DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE CEYHAN c. TÜRKİYE
(Requête no 5576/19)
ARRÊT
Art 2 (matériel et procédural) • Obligations positives • Mineur ayant perdu une main dans l’explosion d’une munition qui avait été égarée suite à un exercice militaire dans une zone de tirs à proximité de son village • Absence de mesures promptes, concrètes et suffisantes pour sécuriser la zone dangereuse, informer la population, sensibiliser les mineurs et empêcher la découverte ou le déplacement par des civils des munitions militaires non-explosées • Défaut d’enquête effective • Action judiciaire éteinte par prescription environ quinze ans après les faits, les circonstances exactes de l’accident restant inconnues • Autorités nationales en défaut d’éclaircir les responsabilités pénales avec la célérité et la diligence requises
Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.
STRASBOURG
3 décembre 2024
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Ceyhan c. Türkiye,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Arnfinn Bårdsen, président,
Pauliine Koskelo,
Jovan Ilievski,
Saadet Yüksel,
Anja Seibert-Fohr,
Gediminas Sagatys,
Stéphane Pisani, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier de section,
Vu :
la requête (no 5576/19) dirigée contre la République de Türkiye et dont un ressortissant de cet État, M. Kadri Ceyhan (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 9 janvier 2019,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement ») le grief tiré de l’article 2 de la Convention et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 novembre 2024,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête porte sur les circonstances ayant entouré l’explosion d’une munition égarée lors d’un exercice militaire aux alentours du village où vivait le requérant, lequel perdit sa main droite, ainsi que sur l’efficacité de la procédure pénale menée à cet égard. Elle repose sur l’article 2 de la Convention.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1990 et réside à Diyarbakır. Il a été représenté par Mes R. Yalçındağ Baydemir, S. Çelebi et A. Zeytun, avocats exerçant dans le même département.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent de l’époque, M. Hacı Ali Açıkgül, ancien chef du service des droits de l’homme au ministère de la Justice de Türkiye.
4. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
1. La genèse de l’affaire
5. Une unité d’artillerie des forces de l’armée décida d’effectuer des exercices militaires, les 11 et 12 janvier 2007, dans une ancienne perrière sise à Karataş, à 3.5 km du village Şölen (district d’Ergani de Diyarbakır), où le requérant était berger.
Avant le lancement des exercices d’artillerie, un certain sergent-chef B. en parla officieusement à R.A., le mukhtar (maire de village) de Şölen, lui demandant d’avertir les villageois. Les 10 et 11 janvier 2007, à savoir la veille et le jour de l’exercice, R.A. fit deux annonces par le haut-parleur de la mosquée, en exhortant les villageois à ne pas s’approcher de la zone de tirs. R.A. allait confirmer plus tard qu’il n’avait jamais reçu d’avertissement officiel pour ce faire.
6. Durant les exercices effectués les 11 et 12 janvier, plusieurs tirs d’artillerie, dont des bombes à lanceur, eurent lieu. Lors de l’inspection réalisée après l’opération, il fut établi qu’une bombe de type RPG-7, une de type LAW et trois de type T-40 n’avaient pas explosées.
Le 13 janvier 2007, le colonel B.K., commandant responsable de l’exercice, dressa un compte-rendu à ce sujet et en informa le commandement supérieur. Le sous-officier Ö.Ö. de la brigade antimine fut ainsi chargé, en sa qualité de « surveillant », de la recherche et de la destruction des munitions non-explosées.
7. Les munitions découvertes furent détruites sous le contrôle du surveillant Ö.Ö. Malgré les efforts, l’une des bombes de type T-40 ne put être retrouvée, car le sol était couvert de neige.
Le compte-rendu constatant ce fait fut communiqué le 22 janvier 2007 au colonel B.K. qui chargea le major S.D., à savoir l’officier, dit de « S-4 », responsable de la logistique, d’entreprendre toute « action nécessaire ».
8. Selon le témoignage du mukhtar R.A., les gens du village ne furent jamais officiellement informés de la perte de cette munition non-explosée.
9. Environ deux mois plus tard, le 18 mars 2007, le requérant, alors âgé de 17 ans, se rendit avec son ami M.S.P. dans la zone de Karataş pour faire paître des animaux. Sur le chemin, près de la perrière, ce dernier découvrit un objet métallique et le donna au requérant qui le mit dans sa poche.
Après un moment, alors que M.S.P. s’était éloigné pour regrouper les animaux, le requérant fit tomber l’objet de sa poche, ce qui endommagea sa pointe. Il essaya de le démonter en le frappant sur un rocher. L’engin explosa au second coup.
M.S.P. courut vers le requérant et vit sa main droite arrachée au niveau du poignet. Les villageois arrivèrent sur les lieux et conduisirent le requérant à l’hôpital civil de Diyarbakır.
10. Selon le rapport médical provisoire du même jour, hormis sa main amputée, le requérant présentait également des blessures de shrapnel sur la zone fémorale droite ; son pronostic vital était engagé.
Deux morceaux de shrapnel retirés de sa jambe furent envoyés pour expertise et, après une intervention d’urgence, le requérant fut transféré à l’hôpital universitaire de Dicle.
11. Toujours le 18 mars 2007, à 13 h 20, le commandement de la gendarmerie d’Ergani fut informé de l’accident et dépêcha une équipe d’investigation. L’équipe préleva des morceaux de caillou, de terre, de vêtements et de chairs dispersés. Des pièces métalliques de 3 à 4 mm furent découvertes entre deux rochers.
2. L’enquête et la procédure pénale
12. Le lendemain, R.C., le père du requérant, déposa une plainte devant le parquet d’Ergani contre B.K. et S.D. (paragraphes 6 et 7 ci-dessus) qu’il tenait pour responsables de l’accident. Vraisemblablement, le parquet élargit l’enquête, sous le numéro de dossier 2007/421, en y incluant le sous-officier Ö.Ö. (paragraphe 6 ci-dessus).
13. Entendu le 18 avril 2007, R.C. expliqua au procureur qu’avant l’exercice, le mukhtar avait annoncé qu’il y aurait des tirs et que les villageois devaient être prudents, mais il n’y avait eu aucun appel à la vigilance pendant ou après l’exercice ni un avertissement de ne pas emmener les bêtes dans la zone. R.C. raconta qu’après l’accident, il était allé voir les lieux et avait découvert nombre de cartouches, dont certaines non-explosées, qu’il avait ramené à la maison ; il avait montré l’une de ces pièces à M.S.P. : c’était la même que celle qui avait blessé le requérant. Il s’agissait d’un engin de diamètre d’un verre à thé (4-5 cm) et long de 10-15 cm, avec un bout ovale en forme d’œuf et l’autre bout ressemblant à une pile. R.C. déclara qu’il allait livrer cet objet au parquet. Selon le Gouvernement, R.C. aurait précisé que l’objet en question contenait la mention « FUZE (missile) » accompagné d’un numéro de série.
14. Le 26 avril 2007, le parquet d’Ergani délivra en main propre au laboratoire criminel de la police de Diyarbakır deux munitions. La première portait la mention « PD M533 FUZE HWC97F873-023 » et la seconde, « CTG.40 MM HE K 200 ». Il s’agissait des pièces que R.C. avait livrées au parquet (paragraphe 13 in fine ci-dessus).
15. Le 1er mai 2007, le laboratoire criminel de la gendarmerie de Van rendit son expertise sur les spécimens prélevés le jour de l’accident (paragraphe 11 ci-dessus). Selon le rapport, rien ne permettait de déterminer l’origine exacte des 13 pièces métalliques en aluminium endurcies découvertes in situ ni des deux shrapnels retirés de la jambe du requérant ; en revanche, ces deux dernières pièces et les échantillons de terre contenaient des traces de l’explosif RDX ; aussi ces composant pouvaient-ils appartenir à une munition de guerre.
16. Le 8 mai 2007, le laboratoire criminel de la police de Diyarbakır (paragraphe 14 ci-dessus) délivra son rapport. Les deux engins à expertiser étaient des munitions fabriquées à des fins militaires et utilisées par les forces de l’armée et de sécurité. La première pièce correspondait à la « fusée[1] » à percussion d’une bombe pour lanceurs ; après le tir, cette pièce n’a pas explosé, faute d’avoir percuté un sol dur, et s’est détachée de « l’obus[2] ». La seconde pièce consistait en un composant complet fusée et obus d’une bombe pour mitrailleur de grenades ; elle a été tirée, mais n’a pas explosé au contact ; elle était fonctionnelle et présentait un risque d’explosion imminent.
17. Le 18 mai 2007, le maire du village de Şölen écrivit au parquet, précisant n’avoir jamais reçu de notification, écrite ou verbale, concernant cet exercice militaire.
18. Le 23 juillet 2007, le parquet d’Ergani déclina sa compétence ratione personae dans le chef du sous-officier Ö.Ö. (paragraphe 12 ci-dessus) en faveur du parquet militaire du commandement du 7e corps de l’armée de Diyarbakır (« le parquet militaire »), pour ces motifs :
« Le délit commis contre la victime est celui de blessures involontaires. Ce délit a résulté en des agissements inattentionnés et imprudents, des négligences dans l’exercice des fonctions de la part du mis en cause (...). Les blessures sont survenues en raison de l’absence de recherches et d’inspections adéquates après l’exercice de tirs ainsi que d’une quelconque initiative pour informer les habitants de la région au sujet de l’existence de munitions non-explosées dans la zone afin qu’ils puissent agir avec précaution, et de l’inattention et l’imprudence même de la victime, lesquelles se sont ajoutées à ces négligences.
L’acte reproché au mis en cause (...) est d’avoir omis de s’acquitter dûment d’une mission qui lui avait été confiée, en d’autres termes, il s’agit d’un abus dans l’exercice des fonctions (...).
Étant donné que le suspect est un régulier de l’armée et que le délit en question est commis pendant et du fait de l’exercice de ses fonctions, l’enquête y afférente ne relève pas de notre parquet. »
19. Il ressort du dossier que le parquet militaire ouvrit une enquête sous le no 2007/1680 à l’encontre des officiers B.K. et S.D.
Dans ce contexte, il sollicita le parquet militaire du commandement de l’armée de terre à Ankara pour qu’il fasse procéder à une évaluation factuelle. En ce qui concerne la bombe T-40 qui n’avait pu être retrouvée en raison du sol enneigé, le rapport y afférent soulignait que, si la zone concernée avait été marquée avec un drapeau de signalisation le 8 janvier 2007, rien n’indiquait que cela avait été toujours le cas à la date de l’accident ; si les gardes de village de Şölen avaient été verbalement avertis de l’exercice, la préfecture locale n’en avait pas été informée et l’écrit officiel qu’elle devait émettre a été omis ; l’obligation de déminage du terrain de tirs appartenait à l’unité qui a pratiqué l’exercice et le commandement concerné devait d’office prendre l’initiative de rechercher la bombe égarée après la fonte des neiges, faute de quoi sa responsabilité institutionnelle se trouvait engagée.
20. Le parquet militaire entendit le colonel B.K., en sa qualité de témoin et suspect. Celui-ci affirma avoir ordonné que les habitants de la région soient notifiés au sujet des tirs la veille et le jour de l’exercice, alors que cela ne relevait pas de ses fonctions ; il précisa que son commandement supérieur, qui avait dépêché un surveillant sur les lieux (paragraphe 6 ci-dessus), avait connaissance de cette bombe égarée ; il n’avait pas informé la population au sujet des recherches des munitions non-explosées, car il n’était pas habilité à communiquer avec l’instance préfectorale en la matière.
21. Le major S.D. fut aussi interrogé. Il précisa qu’il avait été désigné comme officier de S-4 (paragraphe 7 ci-dessus) pour des raisons pratiques, juste parce qu’il se trouvait à Ergani à l’époque des faits ; il n’avait pas les pouvoirs d’un vrai responsable S-4, sa tâche étant limitée à inventorier le matériel militaire fourni et consommé, comme il l’a fait au sujet de la bombe T-40 litigieuse ; du reste, l’information du publique, les travaux de recherche ou de sécurité ne relevaient pas de ses attributions.
22. Le 31 décembre 2013, le parquet militaire déféra les officiers B.K. et S.D. devant le tribunal militaire du commandement du 7e corps de l’armée de Diyarbakır (« le tribunal militaire »), pour abus dans l’exercice des fonctions par voie de négligences. Outre les informations susmentionnées, le parquet releva que les écrits échangés entre les différents services militaires concernés étaient muets :
– sur les mesures de sécurité prises dans la zone de tirs à partir du début de l’exercice jusqu’au 13 janvier 2007, date de recherche des munitions non-explosées ;
– sur un avertissement lancé à la population locale en vertu du compte-rendu du 13 janvier 2007 constatant l’existence de munitions non-explosées dans la zone ;
– sur l’identité du personnel militaire qui aurait préalablement informé le mukhtar R.A. qu’un exercice aurait lieu dans la région ;
– sur la question de savoir si le compte-rendu faisant état de la perte d’une bombe T‑40 sur les lieux avait été porté à la connaissance du commandement supérieur.
Le réquisitoire fut notifié au requérant le 6 février 2014.
23. Le tribunal militaire, après avoir auditionné tous les protagonistes et réexaminé les éléments du dossier, désigna un comité de trois experts pour évaluer les circonstances litigieuses à la lumière de la règlementation militaire. Le comité a rendu son rapport détaillé le 21 avril 2015. Ses conclusions se résument comme suit :
« a. Il y a une responsabilité institutionnelle du fait d’avoir, pendant une certaine période antérieure, utilisé comme zone de tirs un terrain n’ayant pas la qualité d’une zone de tirs, et ce, sans prendre les mesures matérielles de sécurité nécessaires ;
b. Si le commandant colonel B.K. avait donné, avant les tirs, les ordres et instructions nécessaires, il a néanmoins manqué d’informer les instances supérieures au sujet des munitions non-explosées après l’exercice ainsi que d’assurer le suivi et la coordination de la mise en sécurité du lieu où pourrait se trouver la bombe non-explosée ;
c. Quant au personnel S.D., missionné en tant qu’officier de la logistique, bien qu’il ait déclaré que sa fonction se limitait à reporter la consommation de matériel sur l’inventaire des munitions non-explosées, il est clair que la mission qui lui avait été confiée était de d’entreprendre toute « action nécessaire », voulant dire qu’il avait toute la responsabilité pour gérer la situation, mais il n’a pas accompli entièrement sa tâche ;
d. Il ressort des témoignages versés au dossier que la population vivant dans la région [savait] que la zone était utilisée comme zone de tirs et qu’elle y pouvait trouver des munitions non-explosées ; il s’ensuit que, même si cela n’ôte pas la responsabilité de l’unité qui a effectué les tirs, la victime Kadri Ceylan, qui avait 17 ans au moment des faits, a été fautif concernant les mesures à prendre pour sa propre protection, car il pouvait concevoir – fût-ce en partie – que l’engin qu’il avait trouvé puisse être dangereux et abandonner cet objet pour s’en protéger ou bien en informer le mukhtar ou quelqu’un plus âgé que lui. »
24. Par un jugement du 1er juin 2015, le tribunal militaire déclara, à la majorité, les officiers B.K. et S.D. coupables des négligences relevées ci‑dessus et condamna chacun à une amende de 3 000 livres turques (TRY) (environ 980 euros (EUR)) pour abus dans l’exercice de leurs fonctions, soulignant qu’aucune responsabilité concurrente ne pouvait être retenue contre le requérant, qui était mineur au moment des faits et n’avait pas encore effectué son service militaire, et qui, partant, n’était pas en mesure d’évaluer la dangerosité d’une munition égarée.
Le juge dissident H.G. mit en exergue un manquement d’enquête. Selon lui, il aurait notamment fallu comparer le nombre des bombes T-40 retirées du dépôt de munitions avec celui des bombes utilisées lors de l’exercice et de vérifier si le numéro de série de la munition livrée au parquet par R.C. correspondait bien au lot de bombes utilisées pendant l’exercice (paragraphes 14 et 16 ci-dessus).
25. B.K. et S.D. se pourvurent devant la Cour de cassation militaire, mais pas le requérant.
Le 2 décembre 2015, le parquet militaire requit l’acquittement des deux officiers.
Par un arrêt du 15 mars 2016, le verdict attaqué fut confirmé.
26. Le 15 avril 2016, le procureur près la Cour de cassation militaire forma objection contre cet arrêt quant au fond devant la plénière de la Cour de cassation militaire.
Par un arrêt du 9 juin 2016, la plénière, à la majorité, infirma la condamnation prononcée en première instance.
27. Pour ce faire, elle tint compte d’un rapport d’expertise privée, versée au dossier par le colonel B.K., mais omis par les juges de première instance. Selon ce rapport, lorsqu’une bombe de T-40 était tirée, ses composants fusée et obus, à savoir le mécanisme de mise à feu et la charge offensive, se dirigent vers la cible, alors que la « douille » (enveloppe en métal contenant la charge propulsive) reste forcément sur place ; il serait donc impossible de découvrir sur un terrain une bombe complète, lancée mais non explosée (paragraphe 16 ci‑dessus).
La plénière se référa également à l’opinion dissidente du juge H.G. (paragraphe 24 in fine ci-dessus), considérant que, à supposer que la blessure litigieuse ait bien résulté de l’explosion d’une munition de T-40, il était impossible de déterminer, neuf ans après les exercices, quelle unité militaire avait usé de cette munition et quand. En outre, l’explosif RDX, dont les résidus avaient été relevés lors de l’examen balistique (paragraphe 15 in fine ci‑dessus), était utilisé non seulement dans la fabrication des bombes T-40, mais aussi dans celle de plusieurs autres types de munitions.
La plénière conclut qu’en fait, il n’avait pas été établi avec certitude que l’explosif ayant blessé le requérant était une bombe de T-40 ; l’engin fonctionnel que la victime avait trouvé sur le sol ou celui, également complet, fourni par son père, ne pouvaient être des bombes tirées mais non-explosées ; rien ne permettait donc de dire que la victime était blessée par une bombe active égarée par l’unité militaire ayant pratiqué l’exercice.
En vertu du principe in dubio pro reo, il y avait donc lieu d’acquitter les prévenus.
28. Le 5 octobre 2016, le tribunal militaire d’instance, ressaisi du dossier, déclina sa compétence ratione personae, dans le chef de B.K., car ce dernier, entre-temps, avait été promu au grade de général de brigade et les procès contre les généraux relevait de la compétence du tribunal militaire près l’État‑major. Cela valait aussi pour le major S.D., compte tenu de la connexion entre les circonstances factuelles reliant les deux protagonistes.
29. Toutefois, avant la reprise de la procédure, par un référendum du 16 avril 2017, la loi no 6771 portant modification de la Constitution fut adoptée et toutes les juridictions militaires furent abolies.
Le 31 mai 2017, le haut conseil de la magistrature décida de la répartition des affaires pendantes entre les juridictions de droit commun et la présente affaire fut confiée au parquet de Diyarbakır et à la 3e chambre du tribunal correctionnel du même département.
30. Le 27 octobre 2017, le requérant fut réentendu par commission rogatoire à Ergani. Il se limita à décrire le déroulement du jour de l’accident et déclara maintenir sa plainte initiale.
31. Par un jugement du 4 décembre 2018, le tribunal correctionnel acquitta les deux accusés, faisant sienne la motivation précédente de la plénière de la Cour de cassation militaire (paragraphe 27 ci-dessus).
Le requérant se pourvu en cassation.
32. Par un arrêt du 16 février 2022, la Cour de cassation infirma le jugement attaqué et déclara l’action éteinte, par prescription, stipulant que le délai était de 12 ans après la date du fait incriminé, à savoir le 18 mars 2007.
La procédure se clôtura ainsi définitivement.
33. Le dossier est muet sur le sort du sous-officier Ö.Ö. (paragraphe 18 ci-dessus).
3. L’action administrative de pleine juridiction
34. Le 29 mai 2007, le requérant fit au ministère de l’Intérieur une demande préalable d’indemnisation. Celui-ci ne répondit pas, ce qui valait rejet tacite de la demande et ouvrait ainsi la voie à une action de pleine juridiction. Le requérant n’exerça pas cette voie.
35. Le 26 novembre 2014, après avoir eu notification du réquisitoire du parquet militaire (paragraphe 22 in fine ci-dessus), le requérant adressa au ministère de la Défense une seconde demande préalable d’indemnisation, laquelle fut déclinée le 4 décembre suivant.
Sur ce, le 4 février 2015, le requérant intenta une action de pleine juridiction devant le tribunal administratif de Diyarbakır, réclamant un dédommagement tant matériel que moral.
36. Le tribunal désigna un expert afin de déterminer le taux d’invalidité du requérant et du préjudice qui en a résulté. Dans son rapport du 13 février 2017, l’expert, se référant à une attestation de l’hôpital universitaire de Dicle, conclu que le requérant était handicapé à 56 % et que sa perte à gagner de ce fait s’évaluait à 375 482,21 TRY (environ 95 786 EUR à la date pertinente).
37. Par un arrêt du 17 avril 2017, le tribunal entérina ces conclusions et donna gain de cause au requérant ; il lui accorda la somme susmentionnée (96 378,81 EUR à cette date) pour dommage matériel et 50 000 TRY (environ 12 834 EUR) pour dommage moral.
38. Le ministère de la Défense fit appel de ce jugement devant le tribunal administratif régional de Gaziantep.
Cette juridiction infirma, à la majorité, le jugement attaqué pour motif de prescription. Les juges observèrent que l’incident litigieux avait eu lieu le 18 mars 2007 et que le requérant avait formulé sa première demande préalable d’indemnisation le 29 mai 2007 (paragraphe 34 ci-dessus). Il ressortait de cette demande que la partie demanderesse avait connaissance d’un lien de causalité entre la blessure causée par l’explosion d’une munition et une omission imputable aux autorités militaires. Le requérant aurait dû donc saisir la justice administrative dans les 60 jours à compter de la date du refus tacite de cette demande par le ministère de l’Intérieur. Aucun fait nouveau n’étant intervenu à partir de ce moment, la seconde demande préalable d’indemnisation du 26 novembre 2014 ne pouvait faire courir un nouveau délai pour ester.
39. Le requérant se pourvut contre cet arrêt devant le Conseil d’État, au motif que le caractère administratif des circonstances à l’origine de sa blessure n’avait été établi qu’avec le dépôt du réquisitoire du 31 décembre 2014 (paragraphe 22 ci-dessus). C’est la seconde demande préalable formulée après la notification de ce réquisitoire qui devait donc être prise en compte dans la détermination du dies a quo du délai de prescription.
40. Par un arrêt du 10 octobre 2022, le Conseil d’État fit droit au requérant et cassa définitivement l’arrêt du tribunal administratif régional de Gaziantep.
Selon toute vraisemblance, la procédure est toujours pendante devant les juridictions administratives.
4. Le recours individuel devant la Cour constitutionnelle
41. Le 12 février 2014, alors que la procédure administrative était pendante (paragraphe 35 in fine ci-dessus), le requérant introduisit devant la Cour constitutionnelle un recours individuel, faisant grief d’une violation de son droit à la protection de sa vie, sous l’angle tant matériel que procédural. Il invoquait les articles 17 (droit à la vie) et 40 (droit à un recours efficace) de la Constitution ainsi que les articles 6, 13 et 14 de la Convention.
42. La Cour constitutionnelle trancha le 17 mai 2018. Elle observa d’emblée que l’enquête menée promptement sur l’affaire avait entrainé la condamnation par le tribunal militaire des officiers B.K. et S.D. à des amendes et que le requérant n’avait pas fait appel de ce jugement (paragraphes 24 et 25 ci-dessus).
Au demeurant, rien ne permettant de penser que le requérant ait été volontairement blessé, les voies de réparation pécuniaire s’avéraient suffisantes pour redresser le tort commis par des négligences imputables à l’administration, sans que les individus qui en sont responsables dussent être sanctionnés au pénal. En l’espèce, l’État n’était donc pas tenu de mettre en œuvre un système d’enquête propre à conduire à la condamnation pénale des officiers accusés de négligences et une action de pleine juridiction était appropriée dans le cas d’espèce, mais le requérant n’avait pas encore mené cette action à son terme.
La Cour constitutionnelle rejeta le recours pour motif de non-épuisement des voies de recours internes.
Cet arrêt fut notifié au requérant le 11 juillet 2018.
LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT
43. Le droit interne pertinent concernant la voie de recours administrative est décrit notamment dans les affaires İlhan c. Turquie ([GC], no 22277/93, §§ 41, 42 et 44, CEDH 2000‑VII), et Öneryıldız c. Turquie ([GC], no 48939/99, §§ 49-50, CEDH 2004-XII).
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION
44. Le requérant se plaint d’une violation de son droit à la protection de sa vie, soulignant que c’est par pur hasard qu’il a survécu à sa blessure. Il invoque, sous son volet tant matériel que procédural, l’article 2 de la Convention, qui est ainsi libellé en ses passages pertinents en l’espèce :
« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. »
1. Sur la recevabilité
45. Le Gouvernement rappelle que si l’atteinte au droit à la vie n’est pas intentionnelle, en d’autres termes, si elle est provoquée par négligence, l’obligation positive découlant de l’article 2 de mettre en place « un système judiciaire efficace » peut être satisfaite par la mise en œuvre de procédures administratives de dédommagement. Sur ce point, il invite la Cour à se départir de son approche dans l’affaire Oruk c. Turquie (no 33647/04, 4 février 2014), où elle avait conclu qu’il ne pouvait être remédié à l’atteinte au droit à la vie par le seul octroi de dommages-intérêts, compte tenu du degré des négligences commises par les autorités militaires.
Selon le Gouvernement, les conclusions de la Cour dans les affaires similaires dont elle a été saisie après l’affaire Oruk s’avèreraient davantage pertinentes pour le cas d’espèce. Il cite, comme exemples, les affaires Akdemir et Evin c. Turquie (nos 58255/08 et 29725/09, 17 mars 2015), Abdulhamit Yılmaz c. Turquie ((déc.), no 7755/10, 24 mai 2016), Sarıhan c. Turquie (no 55907/08, 6 décembre 2016), Abdulbari Tamuçu et autres c. Turquie ((déc.), no 37930/09, 24 janvier 2017), et Sarur c. Turquie (no 55949/11, 2 mai 2017), où la Cour a jugé que lorsqu’était en cause une négligence de la part des agents de l’État dans l’application de la réglementation relative à la destruction de munitions militaires, une voie de réparation pouvait passer pour adéquate et suffisante.
46. Pour le Gouvernement, rien ne permettant de distinguer la présente affaire des exemples susmentionnés, le requérant devait épuiser la voie de recours administratif, comme la Cour constitutionnelle l’a d’ailleurs souligné dans son arrêt du 17 mai 2018 (paragraphe 42 ci-dessus). Certes le requérant a exercé cette voie, mais la procédure y afférente est toujours pendante. Aussi, la requête doit-elle être rejetée pour motif de non-épuisement, d’autant qu’après clôture de cette procédure le requérant aura de surcroît la possibilité de ressaisir la Cour constitutionnelle.
47. En ce qui concerne l’aspect pénal du cas d’espèce, le Gouvernement reproche au requérant d’avoir omis d’introduire devant la Cour constitutionnelle un recours individuel pour dénoncer précisément l’inefficacité de la procédure pénale menée et notamment le fait qu’elle soit clôturée par prescription (paragraphe 32 ci-dessus).
Par conséquent, la requête devrait être déclarée irrecevable également en sa branche pénale pour non-épuisement des voies de recours internes.
48. Le requérant conteste ces thèses, affirmant avoir fait tout ce qui était en son pouvoir pour faire valoir au niveau interne ses droits découlant de l’article 2 de la Convention.
49. La Cour estime que, dans les circonstances de l’espèce, les deux exceptions du Gouvernement, tirées du non-épuisement des voies de réparation administrative et de recours constitutionnel, sont étroitement liées à la question de savoir quelles obligations pesaient sur les autorités nationales en vertu de l’article 2 de la Convention dans le contexte d’une activité militaire dangereuse, ainsi qu’à la question de l’adéquation de la réponse judiciaire donnée face aux allégations en cause.
Partant, elle décide de les joindre au fond.
50. Constatant par ailleurs que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Arguments des parties
51. Le requérant soutient que la munition qui l’a rendu handicapé à vie aurait dû rester sous le contrôle de l’armée. Or, elle a été abandonnée sur un terrain ouvert et s’est retrouvée entre ses mains alors qu’il faisait paître des animaux. Cette zone était utilisée par les bergers, mais aucune clôture, aucun panneau ou aucune signalétique n’y avait interdit l’accès et aucune information n’avait été faite aux villageois quant à la présence de munitions non explosées dans la zone.
Le requérant déplore aussi qu’en dépit de ces circonstances et après plus de quinze ans de procédures infructueuses, les responsables sont finalement restés impunis.
52. Le Gouvernement rappelle qu’avant de démarrer les exercices d’artillerie, l’unité militaire avait fait annoncer via le mukhtar du village qu’il y aurait des tirs dans la région et que les gens ne devraient pas s’approcher de la zone. S’il y a eu certaines munitions non-explosées après les exercices, celles-ci ont été retrouvées et détruites sauf une bombe T-40, car la zone était couverte de neige.
53. La procédure pénale menée en l’espèce a d’abord entraîné la condamnation de deux officiers, mais ils ont été acquittés par la suite, car selon l’expertise effectuée sur la pièce métallique retrouvée sur les lieux par le requérant, il était impossible de déterminer s’il s’agissait bien de la bombe de lance-grenade T-40 égarée par l’armée lors dudit exercice.
54. Le Gouvernement souligne, par ailleurs, qu’au moment des faits le requérant était âgé de 17 ans et savait que la zone où il était allé faire paître des animaux était « une zone d’exercice militaire ». En effet, le 24 avril 2007, juste après l’incident, il aurait déclaré devant le procureur de la République qu’en janvier-février 2007, une unité de la gendarmerie était venue d’Ergani et avait effectué des exercices militaires à l’endroit où il a trouvé la munition litigieuse ; il aurait ajouté qu’il avait été annoncé via les haut-parleurs de la mosquée que l’endroit où les tirs « avaient été effectués » était dangereux et que les villageois ne devaient pas s’en approcher.
R.A., le mukhtar du village avait lui aussi déclaré qu’on l’avait informé de l’exercice et qu’il avait annoncé l’heure et le lieu des tirs, la veille et le jour de l’opération, avertissant les villageois de ne pas s’approcher de la zone. Du reste, M.S.P. avait expliqué avoir demandé au requérant de « ne pas prendre cet objet » qui pourrait être dangereux. Malgré tout, le requérant l’a gardé et a provoqué son explosion, alors qu’il avait la capacité et était en âge de comprendre le risque évident de frapper pareil objet sur une pierre.
À cet égard, le Gouvernement invite la Cour à confirmer son approche tenant compte de l’âge des victimes d’accidents causés par des munitions et se réfère à l’affaire Sarıhan c. Turquie, précitée, où il est dit :
« (...) à l’époque de l’incident, le requérant avait 12 ans et que, par conséquent, il était en mesure de comprendre les risques inhérents à son entrée dans un terrain militaire interdit d’accès. Ainsi, vu les méthodes d’information et d’avertissement utilisées par les autorités nationales, la Cour estime qu’il était peu probable qu’il n’était pas au courant du fait que le terrain en question était miné. »
Nonobstant l’aspect incontestablement tragique de la présente affaire, le Gouvernement estime que l’élément d’imprévisibilité du comportement humain et le fait que le requérant ait été fautif devraient être décisifs dans l’appréciation de la Cour.
55. Sous l’angle procédural de l’article 2 de la Convention, le Gouvernement se dit conscient du problème lié aux durées des deux procédures pénale et administrative diligentées en l’espèce. En revanche, il souligne que dans les deux procédures, le requérant n’a souffert d’aucune restriction quant à l’exercice de son droit à bénéficier de l’assistance d’un avocat et de contester les décisions rendues par les autorités judiciaires.
56. Le Gouvernement, rappelant que l’obligation de mener à bien une enquête efficace est une obligation de moyen, affirme qu’en l’espèce les juridictions pénales ont utilisé tout leur pouvoir pour élucider les circonstances de l’accident, même si, malgré les efforts, elles n’ont pu établir avec certitude que la munition qui avait causé la blessure du requérant était une munition utilisée lors des exercices militaires litigieux.
57. Quant à l’action de pleine juridiction, le Gouvernement rappelle juste que cette procédure est encore pendante.
2. Appréciation de la Cour
a) Considérations liminaires
58. Il convient de noter à titre liminaire et nonobstant le fait que le Gouvernement ne conteste pas l’applicabilité de l’article 2 de la Convention, que la Cour a déjà examiné des griefs soulevés sous l’article 2 dans des affaires similaires où les victimes – dont le pronostic vital était engagé comme en l’espèce (paragraphe 10 ci-dessus) – ont survécu aux accidents d’explosion mortelle (voir, par exemple, Alkın c. Turquie, no 75588/01, § 29, 13 octobre 2009, Perişan et autres c. Turquie, no 12336/03, §§ 88-90, 20 mai 2010, Peker c. Turquie (no 2), no 42136/06, § 41, 12 avril 2011, et Akdemir et Evin, précité, § 46).
La Cour note ensuite que le requérant n’a aucunement argué que l’État défendeur avait délibérément cherché à provoquer une atteinte à sa vie en abandonnant des munitions non explosées après les exercices militaires. Dans le contexte de la présente affaire, sa tâche consiste donc à déterminer si l’État avait pris toutes les mesures nécessaires pour empêcher que la vie du requérant fût inutilement mise en danger. C’est dans ce contexte que la Cour rappelle donc les principes de sa jurisprudence.
b) Principes généraux
1. Volet matériel de l’article 2 de la Convention
59. La première phrase de l’article 2 § 1 de la Convention garantit le droit à la vie en des termes généraux et, dans certaines circonstances bien définies, elle fait peser sur les États l’obligation positive de prendre toutes les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de leur juridiction (voir, notamment, L.C.B. c. Royaume-Uni, 9 juin 1998, § 36, Recueil des arrêts et décisions 1998‑III, Paşa et Erkan Erol c. Turquie, no 51358/99, §§ 24 et 30, 12 décembre 2006, et Oruk, précité, § 42),
60. Cette obligation doit être interprétée comme valant dans le contexte de toute activité publique ou non, susceptible de mettre en jeu le droit à la vie, et a fortiori dans le domaine spécifique des activités dangereuses (Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, §§ 69-74, CEDH 2004-XII, Kolyadenko et autres c. Russie, nos 17423/05, 20534/05, 20678/05, 23263/05, 24283/05 et 35673/05, § 158, 28 février 2012, et Oruk, précité, § 44), mais pas de manière à imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif, en perdant de vue, en particulier, l’imprévisibilité du comportement humain et les choix opérationnels à faire en termes de priorités et de ressources (A. et autres c. Turquie, no 30015/96, § 45, 27 juillet 2004, Albekov et autres c. Russie, no 68216/01, § 79, 9 octobre 2008, Oruk, précité, § 45, et Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie [GC], no 41720/13, § 160, 25 juin 2019).
En effet, toute menace présumée contre la vie n’oblige pas les autorités, au regard de la Convention, à prendre des mesures concrètes pour en prévenir la réalisation. Toutefois, il en va autrement, notamment lorsqu’il est établi que lesdites autorités savaient ou auraient dû savoir sur le moment qu’un ou plusieurs individus étaient menacés de manière réelle et immédiate dans leur vie, et qu’elles n’ont pas pris, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures nécessaires et suffisantes pour pallier ce risque (voir, par exemple, Paşa et Erkan Erol, précité, § 31).
61. L’obligation positive de prendre toutes les mesures nécessaires à la protection de la vie implique avant tout le devoir primordial de mettre en place un cadre législatif et administratif visant une prévention efficace et dissuadant de mettre en péril le droit à la vie.
62. À cet égard, la Cour souligne que, dans le domaine spécifique des activités dangereuses, il faut réserver une place singulière à une réglementation adaptée aux particularités de l’activité en question, notamment au niveau du risque qui pourrait en résulter pour la vie humaine. Cette réglementation doit régir l’autorisation, la mise en place, l’exploitation, la sécurité et le contrôle afférents à l’activité, et imposer à toute personne concernée par celle-ci l’adoption de mesures d’ordre pratique propres à assurer la protection effective des citoyens dont la vie risque d’être exposée aux dangers inhérents au domaine en cause.
Parmi ces mesures préventives, il convient de souligner l’importance du droit du public à l’information, tel que consacré par la jurisprudence de la Cour, et qui peut être revendiqué aux fins de la protection du droit à la vie.
Les réglementations doivent par ailleurs prévoir des procédures adéquates tenant compte des aspects techniques de l’activité en question et permettant de déterminer les défaillances ainsi que les fautes qui pourraient être commises à cet égard par les responsables à différents échelons (Öneryıldız, précité, §§ 89-90, Boudaïeva et autres c. Russie, nos 15339/02, 21166/02, 20058/02, 11673/02 et 15343/02, §§ 132 et 133, CEDH 2008, et Oruk, précité, §§ 52 à 54).
2. Volet procédural de l’article 2 de la Convention
63. Quant au volet procédural de l’article 2, si l’atteinte au droit à la vie ou à l’intégrité physique n’est pas intentionnelle, l’obligation positive de mettre en place « un système judiciaire efficace » n’exige pas nécessairement dans tous les cas un recours de nature pénale. Dans certains cas de décès provoqués par négligence, la Cour a ainsi estimé que la mise en œuvre de procédures administratives était suffisante pour remplir les obligations positives des autorités sur le terrain de l’article 2 (par exemple, Murillo Saldias et autres c. Espagne (déc.), no 76973/01, 28 novembre 2006).
Elle a, par exemple, jugé que lorsqu’était en cause une négligence de la part des agents de l’État dans l’application de la réglementation relative à la destruction de munitions militaires, une voie de réparation pouvait être considérée comme adéquate et suffisante, et comme répondant au critère du « système judiciaire efficace » (Hayri Aslan c. Turquie (déc.), no 18751/05, 30 novembre 2010, Oruk, précité, § 48, Akdemir et Evin, précité, §§ 51, 53 et 55, Abdulbari Tamuçu et autres, précitée, §§ 61 et 70, et Abdulhamit Yılmaz, décision précitée, § 51).
64. Toutefois, la Cour a aussi maintes fois affirmé que le système judiciaire efficace exigé par l’article 2 peut comporter, et dans certaines circonstances, doit comporter, un mécanisme de répression pénale (Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 51, CEDH 2002‑I). En effet, dans les cas de pertes de vies humaines dans des circonstances de nature à engager la responsabilité de l’État, cette disposition impose à l’État de garantir, par tous les moyens à sa disposition, une réponse appropriée – judiciaire ou autre – permettant la mise en œuvre adéquate du cadre législatif et administratif conçu pour protéger le droit à la vie et assurant la répression et la sanction de toute atteinte à ce droit (Boudaïeva et autres, précité, § 138, et Oruk, précité, § 47).
65. S’agissant particulièrement du domaine des activités dangereuses lorsque celles-ci ont entraîné mort d’homme à la suite d’évènements survenus sous la responsabilité des pouvoirs publics, l’article 2 impose aux autorités une obligation d’enquête officielle. En effet, celles-ci sont souvent les seules à disposer des connaissances suffisantes et nécessaires permettant d’identifier et d’établir les phénomènes complexes susceptibles d’être à l’origine de tels incidents (Öneryıldız, précité, § 93, et Oruk, précité, § 49). Le but essentiel de pareille enquête est d’assurer la mise en œuvre effective des dispositions de droit interne qui protègent le droit à la vie et, lorsque le comportement d’agents ou d’autorités de l’État pourrait être mis en cause, de veiller à ce que ceux-ci répondent des décès – et/ou des blessures potentiellement mortelles – survenus sous leur responsabilité (Mastromatteo c. Italie [GC], no 37703/97, § 89, CEDH 2002‑VIII, et Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, §§ 69 et 71, CEDH 2002‑II).
66. Ainsi, dans les cas où il est établi que la faute imputable, de ce chef, aux agents ou organes de l’État va au-delà d’une erreur de jugement ou d’une imprudence, en ce sens qu’ils n’ont pas pris, en toute connaissance de cause et dans l’exercice des pouvoirs qui leur étaient conférés, les mesures nécessaires et suffisantes pour pallier les risques inhérents à une activité dangereuse, l’absence d’incrimination et de poursuites à l’encontre des personnes responsables d’atteintes à la vie peut entraîner une violation de l’article 2, abstraction faite de toute autre forme de recours que les justiciables pourraient exercer de leur propre initiative (Öneryıldız, précité, § 93, et Oruk, précité, § 50).
Dans pareilles situations, la Cour a déjà déclaré qu’il ne pouvait être remédié à une atteinte au droit à la vie par le seul octroi de dommages-intérêts (Nikolova et Velitchkova c. Bulgarie, no 7888/03, §§ 56‑57, 20 décembre 2007, Leonidis c. Grèce, no 43326/05, §§ 46-48, 8 janvier 2009, Amaç et Okkan c. Turquie, nos 54179/00 et 54176/00, §§ 32 et 35, 20 novembre 2007, Alkın, précité, §§ 30 et 31, et Oruk, précité, §§ 65 et 66).
67. En résumé, dans le domaine d’activité en question, le système judiciaire exigé par l’article 2 doit comporter un mécanisme d’enquête officielle, indépendant et impartial, répondant à certains critères d’effectivité et de nature à assurer la répression pénale des atteintes à la vie du fait d’une activité dangereuse, si et dans la mesure où les résultats des investigations justifient cette répression. En pareil cas, les autorités compétentes doivent faire preuve d’une diligence et d’une promptitude exemplaires et procéder d’office à des investigations propres à, d’une part, déterminer les circonstances dans lesquelles une telle atteinte a eu lieu ainsi que les défaillances dans la mise en œuvre du cadre réglementaire et, d’autre part, identifier les agents ou les organes de l’État impliqués, de quelque façon que ce soit, dans l’enchaînement de ces circonstances (Öneryıldız, précité, § 94, et Iliya Petrov c. Bulgarie, no 19202/03, § 73, 24 avril 2012, et Oruk, précité, § 55).
Cela étant, les exigences de l’article 2 s’étendent au-delà du stade de l’enquête officielle, lorsqu’en l’occurrence celle-ci a entraîné l’ouverture de poursuites devant les juridictions nationales : c’est l’ensemble de la procédure, y compris la phase de jugement, qui doit satisfaire aux impératifs de l’obligation positive de protéger la vie par la loi (Öneryıldız, précité, § 95).
68. Il ne faut nullement déduire de ce qui précède que l’article 2 peut impliquer le droit pour un requérant de faire poursuivre ou condamner au pénal des tiers ou une obligation de résultat supposant que toute poursuite doit se solder par une condamnation, voire par le prononcé d’une peine déterminée. En revanche, les juridictions nationales ne doivent en aucun cas se montrer disposées à laisser impunies des atteintes injustifiées au droit à la vie. Cela est indispensable pour maintenir la confiance du public et assurer son adhésion à l’État de droit, ainsi que pour prévenir toute apparence de tolérance d’actes illégaux ou de collusion dans leur perpétration (Nencheva et autres c. Bulgarie, no 48609/06, § 116, 18 juin 2013, Öneryıldız, précité, §§ 89 et 96, et Oruk, précité, § 46).
c) Application des principes précités à la présente espèce
1. Qualification factuelle des circonstances de la cause
69. La Cour souligne tout d’abord que la présente affaire concerne l’exercice d’une activité militaire dont la dangerosité ne faisait aucun doute et était pleinement connue des autorités nationales, sachant qu’il n’a été contesté ni au cours de la procédure devant les instances nationales ni lors de la procédure devant elle que la blessure du requérant a eu pour cause l’explosion d’une munition ayant appartenu aux forces armées turques et provenant de la zone de l’ancienne perrière sise à Karataş utilisée pour des exercices militaires.
Que la plénière de la Cour de cassation militaire ait conclu qu’il était impossible de déterminer à quelle date et par quelles unités militaires les munitions non-explosées avaient été laissées sur place (paragraphe 27 ci‑dessus) n’a aucune incidence à cet égard.
70. Avant d’aborder son analyse dans ce contexte, la Cour estime devoir revenir sur l’argument du Gouvernement tendant à distinguer les circonstances déterminantes de la présente affaire de celles relevées dans l’arrêt Oruk, précité, en se référant à certains exemples postérieurs à ce dernier (paragraphe 45 in fine ci-dessus).
À cet égard, la Cour rappelle que l’affaire Akdemir et Evin concernait l’explosion d’une munition d’entraînement originellement non-létale provenant d’un polygone de tir officiel de l’armée, à savoir d’une zone militaire, et vraisemblablement remplie artisanalement d’explosif à des fins terroristes. Quant à l’affaire Abdulhamit Yılmaz, il s’agissait d’un type de munition utilisé pour les entraînements militaires effectués dans une aire de tirs officiel de la gendarmerie – entouré généralement d’un grillage et clos par un cadenas – situé à un kilomètre de la maison, à laquelle, les enfants avaient apparemment ramené des munitions de ce type, sans que l’on puisse déterminer où et comment ils auraient pu se les procurer. Dans les affaires Sarıhan et Sarur il était question de l’explosion de mines antipersonnel dans des zones frontalières strictement militaires, dont les côtés étaient signalés et qui étaient entourées de barbelés et de panneaux d’avertissement quant à la présence de mines. Pour ce qui est de l’affaire Abdulbari Tamuçu et autres, il s’agissait d’une explosion d’un obus de mortier retrouvé dans un champ du village inhabité d’Övecik, qui n’était pas une zone militaire, mais qui se trouvait dans une région en proie depuis longtemps à des actes de terrorisme, étant entendu que si cet obus, utilisé – à une date indéterminable – contre des terroristes, n’avait pas explosé, le déminage de la zone d’affrontement avait néanmoins été jugé comme comportant trop de risques pour la vie des soldats.
71. Au vu de ce qui précède, la Cour considère que, dans les circonstances spécifiques de la présente cause, la situation dénoncée par le requérant s’apparente plus à celle examinée dans l’affaire Oruk, où il était question de la découverte par des enfants d’un obus non-explosé après un exercice d’artillerie et abandonné sur le terrain de tirs.
2. Les caractéristiques de la zone d’exercice militaire et les mesures de sécurité
72. Cela étant dit, le Gouvernement n’a fourni aucune information au sujet de la réglementation relative aux zones de tir militaires et des dispositions régissant les conditions dans lesquelles les tirs y sont effectués, en particulier quant aux dispositifs de sécurité qui s’imposent pour la protection des civils vivant à proximité de ces zones. Toutefois, eu égard aux éléments du dossier, la Cour n’estime pas nécessaire de s’attarder sur cette question de règlementation pour apprécier le grief du requérant, qui se plaint notamment de l’absence de mesures concrètes visant à la protection de sa vie contre les dangers que représentent les munitions militaires non explosées.
73. À cet égard, la Cour souligne que les conclusions des autorités nationales quant aux circonstances dans lesquelles le requérant serait entré en possession de la munition litigieuse demeurent sans incidence au regard de l’obligation positive qui incombait à l’État quant à la protection de la vie (Oruk, précité, § 61).
En effet, la zone concernée faisait vraisemblablement partie du pâturage du village et les bergers pouvaient s’y rendre pour nourrir leur élevage. Rien dans le dossier ne donne à penser que les autorités militaires pouvaient ignorer cette situation de fait. Pour la Cour, il est difficilement concevable, dans l’environnement naturel et les conditions de vie d’un village où les mineurs participent aux tâches quotidiennes, telles que faire paître les animaux, d’attendre qu’ils se comportent en adultes responsables face à de tels dangers, bien connu par l’armée, mais imprévisibles pour eux (voir, mutatis mutandis, Paşa et Erkan Erol, précité, §§ 33 et 36).
74. Dans la présente affaire, vu la situation du terrain en question, les mesures de sécurité avaient une importance accrue et il relevait de la responsabilité première des autorités militaires de veiller à la sécurisation et à la surveillance de la zone de tir afin d’empêcher tout accès à celle-ci et de réduire au maximum le risque de déplacement des munitions non explosées qui s’y trouvaient.
75. Sur ce point, le Gouvernement n’a pas fourni d’explications ni de descriptif sur les caractéristiques de la zone d’exercice de tir dont il s’agit ; selon un rapport d’évaluation commandé par le parquet militaire du commandement de l’armée de terre à Ankara, cette zone aurait été marquée avec un drapeau de signalisation le 8 janvier 2007, mais rien n’indiquait ce qu’était la situation le jour de l’accident (paragraphe 19 ci-dessus) ; nul n’a du reste prétendu que cette zone était entourée, par exemple, d’un grillage ou de barbelés et qu’elle comportait des signalétiques appropriés d’avertissement ou bien d’autres dispositifs susceptibles de signaler la dangerosité de la zone du fait de la présence de munitions non-explosées.
76. En l’absence de tels dispositifs, il appartenait à l’État d’assurer la dépollution efficace de la zone de tir afin d’éliminer toutes les munitions non explosées et de garantir que cette zone et ses environs fussent exempts de tout danger pour les populations civiles (Oruk, précité, § 62).
77. Sur ce point précis, la Cour estime devoir s’attarder sur un élément particulier. Le 26 avril 2007, le parquet d’Ergani envoya au laboratoire criminel de la police de Diyarbakır deux engins qui avaient été retrouvés sur la zone d’exercice par R.C., le père du requérant. L’expertise a permis de savoir qu’il s’agissait de munitions utilisées par les forces de l’armée. Selon cette expertise, l’une de ces pièces correspondait aux composants complets « fusée » et « obus », d’une bombe qui était tirée, mais qui n’avait pas explosée, et qui était toujours fonctionnelle (paragraphes 14 et 16 ci-dessus). Certes, ces conclusions ont été remises en cause par une expertise privée que la plénière de la Cour de cassation militaire a entériné et, selon laquelle, il était impossible de découvrir sur un terrain de tir une bombe complète, lancée mais non explosée, car la douille restera toujours près de l’arme de tir (paragraphe 27 ci-dessus).
La Cour en convient, mais, hormis le fait que la première expertise semble plutôt qualifier de complet seulement les composants « fusée » et « obus » d’une bombe, sans la « douille », force est plutôt d’observer qu’en fait le terrain de tir en question contenait plus de munitions non-explosées que la seule bombe de T-40 ayant fait l’objet de l’enquête interne : a minima, il s’agit de celle, susceptible d’exploser, ramassée par R.C. et celle explosée dans les mains du requérant.
78. Quoi qu’il en soi, en l’espèce, le parquet d’Ergani, les experts désignés par le parquet militaire du commandement de l’armée de terre à Ankara ainsi que ceux missionnés par le tribunal militaire du commandement du 7e corps de l’armée de Diyarbakır ont fait état et cas de ces défaillances (paragraphes 18, 19 et 23 ci-dessus). De surcroît, les autorités en ont révélé d’autres relativement à l’absence des communications nécessaires avec les instances préfectorales et administratives locales et le commandement militaire supérieur (paragraphes 19, 22 et 23 ci-dessus).
79. Partant, la Cour estime que, dans la présente affaire, les défaillances en matière de sécurité ont été telles qu’elles dépassent la simple négligence de la part des autorités militaires (paragraphe 66 ci-dessus). Malgré leur connaissance précise des risques réels pour la vie qui étaient en jeu dès lors que des munitions non explosées se trouvaient sur un site qui relevait de leur contrôle, elles n’ont pas pris de mesures promptes, concrètes et suffisantes pour sécuriser ce site, informer la population et pour empêcher que pareilles munitions non neutralisées ne soient découvertes ou déplacées par des civils.
3. L’information du public
80. Quant à cette dernière question, la Cour estime que la seule information des villageois par le biais du mukhtar du village sur le début des exercices ne saurait être considérée comme suffisante pour exonérer les instances nationales de cette responsabilité au regard des personnes résidant à proximité de la zone d’exercice.
Eu égard à la gravité du danger en cause, la Cour estime que les autorités auraient dû veiller à ce que la population civile résidant à proximité de la zone de tir militaire soit, dans son ensemble, avertie des risques auxquels elle s’exposait lorsqu’elle se trouvait en présence de munitions non explosées. Les autorités auraient dû particulièrement veiller à ce que les mineurs, plus vulnérables que les adultes, prennent la mesure du danger que représente ce type de munition qu’ils s’avèrent susceptibles de manipuler par jeu ou par curiosité en les croyant inoffensifs. Or, rien dans le dossier ne permet de penser que les autorités nationales aient pris pareilles mesures de sensibilisation que requérait l’exercice d’une activité militaire dangereuse dans une zone qui ne faisait l’objet d’aucune réelle délimitation physique (Oruk, précité, § 64).
81. Dans de telles circonstances, même une annonce de la part du mukhtar sur la présence d’une bombe de T-40 non-explosée après les tirs n’aurait pas suffi (Oruk, précité, § 63). En effet, il ressort clairement du dossier que, si les autorités militaires elles-mêmes n’ont pas été en mesure de localiser ladite bombe restée sur le terrain parce que le sol était enneigé au moment des recherches (paragraphe 7, 19 in limine et 52 ci-dessus), il est aussi évident que – comme il a été relevé au niveau interne – elles ne sont jamais employées à reprendre les recherches après la fonte de la neige (paragraphe 19 in fine ci‑dessus) ; cette munition a juste été abandonnée.
4. Le comportement du requérant
82. Comme le Gouvernement l’a rappelé (paragraphe 54 in fine ci‑dessus), il est vrai que, au vu des particularités d’une affaire donnée, la Cour peut tenir compte de l’âge et du comportement fautif des victimes d’accidents causés par des munitions égarées, mais cela ne s’impose guère dans le cas présent, pour les raisons qui suivent.
83. Premièrement, la Cour ne saurait suivre le Gouvernement lorsqu’il argue d’une déclaration que le requérant aurait faite le 24 avril 2007 au parquet, démontrant qu’il savait qu’il avait pénétré une « zone d’exercice militaire » et qu’il était au courant de l’annonce faite par les haut-parleurs de la mosquée que l’endroit où les tirs « avaient été effectués » était dangereux et que les villageois ne devaient pas s’en approcher (paragraphe 54 in limine ci-dessus).
Tout d’abord, d’après les experts, la région utilisée en l’espèce comme aire d’exercices n’avait pas la qualité de « zone d’exercice militaire » (paragraphe 23 ci-dessus).
Ensuite, il ressort du dossier que le mukhtar du village avait fait des annonces la veille et le jour de commencement de l’exercice, soit les 10 et 11 janvier 2007, mais pas après que les tirs « aient été effectués » (paragraphes 5, 6, 8 et 13 in limine ci-dessus) ; encore faut-il observer que, contrairement à ce que suggère le Gouvernement (paragraphe 52 ci-dessus), ce n’est pas l’unité militaire qui avait fait annoncer le début des exercices via le mukhtar ; c’était apparemment un certain sergent-chef B., ou l’un des gardes de village de Şölen (paragraphe 19 ci-dessus) qui lui en avait parlé officieusement (paragraphe 5 ci-dessus), étant entendu qu’en date du 31 décembre 2013, l’identité du personnel qui aurait ainsi informé le mukhtar demeurait toujours inconnu des autorités (paragraphe 22 ci-dessus).
Enfin, le dossier ne contient pas de compte-rendu d’audition daté du 24 avril 2007 ; l’annexe no 16 auquel le Gouvernement se réfère à ce sujet est le compte-rendu de l’audience du 27 octobre 2017, où le requérant a été entendu par commission rogatoire à Ergani en sa qualité de plaignant, et où, il n’a pas parlé d’une quelconque forme d’information fournie aux villageois (paragraphe 30 ci-dessus).
84. Deuxièmement, la Cour réitère qu’elle peut certes tenir compte de la capacité de discernement des victimes dans son appréciation, mais celle-ci va strictement de pair avec l’efficacité des méthodes d’information et d’avertissement utilisés par les autorités nationales pour protéger la population. Ainsi, si le Gouvernement se prévaut du paragraphe 55 de son arrêt Sarıhan, précité (paragraphe 54 in fine ci-dessus), la Cour estime suffisant de renvoyer au paragraphe précédent du même arrêt :
« 54. (...) en l’espèce, que le requérant a été gravement blessé après avoir pénétré sciemment dans le terrain miné. (...) il ressort du dossier que des panneaux d’avertissement étaient implantés sur le terrain entouré de barbelés et que les autorités avaient informé les personnes habitant dans cette zone des dangers représentés par ce terrain, dont l’accès était interdit. (...) Le croquis des lieux dessiné le jour de l’incident montre aussi l’existence des panneaux d’avertissement placés à intervalles réguliers du côté du village. La Cour estime donc que les personnes habitant dans la zone étaient ou auraient dû être au courant des risques liés au terrain miné (...) »
Le cas sus-décrit est sans commune mesure avec celui de l’espèce.
5. La réaction judiciaire requise en l’espèce
85. Au vu de ce qui précède, la Cour réaffirme que l’État défendeur avait l’obligation d’engager une procédure d’enquête officielle effective sur les circonstances en cause et, contrairement à ce que le Gouvernement suggère, la voie administrative permettant d’obtenir une indemnisation individuelle ne pouvait être une réponse suffisante au regard de l’article 2 de la Convention, sous son volet procédural, pour que la force de dissuasion du système judiciaire mis en place et l’importance du rôle que celui-ci se doit de jouer dans la prévention des violations du droit à la vie ne soient pas amoindries (Nencheva et autres, précité, § 125, et Oruk, précité, § 66).
86. La première conséquence de cette conclusion est donc qu’en l’espèce on ne saurait reprocher au requérant de ne pas avoir attendu la clôture du recours administratif compensatoire dont se prévaut le Gouvernement pour exciper du non-épuisement des voies de recours internes (paragraphe 46 ci‑dessus).
Il convient donc de rejeter cette exception.
87. La seconde conséquence est que, dans la présente affaire, l’absence d’incrimination et de poursuites à l’encontre des personnes responsables d’atteintes à la vie peut entraîner une violation de l’article 2 de la Convention (voir, par exemple, Öneryıldız, précité, § 93 in fine, Kalender c. Turquie, no 4314/02, § 52, 15 décembre 2009, et Oruk, précité, § 65).
Reste donc à se pencher sur la procédure pénale menée en l’occurrence.
88. À cet égard, la Cour rappelle avant tout l’exigence de célérité et de diligence raisonnable qui est implicite dans le contexte de l’obligation d’enquête (Armani Da Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/08, § 237, 30 mars 2016) et se réfère aux attendus de l’arrêt de la plénière de la Cour de cassation militaire (paragraphe 27 ci-dessus). Il y est souligné que l’impossibilité d’identifier l’unité militaire responsable de la munition T-40 égarée était du fait qu’aucune recherche concrète n’avait été réalisée à cette fin pendant les neuf ans subséquents à l’exercice litigieuse.
Pareille carence a assurément compromis la chance d’aboutissement des investigations (Mocanu et autres c. Roumanie [GC], nos 10865/09 et 2 autres, § 337, CEDH 2014 (extraits)), notamment en ce qui concerne les deux défaillances qui ont été décisives aux yeux de la plénière.
89. Premièrement, les autorités ont fait abstraction du rapport d’expertise privée que le colonel B.K. faisait valoir pour sa défense et qui contredisait l’expertise du 8 mai 2007 du laboratoire criminel de la police de Diyarbakır (paragraphe 16 ci-dessus). Une nouvelle expertise visant à lever cette contradiction s’imposait, ce qui n’a pas été fait.
Deuxièmement, l’enquête aurait dû répondre à la question soulevée par le juge dissident H.G. du tribunal militaire (paragraphe 24 in fine ci-dessus), ce qui impliquait un examen comparatif des numéros de série des bombes T-40 retirées du dépôt avec ceux des munitions utilisées lors de l’exercice et celui de la bombe livrée au parquet par R.C.
90. De surcroît, la procédure diligentée dans la présente affaire a été rendue caduque par une prescription, de sorte que les circonstances exactes de l’accident litigeuse sont restées inconnues.
91. En l’espèce, le 31 décembre 2013, au terme d’une enquête qui a duré environ sept ans et demi, le parquet militaire a déféré les officiers B.K. et S.D. devant le tribunal militaire du commandement du 7e corps de l’armée de Diyarbakır, pour abus dans l’exercice de leurs fonctions (paragraphe 22
ci-dessus), étant entendu que le dossier est muet sur le sort du sous-officier Ö.Ö., initialement suspecté d’avoir failli à procéder à de recherches et inspections après l’exercice de tirs, ainsi que d’avoir omis d’informer la population au sujet de l’existence de munitions non-explosées (paragraphe 18 ci-dessus).
Le 1er juin 2015, B.K. et S.D. ont été déclarés coupables des faits reprochés (paragraphe 24 ci-dessus). Le 15 avril 2016, la plénière de la Cour de cassation militaire infirma ce jugement (paragraphe 26 ci-dessus). Le 5 octobre 2016, les juges de première instance ont décliné leur compétence ratione personae, en faveur du tribunal militaire près l’État-major, au motif que, dans l’intervalle, B.K. avait été promu au grade de général de brigade. Avant que la procédure ne reprenne, les juridictions militaires furent abolies par une réforme constitutionnelle (paragraphe 29 ci-dessus) et le dossier a été transféré au tribunal correctionnel de Diyarbakır qui acquitta les deux officiers (paragraphe 31 ci-dessus). En fin de compte, le 16 février 2022, soit environ quinze ans après l’accident litigieux, la Cour de cassation déclara l’action éteinte par prescription (paragraphe 32 ci-dessus).
92. En l’espèce, la Cour ne saurait admettre qu’une procédure engagée aux fins de faire la lumière sur des accusations de négligence par rapport à une activité militaire dangereuse puisse durer aussi longtemps en droit interne, au mépris de l’exigence d’un examen prompt et sans retard inutile de l’affaire (voir, par exemple, Mehmet Şentürk et Bekir Şentürk c. Turquie, no 13423/09, § 101, CEDH 2013).
93. Les obligations procédurales découlant de l’article 2 de la Convention ne peuvent guère être considérées comme étant accomplies lorsqu’une procédure s’achève uniquement par l’effet de la prescription de la responsabilité pénale ; sinon, le système pénal ne peut avoir aucune force dissuasive propre à assurer la prévention efficace d’actes illégaux lorsque, à l’issue des procédures, les auteurs présumés bénéficient de la prescription en raison de l’inactivité, voire de l’absence de volonté des autorités judiciaires à garantir le respect du droit à la vie et aboutir à la sanction des responsables (voir, par exemple, Okkalı c. Turquie, no 52067/99, § 76, CEDH 2006-XII (extraits), Türkmen c. Turquie, no 43124/98, §§ 51 et 53, 19 décembre 2006, Yeşil et Sevim c. Turquie, no 34738/04, § 38, 5 juin 2007, Teren Aksakal c. Turquie, no 51967/99, § 88, 11 septembre 2007, Evrim Öktem c. Turquie, no 9207/03, § 55, 4 novembre 2008, Tuna c. Turquie, no 22339/03, § 71, 19 janvier 2010, Association « 21 Décembre 1989 » et autres c. Roumanie, nos 33810/07 et 18817/08, § 144, 24 mai 2011, Paçacı et autres c. Turquie, no 3064/07, § 84, 8 novembre 2011, Mehmet Yaman c. Turquie, no 36812/07, § 71, 24 février 2015, Öztünç c. Turquie, no 14777/08, § 72, 9 février 2016, Üstdağ c. Turquie, no 41642/08, § 69, 13 septembre 2016, Hamdemir et autres c. Turquie, no 41896/08, § 59, 15 novembre 2016, et Nihat Soylu c. Turquie, no 48532/11, § 65, 11 décembre 2018).
94. Certes, d’aucuns pourraient attribuer pareil retard aux questions inévitables de compétence entre les instances de droit commun et militaires ou aux particularités de la justice pénale militaire ou bien aux besoins socio-politiques justifiant telle ou telle réforme constitutionnelle. Or, il suffit de rappeler que la Türkiye est responsable de l’ensemble de ses mécanismes étatiques susceptibles d’influer sur le sort d’une affaire donnée et c’est à lui seul qu’il appartient d’agencer son système judiciaire de manière à permettre à ses tribunaux de répondre aux exigences de la Convention, notamment celles découlant de l’article 2 (voir, R.M.D. c. Suisse, 26 septembre 1997, § 54, Recueil 1997‑VI, Hüseyin Şimşek c. Turquie, no 68881/01, § 70, 20 mai 2008, Süleyman Ege c. Turquie, no 45721/09, § 59, 25 juin 2013, Zafer Öztürk c. Turquie, no 25774/09, § 58, 21 juillet 2015, İbrahim Keskin c. Turquie, no 10491/12, § 70, 27 mars 2018, Bilinmiş c. Turquie, no 28009/10, § 51, 23 octobre 2018, et Nihat Soylu, précité, § 65).
95. À ce sujet, la Cour ne saurait suivre le Gouvernement lorsqu’il reproche au requérant d’avoir omis d’introduire devant la Cour constitutionnelle un recours individuel pour se plaindre de l’inefficacité de la procédure pénale en cause et notamment de sa clôture pour motif de prescription (paragraphe 47 ci-dessus).
En effet, si la pertinence de pareil recours est indéniable concernant les obligations procédurales faites par l’article 2 (voir, parmi beaucoup d’autres, Şefika Ak c. Turquie (déc.), no 38628/10, § 43, 27 novembre 2010, Mehmet Kaya c. Turquie, no 9342/16, §§ 39-43, 20 mars 2018, et Kırbayır c. Turquie (déc.), no 11947/12, § 60, 28 avril 2020), il n’en demeure pas moins que les perspectives de succès dudit recours dépend complètement de l’interprétation que la Cour constitutionnelle pourrait faire quant à la nature de la réaction judiciaire exigée face à la situation en cause en l’espèce.
96. En l’occurrence, la Cour constitutionnelle a déjà procédé à une telle interprétation dans son arrêt du 17 mai 2018 ; elle a jugé que, la blessure du requérant n’ayant pas résulté d’un acte volontaire, la voie de réparation administrative était celle à exercer et que l’État n’était pas tenu de diligenter une enquête pénale propre à conduire à la condamnation des deux officiers accusés de négligences (paragraphe 42 ci-dessus).
Partant, il serait illusoire d’escompter que la Cour constitutionnelle revienne sur sa qualification précédente et sanctionne le fait que la procédure pénale litigieuse a été rendue caduque par prescription.
97. Par conséquent, la Cour rejette également l’exception que le Gouvernement tire du non-épuisement de la voie constitutionnelle sur ce point.
6. Conclusion de la Cour
98. En conclusion, la Cour estime que les autorités nationales ont manqué à leur obligation à prendre des mesures appropriées pour protéger la vie des personnes résidant à proximité de la zone de tir litigieuse, dont le requérant, et de faire la lumière sur les responsabilités pénales à cet égard avec la célérité et la diligence requises.
99. Partant, la Cour conclut à la violation de l’article 2 de la Convention, sous son volet tant matériel que procédural.
2. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
100. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
101. Le requérant demande 45 000 euros (EUR) au titre du dommage matériel qu’il estime avoir subi du fait, notamment, de son incapacité de travailler qui a résulté de la perte de sa main, mais ne fournit aucune évaluation vérifiable à l’appui de cette prétention.
Il réclame également 75 000 EUR pour dommage moral en raison de son état psychologique détérioré depuis son accident et du fait de la souffrance causée par l’impunité accordée aux responsables de son handicap.
102. Le Gouvernement conteste ces prétentions qu’il juge non-documentées et au demeurant excessives par rapport aux sommes allouées par la Cour dans les affaires similaires.
103. En l’espèce, la Cour observe que le requérant s’est vu accorder par le tribunal administratif l’équivalant, en date du 17 avril 2017, de 96 378,81 EUR pour dommage matériel et environ 12 834 EUR pour dommage moral ; d’après les informations disponibles, le requérant n’a pas encore perçu ces sommes et cette procédure serait toujours pendante (paragraphes 37 et 40 ci-dessus).
104. La Cour rappelle qu’elle ne peut accorder une satisfaction équitable que s’il n’existe en droit interne aucun recours propre à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à la violation constatée (voir Camp et Bourimi c. Pays-Bas, no 28369/95, § 44, CEDH 2000‑X, et Ex-roi de Grèce et autres c. Grèce [GC] (satisfaction équitable), no 25701/94, § 72, 28 novembre 2002), étant entendu que la satisfaction obtenue ou à obtenir au plan national peut constituer un élément important, et le cas échéant décisif, quand il s’agit pour la Cour d’apprécier le caractère équitable de cette satisfaction, au sens de l’article 41 (voir Perişan et autres c. Turquie, no 12336/03, § 112, 20 mai 2010).
Le versement effectif d’une somme au terme de la procédure administrative susmentionnée peut donc avoir une incidence sur les violations de l’article 2 de la Convention, car toute compensation qui pourrait finalement être octroyée au requérant se confondra avec celle que la Cour aurait pu lui allouer au titre de ses constats de violation.
105. Si la Cour conçoit mal que les juridictions nationales ne tiennent pas compte de tous les tenants et aboutissants de l’affaire du requérant, il n’en demeure pas moins qu’elle ne saurait préjuger de la décision finale des juridictions administratives, sachant que rien ne permet non plus à ce jour de dispenser le requérant d’épuiser en ultime lieu la voie du recours individuel devant la Cour constitutionnelle.
106. Il s’ensuit que la question de l’application de l’article 41 ne se trouve pas en état et doit être réservée, de même que la procédure ultérieure (Saçılık et autres c. Turquie, nos 43044/05 et 45001/05, § 112, 5 juillet 2011, et Tutakbala c. Turquie, no 38059/12, § 20, 17 mai 2022).
2. Frais et dépens
107. Le requérant réclame 5 665 EUR au titre des frais et dépens qu’il a engagés dans le cadre de la procédure qu’il a engagée devant la Cour.
À l’appui, le requérant fait valoir un contrat d’avocat signé le 9 novembre 2018 et fixant le montants des honoraires pour les consultations écrites ou verbales à 55 EUR l’heure. À cet égard, il présente le tableau explicatif suivant quant au travail effectué par les trois conseils (paragraphe 2 ci‑dessus) :
Date
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Travail effectué
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Durée
---|---|---
18 juillet – 20 août 2018
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Consultations entre avocats et préparation du plan d’action
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12 heures
20 août – 12 septembre 2018
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Collecte des documents afférents au dossier et procuration des mandats
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14 heures
12 septembre - 13 novembre 2018
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Copie des dossiers afférents aux procédures internes
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18 heures
13 novembre – 1er décembre 2018
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Recherche de la jurisprudence de la Cour et des instruments de droit international
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14 heures
1er décembre 2018 - 9 janvier 2019
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Préparation de la requête et des explications complémentaires
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10 heures
2 - 8 septembre 2022
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Consultation au sujet du règlement amiable et la préparation de la lettre y afférente
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3 heures
19 - 21 avril 2023
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Étude des observations du Gouvernement et préparation des observations en réponse et la demande de satisfaction équitable du requérant
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23 heures
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Total
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103 heures
108. Le Gouvernement estime que cette prétention ne repose sur aucun document convaincant. Selon lui, en l’absence de factures détaillées attestant des frais actuellement encourus, cette demande – du reste excessive – devrait être écartée, d’autant que l’affaire soulèverait peu de questions juridiques et ne présenterait pas de complexité particulière.
109. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (voir, parmi d’autres, L.B. c. Hongrie [GC], no 36345/16, § 149, 9 mars 2023).
En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, ainsi que de la complexité de la présente affaire qui a fait l’objet de si longues procédures, la Cour juge ce montant raisonnable et l’accorde en entier.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Joint au fond, à la majorité, les deux branches de l’exception de non‑épuisement des voies de recours internes, et les rejette ;
2. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;
3. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention, dans ses volets matériel et procédural ;
4. Dit, à l’unanimité,
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, pour frais et dépens, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 5 665 EUR (cinq mille six cent soixante-cinq euros), à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
c) que la question de l’application de l’article 41 ne se trouve pas en état en ce qui concerne le dommage matériel et moral subi par le requérant ; en conséquence,
1. la réserve ;
2. invite le Gouvernement et les requérants à lui soumettre, dans un délai de douze mois à compter de la date de la notification du présent arrêt, leurs observations écrites sur la question et, en particulier, à la tenir informée de tout accord auquel ils pourraient parvenir ;
3. réserve la procédure ultérieure et délègue au président le pouvoir de la fixer au besoin.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 3 décembre 2024, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Hasan Bakırcı Arnfinn Bårdsen
Greffier Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée de la juge Seibert-Fohr.
OPINION CONCORDANTE DE LA JUGE SEIBERT-FOHR
(Traduction)
1. Je souscris au constat de violation des volets matériel et procédural de l’article 2 de la Convention auquel est parvenue la majorité. La présente opinion séparée a pour objet d’expliquer pourquoi, à mon avis, le constat d’une violation procédurale découle non de la prescription mais de l’inadéquation de l’enquête menée par les autorités et du fait que le requérant semble n’avoir encore reçu aucune indemnisation dix-sept ans après l’accident survenu en 2007.
2. Indépendamment des circonstances particulières de l’espèce, la présente opinion concordante me donne aussi l’occasion de préciser, de manière plus générale, la portée des obligations procédurales découlant de l’article 2 de la Convention et de remettre en évidence la jurisprudence constante de la Cour selon laquelle la Convention ne prévoit pas le droit de faire sanctionner pénalement une personne (paragraphes 3 à 5 ci-dessous). Par ailleurs, j’aimerais souligner qu’il est nécessaire de distinguer clairement l’obligation procédurale d’enquêter et de réparer, en tant qu’obligation primaire découlant de l’article 2, de l’étendue des recours internes que le requérant doit épuiser aux fins de l’article 35 § 1 de la Convention (paragraphes 6 à 8 ci-dessous).
3. Selon la jurisprudence constante de la Cour, une enquête au sens de l’article 2 doit être adéquate (Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], no 52391/99, § 324, CEDH 2007-II). En cas de blessures potentiellement mortelles ou de décès dans des circonstances susceptibles d’engager la responsabilité de l’État pour négligence, l’enquête doit permettre d’identifier et, le cas échéant, de sanctionner les responsables (Armani Da Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/08, § 243, 30 mars 2016). Il s’agit là d’une obligation non de résultat, mais de moyens (Tahsin Acar c. Turquie [GC], no 26307/95, § 223, CEDH 2004-III, Jaloud c. Pays-Bas [GC], no 47708/08, § 186, CEDH 2014). Comme la Cour l’a dit dans l’arrêt rendu dans l’affaire Giuliani et Gaggio c. Italie ([GC], no 23458/02, § 306, CEDH 2011), il n’existe aucun droit à obtenir une inculpation ou une condamnation, et le fait qu’une enquête prenne fin sans déboucher sur des résultats concrets n’est pas indicateur en lui-même d’une défaillance. Par conséquent, en l’absence de toute indication que la prescription a résulté de l’inactivité des autorités (voir, par exemple, Association « 21 Décembre 1989 » et autres c. Roumanie, nos 33810/07 et 18817/08, § 144, 24 mai 2011), la Cour ne devrait pas s’appuyer sur un acquittement résultant de la prescription pour constater une violation, mais plutôt identifier les défaillances qui ont rendu inadéquate l’enquête en cause. En d’autres termes, l’analyse de la Cour devrait mettre l’accent sur l’adéquation de l’enquête plutôt que sur son issue. Le simple fait que les circonstances exactes d’un accident restent inconnues au terme d’une procédure pénale ne suffit pas à conclure à la violation du volet procédural de l’article 2, sauf si cela résulte d’une défaillance dans l’enquête.
4. La Cour a expliqué à cet égard que les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour assurer l’obtention des preuves relatives à un incident mortel. Toute carence de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause du décès ou les responsabilités risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à la norme d’effectivité requise (Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni [GC], no 55721/07, § 166, CEDH 2011). Les conclusions de l’enquête doivent s’appuyer sur une analyse méticuleuse, objective et impartiale de tous les éléments pertinents. Le rejet d’une piste d’investigation qui s’impose de toute évidence compromet de façon décisive la capacité de l’enquête à établir les circonstances de l’affaire et l’identité des personnes responsables (Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie [GC], no 24014/05, § 175, 14 avril 2015).
5. En l’espèce, le juge H.G. et la cour d’appel, qui s’est appuyée sur l’opinion dissidente de ce dernier, ont reconnu que l’enquête menée avait été insuffisante. Le juge H.G. a notamment mis en exergue que le numéro de série de la munition livrée au parquet par R.C. aurait dû être comparé à ceux des bombes T-40 retirées du dépôt de munitions (paragraphe 24 du présent arrêt) et qu’il aurait fallu établir si le numéro de série de la munition trouvée par R.C. correspondait bien au lot de bombes utilisées pendant l’exercice. Ces carences dans l’enquête, notamment, ont ensuite amené la Cour de cassation à annuler le jugement rendu en première instance. Celle-ci a en outre jugé qu’il était impossible de déterminer, neuf ans après les exercices, quelle unité militaire avait usé de cette munition et quand. Il ressort donc clairement des faits de l’espèce que les autorités qui étaient tenues d’enquêter d’office sur l’accident ont manqué à leur obligation de prendre les mesures raisonnables pour obtenir des preuves le concernant. Le rejet d’une piste d’investigation qui s’imposait de toute évidence a compromis de façon décisive la capacité de l’enquête à établir les circonstances de l’affaire. Enfin, cette carence de l’enquête a affaibli la capacité de celle-ci à établir la cause du décès ou les responsabilités.
6. Le même degré de précision devrait s’appliquer lorsqu’il s’agit de déterminer quels recours doivent être épuisés avant qu’une affaire ne puisse être portée devant la Cour. Malheureusement, la pratique qui consiste à joindre cette question au fond tend à occulter la différence qui existe entre obligation primaire et mesure de redressement. L’objectif de cette dernière est de ménager aux autorités nationales l’occasion de redresser, autant que possible, les violations alléguées de la Convention (voir le résumé des principes dans les affaires Gherghina c. Roumanie (déc.) [GC], no 42219/07, §§ 84-89, 9 juillet 2015, Mocanu et autres c. Roumanie [GC], nos 10865/09 et 2 autres, §§ 221 et suiv., CEDH 2014, et Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, §§ 69-77, 25 mars 2014). Il ne faut pas l’assimiler à la procédure qui fait l’objet de l’obligation procédurale découlant de l’article 2, sans quoi, s’il n’était possible de réparer une violation de la Convention que par une procédure qui est due en premier lieu, les États défendeurs seraient privés de la possibilité de reconnaître et redresser autant que possible la violation alléguée. Une telle approche serait difficilement conciliable avec le caractère subsidiaire du mécanisme de la Convention plus généralement (sur ce dernier point, voir Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 74, CEDH 1999-V, Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 152, CEDH 2000-XI, et Andrášik et autres c. Slovaquie (déc.), nos 57984/00 et 6 autres, CEDH 2002‑IX).
7. En l’espèce, le requérant soutient que l’État défendeur ne l’a pas protégé de manière adéquate. Selon le Gouvernement, ce manquement aurait pu être établi au cours de la procédure administrative (paragraphe 46 du présent arrêt). Cette procédure est toutefois toujours pendante, dix-sept ans après les faits survenus en 2007, et ne saurait donc être qualifiée de voie de recours effective en l’espèce. L’exception soulevée par le Gouvernement à cet égard aurait donc dû être rejetée au stade de la recevabilité. Il n’y avait aucune raison de la joindre au fond puisque la question du non-épuisement relève uniquement de la mesure de redressement. Elle est sans lien avec le point de savoir si l’accident aurait dû faire l’objet d’une enquête pénale, qui relève des obligations primaires de l’État défendeur, non des voies de recours disponibles.
8. Concernant le grief du requérant selon lequel les autorités ont manqué à leur obligation d’enquêter sur l’accident, le Gouvernement a argué que l’intéressé aurait pu porter ce grief devant la Cour constitutionnelle. En l’espèce, toutefois, cette voie de recours ne pouvait passer pour un recours effectif permettant d’établir les carences de l’enquête menée sur l’accident. Cela ressort de manière évidente de l’arrêt du 17 mai 2018 dans lequel la Cour constitutionnelle a considéré que la réparation était suffisante pour redresser le tort commis et qu’il n’était pas nécessaire d’examiner l’adéquation de l’enquête pénale (paragraphe 42 du présent arrêt). Par conséquent, et pour la raison exposée au paragraphe 7 ci-dessus, j’aurais rejeté l’exception de non‑épuisement des voies de recours soulevée par le Gouvernement dès le stade de la recevabilité. Partant, j’ai voté contre la jonction de cette question au fond. Cependant, ni ce point ni le raisonnement exposé ci-dessus n’auraient changé l’issue de la présente affaire, à laquelle je souscris pleinement.
* * *
[1] La fusée, à savoir le composant fixé au bout de la bombe, est le mécanisme de mise à feu de la charge offensive.
[2] L’obus, attaché à la fusée, est l’enveloppe en métal contenant la charge offensive.