PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE EL AROUD ET SOUGHIR c. BELGIQUE
(Requêtes nos 25491/18 et 27629/18)
ARRÊT
Art 8 • Vie privée • Déchéance de la nationalité belge prononcée contre deux binationaux condamnés en Belgique pour des faits liés au terrorisme • Prévisibilité de la loi • Gravité de la menace terroriste pour les droits de l’homme • Garanties procédurales • Absence d’apatridie consécutive • Absence d’éloignement du territoire automatique • Ample marge d’appréciation non excédée
Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.
STRASBOURG
5 décembre 2024
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire El Aroud et Soughir c. Belgique,
La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
Ivana Jelić, présidente,
Alena Poláčková,
Krzysztof Wojtyczek,
Georgios A. Serghides,
Erik Wennerström,
Raffaele Sabato,
Frédéric Krenc, juges,
et de Ilse Freiwirth, greffière de section,
Vu :
les requêtes (nos 25491/18 et 27629/18) dirigées contre le Royaume de Belgique et dont Mme Malika El Aroud (requête no 25491/18), ressortissante marocaine (« la requérante »), et M. Bilal Soughir (requête no 27629/18), ressortissant tunisien (« le requérant »), ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») respectivement le 25 mai 2018 et le 30 mai 2018,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement belge (« le Gouvernement ») les griefs concernant les articles 6 § 1 (délai raisonnable), 7 et 8 de la Convention ainsi que l’article 2 du Protocole no 7 et de déclarer les requêtes irrecevables pour le surplus,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 novembre 2024,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. L’affaire concerne la déchéance de la nationalité belge prononcée contre deux binationaux condamnés en Belgique pour des faits liés au terrorisme. Les requérants se plaignent principalement d’une atteinte à leur droit au respect de la vie privée et familiale tel que garanti par l’article 8 de la Convention, ainsi que de ne pas avoir bénéficié d’un double degré de juridiction au sens de l’article 2 du Protocole no 7.
EN FAIT
2. La requérante réside à Aarschot, le requérant réside à Bruxelles. Ils ont été représentés, respectivement, par Me N. Cohen et par Me S. Lambert, avocats.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, Mme I. Niedlispacher, du service public fédéral de la Justice.
1. Requête no 25491/18 (Mme El Aroud)
1. Contexte de la requête et condamnations de la requérante
4. Née au Maroc en 1959, la requérante est arrivée en Belgique à l’âge de cinq ans, avec ses parents et ses frères et sœurs. Elle indique n’avoir séjourné au Maroc que quatre fois depuis lors. Elle précise avoir une fille majeure et une petite‑fille, toutes deux de nationalité belge.
5. Le 17 octobre 2000, elle acquit la nationalité belge par déclaration de nationalité, en vertu de l’article 12bis du code de la nationalité belge (le « CNB » – paragraphe 27 ci-dessus).
6. Le 21 juin 2007, la requérante fut condamnée en Suisse pour des faits de diffusion de propagande djihadiste.
7. Le 10 mai 2010, elle fut condamnée en Belgique à une peine d’emprisonnement de huit ans, en tant que membre dirigeant d’une organisation terroriste, pour des faits commis entre janvier 2007 et décembre 2008. La requérante fut déclarée coupable d’avoir formé et dirigé une cellule avec son mari dont le but, qui avait été atteint, était de recruter des candidats au djihad afin de leur permettre de rejoindre le groupe Al-Qaïda et de participer aux opérations terroristes menées par celui-ci. La requérante avait notamment administré un site internet visant à assurer une propagande du djihad et proposé des fonds, qu’elle récoltait au bénéfice d’une association, afin d’aider les candidats à leur départ en Afghanistan ou au Pakistan. Elle avait également participé à la circulation des informations entre les candidats au djihad et assurait le soutien de leurs proches restés en Europe. Sa condamnation fut confirmée en appel par un arrêt du 1er décembre 2010.
8. Ayant purgé la totalité de sa peine, la requérante fut libérée le 8 décembre 2016.
2. Procédure de déchéance de nationalité
9. Entretemps, par citation du 17 janvier 2014, le procureur général près la cour d’appel de Bruxelles avait introduit une demande en déchéance de la nationalité belge à l’égard de l’intéressée en application de l’article 23 § 1 et de l’article 23/1 du CNB (paragraphe 28 ci-dessous).
10. Par un arrêt interlocutoire du 9 octobre 2014, la cour d’appel de Bruxelles avait saisi la Cour constitutionnelle de plusieurs questions préjudicielles. Elle demandait notamment si la différence de traitement entre les personnes relevant de l’article 23 § 1 du CNB et celles relevant de l’article 23/1 du même code violait les principes d’égalité et de non‑discrimination et/ou l’article 2 du Protocole no 7 à la Convention, en ce que les personnes relevant de l’article 23/1 du CNB bénéficieraient, à la différence des premières, du droit à un double degré de juridiction.
11. Par un arrêt no 122/2015 du 17 septembre 2015, la Cour constitutionnelle répondit par la négative, considérant que la déchéance de nationalité instaurée par l’article 23 § 1 du CNB était une mesure de nature civile, indépendante de toute poursuite répressive et examinée par la cour d’appel siégeant en matière civile, de sorte qu’il n’y avait pas lieu d’examiner la question préjudicielle relativement aux articles 10 et 11 de la Constitution (principes d’égalité et de non-discrimination) combinés avec l’article 2 du Protocole no 7 à la Convention (voir aussi paragraphe 35 ci-dessous).
12. Par un arrêt de la cour d’appel de Bruxelles du 30 novembre 2017, la requérante fut déchue de la nationalité belge sur le fondement de l’article 23 § 1 du CNB. La cour d’appel prit note de ce qu’il n’était pas contesté que la requérante avait conservé sa nationalité marocaine. Examinant les différentes procédures pénales impliquant la requérante et les condamnations de celle-ci, la cour d’appel estima que les faits pour lesquels elle avait été déclarée coupable étaient d’une gravité extrême, ajoutant qu’il ressortait desdites condamnations que la requérante avait prêté son concours actif à des activités terroristes et qu’elle avait dirigé une association servant la cause d’un islamisme extrémiste, fondamentalement hostile à toutes les valeurs et libertés qui constituaient le fondement des sociétés démocratiques, telle la société belge. La cour d’appel considéra qu’en manifestant ainsi de manière évidente le plus profond mépris pour les valeurs essentielles fondant la société belge, la requérante avait incontestablement manqué gravement à ses devoirs de citoyenne belge.
Se référant en outre à l’arrêt Rottmann de la Cour de justice de l’Union européenne (« CJUE » – paragraphe 37 ci-dessous), la cour d’appel releva notamment que la requérante avait été reconnue coupable de faits d’une extrême gravité, faits qu’elle avait commis très rapidement après l’acquisition de la nationalité belge et pendant plusieurs années. Aussi, les délais écoulés entre l’obtention par elle de la nationalité belge, en octobre 2000, les derniers faits de 2008, sa condamnation en 2010 et, enfin, la citation en déchéance de nationalité de janvier 2014, n’étaient pas, eu égard aux éléments précédemment exposés, anormalement longs. La cour d’appel retint que si la requérante était établie en Belgique depuis son enfance et avait indiqué avoir peu de liens avec le Maroc, sa patrie d’origine, le peu de temps écoulé entre l’acquisition de la nationalité belge et les faits graves qu’elle avait commis tendaient à établir une absence, au moment de sa demande de nationalité, de lien sincère avec la Belgique et les valeurs qui y sont reconnues comme essentielles. L’extrême gravité des faits en question démontrait, en tout état de cause, une rupture irrémédiable de ce lien, que le temps écoulé ne suffisait pas à réparer.
Quant aux risques et conséquences familiales allégués en cas d’expulsion de Belgique, la cour d’appel jugea que les arguments relatifs à une éventuelle expulsion ne concernaient pas la déchéance de nationalité, seule question dont elle était saisie, et que le débat les concernant devrait se tenir devant les instances belges compétentes en la matière.
13. La requérante indique que, eu égard à la formulation de l’article 23 § 6 du CNB (paragraphe 28 ci-dessous), l’arrêt de la cour d’appel n’était pas susceptible de pourvoi en cassation.
3. Développements postérieurs à l’introduction de la requête
14. Le 11 octobre 2018, un ordre de quitter le territoire avec maintien en vue de l’éloignement fut émis à l’encontre de la requérante aux motifs qu’elle était dépourvue de titre de séjour en Belgique depuis sa déchéance de nationalité et qu’elle avait été condamnée en 2007 en Suisse pour des faits de diffusion de propagande djihadiste, et en 2010 en Belgique pour des faits de participation aux activités d’un groupe terroriste. La mesure était accompagnée d’une décision d’interdiction d’entrée pour une durée de quinze ans.
15. À une date non précisée, l’intéressée déposa une demande d’asile. Le 12 décembre 2018, le commissaire général aux réfugiés et aux apatrides (le « CGRA ») lui notifia une décision d’exclusion du statut de réfugié et du statut de protection subsidiaire. La requérante forma un recours de la décision devant le Conseil du contentieux des étrangers (le « CCE »), qui rejeta son recours par un arrêt du 29 janvier 2019. Au moment de l’échange des observations entre les parties, un recours en cassation administrative était pendant devant le Conseil d’État. La Cour n’a pas été informée de l’issue de la procédure.
16. Le 31 janvier 2019, une décision de maintien dans un lieu déterminé en vue de l’éloignement et de la reconduite à la frontière fut notifiée à la requérante. L’intéressée soumit une demande de mesures provisoires sur le fondement de l’article 39 du règlement de la Cour. Sa demande fut rejetée le 22 février 2019.
17. Le 26 février 2019, la requérante saisit le Comité des droits de l’homme des Nations unies d’une communication individuelle et d’une demande de mesure provisoire. Par une décision du 12 mars 2019, ledit Comité pria l’État belge de ne pas expulser la requérante vers le Maroc pendant qu’il examinait l’affaire la concernant, précisant, à cet égard, que sa demande ne signifiait pas qu’une décision eût été prise sur la recevabilité de la communication ou sur le fond des allégations.
18. La Cour n’a pas été informée des suites de la procédure en question.
2. Requête no 27629/18 (M. Soughir)
1. Contexte de la requête et condamnation du requérant
19. Le requérant est né en Algérie en 1973. Il est arrivé en Belgique avec ses parents en 1976, et il y a suivi l’intégralité de son cursus scolaire. Il a huit frères et sœurs, tous majeurs, dont sept sont nés en Belgique.
20. Le 21 novembre 2001, il acquit la nationalité belge par déclaration de nationalité, en vertu de l’article 12bis du CNB.
21. Le 30 novembre 2005, le requérant fut placé en détention préventive pour des faits en rapport avec les activités d’un groupe terroriste. Par un arrêt définitif du 26 juin 2008, la cour d’appel de Bruxelles le déclara coupable d’avoir été le dirigeant d’un groupe terroriste en motivant, encadrant et soutenant financièrement un groupe de quatre personnes, coprévenues, s’étant rendus en Irak pour y mener le djihad armé. Elle établit que le requérant avait soutenu financièrement d’autres djihadistes, noué des contacts internationaux destinés à faciliter la réalisation des activités du groupement, coordonné les activités des membres du groupe, organisé la manière dont ils pouvaient être infiltrés et exfiltrés et qu’il avait recueilli des « dons » faits par des « investisseurs ». La cour d’appel le condamna à une peine d’emprisonnement de cinq ans en tant que membre dirigeant d’une organisation terroriste, pour des faits commis entre janvier 2004 et décembre 2005.
22. Le requérant fut libéré le 26 février 2011, après avoir purgé la totalité de sa peine.
2. Procédure de déchéance de nationalité
23. Entretemps, par citations des 16 et 18 novembre 2010, le procureur général près la cour d’appel de Bruxelles avait introduit, en application de l’article 23 § 1 du CNB, une demande en déchéance de la nationalité belge à l’égard de l’intéressé.
24. Par un arrêt de la cour d’appel de Bruxelles du 30 novembre 2017, le requérant fut déchu de la nationalité belge sur le fondement de l’article 23 § 1 du CNB. La cour d’appel prit note de ce qu’il n’était pas contesté que l’intéressé avait conservé la nationalité tunisienne. Constatant que les condamnations pénales prononcées contre lui étaient antérieures à l’entrée en vigueur de l’article 23/1 du CNB (paragraphe 32 ci-dessous), elle jugea que la procédure instaurée par cette disposition ne pouvait être appliquée en l’espèce et que la seule procédure envisageable était celle prévue à l’article 23 § 1 du CNB. Elle estima cependant que l’article 23/1 constituait à tout le moins un élément d’appréciation afin de cerner, conformément à la volonté du législateur, les infractions considérées d’une gravité telle qu’elles révélaient l’absence de volonté d’intégration de leur auteur ainsi que le danger que celui-ci représentait pour la société, et pouvaient dès lors entraîner une déchéance de la nationalité belge. La cour d’appel observa en outre que les faits de terrorisme étaient de longue date appréhendés comme des « faits personnels graves » susceptibles de justifier un refus d’acquisition de la nationalité belge.
En l’espèce, la cour d’appel releva que les préventions retenues contre le requérant étaient, précisément, visées à l’article 23/1 du CNB, et qu’elles avaient été commises entre le 7 janvier 2004 et le 1er décembre 2005, soit moins de cinq ans après l’obtention par l’intéressé de la nationalité belge. Rappelant les motifs exposés par les juridictions pénales pour fonder la condamnation du requérant, la cour d’appel conclut qu’il était établi que le requérant avait apporté un concours actif à des activités terroristes et qu’il avait dirigé une association servant la cause d’un islamisme extrémiste, fondamentalement hostile à toutes les valeurs et libertés constituant le fondement des sociétés démocratiques occidentales telles que la société belge. De plus, c’était à la faveur des droits et libertés reconnus par l’État belge que le requérant n’avait pas « hésité à se livrer à des activités visant à faire triompher, par l’usage de méthodes violentes et sans aucun respect pour l’intégrité physique d’autrui, une cause qui, si elle parvenait à ses fins, s’empresserait de supprimer ou de confisquer à son seul profit les libertés précitées ». La cour d’appel ajouta qu’en manifestant de manière évidente le plus profond mépris pour les valeurs essentielles fondant la société belge, le requérant avait manqué gravement à ses devoirs de citoyen belge.
Se référant à l’arrêt Rottmann de la CJUE (paragraphe 37 ci-dessous), la cour d’appel releva notamment qu’il était établi que le requérant avait été reconnu coupable de faits d’une extrême gravité. Elle estima que le temps écoulé entre sa condamnation définitive en 2008 et la citation en déchéance de nationalité en 2010 n’était pas anormalement long, et qu’il était tout à fait justifié que le ministère public attendît, pour citer en déchéance, que l’intéressé fût définitivement jugé pour les faits de terrorisme qui fondaient principalement sa demande. Elle précisa, à cet égard, que l’on ne pouvait souscrire à l’argument du requérant selon lequel il n’était aucunement responsable du retard dénoncé, étant donné qu’il avait souhaité qu’une enquête sociale fût diligentée mais n’avait jamais donné suite aux multiples convocations qui lui avaient été adressées dans ce cadre. La cour d’appel rappela également qu’elle avait pour sa part attendu que la Cour constitutionnelle se fût prononcée dans une cause similaire (paragraphe 11 ci‑dessus).
En tout état de cause, la période infractionnelle avait débuté moins de trois ans après l’acquisition par le requérant de la nationalité belge et l’action en déchéance avait été introduite alors qu’il n’était belge que depuis neuf ans. La cour d’appel en déduisit que le peu de temps écoulé entre l’acquisition de la nationalité belge et les faits graves commis établissaient une absence, dès l’origine, de lien sincère avec la Belgique et les valeurs qui y sont considérées comme essentielles. L’extrême gravité des faits en question démontraient « une rupture irrémédiable de ce lien, tant l’atteinte à ces valeurs a[vait] été profonde, que le temps écoulé depuis lors ne suffi[sait] pas à réparer ». De plus, le requérant, qui n’était pas marié et n’avait pas d’enfants, était resté particulièrement discret sur sa situation personnelle, laquelle n’avait jamais pu être contrôlée, faute pour lui d’avoir répondu aux nombreuses convocations émises à cette fin. Au demeurant, l’intéressé avait, ce faisant, persisté dans une attitude traduisant un manque de respect à l’égard des autorités belges et, de surcroît, les conséquences d’une déchéance de nationalité sur sa vie privée n’avaient pu être appréciées à l’aune du principe de proportionnalité.
25. Le requérant indique avoir entrepris, en vain, des démarches afin d’obtenir une assistance judiciaire en vue de se pourvoir en cassation.
3. Développements postérieurs à l’introduction de la requête
26. Le 26 juin 2019, le requérant fut arrêté à son domicile. Un ordre de quitter le territoire avec décision de maintien en vue de l’éloignement fut émis à son encontre, ainsi qu’une décision d’interdiction d’entrée sur le territoire pour une durée de quinze ans. La Cour n’a pas été informée des suites données à ces décisions.
LE CADRE JURIDIQUE PERTINENT
1. Droit et pratique internes
1. Acquisition de la nationalité belge
27. Les personnes qui ne remplissent pas les conditions pour l’attribution de la nationalité belge à la naissance en vertu des articles 8 à 11bis du CNB peuvent acquérir la nationalité belge par déclaration de nationalité ou par naturalisation, conformément aux articles 12bis et 19 du CNB, respectivement.
2. Bases légales de la déchéance de nationalité
1. Article 23 du code de la nationalité belge
28. Dans ses parties pertinentes, l’article 23 du CNB, entré en vigueur le 22 juillet 1984 et amendé par la loi du 4 décembre 2012 modifiant le CNB afin de rendre l’acquisition de la nationalité belge neutre du point de vue de l’immigration, ainsi que par une loi du 25 avril 2014, se lit comme suit :
« § 1er. Les Belges qui ne tiennent pas leur nationalité d’un auteur ou adoptant belge au jour de leur naissance et les Belges qui ne se sont pas vu attribuer leur nationalité en vertu des articles 11 et 11bis peuvent être déchus de la nationalité belge :
(...)
2o s’ils manquent gravement à leurs devoirs de citoyen belge.
La Cour [d’appel] ne prononce pas la déchéance au cas où celle-ci aurait pour effet de rendre l’intéressé apatride, à moins que la nationalité n’ait été acquise à la suite d’une conduite frauduleuse, par de fausses informations ou par dissimulation d’un fait pertinent. (...)
§ 2. La déchéance est poursuivie par le ministère public. Les manquements reprochés sont spécifiés dans l’exploit de citation.
§ 3. L’action en déchéance se poursuit devant la Cour d’appel de la résidence principale en Belgique du défendeur ou, à défaut, devant la Cour d’appel de Bruxelles. (...)
§ 6. Le pourvoi en cassation n’est recevable que s’il est motivé et pour autant que, d’une part, devant la Cour d’appel ait été admis ou soutenu que la nationalité belge du défendeur à l’action en déchéance résultait de ce que, au jour de la naissance du défendeur, l’auteur de qui il tient sa nationalité était lui-même belge et que, d’autre part, ce pourvoi invoque la violation ou la fausse application des lois consacrant le fondement de ce moyen ou le défaut de motif de son rejet.
Le pourvoi est formé et jugé comme il est prescrit pour les pourvois en matière criminelle. (...) »
29. Dans leur partie pertinente, à laquelle se réfère le requérant (paragraphe 51 ci-dessous), les travaux préparatoires de la proposition de loi modifiant le CNB afin de rendre l’acquisition de la nationalité belge neutre du point de vue de l’immigration (Doc. Parl., Chambre des représentants, 2010-2011, no 476/001) prévoient ce qui suit en ce qui concerne la modification de l’article 23 du CNB (paragraphe 28 ci-dessus) :
« 6. Perte de la nationalité belge à la suite de la commission d’infractions graves ou de mariages de complaisance
La présente proposition de loi modifie l’article 23 du Code de la nationalité belge, qui prévoit dans sa version actuelle la déchéance de la nationalité belge en cas de fraude commise pour acquérir cette nationalité (2o du § 1er de l’article 23) ou en cas de manquement grave de l’intéressé à ses devoirs de citoyen belge (1o de cette disposition).
La pratique a néanmoins montré que cette disposition n’avait pas de fondement juridique suffisamment clair pour engager avec succès la procédure prévue de déchéance de la nationalité à l’égard des personnes ayant été condamnées pour des actes qui étaient tellement graves qu’il ne pouvait y avoir le moindre doute concernant non seulement l’absence totale de volonté d’intégration dans la communauté d’accueil dans leur chef, mais aussi le danger manifeste qu’elles représentent pour la communauté en général.
À cet égard, la présente proposition de loi vise à étendre la déchéance aux personnes qui ont été condamnées à une peine d’emprisonnement d’au moins cinq ans sans sursis, d’une manière plus générale, pour des infractions dont la commission a été facilitée par la possession de la nationalité belge.
Pour ces infractions pénales, une procédure simplifiée est également prévue : le juge pénal prononcera immédiatement la déchéance, en même temps que la peine. L’on évite ainsi le détour fastidieux par la cour d’appel, qui avait en effet pour seul effet de ralentir la procédure et qui constituait une entrave supplémentaire au fonctionnement des tribunaux. »
30. Le Gouvernement cite plusieurs exemples de déchéance de la nationalité belge prise sur le fondement de l’article 23 § 1 du CNB après condamnation de la personne concernée pour des activités terroristes (CA Bruxelles, 26 janvier 2009 ; CA Bruxelles, 7 janvier 2010 ; CA Anvers, 18 novembre 2010 ; CA Bruxelles, 20 décembre 2010).
31. Dans l’arrêt no 122/2015 du 17 septembre 2015, rendu dans la cause de la requérante (paragraphe 11 ci-dessus), la Cour constitutionnelle s’est prononcée comme suit sur la notion de « manquements graves aux devoirs de citoyen belge » contenue dans l’article 23, § 1er, 2o du CNB :
« B.3.3. Telle qu’elle est organisée par l’article 23, § 1er, 2o [du CNB], la déchéance de nationalité permet d’assurer le respect [...] des devoirs qui incombent à tout citoyen belge et d’exclure ces Belges de la communauté nationale lorsqu’ils montrent par leur comportement qu’ils n’acceptent pas les règles fondamentales de la vie en commun et portent gravement atteinte aux droits et libertés de leur concitoyens.
Poursuivie par le ministère public devant la cour d’appel, cette mesure exceptionnelle concerne un manquement grave aux devoirs de tout citoyen belge, cette notion large permettant de viser des faits qui n’imposent pas un jugement prononcé par un juge belge, et qui ne se limitent pas davantage à des condamnations pénales, ni à des condamnations pénales spécifiquement visées à l’article 23/1, § 1er, 1o du [CNB]. »
2. Articles 23/1 et 23/2 du code de la nationalité belge
32. L’article 23/1 du CNB, inséré dans le CNB par la loi du 4 décembre 2012 précitée (paragraphe 28 ci-dessus), entrée en vigueur le 14 décembre 2012, énonce, dans sa version issue des lois des 31 décembre 2012 et 25 avril 2014, ce qui suit :
« § 1er. La déchéance de la nationalité belge peut être prononcée par le juge sur réquisition du ministère public à l’égard de Belges qui ne tiennent pas leur nationalité d’un auteur ou adoptant belge au jour de leur naissance et des Belges qui ne se sont pas vu attribuer leur nationalité en vertu de l’article 11, alinéa 1er, 1o et 2o :
1o s’ils ont été condamnés, comme auteur, coauteur ou complice, à une peine d’emprisonnement d’au moins cinq ans sans sursis pour une infraction visée aux articles 101 à 112, 113 à 120bis, 120quater, 120sexies, 120octies, 121 à 123, 123ter, 123quater, alinéa 2, 124 à 134, 136bis, 136ter, 136quater, 136quinquies, 136sexies et 136septies, 331bis, 433quinquies à 433octies, 477 à 477sexies et 488bis du Code pénal et aux articles 77bis, 77ter, 77quater et 77quinquies de la loi sur les étrangers, pour autant que les faits leur reprochés aient été commis dans les dix ans à compter de la date d’obtention de la nationalité belge, à l’exception des infractions visées aux articles 136bis, 136ter et 136quater du Code pénal; (...)
§ 2. Le juge ne prononce pas la déchéance au cas où celle-ci aurait pour effet de rendre l’intéressé apatride, à moins que la nationalité n’ait été acquise à la suite d’une conduite frauduleuse, par de fausses informations ou par dissimulation d’un fait pertinent. Dans ce cas, même si l’intéressé n’a pas réussi à recouvrer sa nationalité d’origine, la déchéance de nationalité ne sera prononcée qu’à l’expiration d’un délai raisonnable accordé par le juge à l’intéressé afin de lui permettre d’essayer de recouvrer sa nationalité d’origine. (...) »
33. L’article 23/2 du CNB, tel qu’introduit par la loi du 20 juillet 2015 visant à renforcer la lutte contre le terrorisme, prévoit que le juge pénal peut prononcer une déchéance de nationalité à l’encontre d’une personne condamnée pour des faits terroristes. La disposition est libellée ainsi en ses parties pertinentes en l’espèce :
« § 1er. La déchéance de la nationalité belge peut être prononcée par le juge sur réquisition du ministère public à l’égard de Belges qui ne tiennent pas leur nationalité d’un auteur ou adoptant belge au jour de leur naissance et des Belges qui ne se sont pas vu attribuer leur nationalité en vertu de l’article 11, alinéa 1er, 1o et 2o, s’ils ont été condamnés, comme auteur, coauteur ou complice, à une peine d’emprisonnement d’au moins cinq ans sans sursis pour une infraction visée au livre II, titre Ier ter, du Code pénal.
§ 2. Le juge ne prononce pas la déchéance au cas où celle-ci aurait pour effet de rendre l’intéressé apatride, à moins que la nationalité n’ait été acquise à la suite d’une conduite frauduleuse, par de fausses informations ou par dissimulation d’un fait pertinent. Dans ce cas, même si l’intéressé n’a pas réussi à recouvrer sa nationalité d’origine, la déchéance de nationalité ne sera prononcée qu’à l’expiration d’un délai raisonnable accordé par le juge à l’intéressé afin de lui permettre d’essayer de recouvrer sa nationalité d’origine. (...) »
3. Nature de la mesure de déchéance de nationalité
34. Dans un arrêt du 30 juin 1949 (Pas. I. p. 482), la Cour de cassation a jugé que la déchéance de la qualité de Belge n’était pas une sanction établie par la loi pénale à raison d’une infraction, mais qu’elle constituait une mesure de nature civile, indépendante de toute poursuite répressive.
35. La Cour constitutionnelle a quant à elle jugé que la déchéance de la nationalité belge fondée sur l’article 23, § 1er, alinéa 1er, 2o du CNB était une mesure de nature civile, qui était indépendante de toute poursuite pénale et était appréciée par la cour d’appel siégeant en matière civile (arrêt no 122/2015 du 17 septembre 2015, considérant B.6.2 ; voir aussi arrêt no 116/2021 du 23 septembre 2021). Elle a précisé en outre que cette mesure n’avait pas de caractère pénal, ni au sens du droit interne, ni au sens de l’article 6 § 1 de la Convention (arrêt no 16/2018 du 7 février 2018, considérant B.12.2).
2. Droit européen et international
36. La jurisprudence pertinente de la CJUE est exposée dans l’arrêt Ghoumid et autres c. France (nos 52273/16 et 4 autres, §§ 23-26, 25 juin 2020 ; voir aussi Johansen c. Danemark (déc.), no 27801/19, §§ 25-28, 1er février 2022), qui se réfère également à l’article 7 de la Convention européenne sur la nationalité du Conseil de l’Europe et à l’article 15 de la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948.
37. Dans un arrêt Rottmann du 2 mars 2010 (C-135/08, EU:C:2010:104), auquel tant les juridictions internes que les parties se sont référées (paragraphes 12, 24 et 48 ci-dessous), la Grande Chambre de la CJUE, statuant à l’égard d’une mesure de retrait d’une nationalité acquise par naturalisation, s’est exprimée comme suit :
« 51. [U]ne décision de retrait de la naturalisation en raison de manœuvres frauduleuses correspond à un motif d’intérêt général. À cet égard, il est légitime pour un État membre de vouloir protéger le rapport particulier de solidarité et de loyauté entre lui-même et ses ressortissants ainsi que la réciprocité de droits et de devoirs, qui sont le fondement du lien de nationalité. (...)
54. Ces considérations sur la légitimité, dans son principe, d’une décision de retrait de la naturalisation en raison de manœuvres frauduleuses restent, en principe, valables lorsqu’un tel retrait a pour conséquence que la personne concernée perde, outre la nationalité de l’État membre de naturalisation, la citoyenneté de l’Union.
55. Toutefois, dans un tel cas de figure, il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier si la décision de retrait en cause au principal respecte le principe de proportionnalité en ce qui concerne les conséquences qu’elle comporte sur la situation de la personne concernée au regard du droit de l’Union, outre, le cas échéant, l’examen de la proportionnalité de cette décision au regard du droit national.
56. Partant, vu l’importance qu’attache le droit primaire au statut de citoyen de l’Union, il convient, lors de l’examen d’une décision de retrait de la naturalisation, de tenir compte des conséquences éventuelles que cette décision emporte pour l’intéressé et, le cas échéant, pour les membres de sa famille en ce qui concerne la perte des droits dont jouit tout citoyen de l’Union. Il importe à cet égard de vérifier, notamment, si cette perte est justifiée par rapport à la gravité de l’infraction commise par celui-ci, au temps écoulé entre la décision de naturalisation et la décision de retrait ainsi qu’à la possibilité pour l’intéressé de recouvrer sa nationalité d’origine. (...)
59. Eu égard à ce qui précède, il y a lieu de répondre à la première question et à la première partie de la seconde question que le droit de l’Union, notamment l’article 17 CE, ne s’oppose pas à ce qu’un État membre retire à un citoyen de l’Union la nationalité de cet État membre acquise par naturalisation lorsque celle-ci a été obtenue de manière frauduleuse à condition que cette décision de retrait respecte le principe de proportionnalité. »
38. Par ailleurs, la CJUE a réaffirmé à plusieurs reprises qu’il appartient aux autorités nationales compétentes et aux juridictions nationales de vérifier si la perte de la nationalité, lorsqu’elle entraîne la perte du statut de citoyen de l’Union européenne et des droits qui en découlent, respecte le principe de proportionnalité en ce qui concerne les conséquences qu’elle comporte sur la situation de la personne concernée et, le cas échéant, des membres de sa famille (voir, par exemple, arrêt du 5 septembre 2023, Udlændinge- og Integrationsministeriet (Perte de la nationalité danoise), C-689/21, EU:C:2023:626, points 38 et 55 ; arrêt du 25 avril 2024, Stadt Duisburg (Perte de la nationalité allemande), affaires jointes C‑684/22 à C‑686/22, EU:C:2024:345, points 42-43).
EN DROIT
1. JONCTION DES REQUÊTES
39. Eu égard à la similarité de l’objet des requêtes, la Cour juge opportun de les examiner ensemble dans un arrêt unique.
2. Remarques préliminaires
1. Sur l’objet de l’affaire
40. D’emblée, la Cour tient à préciser que les griefs invoqués par les requérants concernent uniquement les décisions par lesquelles ils ont été déchus de leur nationalité belge. Les décisions postérieures leur ordonnant de quitter le territoire et leur interdisant d’y entrer pour une durée de quinze ans (paragraphes 14, 16 et 26 ci-dessus) ne font pas l’objet de l’affaire portée devant elle, telle qu’elle a été communiquée à l’État défendeur.
2. Sur la saisine du Comité des droits de l’homme des Nations unies
41. Dans ses observations, le Gouvernement relève que la requérante a soumis une communication individuelle au Comité des droits de l’homme des Nations unies (paragraphe 17 ci-dessus) par laquelle elle demandait une mesure provisoire en vue d’une suspension de la mise à exécution de son expulsion vers le Maroc. Le Gouvernement considère que le Comité des droits de l’homme devrait déclarer la communication irrecevable, dans la mesure où elle fait déjà l’objet d’un examen par la Cour.
42. La requérante n’a pas commenté ce point. Elle n’a pas davantage informé la Cour des suites de cette procédure, qui était pendante lors de l’échange des observations entre les parties.
43. Même si le Gouvernement ne soulève pas une exception tirée de l’irrecevabilité de la première requête en raison de la saisine du Comité des droits de l’homme, la Cour doit examiner cette question d’office (POA et autres c. Royaume-Uni (déc.), no 59253/11, § 27, 21 mai 2013). Elle observe que si le Comité des droits de l’homme des Nations unies constitue « une autre instance internationale d’enquête ou de règlement » au sens de l’article 35 § 2 b) de la Convention (voir, par exemple, Vojnović c. Croatie (déc.), no 4819/10, § 31, 26 juin 2012), la communication présentée le 26 février 2019 n’était pas « déjà soumise » à l’instance en question lorsque la requérante a saisi la Cour, le 25 mai 2018. En tout état de cause, la Cour note qu’il ressort des documents dont elle dispose que les griefs invoqués par la requérante dans sa communication individuelle au Comité des droits de l’homme portent sur son expulsion vers le Maroc, et non sur la mesure de déchéance de la nationalité contestée devant elle.
44. Partant, la requête introduite par l’intéressée n’est pas « essentiellement la même qu’une requête [...] déjà soumise à une autre instance internationale d’enquête ou de règlement », au sens de l’article 35 § 2 b) de la Convention.
3. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
45 Les requérants soutiennent que la déchéance de nationalité prononcée à leur encontre constitue une atteinte injustifiée à leur droit au respect de la vie privée, tel que garanti par l’article 8 de la Convention. La requérante considère que la mesure litigieuse a également porté atteinte à sa vie familiale. Le requérant se plaint en outre, sous l’angle de l’article 6 § 1, d’un dépassement du délai raisonnable, ainsi que, sous l’angle de l’article 7 de la Convention, de l’absence de base légale de ladite mesure.
46. Maîtresse de la qualification juridique des faits (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018, et Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie [GC], no 41720/13, § 83, 25 juin 2019), la Cour estime qu’il convient d’examiner les griefs des requérants uniquement sous l’angle de l’article 8 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
1. Sur la recevabilité
47. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Les thèses des parties
a) Les requérants
48. Se référant à l’arrêt Rottmann de la CJUE (paragraphe 37 ci-dessus), la requérante critique la qualité de l’examen mené par la cour d’appel concernant la proportionnalité de la mesure de déchéance de nationalité au regard du droit au respect de sa vie privée et familiale. Elle estime que la cour d’appel n’a pas apprécié à suffisance l’ensemble des éléments relatifs au lien de rattachement à la Belgique qu’elle présentait avant la commission des faits pour lesquels elle a été condamnée, ni les éléments positifs postérieurs aux faits reprochés, dont notamment ceux se rapportant à sa vie familiale. La cour d’appel n’aurait pas non plus pris en compte le fait que la nationalité belge était sa nationalité prédominante et qu’elle n’avait plus d’attache avec le Maroc, la requérante expliquant, sur ce point, qu’elle vit en Belgique depuis cinquante ans et que toute sa famille, en particulier sa fille et sa petite-fille, réside également dans ce pays. Elle allègue, d’une part, que la privation de sa nationalité belge a entraîné la perte de sa citoyenneté européenne, et donc de la liberté de circulation dans l’Union européenne et, d’autre part, qu’elle serait exposée à un risque de torture en cas de renvoi au Maroc. Affirmant qu’elle fait preuve d’un amendement certain et qu’elle a le comportement d’une citoyenne belge, l’intéressée expose qu’elle est désormais en séjour irrégulier et qu’elle est en outre sous le coup d’un ordre de quitter le territoire assorti d’une interdiction d’entrée pour une durée de quinze ans, et elle considère par conséquent qu’elle souffre lourdement des conséquences directes de la déchéance de nationalité.
49. Le requérant explique quant à lui résider en Belgique depuis 1976 et avoir l’ensemble de ses liens d’identité ainsi que ses attaches familiales en Belgique. Il est d’avis que la déchéance de nationalité dont il a fait l’objet était arbitraire. Il argue qu’au moment de la commission des infractions, puis de sa condamnation pénale, la loi ne prévoyait pas la possibilité de déchoir une personne de la nationalité belge en raison d’une condamnation pour des infractions terroristes, et il en déduit que la mesure litigieuse n’était pas prévue par la loi. Il ajoute que les termes de l’article 23 § 1 du CNB ne permettaient pas de déterminer quels comportements étaient susceptibles de faire l’objet d’une déchéance de nationalité, ce que confirmerait les travaux parlementaires relatifs à la loi du 4 décembre 2012 (paragraphe 29 ci-dessus), et il soutient que la loi n’était dès lors pas prévisible. De plus, le requérant estime qu’il n’a pas bénéficié des garanties procédurales requises, expliquant, en particulier, qu’il n’a pas eu la possibilité de se pourvoir en cassation. Enfin, il considère que les autorités n’ont pas agi avec diligence et célérité et fait observer à cet égard que neuf ans se sont écoulés entre sa condamnation pénale et le prononcé de la déchéance de la nationalité belge : le délai mis par les autorités pour introduire la procédure de déchéance aurait ainsi privé de toute réalité les impératifs supérieurs que celles-ci invoquaient pour justifier la mesure en question.
b) Le Gouvernement
50. Le Gouvernement considère que l’article 8 de la Convention n’a pas été méconnu. Il allègue que les mesures de déchéance de nationalité contestées ont été prises conformément à l’article 23 § 1 du CNB et il en déduit qu’elles ne sont pas arbitraires. À cet égard, le Gouvernement admet que ladite disposition soit libellée en termes généraux, mais explique que la mesure qu’elle énonce avait déjà été appliquée dans le cadre d’affaires antérieures à celles des requérants, et également liées à des faits de terrorisme (paragraphe 30 ci-dessus), ajoutant que les décisions auxquelles il renvoie ont été prises à une époque où les articles 23/1 et 23/2 n’étaient pas même envisagés. Il soutient que l’article 23 § 1 du CNB prévoit les garanties procédurales nécessaires, notamment, précise-t-il, en offrant la possibilité de contester la mesure devant la cour d’appel. Pour ce qui concerne la diligence des autorités, le Gouvernement est d’avis que les affaires ont été traitées dans un délai raisonnable. Il souligne que dans l’affaire El Aroud, la Cour constitutionnelle belge s’est prononcée sur une question préjudicielle au cours de la procédure de déchéance de nationalité (paragraphes 11 et 31 ci‑dessus). Il fait également observer qu’en tout état de cause, les requérants ont pu jouir des droits découlant de la nationalité belge jusqu’à la déchéance de celle-ci, et estime qu’ils n’ont donc pas été lésés par le délai écoulé entre leurs condamnations pour faits terroristes et la déchéance de leur nationalité.
51. Pour ce qui est, enfin, des conséquences de la mesure pour les requérants, le Gouvernement considère que celles-ci étaient limitées puisque, expose-t-il, la déchéance de nationalité n’a pas eu pour effet de rendre les intéressés apatrides et qu’elle n’avait pas d’incidence directe sur leur droit de résider sur le territoire belge.
2. Appréciation de la Cour
a) Rappel de la jurisprudence
52. Les organes de la Convention ont pendant longtemps rejeté comme étant incompatibles ratione materiae avec les dispositions de la Convention les requêtes portant sur des cas de perte de la nationalité, que celle-ci fût acquise ou de naissance, au motif que la Convention ne garantissait pas pareil droit (Ramadan c. Malte, no 76136/12, § 84, 21 juin 2016, qui cite, à titre d’exemple, X. c. Autriche, no 5212/71, décision de la Commission du 5 octobre 1972 Recueil de décisions 43, p. 69).
53. Dans l’arrêt Ramadan (précité, §§ 84-85), la Cour a noté que, dans les affaires de nationalité qui concernaient des requérants revendiquant le droit d’acquérir une nationalité et se plaignant d’un refus de reconnaissance de cette nationalité, elle avait admis que bien que le droit à la nationalité ne soit pas en tant que tel garanti par la Convention ou par ses Protocoles, il n’était pas exclu qu’un refus arbitraire de la nationalité puisse dans certaines conditions poser un problème au regard de l’article 8 de la Convention à raison de l’impact que pareil refus pouvait avoir sur la vie privée de la personne concernée (Karassev c. Finlande (déc.), no 31414/96, CEDH 1999‑II; Slivenko et autres c. Lettonie (déc.) [GC], no 48321/99, § 77, CEDH 2002-II; Savoia et Bounegru c. Italie (déc.), no 8407/05, 11 juillet 2006; et Genovese c. Malte, no 53124/09, § 30, 11 octobre 2011). La Cour a estimé que la perte d’une nationalité acquise ou de naissance pouvait produire un effet identique (voire un effet plus important encore) sur la vie privée et familiale de la personne concernée. Elle en a déduit que rien ne justifiait d’opérer une distinction entre les deux situations et que c’est le même critère qui devait s’appliquer. Ainsi, la Cour a considéré qu’une déchéance arbitraire de nationalité pouvait dans certaines circonstances poser un problème au regard de l’article 8 de la Convention du fait de son impact sur la vie privée de l’intéressé. Il y avait dès lors lieu de rechercher si les décisions prises par les autorités nationales présentaient pareil caractère arbitraire et si elles avaient produit des conséquences de nature à soulever des questions au regard de l’article 8 de la Convention.
54. À la suite de l’arrêt Ramadan (précité), la Cour a appliqué cet examen en deux étapes dans les affaires relatives à une déchéance de nationalité. Dans certaines affaires, elle a d’abord analysé les allégations relatives au caractère arbitraire de la mesure, puis les conséquences que la mesure avait produites pour la personne concernée (K2 c. Royaume-Uni (déc.), no 42387/13, 7 février 2017, Ghoumid et autres c. France, nos 52273/16 et 4 autres, 25 juin 2020, Johansen c. Danemark (déc.), no 27801/19, 1er février 2022, et Laraba c. Danemark (déc.), no 26781/19, 22 mars 2022). Dans d’autres affaires, la Cour a d’abord examiné les conséquences que la mesure produisait pour la personne concernée afin de déterminer si elle constituait une ingérence dans les droits découlant de l’article 8 de la Convention, puis l’éventuel caractère arbitraire de ladite mesure (Alpeyeva et Dzhalagoniya c. Russie, nos 7549/09 et 33330/11, 12 juin 2018, et Emin Huseynov c. Azerbaïdjan (no 2), no 1/16, 13 juillet 2023 ; voir aussi, s’agissant de refus d’accorder la nationalité, Ahmadov c. Azerbaïdjan, no 32538/10, 30 janvier 2020, Hashemi et autres c. Azerbaïdjan, nos 1480/16 et 6 autres, 13 janvier 2022, et Abo c. Estonie (déc.), no 29295/22, 17 septembre 2024).
55. Dans l’arrêt Usmanov c. Russie (no 43936/18, 22 décembre 2020), la Cour a pris note de l’existence de ces deux approches dans la jurisprudence (§§ 53-54 et § 58) et elle a décidé, par référence à l’arrêt Denisov c. Ukraine ([GC], no 76639/11, §§ 107-109 et 118-134, 25 septembre 2018), de suivre l’approche fondée sur les conséquences pour déterminer si la déchéance de nationalité avait constitué une ingérence dans les droits que le requérant tirait de l’article 8 de la Convention. Ainsi, elle a examiné, d’abord, les conséquences de la mesure contestée pour le requérant, puis son éventuel caractère arbitraire.
56. Dans toutes les affaires précitées relatives à une déchéance de nationalité, la Cour a jugé que, pour déterminer si les mesures de déchéance de nationalité étaient entachées d’arbitraire, elle devait vérifier si lesdites mesures étaient légales, si les requérants avaient bénéficié de garanties procédurales, notamment s’ils avaient eu accès à un contrôle juridictionnel adéquat, et si les autorités avaient agi avec diligence et promptitude (voir, par exemple, Usmanov, précité, § 63, et les références qui y sont citées).
b) Examen du cas d’espèce
1. Sur l’existence d’une ingérence
57. Pour ce qui est, tout d’abord, des conséquences de la mesure de déchéance de la nationalité belge pour la vie familiale de la requérante, la Cour rappelle que si l’éloignement d’un étranger d’un pays dans lequel se trouvent ses proches est susceptible de porter atteinte à son droit au respect de sa vie familiale, un arrêt prononçant la déchéance de la nationalité belge n’a pas d’effet automatique sur la présence sur le territoire belge de celui qu’il vise (Ghoumid et autres, précité, § 42). De plus, la Cour note que la requérante fait état de relations familiales avec sa fille majeure et sa petite‑fille, toutes deux de nationalité belge (paragraphe 4 ci-dessus). En l’absence d’éléments supplémentaires de dépendance autres que les liens affectifs normaux, la Cour rappelle que les rapports familiaux entretenus entre adultes, y compris avec leurs enfants majeurs, ne bénéficient pas de la protection de la vie familiale garantie par l’article 8 de la Convention (voir, parmi d’autres, Slivenko c. Lettonie [GC], no 48321/99, § 97, CEDH 2003-X, A.H. Khan c. Royaume-Uni, no 6222/10, § 32, 20 décembre 2011, et Saber et Boughassal c. Espagne, nos 76550/13 et 45938/14, § 39, 18 décembre 2018). Du reste, la requérante n’a pas étayé les liens qu’elle entretient avec sa petite‑fille. Il en résulte que la déchéance de nationalité qui a touché la requérante n’est pas constitutive d’une ingérence dans l’exercice de son droit au respect de sa vie familiale. Le requérant, quant à lui, n’invoque pas d’atteinte à sa vie familiale.
58. Il est vrai que si la perte de la nationalité belge n’emporte pas automatiquement éloignement du territoire, la capacité des intéressés à rester en Belgique s’est trouvée en l’espèce fragilisée par la déchéance de leur nationalité belge. Ils ont ainsi tous deux fait l’objet d’un ordre de quitter le territoire à la suite de celle-ci (paragraphes 14, 16 et 26 ci-dessus). La Cour n’a pas été informée d’une éventuelle exécution de l’ordre en question, ce point ne relevant pas, en tout état de cause, de l’objet de l’affaire portée devant elle (paragraphe 40 ci-dessus).
59. La conséquence de la déchéance de nationalité a également trait à la perte d’un élément de l’identité des requérants (Ghoumid et autres, précité, § 49). Ils sont tous deux arrivés sur le territoire belge à un très jeune âge (respectivement cinq ans et trois ans – paragraphes 4 et 19 ci-dessus) et ont vécu pendant plusieurs dizaines d’années en Belgique avant d’obtenir la nationalité belge par déclaration de nationalité (à, respectivement, 41 ans et 28 ans – paragraphes 5 et 20 ci-dessus).
60. Il en résulte que la décision de déchoir les requérants de leur nationalité belge a constitué une ingérence dans leur droit au respect de la vie privée.
2. Sur la justification de l’ingérence
61. Pour déterminer si cette ingérence a emporté violation de l’article 8 de la Convention, la Cour doit rechercher si elle était justifiée au regard du second paragraphe de cet article, c’est-à-dire si elle était « prévue par la loi », si elle poursuivait l’un ou plusieurs des buts légitimes énumérés dans cette disposition, et si elle était à cet effet « nécessaire dans une société démocratique » (Vavřička et autres c. République tchèque [GC], nos 47621/13 et 5 autres, § 265, 8 avril 2021).
α) « Prévue par la loi »
62. La Cour rappelle que toute atteinte à un droit garanti par la Convention doit avoir une base en droit interne. En outre, la « loi » doit être suffisamment accessible et énoncée avec assez de précision pour permettre aux personnes auxquelles elle s’applique de régler leur conduite : en s’entourant au besoin de conseils éclairés, elles doivent être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences de nature à dériver d’un acte déterminé (ibidem, § 266; voir aussi, dans le contexte d’une déchéance de nationalité, Usmanov, précité, § 64).
63. En l’espèce, les décisions litigieuses ont été prises sur le fondement de l’article 23 § 1 du CNB (paragraphe 28 ci-dessus), qui prévoit que les Belges ayant acquis cette nationalité par déclaration de nationalité peuvent en être déchus « s’ils manquent gravement à leurs devoirs de citoyen belge ».
64. Saisie sur renvoi préjudiciel dans le cadre de l’affaire relative à la requérante, la Cour constitutionnelle a précisé la portée de cette notion en indiquant qu’elle permet d’exclure de la communauté nationale les Belges qui « montrent par leur comportement qu’ils n’acceptent pas les règles fondamentales de la vie en commun et portent gravement atteinte aux droits et libertés de leurs concitoyens ». Elle a indiqué que « cette notion large permet de viser des faits qui n’imposent pas un jugement prononcé par un juge belge et qui ne se limitent pas davantage à des condamnations pénales » (paragraphe 31 ci-dessus). Ainsi, il s’agit d’une notion qu’il appartient au juge d’apprécier en tenant compte de tous les éléments qui lui sont soumis.
65. Aussi, eu égard, à cet arrêt de la Cour constitutionnelle, mais également à la motivation des arrêts rendus par la cour d’appel concernant les requérants (paragraphes 12 et 24 ci-dessus) ainsi qu’aux exemples de jurisprudence antérieure fournis par le Gouvernement qui portaient sur des déchéances de nationalité prononcée à l’égard de personnes condamnées pour des faits liés au terrorisme (paragraphe 30 ci-dessus), la Cour considère que l’article 23 § 1 du CNB présentait un degré suffisant de prévisibilité.
66. Le fait que de nouvelles dispositions prévoyant explicitement et spécifiquement la possibilité de déchoir un Belge de sa nationalité en cas de condamnation pour infractions terroristes aient été adoptées par la suite (paragraphes 32 et 33 ci‑dessus) n’énerve pas cette conclusion. La Cour observe d’ailleurs qu’au moment de l’adoption des décisions litigieuses, seul l’article 23 § 1 du CNB était en vigueur. L’article 23/1 n’étant, quant à lui, pas en vigueur à ce moment-là, il ne pouvait servir de fondement à la déchéance de nationalité des requérants. La Cour considère en outre que, contrairement à ce qu’avance le requérant (paragraphe 49 ci-dessus), il ne ressort pas des travaux parlementaires de la proposition de loi modifiant le CNB en 2012 (paragraphe 29 ci-dessus) que l’article 23 § 1 du CNB n’était pas suffisamment prévisible. Il en ressort (paragraphe 29 ci-dessus) en effet que la modification de cette disposition visait expressément à étendre la possibilité de déchoir de leur nationalité les personnes condamnées à une peine d’emprisonnement d’au moins cinq ans sans sursis pour certains types d’infractions en particulier, ainsi qu’à simplifier la procédure.
β) Sur l’existence d’un but légitime
67. La Cour peut admettre que la déchéance de la nationalité belge des requérants à la suite de leur condamnation pour participation à la commission d’actes terroristes graves poursuivait les buts légitimes de la défense de la sécurité nationale ainsi que de la prévention des infractions pénales.
γ) Sur la nécessité dans une société démocratique
68. Les principes généraux relatifs à la « nécessité dans une société démocratique » ont été résumés dans l’arrêt Vavřička et autres (précité, §§ 273 et 275).
69. S’agissant de l’ampleur de la marge d’appréciation devant être reconnue à l’État défendeur, la Cour estime que les questions relatives à l’octroi, la perte et – comme en l’espèce – la déchéance de la nationalité relèvent d’un domaine dans lequel les États contractants doivent se voir reconnaître une ample marge d’appréciation.
70. De même, la Cour rappelle que la violence terroriste constitue en elle‑même une grave menace pour les droits de l’homme (Ghoumid et autres, précité, § 50, et, les références qui y sont citées) et, par conséquent, qu’il est légitime que les États parties ne restent pas passifs à l’égard de personnes définitivement condamnées pour des faits qui portent directement atteinte aux valeurs de la Convention (voir, mutatis mutandis, Johansen, décision précitée, § 50).
71. Ainsi, la Cour a déjà jugé à plusieurs reprises que n’étaient pas constitutives d’une violation de l’article 8 de la Convention des mesures de déchéance de la nationalité prises à l’égard de personnes ayant commis des infractions à caractère terroriste (voir Ramadan, K2 c. Royaume-Uni, Ghoumid et autres, Johansen, et Laraba, tous précités).
72. Se tournant vers les circonstances de l’espèce, la Cour rappelle en premier lieu que, dans les affaires relatives à une déchéance de nationalité, elle tient compte du fait qu’un examen juridictionnel adéquat a été effectué (paragraphe 56 ci-dessus ; voir aussi, Ramadan, § 87, K2 c. Royaume-Uni, §§ 50 et 55, Usmanov, § 63, tous précités). Vu la nature de l’ingérence dans la vie privée des requérants et les possibles conséquences que la déchéance de nationalité peut également entraîner à leur égard, la Cour attache de l’importance au fait que cette mesure a été prononcée, en l’espèce, par un tribunal disposant de la plénitude de juridiction et dont l’indépendance n’a pas été mise en question. Par ailleurs, elle constate que les requérants ne contestent pas avoir eu la possibilité de se défendre devant la cour d’appel dans le cadre d’une procédure contradictoire, au cours de laquelle ils ont bénéficié de l’assistance d’un avocat et ont pu soumettre des observations orales et écrites (voir, dans le même sens, Ghoumid et autres, précité, § 47).
73. La Cour relève ensuite que les mesures litigieuses ont été prononcées par la cour d’appel aux termes d’une motivation qui ne pourrait à l’évidence être considérée comme superficielle (respectivement paragraphes 12 et 24 ci‑dessus). En réponse à l’argument de la requérante selon lequel la cour d’appel aurait fait l’impasse sur les éléments de rattachement qu’elle présentait avec la Belgique avant la commission des faits pour lesquels elle a été condamnée (paragraphe 48 ci-dessus), la Cour observe que, dans son arrêt relatif à la requérante, la cour d’appel a examiné en détail la situation de celle‑ci (paragraphe 24 ci-dessus). Elle estime que les motifs de cet arrêt, ainsi que de l’arrêt relatif au requérant, sont pertinents et suffisants, tenant dûment compte des éléments relatifs à leur vie privée. La cour d’appel a ainsi pu considérer que les actions ayant entraîné les condamnations pénales des requérants avaient révélé le peu d’importance qu’avait eu leur attachement à la Belgique et à ses valeurs dans la construction de leur identité personnelle.
74. Par ailleurs, la Cour note que les requérants ont tous les deux une autre nationalité, ce à quoi elle accorde une grande importance (Ghoumid et autres, précité, § 50). La décision de les déchoir de la nationalité belge n’a donc pas eu pour conséquence de les rendre apatrides, ce qui est d’ailleurs une condition sine qua non de l’application de l’article 23 § 1 du CNB (paragraphe 28 ci-dessus).
75. S’agissant de l’exigence de diligence et promptitude, la Cour observe, en ce qui concerne la requérante, qu’un délai de trois ans s’est écoulé entre la condamnation définitive de l’intéressée et l’introduction par le procureur de la citation en déchéance de nationalité, et que la déchéance en question a été prononcée sept ans après ladite condamnation, après une saisine de la Cour constitutionnelle à titre préjudiciel. Quant au requérant, la citation en déchéance de nationalité a été introduite deux ans et demi après sa condamnation pénale, et la mesure a été prononcée neuf ans après celle-ci.
76. Même s’il est permis de se demander si, en l’espèce, les autorités ont agi avec diligence et promptitude, la Cour note qu’à supposer qu’il y ait eu un retard, celui-ci n’a pas pénalisé les requérants, qui ont continué de tirer parti de la situation (Ramadan, précité, § 88). Il y a également lieu de tenir compte du fait que les procédures de déchéance de la nationalité des requérants ont été suspendues dans l’attente que la Cour constitutionnelle se prononce à titre préjudiciel, ce qui explique en partie le temps écoulé entre la condamnation des requérants et le prononcé de la mesure litigieuse. La Cour note par ailleurs qu’elle a déjà considéré qu’une durée de sept ans entre la condamnation pénale et l’introduction de la procédure en déchéance de nationalité n’était pas, en elle-même, excessive (Ghoumid et autres, précité, § 45).
77. Enfin, la Cour rappelle que la perte de la nationalité belge n’emporte pas automatiquement éloignement du territoire (paragraphe 57 ci-dessus). Aussi, les requérants n’ont pas allégué et rien n’indique qu’ils ne disposaient pas de recours dans le cadre desquels ils pouvaient faire valoir leurs droits au regard de la Convention pour contester l’ordre de quitter le territoire dont ils ont fait l’objet consécutivement à la mesure de déchéance.
δ) Conclusion
78. L’examen des éléments qui précèdent permet de conclure que, dans la mise en balance des intérêts en jeu, les autorités belges n’ont pas excédé leur ample marge d’appréciation et que dès lors on peut considérer que les mesures litigieuses étaient « nécessaires dans une société démocratique ».
79. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.
4. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 du protocole no 7 A LA CONVENTION
80. Sous l’angle de l’article 2 du Protocole no 7, les requérants se plaignent de ne pas avoir bénéficié d’un double degré de juridiction pour l’examen de la mesure de déchéance de nationalité dont ils ont fait l’objet. La disposition invoquée se lit comme suit :
« 1. Toute personne déclarée coupable d’une infraction pénale par un tribunal a le droit de faire examiner par une juridiction supérieure la déclaration de culpabilité ou la condamnation. L’exercice de ce droit, y compris les motifs pour lesquels il peut être exercé, sont régis par la loi.
2. Ce droit peut faire l’objet d’exceptions pour des infractions mineures telles qu’elles sont définies par la loi ou lorsque l’intéressé a été jugé en première instance par la plus haute juridiction ou a été déclaré coupable et condamné à la suite d’un recours contre son acquittement. »
Applicabilité de l’article 2 du Protocole no 7
1. Thèses des parties
81. Le Gouvernement soutient que l’article 2 du Protocole no 7 n’est pas applicable. Se référant aux critères établis dans l’arrêt Engel et autres c. Pays‑Bas (8 juin 1976, série A no 22) et aux arrêts nos 122/2015 et 16/2018 de la Cour constitutionnelle (paragraphe 35 ci-dessus), il soutient que la déchéance de nationalité est une mesure civile. Selon lui, les lois sur la nationalité confèrent ou retirent un droit de nature civile, qui relève de l’état des personnes. Ainsi, la déchéance de nationalité ne constituerait pas une déclaration de culpabilité ou une condamnation. Elle poursuivrait un but spécifique, distinct de la prévention et la répression pénales, et viserait, eu égard à la gravité d’actes considérés comme incompatibles avec l’exigence de loyauté envers l’État, à mettre fin, en cas de commission de tels agissements par un citoyen, au lien particulier qui unit un État à celui-ci. En ce qui concerne le degré de sévérité des mesures litigieuses, le Gouvernement expose qu’elles n’avaient pas d’effet direct sur la possibilité des requérants de rester sur le territoire belge et que ceux-ci avaient, de surcroît, une double nationalité, et il en déduit qu’elles n’étaient pas disproportionnées.
82. La requérante estime que la déchéance de nationalité prononcée à son encontre constitue, à l’aune des « critères Engel » (Engel et autres, précité), une mesure pénale. Elle considère qu’il s’agit d’une mesure de lutte anti‑terroriste ayant pour finalité la prévention et la répression pénales, et qu’en l’espèce, elle reposait uniquement sur les comportements ayant fondé sa condamnation pénale. Elle est d’avis que la mesure était en outre disproportionnée.
83. Le requérant avance des arguments similaires. Selon lui, la déchéance de nationalité constitue une sanction ayant un caractère punitif et dissuasif, et elle vise à protéger des valeurs et des intérêts relevant généralement du domaine du droit pénal. En ce qui concerne le degré de sévérité de la sanction, il estime que la mesure litigieuse est d’une extrême sévérité compte tenu de ses liens avec la Belgique, de son état de santé et de l’impact de la déchéance de nationalité sur son droit de séjour en Belgique.
2. Appréciation de la Cour
84. La Cour observe que tant la Cour de cassation que la Cour constitutionnelle considèrent la déchéance de nationalité comme une mesure de nature civile (paragraphes 34 et 35 ci-dessus).
85. La Cour a déjà jugé qu’une mesure de déchéance de nationalité ne constitue pas une « accusation en matière pénale » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention (Borisov c. Lituanie, no 9958/04, § 116, 14 juin 2011, et Galip c. Grèce, no 17309/90, décision de la Commission du 30 août 1994 ; voir aussi, concernant l’inapplicabilité de l’article 4 du Protocole no 7 à une telle mesure, Ghoumid et autres, précité, §§ 67-73).
86. Rappelant que la notion d’« infraction pénale » visée au paragraphe 1 de l’article 2 du Protocole no 7 correspond à celle d’« accusation en matière pénale » de l’article 6 § 1 de la Convention (Zaicevs c. Lettonie, no 65022/01, § 53, 31 juillet 2007, et Saquetti Iglesias c. Espagne, no 50514/13, § 22, 30 juin 2020), elle ne voit pas de raison de s’écarter en l’espèce de l’analyse retenue dans les affaires susmentionnées.
87. Il résulte de ce qui précède que l’article 2 du Protocole no 7 n’est pas applicable en l’espèce. Par conséquent, cette partie de la requête doit être déclarée irrecevable comme étant incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de celle-ci.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Décide de joindre les requêtes ;
2. Déclare les griefs concernant l’article 8 de la Convention recevables et le surplus de la requête irrecevable ;
3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 5 décembre 2024, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Ilse Freiwirth Ivana Jelić
Greffière Présidente