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03/12/2024 | CEDH | N°001-238272

CEDH | CEDH, AFFAIRE ÇATAK ET AUTRES c. TÜRKİYE, 2024, 001-238272


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ÇATAK ET AUTRES c. TÜRKİYE

(Requête no 33189/21)

ARRÊT

Art 1 P1 • Administration, qui avait légalement pris possession d’une partie du bien des requérants lors d’une expropriation d’urgence, ayant retardé durant six ans le paiement de l’intégralité de l’indemnité • Droit interne n’ayant pas offert aux requérants des garanties suffisantes contre des atteintes arbitraires de la puissance publique • Privation de propriété ne pouvant passer pour avoir satisfait à l’exigence de légalité

Préparé par l

e Greffe. Ne lie pas la Cour.

STRASBOURG

3 décembre 2024

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définie...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ÇATAK ET AUTRES c. TÜRKİYE

(Requête no 33189/21)

ARRÊT

Art 1 P1 • Administration, qui avait légalement pris possession d’une partie du bien des requérants lors d’une expropriation d’urgence, ayant retardé durant six ans le paiement de l’intégralité de l’indemnité • Droit interne n’ayant pas offert aux requérants des garanties suffisantes contre des atteintes arbitraires de la puissance publique • Privation de propriété ne pouvant passer pour avoir satisfait à l’exigence de légalité

Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.

STRASBOURG

3 décembre 2024

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Çatak et autres c. Türkiye,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Arnfinn Bårdsen, président,
Pauliine Koskelo,
Jovan Ilievski,
Saadet Yüksel,
Anja Seibert-Fohr,
Gediminas Sagatys,
Stéphane Pisani, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier de section,

Vu :

la requête (no 33189/21) dirigée contre la République de Türkiye et dont plusieurs ressortissants de cet État (« les requérants ») ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 25 juin 2021,

la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement »),

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 novembre 2024,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. L’affaire concerne l’omission prolongée de l’autorité expropriante de mener à son terme une procédure d’expropriation concernant un bien dont elle avait déjà pris possession et les garanties offertes par le droit interne contre ce type de carence. Les requérants se plaignent d’une atteinte à leur droit au respect de leurs biens en violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

EN FAIT

2. Les informations relatives aux requérants (année de naissance et lieu de résidence) figurent en annexe. Les intéressés ont été représentés par Me A. Bursalı, avocat.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent de l’époque, M. Hacı Ali Açıkgül, ancien chef du service des droits de l’homme du ministère de la Justice de la République de Türkiye.

4. Les requérants étaient propriétaires d’un terrain de 5 798 m² situé à Bursa (îlot 347 parcelle 21) sur lequel se trouvaient deux centrales à béton, des locaux destinés au personnel de la cimenterie, des bureaux et un entrepôt. L’ensemble, ainsi que les machines nécessaires à l’exploitation du site, était loué à une société privée.

5. Le 27 novembre 2015, le conseil des ministres (« le CM ») adopta un décret par lequel il constatait le caractère urgent de l’expropriation d’une partie de ce terrain au bénéfice de la direction générale des routes (« l’administration »).

6. Le 28 janvier 2016, le CM adopta un décret par lequel il déclara le projet de construction de route d’utilité publique, nécessitant l’expropriation partielle du bien des requérants.

7. Le 18 juillet 2016, l’administration saisit le tribunal de grande instance de Karacabey (« le TGI ») sur le fondement de l’article 27 de la loi no 2942 relative à l’expropriation (« la LRE » – paragraphes 34 et 38 ci-dessous) en vue d’obtenir une autorisation pour prendre possession du terrain avant le transfert de propriété.

8. Au cours de la procédure, la société louant la cimenterie demanda au TGI de veiller à la protection de ses droits. Elle précisa qu’elle allait devoir évacuer rapidement le site, que le transfert de ses activités prendrait quatre‑vingt-dix jours et que le manque à gagner et les pertes relatifs à cette période devaient être indemnisés.

9. L’administration ayant consigné la somme de 2 672 688 livres turques (TRY – soit environ 786 000 euros (EUR) à cette époque) qui correspondait au montant de l’indemnité provisionnelle fixée sur la base d’un rapport d’expertise, le TGI, par une ordonnance du 13 octobre 2016, l’autorisa à prendre immédiatement possession de la partie du bien visée par la déclaration d’utilité publique et décida de faire porter au registre foncier une mention en ce sens.

10. Le 19 octobre 2016, la somme en question fut versée aux requérants, en exécution d’une ordonnance du TGI.

11. Le 24 mars 2017, l’administration saisit le TGI d’une demande d’expropriation sur le fondement de l’article 10 de la LRE en vue de la fixation de l’indemnité d’expropriation définitive et de l’obtention du transfert du titre de propriété (paragraphe 40 ci-dessous).

12. Le 1er juin 2018, le TGI se transporta sur les lieux en compagnie d’un expert. Le procès-verbal dressé par ce dernier indique que toutes les constructions se trouvant sur la zone d’expropriation avaient été détruites et que de nouvelles infrastructures avaient été érigées sur la partie du bien non visée par l’expropriation.

13. Sur la base du rapport établi par un panel composé de six experts, le TGI fixa le montant de l’indemnité à 3 913 423 TRY (environ 620 000 EUR à cette époque) et invita l’administration à consigner la somme de 1 240 735 TRY (environ 196 000 EUR à cette époque), laquelle correspondait à la différence entre le montant de l’indemnité définitive et celui de l’indemnité provisoire. Les experts se prononcèrent en tenant compte de la valeur du bien au 24 mars 2017, du coût de construction des structures qui avaient été démolies et du coût de démontage et de remontage des machines.

14. L’administration n’ayant pas consigné la somme demandée malgré les quatre prorogations de délai qui lui avaient été accordées, le TGI rejeta son action par un jugement du 12 juin 2019.

15. Ledit jugement devint définitif le 17 septembre 2019.

16. Le 22 novembre 2019, l’administration saisit de nouveau le TGI d’une demande d’expropriation.

17. Le TGI procéda à un nouveau déplacement sur les lieux avec un expert. Dans le procès-verbal rédigé à l’occasion de cette visite, celui-ci releva la présence sur le bien des requérants de silos à ciment et de constructions, et constata que la partie du bien devant être expropriée faisait l’objet d’une emprise de la part de l’administration, sous la forme d’une voie d’accès à l’autoroute et d’une voie de service.

18. Le TGI fixa, sur la base d’un rapport d’expertise, le montant de l’indemnité définitive à 4 487 514 TRY et invita l’administration à consigner la somme de 2 164 826 TRY.

19. En l’absence prolongée de dépôt de ladite somme, le TGI, par un jugement du 6 avril 2021, rejeta à nouveau l’action de l’administration.

20. Le jugement devint définitif le 16 juin 2021.

21. Entre-temps, le 24 septembre 2019, les requérants avaient introduit un recours individuel devant la Cour constitutionnelle, lequel avait été rejeté par une décision du 4 juin 2021 dans laquelle la haute juridiction, se référant à sa décision Bayram Gök, avait conclu au non-épuisement des voies de recours (voir paragraphe 44 ci-dessous).

22. Le 25 août 2021, les requérants intentèrent une action en expropriation de facto.

23. Le 16 novembre 2021, l’administration répliqua en saisissant le TGI d’une troisième demande d’expropriation.

24. Le TGI décida de sursoir à l’examen de l’action des requérants jusqu’à l’issue de la procédure engagée par l’administration.

25. Dans le cadre de la procédure en question, le TGI fixa le montant du complément d’indemnité à 6 093 058 TRY (soit environ 329 000 EUR à la date du jugement). Cette somme correspondait à la différence entre l’indemnité d’expropriation calculée au 16 novembre 2021 (8 765 747 TRY, soit environ 473 000 EUR à la date du jugement) et l’indemnité prévisionnelle déjà versée.

26. Ladite somme ayant cette fois été consignée par l’administration, le TGI, par un jugement du 10 novembre 2022, fit droit à l’action de celle-ci. Il ordonna le transfert à l’administration de la propriété de la partie de 5 789 m² de la parcelle correspondant au terrain d’assiette de l’ouvrage, ainsi que le versement aux requérants de la somme consignée.

27. Conformément à l’article 10 § 9 de la LRE en vigueur à l’époque des faits (voir paragraphe 41 ci-dessous), le TGI ordonna également le paiement d’intérêts au taux légal à calculer à partir du premier jour du quatrième mois suivant l’introduction de l’instance, soit le 17 mars 2022, jusqu’à la date du jugement, soit le 10 novembre 2022.

28. À une date non précisée, l’avocat des requérants fit savoir au TGI, saisi de l’action en expropriation de facto, que ses clients avaient perçu l’indemnité d’expropriation allouée par le jugement du 10 novembre 2022 et que leur action était désormais sans objet.

29. Les parties n’ont pas informé la Cour de l’issue de cette procédure, qui semblait toujours pendante à la date du dépôt des dernières observations.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

1. L’expropriation

30. L’article 46 de la Constitution dispose que les indemnités d’expropriation doivent être payées au comptant. Il précise en outre que les indemnités d’expropriation demeurant impayées pour une raison quelconque sont productives d’intérêts au taux maximal applicable aux créances publiques.

31. L’article 8 de la LRE prévoit que lorsqu’une administration entend procéder à l’expropriation d’un bien, elle doit privilégier la procédure d’achat.

32. En cas d’accord entre les parties, l’indemnité n’est payée au propriétaire que s’il consent au transfert de propriété sur le registre foncier.

33. L’article 10 de la loi dispose :

« Lorsque l’expropriation n’a pas pu être effectuée par la procédure d’achat, l’administration (...) saisit le tribunal de grande instance du lieu où se trouve le bien et lui demande de déterminer l’indemnité d’expropriation et d’ordonner l’inscription [dans le registre foncier] du bien au nom de l’administration en contrepartie du paiement au comptant (...) de ce montant. »

34. Le jugement du tribunal est en principe définitif en ce qui concerne le transfert de propriété, mais la partie relative au montant des indemnités peut faire l’objet d’un pourvoi.

35. Il ressort toutefois de deux arrêts versés au dossier par le Gouvernement que la Cour de cassation a estimé recevable, dans deux affaires, un pourvoi qui concernait la partie d’un jugement relative à la demande d’inscription.

36. Dans la première affaire (Yargıtay 5. Hukuk Dairesi, E.2016/18561, K.2017/9501, 29 mars 2017), il s’agissait d’un pourvoi formé par l’exproprié en vue de contester le jugement de première instance qui avait fait droit à l’action en expropriation intentée par l’administration (en ordonnant l’inscription du bien comme propriété de l’administration et le versement aux intéressés de l’indemnités consignée par l’autorité expropriante) alors que les conditions prévues par la loi n’étaient pas réunies.

37. Quant à la seconde affaire (Yargıtay 5. Hukuk Dairesi, E.2016/18996, K.2018/4943, 20 mars 2018), elle portait sur un pourvoi de l’administration, laquelle se plaignait de ce que le TGI eût rejeté son action en expropriation au motif qu’elle n’avait pas consigné l’indemnité dans le délai fixé et affirmait avoir versé la somme en question avant l’expiration du délai, fournissant des documents bancaires à l’appui de son allégation.

38. L’article 27 de la LRE permet de déroger à la procédure d’expropriation ordinaire (la « PEO ») en autorisant une prise de possession rapide des biens dont l’expropriation est envisagée. Dans des situations exceptionnelles, et notamment lorsque l’urgence a été constatée par décret, l’administration dispose ainsi de la possibilité de prendre légalement possession d’une propriété privée avant même que celle-ci ne soit expropriée.

39. Dans le cadre de cette procédure dite d’expropriation d’urgence, l’administration doit saisir le tribunal afin d’être autorisée à prendre possession du bien de façon anticipée. Le tribunal dispose d’un délai de sept jours pour ordonner le versement d’une indemnité d’expropriation, qui a un caractère provisionnel, et autoriser l’emprise sollicitée.

40. L’ensemble des autres démarches – qui sont identiques à celles de la PEO – sont accomplies ultérieurement. Ainsi, l’autorisation n’entraînant pas transfert de la propriété du terrain à l’administration expropriante, celle-ci doit négocier la cession avec le propriétaire, et, à défaut d’accord, suivre la procédure prévue à l’article 10 de la LRE.

41. Selon l’article 10 § 9, qui était en vigueur à l’époque des faits, lorsque le jugement relatif à une action en expropriation n’était pas intervenu dans le délai de 4 mois suivant l’introduction de celle-ci, l’indemnité d’expropriation était assortie d’intérêts au taux légal à compter de la fin de ce délai.

42. Cette disposition a été annulée par la Cour constitutionnelle le 18 août 2023 au motif que les intérêts au taux légal ne permettaient pas de compenser le préjudice subi par la personne expropriée du fait de l’érosion monétaire.

2. La jurisprudence de la Cour constitutionnelle relative à l’expropriation de facto

43. Dans les affaires où le bien d’un individu a fait l’objet d’une prise de possession de l’administration par voie de fait et où celui-ci s’est vu allouer une indemnité dans le cadre d’une action pour expropriation de facto, la Cour constitutionnelle, qui se réfère à cet égard à l’arrêt Sarıca et Dilaver c. Turquie (no 11765/05, 27 mai 2010), considère qu’il y a eu violation du droit au respect des biens aux motifs que la pratique consistant pour l’administration à occuper un bien et le transformer sans avoir indemnisé au préalable son propriétaire est illégale, qu’elle permet à l’administration de tirer profit de son comportement contraire au droit, qu’elle expose les justiciables au risque d’un résultat imprévisible et arbitraire, qu’elle n’est pas apte à assurer un degré suffisant de sécurité juridique et qu’elle ne saurait constituer une alternative à une expropriation en bonne et due forme (voir, parmi beaucoup d’autres, Erol Savaş ve diğerleri, 2019/3218, 22 février 2022).

44. La Cour constitutionnelle s’est prononcée sur le refus de consignation par l’administration de l’indemnité d’expropriation fixée par un tribunal dans sa décision Bayram Gök (no 2012/946, 26 mars 2013). Dans cette affaire, l’administration avait initié une action en expropriation relativement à un terrain qu’elle occupait sans base légale, mais avait finalement refusé de consigner l’indemnité fixée par le tribunal dans le cadre de la PEO. Au cours de la procédure, le requérant avait demandé au juge d’ordonner le paiement de l’indemnité et d’autoriser le recours à une procédure d’exécution forcée. Le tribunal de première instance avait rejeté l’action de l’administration en raison de l’absence de consignation et n’avait pas fait droit aux prétentions du requérant.

45. Saisie par l’intéressé, la Cour de cassation avait jugé que c’était à bon droit que le tribunal avait rejeté l’action en expropriation, rappelant à cet égard que le demandeur au pourvoi disposait de la faculté d’engager une action en expropriation de facto ou une action en cessation du trouble.

46. La Cour constitutionnelle a rejeté le recours individuel du requérant, qui se plaignait d’une atteinte à son droit de propriété, pour non-épuisement des voies de recours ordinaires. Après avoir rappelé que selon le code de procédure civile, le juge ne pouvait statuer que sur les prétentions formulées devant lui par le demandeur, elle a relevé que l’action dont avait été saisi le tribunal visait à l’obtention de l’inscription du bien au nom de l’administration, et qu’elle avait été introduite par celle-ci, et non pas par le requérant. Selon les juges constitutionnels, c’était la raison pour laquelle le TGI n’avait pas ordonné le paiement de l’indemnité sollicité par le requérant au cours de la procédure.

47. La Cour constitutionnelle a retenu, enfin, que l’intéressé, qui disposait de la faculté d’intenter une action en expropriation de facto, l’avait saisie sans avoir utilisé auparavant cette voie de droit.

EN DROIT

1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 du Protocole no 1 à LA CONVENTION

48. Les requérants se plaignent d’une atteinte à leur droit au respect de leurs biens. Ils reprochent à l’autorité expropriante de ne pas avoir respecté la procédure et d’avoir indûment retardé le paiement de l’intégralité de l’indemnité d’expropriation, et considèrent que le système juridique turc ne leur a pas offert de protection contre ce comportement qu’ils estiment illégal et arbitraire. Ils invoquent l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, qui est ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

1. Sur la recevabilité
1. Les exceptions du Gouvernement

49. Le Gouvernement soulève plusieurs exceptions d’irrecevabilité.

a) Les exceptions relatives à la règle de l’épuisement des voies de recours

50. Le Gouvernement soutient en premier lieu que les requérants n’ont pas épuisé les voies de recours internes.

1. Première branche de l’exception

51. Il explique que les intéressés pouvaient engager une action pour expropriation de facto, laquelle, précise-t-il, existe en droit turc depuis 1956. Il expose que cette action doit être introduite par le propriétaire du bien à l’encontre de l’administration, et qu’elle permet d’obtenir le transfert de la propriété à l’administration et la condamnation de celle-ci au versement d’une indemnité d’expropriation correspondant à la valeur marchande du bien.

52. Selon le Gouvernement, la pratique judiciaire en la matière est parfaitement constante et cohérente.

53. Il indique que la Cour constitutionnelle a d’ailleurs rejeté le recours des intéressés précisément parce qu’ils n’avaient pas fait usage de cette voie.

54. Il ajoute que le droit turc ne permet pas au tribunal saisi d’une action en expropriation par l’administration de requalifier la procédure en action pour expropriation de facto lorsque, comme en l’espèce, l’administration n’a pas consigné l’indemnité d’expropriation, et qu’il appartient par conséquent au propriétaire du bien d’engager une action distincte.

55. Le Gouvernement considère qu’une telle situation est tout à fait compatible avec le principe de la procédure unique rappelé notamment dans l’arrêt Alfa Glass Anonymi Emboriki Etairia Yalopinakon c. Grèce (no 74515/13, 28 janvier 2021), indiquant, à cet égard, que l’action en expropriation de facto permet de traiter dans la même procédure la question du transfert de propriété et toutes les questions relatives à l’indemnisation, ainsi que celles concernant les frais de procédure.

56. Il argue, en outre, que l’existence d’une procédure en expropriation fondée sur l’article 10 de la LRE n’empêche pas l’introduction d’une action pour expropriation de facto et ne constitue pas davantage un motif de rejet de celle-ci. Il fait observer, sur ce point, que les requérants ont pu introduire pareille action sans rencontrer d’obstacles.

57. Relevant, enfin, que ladite action est toujours pendante et que les intéressés pourront, le cas échéant, saisir la Cour constitutionnelle à l’issue de la procédure en question, il considère que les voies de recours n’ont pas été épuisées.

2. Seconde branche de l’exception

58. Le Gouvernement reproche par ailleurs aux requérants de ne pas avoir interjeté appel du jugement de première instance portant rejet de l’action de l’administration. Il soutient que l’exercice de ce recours aurait pu aboutir à l’infirmation du jugement par les juridictions internes, et estime qu’il est fort probable que, dans un tel cas, l’administration aurait effectué le paiement requis.

59. Selon lui, il ressortirait de certains arrêts de la Cour de cassation qu’un recours contre le jugement rendu en première instance dans une telle procédure est possible lorsque l’administration s’abstient de consigner l’indemnité d’expropriation (paragraphes 36 et 37 ci-dessus).

60. Il souligne, en outre, que le simple fait de nourrir des doutes quant aux perspectives de succès d’un recours donné ne constitue pas une raison propre à justifier la non-utilisation du recours en question.

3. Troisième branche de l’exception

61. Enfin, le Gouvernement expose que le TGI a ordonné le transfert de propriété sur le registre foncier à l’issue de la troisième procédure, et que cette partie du jugement était définitive. Il précise cependant que la partie relative au montant de l’indemnité pouvait faire l’objet d’un appel et, par la suite, d’un recours devant la Cour constitutionnelle. Il est d’avis que ces recours auraient dû être utilisés avant la saisine de la Cour.

b) L’exception relative à la qualité de victime

62. Le Gouvernement estime qu’à supposer que les requérants aient été initialement victimes d’une atteinte à leur droit, ils ne peuvent être considérés comme l’étant encore.

63. Pour étayer sa thèse, le Gouvernement expose que les intéressés ont finalement perçu la totalité du montant de l’indemnité fixée par le TGI, expliquant à cet égard que le TGI a déduit du montant de l’indemnité totale la somme reçue par eux en 2016 sans procéder à une actualisation de celle-ci, ce qui leur était favorable.

c) L’allégation d’abus de droit

64. Le Gouvernement soutient enfin que les requérants n’auraient pas informé la Cour de l’issue de la troisième procédure et de la circonstance que l’indemnité leur avait été versée. Il y voit un abus du droit de requête et invite la Cour à rejeter la requête pour ce motif.

2. Les arguments des requérants

65. Les requérants contestent les thèses du Gouvernement.

66. Ils allèguent que le rejet de l’action en expropriation intentée par l’administration était fondé sur l’absence de paiement de la somme due par celle-ci, et estiment qu’un recours contre la décision de rejet n’avait dès lors aucune chance de succès. À cet égard, ils font valoir que le droit turc ne permet pas aux tribunaux de requalifier la procédure et d’inverser les parties demanderesse et défenderesse.

67. Ils précisent que l’objet de l’action en expropriation était de faire déterminer le montant de l’indemnité et de faire inscrire le bien au nom de l’administration dans le registre foncier, et affirment qu’un recours contre le jugement de première instance n’aurait pu porter que sur le refus d’inscription au nom de l’administration. Dans ces conditions, ils considèrent qu’ils n’avaient aucun intérêt à contester le jugement, sauf à vouloir céder la propriété de leur bien sans obtenir le paiement d’une indemnité.

68. En ce qui concerne l’action en expropriation de facto, ils soutiennent que celle-ci n’aurait pu aboutir tant qu’une action en expropriation était pendante. En effet, le juge saisi de l’action pour expropriation de facto serait tenu de sursoir à statuer tant que l’action en expropriation est pendante car, selon eux, celle-ci doit être examinée en priorité. Or, expliquent-ils, le droit interne autorise l’administration à introduire une nouvelle procédure après le rejet d’une précédente action autant de fois qu’elle le souhaite et à retarder ainsi le paiement de l’indemnité alors qu’elle a déjà pris possession du bien.

69. Ils ajoutent que c’est exactement ce qu’a fait l’administration en l’espèce, tirant ainsi profit d’une lacune du système juridique.

70. Ils contestent par ailleurs les arguments du Gouvernement relatifs à la perte de la qualité de victime, arguant qu’ils n’ont perçu l’intégralité de l’indemnité que plus de 6 ans après la perte de leur bien, et qu’ils ont été privés des intérêts qui auraient dû courir, en application de l’article 10 § 9 de la LRE, à partir du quatrième mois suivant l’introduction de l’action.

71. Quant à l’exception tirée d’un abus du droit de requête, les requérants soutiennent qu’ils ont informés la Cour de l’ensemble des développements survenus après l’introduction de la requête par une lettre du 23 novembre 2022.

3. L’appréciation de la Cour

a) Sur l’exception relative à l’épuisement des voies de recours

72. La Cour considère que la première branche de l’exception concernant l’épuisement des voies de recours interne est intrinsèquement liée au fond du grief. Elle décide par conséquent de joindre cette partie de l’exception à l’examen au fond de la requête.

73. Pour ce qui est de la seconde branche de l’exception, la Cour relève que les parties s’accordent sur le fait que le droit interne turc ne permet pas aux tribunaux de requalifier une action en expropriation en action en expropriation de facto. Dès lors, elle ne voit pas comment un appel contre le jugement rendu dans le cadre de la première procédure aurait pu permettre aux requérants d’obtenir une condamnation de l’administration à leur payer l’indemnité d’expropriation. À cet égard, la Cour observe que les arrêts présentés par le Gouvernement ne concernent nullement des situations similaires à celle des intéressés, et que l’on ne saurait déduire desdites décisions de justice un principe dont il découlerait qu’un pourvoi pouvait aboutir au redressement d’un grief tel que celui des requérants. En revanche, il ressort clairement de l’arrêt de la Cour de cassation qui a donné lieu à la décision Bayram Gök qu’un pourvoi n’aurait été d’aucune utilité dans le cas des requérants (paragraphe 45 ci-dessus).

74. En ce qui concerne, enfin, la troisième branche de l’exception, la Cour note que le grief des requérants ne concerne pas le montant de l’indemnité. Par conséquent, elle n’aperçoit pas en quoi un recours portant sur le montant en question aurait permis de porter remède à leur grief.

75. La Cour estime par conséquent que les deuxième et troisième branches de l’exception doivent être rejetées.

b) Sur les autres exceptions d’irrecevabilité

76. La Cour rappelle qu’une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit en principe à lui retirer la qualité de « victime » aux fins de l’article 34 de la Convention que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention (Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 180, CEDH 2006-V). Ce n’est que lorsque ces conditions sont remplies que la nature subsidiaire du mécanisme de protection de la Convention s’oppose à un examen de la requête (Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2) [GC], no 14305/17, §§ 217‑223, 22 décembre 2020). Le requérant demeure une victime si les autorités n’ont reconnu ni explicitement ni en substance la violation alléguée par lui (Albayrak c. Turquie, no 38406/97, § 33, 31 janvier 2008), même si l’intéressé a reçu un certain dédommagement (Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 88, CEDH 2012).

77. En l’espèce, si les requérants ont finalement perçu l’intégralité de l’indemnité d’expropriation, ils n’ont pas pour autant été reconnus victimes de la violation alléguée sur laquelle porte le grief qu’ils soumettent à la Cour et qui concerne le refus par l’administration expropriante de se conformer à la procédure et le retard de paiement qui en est résulté.

78. Il s’ensuit que l’exception doit être rejetée.

79. Pour ce qui concerne enfin l’allégation d’abus du droit de requête individuelle, la Cour rappelle qu’une information incomplète et donc trompeuse peut s’analyser en un abus de droit de recours individuel, particulièrement lorsqu’elle concerne le cœur de l’affaire et que le requérant n’explique pas de façon suffisante pourquoi il n’a pas divulgué les informations pertinentes. Toutefois, même dans un tel cas, l’intention de l’intéressé d’induire la Cour en erreur doit toujours être établie avec suffisamment de certitude (Gross c. Suisse [GC], no 67810/10, § 28, CEDH 2014).

80. Se tournant vers les circonstances de l’espèce, la Cour relève que le 23 novembre 2022, soit peu de temps après la communication de l’affaire et très rapidement après le jugement rendu par le TGI concernant la troisième action en expropriation, les requérants ont informé la Cour des développements survenus après l’introduction de la requête, et notamment du versement par l’administration de l’indemnité fixée par le TGI.

81. Dès lors, on ne saurait leur reprocher une information incomplète ni une quelconque intention d’induire la Cour en erreur.

82. Par conséquent, la Cour rejette également l’exception du Gouvernement tirée d’un abus du droit de recours individuel.

2. Sur le fond
1. Les thèses des parties

83. Les requérants se plaignent du refus prolongé de l’administration de se conformer à la procédure en procédant au paiement de l’indemnité qui avait été fixée par le TGI, et du versement tardif de l’indemnité d’expropriation qui en est résulté. Ils considèrent que l’administration a tiré profit d’une lacune du système juridique, lequel ne leur aurait pas permis de se prémunir contre les agissements selon eux malveillants des autorités.

84. Le Gouvernement combat les arguments des requérants.

85. Il estime que la privation de propriété subie par les intéressés repose sur une base légale claire, à savoir les articles 10 et 27 de la LRE, et soutient que la procédure prévue par ces dispositions a été respectée, arguant, à cet égard, que l’administration n’a pas pris possession du bien avant d’y avoir été autorisée par l’ordonnance du TGI en date du 13 octobre 2016 (paragraphe 7 ci-dessus).

86. Il ajoute que ladite privation poursuivait un but d’intérêt général, en l’occurrence la construction d’une route.

87. Il considère en outre qu’elle a respecté le juste équilibre voulu par l’article 1 du Protocole no 1, avançant sur ce point les éléments suivants.

88. Il expose, tout d’abord, que l’administration a effectué le paiement de l’indemnité prévisionnelle fixée par le TGI dès le début de la procédure.

89. Il allègue ensuite qu’elle n’a pas immédiatement pris possession du bien après l’ordonnance du 13 octobre, affirmant, sur ce point, que selon les rapports d’expertise, l’administration n’a pas engagé de travaux immédiatement après avoir obtenu le droit d’emprise. D’après le Gouvernement, il ressortirait du procès-verbal de transport sur les lieux du 2 octobre 2020 (paragraphe 17 ci-dessus) et du rapport d’expertise établi dans le cadre de la seconde procédure que l’administration n’avait pas encore pris possession du bien à la date desdites investigations in situ. De plus, rien n’indiquerait que l’administration fût intervenue sur le terrain avant cette date. Le Gouvernement en déduit que les requérants ont pu continuer à jouir de leur bien pendant une longue période après l’ordonnance du 13 octobre 2016, et ajoute qu’en tous cas rien ne les empêchait de le faire.

90. Il fait valoir que le complément d’indemnité comme les intérêts ont été payés aux requérants dans le cadre de la troisième procédure en expropriation, et argue que c’est parce que les intéressés n’ont pas fait appel des décisions de rejet rendues dans le cadre des deux premières actions que celles-ci sont devenues définitives.

91. Le Gouvernement est par ailleurs d’avis que l’administration a agi de bonne foi en introduisant une nouvelle action environ deux mois après le rejet de la première et une troisième action cinq mois après le rejet de la seconde, le bref délai entre les actions devant selon lui être interprété comme le signe de la volonté de l’administration de mener au plus vite l’expropriation à son terme.

92. Il affirme que le défaut de paiement de l’indemnité dans le cadre des deux premières procédures était dû à des problèmes budgétaires et n’était donc pas imputable à la mauvaise foi de l’administration.

93. Il précise en outre que l’expropriation en question était partielle et que les requérants n’ont jamais été privés de l’accès à la partie non expropriée de leur bien.

94. Il réitère également l’argument selon lequel lorsque le TGI a fixé en 2022 l’indemnité d’expropriation à 8 765 747 TRY, il en a déduit, sans l’actualiser, la somme de 2 672 688 TRY qui avait déjà été payée par l’administration en 2016, ce qui était une mesure favorable aux requérants.

95. Enfin, le Gouvernement estime que les circonstances de l’espèce doivent être distinguées de celles de l’affaire Sarica et Dilaver (précitée) qui portait sur une expropriation de facto, c’est-à-dire une prise de possession en dehors de toute procédure légale, alors que dans la présente affaire, l’administration avait été autorisée par le TGI à prendre possession du bien.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur la norme applicable

96. La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 contient trois normes distinctes : la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, qui figure dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général. La deuxième et la troisième, qui ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au respect des biens, doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (voir, entre autres, Ališić et autres c Bosnie-Herzégovine, Croatie, Serbie, Slovénie et l’ex-République yougoslave de Macédoine [GC], no 60642/08, § 98, CEDH 2014).

97. Elle note que l’ingérence dans le droit au respect de leurs biens dont se plaignent les requérants est une expropriation, c’est-à-dire une privation de propriété, laquelle doit être examinée sur le terrain de la deuxième norme.

b) Sur le respect des exigences de l’article 1 du Protocole no 1

1. Principes applicables

98. La Cour rappelle que toute atteinte aux droits protégés par l’article 1 du Protocole no 1 doit satisfaire à l’exigence de légalité (Béláné Nagy c. Hongrie [GC], no 53080/13, § 112, 13 décembre 2016).

99. L’existence d’une base légale en droit interne ne suffit pas, en tant que telle, à satisfaire au principe de légalité. Il faut, en plus, que cette base légale présente une certaine qualité, celle d’être compatible avec la prééminence du droit et d’offrir des garanties contre l’arbitraire (Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, § 96, 25 octobre 2012).

100. À cet égard, il convient de noter que le terme « loi » figurant à l’article 1 du Protocole no 1 renvoie au même concept que lorsqu’il est utilisé dans le reste de la Convention. Il s’ensuit que les normes de droit sur lesquelles se fonde l’ingérence doivent être suffisamment accessibles, précises et prévisibles dans leur application. En particulier, une norme est « prévisible » lorsqu’elle offre une certaine garantie contre des atteintes arbitraires de la puissance publique. Toute ingérence dans l’exercice du droit au respect des biens doit, par conséquent, s’accompagner de garanties procédurales offrant à la personne ou à l’entité concernées une possibilité raisonnable d’exposer sa cause aux autorités compétentes, de manière à permettre une contestation effective des mesures litigieuses. Pour s’assurer du respect de cette condition, il y a lieu de considérer l’ensemble des procédures judiciaires et administratives applicables (Lekić c. Slovénie [GC], no 36480/07, § 95, 11 décembre 2018 et les références qui y figurent).

2. Application au cas d’espèce

101. La Cour observe qu’en 2016, l’administration a engagé une procédure d’expropriation d’urgence visant le bien des requérants, et que conformément à la législation en vigueur, à savoir l’article 27 de la LRE, elle a saisi à cette fin le TGI compétent, versé l’indemnité provisionnelle puis a pris possession du bien après y avoir été autorisée par l’autorité judiciaire.

102. Quoiqu’en dise le Gouvernement, il ne ressort nullement des rapports d’expertises que l’administration n’aurait pris possession du bien qu’après le 2 octobre 2020. En effet, le procès-verbal de visite des lieux dans le cadre de la première procédure indique clairement que toutes les constructions se trouvant sur la zone d’expropriation avaient été détruites et que de nouvelles infrastructures avaient été érigées sur la partie du bien non visé par l’expropriation (voir paragraphe 12 ci-dessus). Le procès-verbal de visite dressé au cours de la seconde procédure mentionne ne fait que confirmer ce point. En effet, il indique la présence de constructions et de silos sur le terrain des requérants et non sur la partie du terrain qui faisait l’objet de l’expropriation et précise que cette dernière faisait l’objet d’une emprise de l’administration (voir paragraphe 17 ci-dessus).

103. Par la suite, l’administration, toujours en application de la procédure prévue par la législation, a saisi le TGI sur le fondement de l’article 10 de la LRE afin de faire déterminer le montant de l’indemnité d’expropriation et d’obtenir le transfert de propriété.

104. Toutefois, cette première procédure n’a pas été menée à son terme et s’est soldée par une décision de rejet en raison du refus persistant de l’administration de consigner le complément d’indemnité dont le montant avait été déterminé par le TGI.

105. Une seconde procédure introduite par l’administration sur le fondement de l’article 10 de la LRE a également été rejetée, pour le même motif.

106. Ce n’est qu’au cours de la troisième procédure que l’administration a fini par consigner le complément d’indemnité et que les requérants ont enfin pu obtenir, le 10 novembre 2022, l’intégralité de leur indemnité d’expropriation.

107. En d’autres termes, l’intégralité de la somme à laquelle les requérants avaient droit en dédommagement de l’expropriation de leur bien ne leur a été versée que plus de six ans après la prise de possession de celui‑ci par l’administration, et ce en raison du comportement de l’autorité expropriante, qui a empêché que la procédure prévue par la loi fût menée à son terme.

108. La question que la Cour est dès lors appelée à trancher est celle de déterminer si le droit interne offrait des garanties suffisantes pour protéger les droits des requérants d’atteintes arbitraires de la puissance publique soit en les prévenant soit en y remédiant.

109. Elle constate, en premier lieu, que les parties s’accordent sur le fait que le droit interne n’autorise pas le juge de l’expropriation, lorsque l’administration s’abstient de consigner l’indemnité ou le complément d’indemnité, à requalifier l’action en expropriation dont il a été saisi en action pour expropriation de facto et à ordonner à l’administration de verser la somme en question. En d’autres termes, ledit juge ne peut prendre d’autre décision que celle de rejeter l’action.

110. La Cour observe ensuite que dans une procédure d’expropriation ordinaire, le rejet par le tribunal, lorsque l’administration n’a pas consigné l’indemnité d’expropriation, de l’action introduite par elle sur le fondement de l’article 10 de la LRE vise clairement à protéger les droits du propriétaire du bien en empêchant l’autorité expropriante d’en obtenir la propriété tant qu’elle n’a pas versé l’indemnité.

111. Le recours à ce procédé en matière d’expropriation d’urgence n’a cependant pas le même effet protecteur à l’égard du propriétaire du bien puisque, dans le cadre de ladite procédure, l’administration a déjà légalement pris possession du bien de façon anticipée. Au contraire, le rejet de l’action en raison du refus de consignation du complément d’indemnité par l’administration a pour conséquence de retarder le moment où l’exproprié pourra obtenir l’intégralité de l’indemnisation et permet à l’administration de tirer bénéfice de son propre comportement abusif.

112. Dans ces conditions, il apparaît que la seule voie qui s’offrait aux requérants face au défaut de consignation était l’introduction d’une action en expropriation de facto. Il convient donc de déterminer si pareille action était de nature à constituer une garantie suffisante.

113. À titre préliminaire, la Cour rappelle qu’en principe, lorsque les biens d’un individu font l’objet d’une expropriation, il doit exister une procédure qui assure une appréciation globale des conséquences de l’expropriation, incluant l’octroi d’une indemnité en relation avec la valeur du bien exproprié, la détermination des titulaires du droit à indemnité et toute autre question afférente à l’expropriation (Alfa Glass Anonymi Emboriki Etairia Yalopinakon c. Grèce, précité, §§ 36 à 44, et les références qui y figurent), de sorte que l’on ne peut exiger d’un requérant qui est partie à une procédure d’expropriation et qui a présenté des observations au sujet de l’indemnisation d’intenter une nouvelle action (Yel et autres c. Turquie, no 28241/18, § 72, 13 juillet 2021).

114. Or, l’obligation pesant sur l’exproprié de recourir à une procédure en expropriation de facto, c’est-à-dire d’introduire une nouvelle action se concilie mal avec le principe de la procédure unique décrite au paragraphe précédent.

115. La Cour rappelle également qu’elle a déjà eu à se prononcer sur des expropriations de facto à l’occasion de plusieurs affaires, et notamment dans l’arrêt Sarica et Dilaver (précité), dans lequel l’administration avait pris possession du terrain des requérants sans titre pour ce faire et où les intéressés avaient dû engager une action pour obtenir une indemnité d’expropriation.

116. La Cour a indiqué, dans cette affaire, que l’expropriation de facto constituait une pratique permettant à l’administration d’occuper un bien et de le transformer sans avoir indemnisé au préalable son propriétaire. Elle a relevé que ce sont les particuliers visés par cette mesure qui doivent entamer une action en indemnisation et engager des frais de procédure pour faire valoir leurs droits, alors qu’en matière d’expropriation formelle, la procédure est déclenchée par l’administration expropriante, qui doit en principe supporter les frais de justice à défaut de règlement amiable. La Cour a estimé que ce procédé rendant possible le contournement par l’administration des règles de l’expropriation formelle exposait les individus au risque d’un résultat imprévisible et arbitraire, qu’il n’était pas apte à assurer un degré suffisant de sécurité juridique, qu’il permettait à l’administration de tirer bénéfice de son comportement illégal et qu’il ne pouvait constituer une alternative à une expropriation en bonne et due forme, avant de conclure à la violation de l’article 1 du Protocole no 1.

117. Dans plusieurs affaires italiennes (voir, par exemple, Guiso‑Gallisay c. Italie, no 58858/00, § 91, 8 décembre 2005, ou Scordino c. Italie (no 3), no 43662/98, § 96, 17 mai 2005), elle a en outre retenu, pour conclure à la violation de ladite disposition, que le prix à payer par l’administration ayant recours au procédé en question n’était supérieur que de 10 % à celui acquitté dans le cas d’une expropriation en bonne et due forme.

118. La Cour relève que la Cour constitutionnelle adopte une approche similaire en la matière (paragraphe 43 ci-dessus).

119. Il est vrai que la situation en cause dans le cas d’espèce présente au moins une différence avec celles qui étaient soumises à la Cour dans les affaires susmentionnées : dans ces dernières, l’administration avait occupé et transformé les biens des requérants sans base légale alors qu’en l’espèce, la DGR a initialement agi dans un cadre légal, notamment en obtenant une déclaration d’utilité publique et une autorisation d’emprise émise par l’autorité judicaire, avant de méconnaître la procédure prévue par la loi.

120. Néanmoins, cette seule différence ne justifie pas d’adopter en l’espèce une autre approche. Que l’illégalité soit survenue dès le début ou par la suite en raison d’un refus de l’administration de se conformer à la procédure, le résultat est similaire (mutatis mutandis, Guiso‑Gallisay c. Italie, précité, § 87). En effet, l’action pour expropriation de facto ne permet pas de remédier à la circonstance que l’administration tire profit de son comportement abusif puisque, d’une part, elle n’empêche pas cette dernière de reporter le paiement de l’intégralité de l’indemnité à une date ultérieure à celle qu’induisait la procédure prévue à l’article 10 de la LRE et, d’autre part, elle n’entraîne aucun surcoût pour l’autorité expropriante, dont le comportement n’est pas sanctionnée. Cette situation n’est à l’évidence pas de nature à favoriser la bonne administration des procédures d’expropriation et à prévenir des épisodes d’abus.

121. Au demeurant, la Cour ne perd pas de vue que, comme le soulignent les requérants, la possibilité de poursuivre et de mener à son terme une action pour expropriation de facto est dans une certaine mesure tributaire du bon vouloir de l’administration, puisque l’introduction par celle-ci d’une action fondée sur l’article 10 en suspend l’examen.

122. D’ailleurs, l’action en expropriation de facto intentée par les requérants à la suite du rejet par le tribunal de la deuxième action en expropriation a été suspendue après l’introduction par l’administration d’une troisième action (voir paragraphe 24 ci-dessus).

123. La Cour note, par ailleurs, qu’absolument rien dans la règlementation ou dans la jurisprudence interne n’empêchait l’administration de s’abstenir à nouveau de consigner le complément d’indemnité tout en intentant une quatrième action après un rejet de la troisième, et d’obtenir par ce biais une nouvelle suspension de l’examen de l’action en expropriation de facto engagée par les requérants, repoussant ainsi à nouveau le paiement de l’intégralité de l’indemnité.

124. Il résulte de ce qui précède que la possibilité d’introduire une action en expropriation de facto ne permet pas de prévenir les agissements abusifs pouvant survenir dans le cadre d’une procédure d’expropriation d’urgence, ni de remédier à ceux-ci de façon effective.

125. La Cour estime donc que, dans les circonstances de l’espèce, le droit interne n’a pas offert aux requérants de garanties suffisantes contre des atteintes arbitraires de la puissance publique, de sorte que la privation de propriété subie par les intéressés ne peut passer pour avoir satisfait à l’exigence de légalité prévue par l’article 1 du Protocole no 1 (Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano, précité, § 143).

126. Par conséquent, il y a eu violation de cette disposition.

2. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

127. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

128. Les requérants demandent 210 483 livres turques (TRY) (soit environ 10 962 euros (EUR) à la date de la demande) au titre du dommage matériel qu’ils estiment avoir subi. Cette somme correspondrait aux intérêts, qu’ils auraient, selon eux, dû percevoir en vertu de l’article 10 § 9 de la LRE, couvrant la période allant du 24 juillet 2017 au 12 juin 2019.

129. Ils réclament en outre 20 000 TRY pour chacun des requérants, soit 80 000 TRY au total (environ 4 160 EUR à la date de la demande) pour préjudice moral.

130. Enfin, ils sollicitent le remboursement de certains frais qu’ils disent avoir dû exposés.

131. Le Gouvernement conteste l’ensemble des prétentions des requérants.

132. La Cour observe que les requérants n’ont perçu la totalité de l’indemnité d’expropriation que plusieurs années après avoir été privé de leur bien. Le TGI a certes actualisé le montant de l’indemnité complémentaire en tenant compte des prix de l’immobilier. Mais il n’en demeure pas que le retard avec lequel les requérants ont perçu leur complément d’indemnité n’a pas été indemnisé par l’octroi d’intérêts.

133. La Cour estime que ce préjudice matériel doit être dédommagé. Tenant compte du principe non ultra petita, elle décide d’octroyer conjointement aux requérants la somme de 10 962 EUR, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.

134. Elle considère en outre que les requérants ont subi un préjudice moral et octroie aux intéressés conjointement 4 160 EUR à ce titre, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.

135. Quant aux frais et dépens, la Cour rappelle qu’un requérant ne peut en obtenir le remboursement que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (voir, parmi d’autres, L.B. c. Hongrie [GC], no 36345/16, § 149, 9 mars 2023). En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer aux requérants la somme de 115 EUR tous frais confondus, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare, la requête recevable ;
2. Dit, qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
3. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, conjointement, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, en livres turques au taux applicable à la date du règlement:

1. 10 962 EUR (dix mille neuf cent soixante-deux euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage matériel

2. 4 160 EUR (quatre mille cent soixante euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;
3. 115 EUR (cent quinze euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 3 décembre 2024, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Hasan Bakırcı Arnfinn Bårdsen
Greffier Président

Appendix

Liste des requérants

No

|

Prénom NOM

|

Année de naissance

|

Nationalité

|

Lieu de résidence

---|---|---|---|---

1.

|

Feruzan ÇATAK

|

1944

|

turque

|

Bursa

2.

|

Suna ÇATAK

|

1965

|

turque

|

Bursa

3.

|

Ebru ÇATAK BİRGÜL

|

1974

|

turque

|

Bursa

4.

|

Mehmet Sadık DİNÇ

|

1949

|

turque

|

Bursa


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-238272
Date de la décision : 03/12/2024
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 1 du Protocole n° 1 - Protection de la propriété (Article 1 al. 1 du Protocole n° 1 - Privation de propriété)

Parties
Demandeurs : ÇATAK ET AUTRES
Défendeurs : TÜRKİYE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : Bursali, Amac

Origine de la décision
Date de l'import : 05/12/2024
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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