Hüttner c. Allemagne (déc.), no 23130/04, 9 juin 2006, Predescu c. Roumanie, no 21447/03, §§ 25-26, 2 décembre 2008, et Kowal c. Pologne (déc.), no 2912/11, 18 septembre 2012).
75. Il en va de même lorsque des développements nouveaux importants surviennent au cours de la procédure suivie devant la Cour et que, en dépit de l’obligation expresse lui incombant en vertu de l’article 47 § 7 du règlement, le requérant n’en informe pas la Cour, l’empêchant ainsi de se prononcer sur l’affaire en pleine connaissance de cause (Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano, ibidem, et Miroļubovs et autres, ibidem). Toutefois, même dans de tels cas, l’intention de l’intéressé d’induire la Cour en erreur doit toujours être établie avec suffisamment de certitude (Al-Nashif c. Bulgarie, no 50963/99, § 9, 20 juin 2002, Melnik c. Ukraine, no 72286/01, §§ 58-60, 28 mars 2006, Nold c. Allemagne, no 27250/02, § 87, 29 juin 2006, et Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano, ibidem), une simple suspicion ne suffisant pas pour déclarer la requête abusive au sens de l’article 35 § 3 de la Convention (Miroļubovs et autres, précité, §§ 63-66). Sur ce dernier point, la Cour a précisé que le « comportement abusif » du requérant qu’elle exige doit non seulement être manifestement contraire à la vocation du droit de recours individuel, mais aussi entraver son bon fonctionnement ou le bon déroulement de la procédure conduite devant elle (ibidem, § 65, et Zhdanov et autres c. Russie, nos 12200/08 et 2 autres, § 81, 16 juillet 2019).
76. En l’espèce, la Cour constate que les requérants ne se plaignent pas de la procédure en indemnisation devant les juridictions administratives. Dès lors, elle estime que le fait que l’avocat des requérants n’a pas informé la Cour de la procédure en indemnisation conduite devant les juridictions administratives ne saurait être considéré comme un comportement de nature à tromper la Cour sur un point essentiel à l’examen de la requête. Par conséquent, l’intention de l’intéressé d’induire la Cour en erreur n’ayant pas été établie, la Cour rejette cette exception du Gouvernement.
2. Sur l’épuisement des voies de recours internes
77. Le Gouvernement excipe d’un non-épuisement des voies de recours internes. Il indique à cet égard que les recours en indemnisation intentés par les requérants devant les juridictions administratives sont pendants.
78. La Cour rappelle qu’il est de jurisprudence constante que, dans les affaires où il est allégué que la mort a été infligée volontairement ou qu’elle est survenue à la suite d’une agression ou de mauvais traitements, l’octroi d’une indemnité ne saurait dispenser les États contractants de leur obligation de mener des investigations propres à conduire à l’identification et – le cas échéant – à la punition des responsables (Tanrıkulu c. Turquie [GC], no 23763/94, § 79, CEDH 1999-IV, et Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni [GC], no 55721/07, § 165, CEDH 2011).
79. Elle note que dans la présente affaire, l’évènement incriminé, qui a causé la mort d’une personne et la blessure grave d’une autre, est survenu dans une zone qui était placée sous le contrôle exclusif des autorités, où les protagonistes sont réputés être les seuls susceptibles, d’une part, de connaître le déroulement exact des faits et, d’autre part, d’avoir accès aux informations propres à confirmer ou à réfuter les allégations formulées contre eux.
80. Partant, l’État avait l’obligation de mener une enquête pénale aux fins de faire la lumière sur les circonstances du décès de Nurettin Karakoç et de la blessure potentiellement mortelle de Feyyaz Karadeniz (voir, pour les principes généraux, Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie [GC], no 24014/05, §§ 169-182, 14 avril 2015).
81. Par conséquent, on ne saurait considérer que, dans les circonstances de la cause, une action en indemnisation constituait un recours effectif à épuiser, pareille action ne pouvant conduire, le cas échéant, à l’identification et à la punition des responsables (Al c. Turquie, no 4904/20, § 66, 4 juillet 2023). En effet, si les autorités pouvaient se borner à réagir, en cas de mauvais traitement délibéré infligé, entre autres, par des agents de l’État et ayant conduit à la mort, en accordant une simple indemnité sans s’employer à poursuivre et punir les responsables, les agents de l’État pourraient, dans certains cas, enfreindre les droits des personnes soumises à leur contrôle pratiquement en toute impunité, et l’interdiction légale d’infliger la mort serait dépourvue d’effet utile en dépit de son importance fondamentale (Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 83, CEDH 2000-VII, Kelly et autres c. Royaume-Uni, no 30054/96, § 105, 4 mai 2001, et Nikolova et Velitchkova c. Bulgarie, no 7888/03, § 55, 20 décembre 2007).
82. Les requérants n’étaient donc pas tenus d’attendre l’issue des procédures en indemnisation devant les juridictions administratives pour satisfaire à la règle de l’épuisement des voies de recours internes, au sens de l’article 35 § 1 de la Convention. Dès lors, la Cour rejette l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement à cet égard.
3. Sur la qualité de victime
83. Le Gouvernement souligne que l’incident n’était pas intentionnel. Il estime que les requérants, qui ont été indemnisés à l’issue de la procédure menée devant le tribunal administratif de Van, ne peuvent plus se prétendre victimes d’une violation de l’article 2 de la Convention.
84. La Cour rappelle d’abord que l’octroi d’une indemnisation ne suffit pas, à lui seul, à ôter à un requérant sa condition de victime (Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 180, CEDH 2006-V, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 115, CEDH 2010, et Nada c. Suisse [GC], no 10593/08, § 128, CEDH 2012). Elle constate, par ailleurs, que le tribunal administratif de Van a certes octroyé une certaine somme aux requérants mais que les procédures demeurent pendantes devant le Conseil d’État (paragraphes 39 et 51 ci‑dessus). Les intéressés pourraient être amenés à rembourser les sommes perçues s’ils perdent leurs procès intentés contre le ministère de la Défense.
85. La Cour rappelle ensuite et surtout avoir considéré que dans les circonstances de la cause, une action en indemnisation ne constituait pas un recours effectif car cette action devant les juridictions administratives ne pouvait conduire, le cas échéant, à l’identification et à la punition des responsables (voir paragraphes 78 et 81 ci-dessus). Les requérants ne se plaignent d’ailleurs pas de la procédure en indemnisation devant les juridictions administratives.
86. Dans ces conditions, les requérants peuvent continuer à se prétendre victimes, au sens de l’article 34, d’une violation de l’article 2 de la Convention. Partant, la Cour rejette l’exception du Gouvernement.
4. Sur le défaut manifeste de fondement
87. La Cour constate en outre que les griefs des requérants concernant l’article 2 de la Convention ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Observant par ailleurs qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, elle les déclare recevables.
2. Sur le fond
1. Thèses des parties
88. Les requérants se plaignent de l’usage d’une force excessive par les membres des forces de sécurité. Ils déplorent que les gendarmes en cause aient utilisé leurs armes sans que cela eût été, selon eux, nécessaire. À cet égard, ils estiment que les gendarmes auraient pu, sans recourir à leurs armes, rattraper Nurettin Karakoç et Feyyaz Karadeniz qui, selon leurs dires, n’étaient pas armés. Enfin, ils soutiennent que l’enquête menée au plan national sur les circonstances de l’incident n’était pas approfondie, qu’elle n’a pas été menée jusqu’à son terme, et qu’elle s’est déroulée sans qu’ils aient pu y être associés.
89. Le Gouvernement assure que l’incident n’était pas intentionnel et que les membres des forces de sécurité avaient seulement pour objectif d’appréhender les contrebandiers, dont Nurettin Karakoç et Feyyaz Karadeniz. Aucune intention de tuer chez les forces de sécurité n’aurait été établie. Selon le Gouvernement, dans ces circonstances, puisque les requérants ont obtenu une indemnité adéquate en réparation des dommages qu’ils avaient subis, il conviendrait de conclure à la non-violation de l’article 2 de la Convention.
2. Appréciation de la Cour
a) Sur le volet matériel de l’article 2 de la Convention
1. Principes généraux
90. La Cour rappelle tout d’abord qu’à l’instar de l’article 3 de la Convention, l’article 2 consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe (voir, parmi beaucoup d’autres, Andronicou et Constantinou c. Chypre, 9 octobre 1997, § 171, Recueil des arrêts et décisions 1997-VI, Solomou et autres c. Turquie, no 36832/97, § 63, 24 juin 2008, et Makbule Kaymaz et autres c. Turquie, no 651/10, § 96, 25 février 2014).
91. Elle rappelle ensuite que les exceptions définies au paragraphe 2 de l’article 2 de la Convention montrent que cette disposition vise certes les cas où la mort a été infligée intentionnellement, mais que ce n’est pas son unique objet. Le texte de l’article 2, pris dans son ensemble, démontre que le paragraphe 2 ne définit pas avant tout les situations dans lesquelles il est permis d’infliger intentionnellement la mort, mais décrit celles où il est possible d’avoir « recours à la force », ce qui peut conduire à donner la mort de façon involontaire. Le recours à la force doit cependant être rendu « absolument nécessaire » pour atteindre l’un des objectifs mentionnés aux alinéas a), b) ou c) de l’article 2 (McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, § 148, série A no 324, Solomou et autres, précité, § 64, et Makbule Kaymaz et autres, précité, § 97).
92. À cet égard, l’emploi des termes « absolument nécessaire » figurant à l’article 2 § 2 indique qu’il faut appliquer un critère de nécessité plus strict et impérieux que celui normalement employé pour déterminer si l’intervention de l’État est « nécessaire dans une société démocratique » au titre du paragraphe 2 des articles 8 à 11 de la Convention. La force utilisée doit en particulier être strictement proportionnée aux buts mentionnés au paragraphe 2 a), b) et c) de l’article 2. De surcroît, reconnaissant l’importance de cette disposition dans une société démocratique, la Cour doit se forger une opinion en examinant avec la plus grande attention les cas où l’on inflige la mort, notamment lorsqu’il est fait un usage délibéré de la force meurtrière, et prendre en considération non seulement les actes des agents de l’État qui y ont eu recours, mais également l’ensemble des circonstances de l’affaire, notamment la préparation et le contrôle des actes en question (McCann et autres, précité, §§ 147-150, Andronicou et Constantinou, précité, § 171, Avşar c. Turquie, no 25657/94, § 391, CEDH 2001-VII (extraits), et Moussaïev et autres c. Russie, nos 57941/00 et 2 autres, § 142, 26 juillet 2007).
93. Les circonstances dans lesquelles la privation de la vie peut se justifier doivent être interprétées de façon étroite. L’objet et le but de la Convention comme instrument de protection des droits des particuliers requièrent également que l’article 2 soit interprété et appliqué de manière à rendre ses garanties concrètes et effectives (Solomou et autres, précité, § 63, et Makbule Kaymaz et autres, précité, § 99). En particulier, la Cour a estimé qu’il faut, lorsque cela est possible, procéder à des tirs d’avertissement avant d’ouvrir le feu (Aydan c. Turquie, no 16281/10, § 66, 12 mars 2013).
94. Elle a également estimé que le recours à la force par des agents de l’État pour atteindre l’un des objectifs énoncés au paragraphe 2 de l’article 2 de la Convention peut se justifier au regard de cette disposition lorsqu’il se fonde sur une conviction honnête considérée, pour de bonnes raisons, comme valable à l’époque des événements mais qui se révèle ensuite erronée. Affirmer le contraire imposerait à l’État et à ses agents chargés de l’application des lois une charge irréaliste qui risquerait de s’exercer aux dépens de leur vie et de celle d’autrui (McCann et autres, précité, § 200, Andronicou et Constantinou, précité, § 192, et Makbule Kaymaz et autres, précité, § 100).
2. Application des principes susmentionnés au cas d’espèce
95. La Cour doit donc examiner si, en l’espèce, la force utilisée par les forces de sécurité contre les victimes pouvait passer pour absolument nécessaire et donc strictement proportionnée à l’un des buts visés au paragraphe 2 de l’article 2, parmi lesquels seul entre en ligne de compte, dans les circonstances de la cause, celui d’« effectuer une arrestation régulière ».
96. Elle rappelle que, Feyyaz Karadeniz ayant été blessé et Nurettin Karakoç ayant succombé sous les balles des gendarmes, la charge de la preuve pèse sur les autorités, qui doivent démontrer que l’usage de la force meurtrière avait été rendu absolument nécessaire par la situation et qu’il n’était pas excessif ou injustifié, au sens de l’article 2 § 2 de la Convention (Bektaş et Özalp c. Turquie, no 10036/03, § 57, 20 avril 2010).
97. À cet égard, il y a également lieu de rappeler que, d’après le Gouvernement, les membres des forces de sécurité avaient eu pour objectif d’appréhender les victimes, considérées comme des contrebandiers. À cette occasion, ils auraient procédé à des tirs d’avertissement et touché Nurettin Karakoç et Feyyaz Karadeniz.
98. Or la Cour observe que l’orifice d’entrée de la balle qui a gravement blessé Feyyaz Karadeniz se situait au niveau de l’omoplate gauche et celui qui a tué Nurettin Karakoç se situait au-dessous du nombril (paragraphes 8 et 12 ci-dessus). La Cour estime qu’il est difficile de concevoir que Nurettin Karakoç ait été décédé et que Feyyaz Karadeniz ait été gravement blessé à la suite de véritables tirs d’avertissement.
99. À supposer même qu’il s’agît de tels tirs, ceux-ci auraient alors été mal exécutés, au point de constituer une négligence grave, que les victimes fussent en fuite ou non (Bişar Ayhan et autres c. Turquie, nos 42329/11 et 47319/11, § 73, 18 mai 2021).
100. Au demeurant, la Cour relève qu’il n’a pas été établi que Feyyaz Karadeniz et Nurettin Karakoç étaient armés ni qu’ils représentaient au moment des faits une menace pour la vie ou l’intégrité physique de quiconque. Aucune arme n’a été retrouvée sur place et aucune présence de résidus de tirs n’a été relevée auprès des intéressés (paragraphe 24 ci-dessus). Il n’a pas davantage été établi que les forces de sécurité auraient subi une quelconque attaque armée sur les lieux de l’incident lors du franchissement illégal de la frontière par le groupe clandestin. À cet égard, la Cour tient une nouvelle fois à rappeler que le but légitime d’effectuer une arrestation régulière ne peut justifier de mettre en danger des vies humaines qu’en cas de nécessité absolue (Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 95, CEDH 2005-VII). Or, une telle nécessité n’a pas été démontrée dans les circonstances de la cause.
101. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que le recours à la force potentiellement meurtrière contre le requérant Feyyaz Karadeniz et contre le proche des requérantes Nurettin Karakoç n’était ni absolument nécessaire ni proportionné pour effectuer une arrestation régulière.
102. Partant, il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet matériel.
b) Sur le volet procédural de l’article 2 de la Convention
1. Principes généraux
103. La Cour rappelle que l’obligation de protéger le droit à la vie qu’impose l’article 2, combinée avec le devoir général incombant à l’État en vertu de l’article 1 de la Convention de « reconnaît[re] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention », implique et exige de mener une forme d’enquête officielle effective lorsque le recours à la force a entraîné mort d’homme (voir, mutatis mutandis, McCann et autres, précité, 161, Kaya c. Turquie, 19 février 1998, § 105, Recueil 1998-I, et Armani Da Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/08, §§ 229-239, 30 mars 2016).
104. Pareille enquête doit avoir lieu dans chaque cas où il y a eu mort d’homme à la suite du recours à la force, que les auteurs allégués soient des agents de l’État ou des tiers (Tahsin Acar c. Turquie [GC], no 26307/95, § 220, CEDH 2004-III).
105. Les investigations doivent notamment être approfondies, impartiales et attentives (Çakıcı c. Turquie [GC], no 23657/94, § 86, CEDH 1999-IV, et Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, § 169).
106. La Cour considère que, pour qu’une enquête menée au sujet des faits d’homicide ou de mauvais traitements commis par des agents de l’État puisse passer pour effective, il est nécessaire que les personnes responsables de l’enquête et celles effectuant les investigations soient indépendantes de celles impliquées dans les événements (voir, par exemple, Güleç c. Turquie, 27 juillet 1998, §§ 81-82, Recueil 1998-IV, et Oğur c. Turquie [GC], no 21594/93, §§ 91-92, CEDH 1999-III).
107. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte. Force est d’admettre qu’il peut y avoir des obstacles ou des difficultés empêchant l’enquête de progresser dans une situation particulière. Toutefois, une réponse rapide des autorités lorsqu’il s’agit d’enquêter sur le recours à la force meurtrière peut généralement être considérée comme essentielle pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux (McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 114, CEDH 2001-III).
108. Pour les mêmes raisons, le public doit avoir un droit de regard suffisant sur l’enquête ou sur ses conclusions, de sorte qu’il puisse y avoir mise en cause de la responsabilité tant en pratique qu’en théorie. Le degré requis de contrôle du public peut varier d’une situation à l’autre. Dans tous les cas, toutefois, les proches de la victime doivent être associés à la procédure dans toute la mesure nécessaire à la protection de leurs intérêts légitimes (ibidem, § 148, Makbule Kaymaz et autres, précité, § 140).
109. La Cour a jugé que ces principes trouvent à s’appliquer également lorsque la force employée par les forces de l’ordre à l’encontre du requérant a mis la vie de celui-ci en danger (Makaratzis c. Grèce [GC], no 50385/99, § 73, CEDH 2004-XI, Soare et autres c. Roumanie, no 24329/02, § 166, 22 février 2011, et Trévalec, précité, § 88).
2. Application des principes susmentionnés au cas d’espèce
110. En l’espèce, la Cour constate que les gendarmes auteurs des tirs mortels ont été libérés et l’enquête n’a pas été menée à son terme. Le civil qui avait été mis en cause comme étant la personne qui était suspectée d’être à l’origine de l’ordre donné aux soldats de tirer sur le groupe de contrebandiers, a, quant à lui, bénéficié d’un non-lieu (paragraphes 25 et 28 ci-dessus).
111. La Cour observe que la légalité de la conduite des personnes mises en cause a été appréciée principalement sur le fondement de leurs témoignages. Les autorités judiciaires semblent avoir accepté que la manière dont les gendarmes avaient procédé, était conforme aux règles en la matière (paragraphes 25, 26 et 28 ci-dessus).
112. La Cour note également que les instances pénales compétentes n’ont prêté aucune attention aux constats faits par le procureur militaire de Van dans sa décision du 27 mars 2014 (paragraphe 22 ci-dessus). Il n’a pas davantage été tenu compte du fait qu’aucune arme n’a été trouvée auprès de Feyyaz Karadeniz et Nurettin Karakoç, et qu’aucune présence de résidus de tirs ne fut constatée sur les intéressés (paragraphe 24 ci-dessus).
113. La Cour constate enfin que les instances compétentes n’ont pas examiné la question de la nécessité du recours à la force meurtrière dans les circonstances de l’espèce, conformément aux exigences de l’article 2 de la Convention (paragraphe 26 ci-dessus).
114. De l’avis de la Cour, cette situation est susceptible de mettre en doute la volonté des autorités d’élucider les faits et de punir les responsables afin de prévenir toute impunité.
115. En conséquence, la Cour considère que les autorités turques ne peuvent passer pour avoir mené des investigations suffisamment approfondies et diligentes.
116. En conclusion, l’enquête menée en l’espèce ne saurait passer pour une enquête effective, susceptible de conduire à l’identification et la punition des responsables des évènements en cause.
117. Partant, il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural également.
2. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
118. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
119. Le requérant Feyyaz Karadeniz demande 50 000 euros (EUR) pour dommage matériel et 100 000 EUR pour dommage moral. La requérante Nuryavuz Talan sollicite 100 000 EUR pour dommage matériel. Les requérantes Nuryavuz Talan et Tasia Çelik réclament conjointement 200 000 EUR au titre du dommage moral qu’elles estiment avoir subi. Les intéressées demandent en outre 3 500 EUR pour frais et dépens.
120. Le Gouvernement conteste ces prétentions et invite la Cour à les rejeter.
121. En ce qui concerne le dommage matériel allégué, les intéressés ne produisent aucun élément de preuve ni indice laissant à penser que les évènements incriminés leur ont fait perdre des revenus. Dès lors, la Cour rejette cette demande.
122. Quant au dommage moral, la Cour estime que les requérants ont indéniablement souffert des suites de la double violation constatée de l’article 2 de la Convention sous les volets tant matériel (voir paragraphes 90 à 102 ci-dessus) que procédural (voir paragraphes 103 à 117 ci-dessus) : les requérantes Nuryavuz Talan et Tasia Çelik ont perdu leur proche et le requérant Feyyaz Karadeniz a été gravement blessé ; ils ont été, de surcroît, confrontés à un manque flagrant de diligence de la part des autorités dans la conduite de l’enquête.
123. Elle observe que les intéressés se sont vu accorder par le tribunal administratif de Van des indemnisations au titre du dommage moral (voir paragraphes 34 et 46 ci-dessus), qu’ils ont effectivement perçu ces sommes (voir paragraphes 35 et 47 ci-dessus) et que, selon les dernières informations disponibles, les procédures demeurent toujours pendantes devant le Conseil d’État (voir paragraphes 39 et 51 ci-dessus).
124. Elle rappelle qu’elle ne peut accorder une satisfaction équitable que s’il n’existe en droit interne aucun recours propre à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à la violation constatée (voir Camp et Bourimi c. Pays-Bas, no 28369/95, § 44, CEDH 2000‑X ; et Ex-roi de Grèce et autres c. Grèce [GC] (satisfaction équitable), no 25701/94, § 72, 28 novembre 2002), étant entendu que la satisfaction obtenue ou à obtenir au plan national peut constituer un élément important, et le cas échéant décisif, quand il s’agit pour la Cour d’apprécier le caractère équitable de cette satisfaction, au sens de l’article 41 (voir Perişan et autres c. Turquie, no 12336/03, § 112, 20 mai 2010).
125. À cet égard, la Cour ne saurait préjuger de la décision finale des juridictions internes quant aux conséquences indemnitaires à tirer de la violation de l’article 2 de la Convention présentement constatée sous les volets matériel et procédural, sachant en outre que les requérants peuvent également, le cas échéant, intenter un recours individuel devant la Cour constitutionnelle. Elle relève que les procédures en indemnisation sont pendantes depuis janvier 2014 (voir paragraphes 29 et 40 ci-dessus), et souligne qu’il appartient dès lors aux juridictions internes de tirer avec une diligence particulière toutes les conséquences du présent arrêt.
126. Il s’ensuit que dans ces circonstances, la question de l’application de l’article 41 ne se trouve pas en état en ce qui concerne le dommage moral subi par les requérants et doit être réservée, de même que la procédure ultérieure (Saçılık et autres c. Turquie, nos 43044/05 et 45001/05, § 112, 5 juillet 2011, et Tutakbala c. Turquie, no 38059/12, § 20, 17 mai 2022).
127. Pour ce qui est des frais et dépens, la Cour rappelle que, au titre de l’article 41 de la Convention, elle rembourse les frais d’un montant raisonnable dont il est établi qu’ils ont été réellement et nécessairement exposés (voir, entre autres, Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 79, CEDH 1999-II). Elle rappelle de plus que l’article 60 § 2 de son règlement prévoit que toute prétention présentée au titre de l’article 41 de la Convention doit être chiffrée, ventilée par rubrique et accompagnée des justificatifs nécessaires, faute de quoi elle peut rejeter la demande en tout ou en partie (Zubani c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 14025/88, § 23, 16 juin 1999). Or elle observe qu’en l’espèce n’a été produit aucun document susceptible d’étayer la demande de remboursement des frais et dépens, tel que factures, contrat d’avocat ou notes d’honoraires. Partant, elle estime qu’il n’y a pas lieu d’octroyer de somme aux requérants sous ce chef.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet matériel et sous son volet procédural ;
3. Dit que la question de l’application de l’article 41 ne se trouve pas en état en ce qui concerne le dommage moral subi par les requérants ; en conséquence,
a) la réserve ;
b) invite le Gouvernement et les requérants à lui soumettre, dans un délai de douze mois à compter de la date de la notification du présent arrêt, leurs observations écrites sur la question et, en particulier, à la tenir informée de tout accord auquel ils pourraient parvenir ;
c) réserve la procédure ultérieure et délègue au président le pouvoir de la fixer au besoin.
4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 10 décembre 2024, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Hasan Bakırcı Arnfinn Bårdsen
Greffier Président
Appendix
Liste de requérants
No
|
Prénom NOM
|
Année de naissance
|
Lieu de résidence
---|---|---|---
1.
|
Feyyaz KARADENİZ
|
1993
|
Van
2.
|
Tasia ÇELİK
|
1989
|
Van
3.
|
Nuryavuz TALAN
|
1973
|
Van