PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE VARVARA c. ITALIE
(Requête no 17475/09)
ARRÊT
(Satisfaction équitable)
Art 41 • Satisfaction équitable • État défendeur devant restituer les biens confisqués au requérant, terrains et bâtiments, en violation de l’art 7 et de l’art 1 P 1 afin de rétablir autant que possible la situation antérieure à la confiscation • Octroi d’une somme pour le dommage matériel découlant de l’indisponibilité des terrains depuis leur confiscation, environ dix-huit ans
Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.
STRASBOURG
10 octobre 2024
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Varvara c. Italie,
La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
Ivana Jelić, présidente,
Alena Poláčková,
Krzysztof Wojtyczek,
Lətif Hüseynov,
Péter Paczolay,
Erik Wennerström,
Raffaele Sabato, juges,
et de Liv Tigerstedt, greffière adjointe de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 septembre 2024,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 17475/09) dirigée contre la République italienne et dont un ressortissant de cet État, M. Vincenzo Varvara (« le requérant »), a saisi la Cour le 23 mars 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me N.A. Dello Russo, avocat à Bari, et par Me A. Gaito, avocat à Rome.
3. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme E. Spatafora, et par son coagent, Mme P. Accardo.
4. Par un arrêt du 29 octobre 2013 (« l’arrêt au principal »), la Cour a conclu à la violation de article 7 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1, considérant que la confiscation des biens du requérant était contraire aux principes de légalité et était donc arbitraire, et elle a estimé qu’il n’y avait pas lieu de statuer séparément sur le grief relatif à l’article 6 § 2 de la Convention (Varvara c. Italie, no 17475/09, §§ 71-72, 77 et 85, et points 2‑4 du dispositif, 29 octobre 2013).
5. En s’appuyant sur l’article 41 de la Convention, le requérant réclamait une satisfaction équitable pour préjudice matériel et pour préjudice moral.
6. La question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouvant pas en état pour le dommage matériel, la Cour l’a réservée et a invité le Gouvernement et le requérant à lui soumettre par écrit, dans les six mois, leurs observations sur ladite question et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir (ibidem, point 6 du dispositif).
7. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations et des renseignements factuels. Les parties ne sont pas parvenues à un accord.
EN DROIT
sur l’application de l’Article 41 de la convention
8. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
1. Arguments des parties
9. Dans sa première demande de satisfaction équitable, le requérant demandait la restitution des biens confisqués, ainsi que 500 000 euros (EUR) à titre de dommage matériel pour la détérioration des immeubles.
10. Par la suite, dans les observations supplémentaires qu’il a soumises à la demande de la Cour (paragraphe 6 ci-dessus), le requérant a réclamé 1 735 631,74 EUR, plus indexation et intérêts, pour la perte de propriété des immeubles et des terrains. Le montant sollicité correspondait, selon lui, à la somme, équivalente à 352 160,02 EUR, payée pour l’achat des terrains en 1994 et à la somme dépensée ultérieurement pour obtenir les autorisations nécessaires et construire les bâtiments litigieux.
Il a en outre demandé 1 170 987 EUR, plus indexation et intérêts, pour le manque à gagner, à savoir le bénéfice qu’il aurait réalisé s’il avait pu vendre les immeubles construits.
Quant à la restitution de terrain, il a affirmé ne plus avoir d’intérêt à celle‑ci, expliquant que les bâtiments étaient désormais détruits et abandonnés.
11. Le Gouvernement estime que les prétentions du requérant sont exorbitantes. Il soutient, en outre, que l’intéressé avait la possibilité de demander aux autorités internes la restitution des biens ainsi qu’une indemnisation.
2. Appréciation de la Cour
12. La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle un arrêt constatant une violation entraîne pour l’État défendeur l’obligation juridique de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci (Kurić et autres c. Slovénie (satisfaction équitable) [GC], no 26828/06, § 79, CEDH 2014 et Molla Sali c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 20452/14, § 32, 18 juin 2020). Si la nature de la violation permet une restitutio in integrum, il incombe à l’État défendeur de la réaliser, la Cour n’ayant ni la compétence ni la possibilité pratique de l’accomplir elle-même. Si, en revanche, le droit national ne permet pas ou ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de la violation, l’article 41 habilite la Cour à accorder, s’il y a lieu, à la partie lésée la satisfaction qui lui semble appropriée (Brumarescu c. Roumanie (satisfaction équitable) [GC], no 28342/95, § 20, CEDH 2000-I et G.I.E.M. S.r.l. et autres c. Italie (satisfaction équitable) [GC], nos 1828/06 et 2 autres, § 37, 12 juillet 2023, avec d’autres références).
13. Dans la présente cause, la Cour, dans son arrêt au principal, a conclu à la violation de l’article 7 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 car la confiscation des biens du requérant – à savoir notamment les terrains et les bâtiments concernés par le projet de lotissement litigieux – était contraire aux principes de légalité.
14. La Cour note tout d’abord qu’en l’espèce, les biens n’ont pas été restitués au requérant.
15. Le Gouvernement argue, à cet égard, qu’une demande de restitution est toujours possible au niveau interne. Cependant, la Cour rappelle que la règle de l’épuisement des voies de recours internes ne vaut pas dans le domaine de la satisfaction équitable (voir notamment De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique (article 50), 10 mars 1972, §§ 14-16, série A no 14). Elle ne saurait donc rejeter la demande de satisfaction équitable du requérant faute pour lui d’avoir réclamé la restitution des biens litigieux devant les autorités internes.
16. Par ailleurs, le requérant, qui avait initialement sollicité devant la Cour la restitution en question, a par la suite affirmé n’avoir plus d’intérêt à une telle forme de réparation, car les bâtiments auraient été entre-temps endommagés. La Cour note que pareille circonstance n’empêche pas, en principe, la restitution des biens, celle-ci pouvant le cas échéant être complétée par une satisfaction équitable. En tout état de cause, l’intéressé n’a fourni aucune preuve des dégradations alléguées.
17. La Cour ne partage donc pas la thèse du requérant selon laquelle la restitution des biens confisqués ne serait pas appropriée au cas d’espèce. Au contraire, à la lumière des éléments en sa possession, elle est d’avis que pareille restitution permettrait de rétablir autant que possible la situation antérieure à la confiscation.
18. Compte tenu de ce constat, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’accorder au requérant les sommes demandées au titre de la perte de propriété des biens, y compris le manque à gagner allégué (paragraphe 10 ci‑dessus).
19. Elle considère, néanmoins, que la restitution des biens ne saurait réparer entièrement le préjudice subi par le requérant, de sorte que celui‑ci peut légitimement prétendre à une satisfaction équitable. Elle note, en particulier, que le requérant a été, à ce jour, privé de la disponibilité des biens pendant environ dix-huit ans.
20. La Cour rappelle que la preuve du dommage matériel, de son montant ainsi que du lien de causalité rattachant le dommage aux violations constatées incombe en principe au requérant (G.I.E.M. S.r.l. et autres (satisfaction équitable) [GC], précité, § 39). Pour établir l’ampleur d’un dommage matériel allégué résultant de mesures de confiscation de biens immobiliers, la Cour prend en considération notamment la valeur des terrains et/ou des constructions avant leur confiscation, la nature constructible ou non des terrains à ce moment, la destination donnée aux biens en question par la législation pertinente et les plans d’urbanisme, la durée de leur indisponibilité et la perte de valeur résultant de la confiscation, sous déduction, le cas échéant, du coût de la destruction des constructions illégales (ibid., §§ 40, 51, 56 et 59).
21. Constatant qu’il n’a pas été contesté que les terrains pouvaient être utilisés à d’autres fins que la construction des bâtiments litigieux, la Cour juge donc opportun de prendre en compte le préjudice qui découle de l’indisponibilité des terrains depuis le moment de leur confiscation. Pour évaluer le préjudice en question, il y a lieu de se baser sur la valeur probable des terrains litigieux à cette date. En l’absence d’estimation du terrain actualisée à la date de la confiscation, la Cour se fonde sur le prix d’achat des terrains indiqué par le requérant (paragraphe 10 ci-dessus). Elle considère que le préjudice résultant de l’indisponibilité des terrains peut être compensé par le versement d’une somme correspondant à l’intérêt légal pendant toute cette période appliqué sur la contre-valeur des terrains ainsi déterminée (ibid., § 47).
22. Quant à l’indisponibilité des bâtiments, la Cour constate qu’en l’espèce, bien que l’administration communale ait affirmé que les ouvrages étaient conformes à la législation en matière de paysage, les juridictions internes ont au contraire conclu à une non-conformité les concernant (voir l’arrêt au principal, §§ 12 et 22). Dans ces circonstances, la Cour considère que le requérant n’a pas prouvé que, en l’absence de confiscation, il aurait pu utiliser les bâtiments ou en tirer un quelconque profit. Elle n’accorde donc aucune somme à ce titre.
23. Compte tenu des considérations qui précèdent, la Cour, statuant en équité, alloue au requérant la somme de 100 000 EUR à titre de réparation du dommage matériel, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt.
2. Frais et dépens
24. Le requérant n’a pas sollicité le remboursement des frais exposés après l’arrêt au principal. Dès lors, il n’y a pas lieu d’accorder de somme à ce titre.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Dit que l’État défendeur doit restituer les biens confisqués au requérant ;
2. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 100 000 EUR (cent mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage matériel ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
3. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 10 octobre 2024, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Liv Tigerstedt Ivana Jelić
Greffière adjointe Président