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27/08/2024 | CEDH | N°001-235469

CEDH | CEDH, AFFAIRE YASAK c. TÜRKİYE, 2024, 001-235469


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE YASAK c. TÜRKİYE

(Requête no 17389/20)

ARRÊT

Art 7 • Nullum crimen sine lege • Nulla poena sine lege • Condamnation pour appartenance à une organisation terroriste armée à raison des activités secrètes du requérant menées en faveur de l’organisation en tant que cadre • Affaire se distinguant de Yüksel Yalçınkaya c. Türkiye [GC] • Infraction ayant eu une base légale prévisible au moment de sa commission • Établissement individualisé, par de solides éléments de preuves, des éléments matériel et moral cons

titutifs de l’infraction par les juridictions nationales • Interprétation et application prévisibles, et non e...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE YASAK c. TÜRKİYE

(Requête no 17389/20)

ARRÊT

Art 7 • Nullum crimen sine lege • Nulla poena sine lege • Condamnation pour appartenance à une organisation terroriste armée à raison des activités secrètes du requérant menées en faveur de l’organisation en tant que cadre • Affaire se distinguant de Yüksel Yalçınkaya c. Türkiye [GC] • Infraction ayant eu une base légale prévisible au moment de sa commission • Établissement individualisé, par de solides éléments de preuves, des éléments matériel et moral constitutifs de l’infraction par les juridictions nationales • Interprétation et application prévisibles, et non extensives, de la disposition pénale en question

Art 3 (matériel) • Conditions de détention du requérant non inhumaines ou dégradantes

Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.

STRASBOURG

27 août 2024

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Yasak c. Türkiye,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Arnfinn Bårdsen, président,
Jovan Ilievski,
Saadet Yüksel,
Lorraine Schembri Orland,
Frédéric Krenc,
Diana Sârcu,
Gediminas Sagatys, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier de section,

Vu :

la requête (no17389/20) dirigée contre la République de Türkiye et dont un ressortissant de cet État, M. Şaban Yasak (« le requérant »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 2 avril 2020,

la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement ») les griefs concernant les articles 3 et 7 de la Convention et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9 juillet 2024,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. L’affaire concerne les conditions de détention et la condamnation du requérant pour appartenance à une organisation terroriste armée, à savoir le groupe que les autorités turques désignent sous l’appellation « organisation terroriste Fetullahiste / structure d’État parallèle » (Fetullahçı Terör Örgütü / Paralel Devlet Yapılanması, ci‑après « la FETÖ/PDY »). Sont en jeu les articles 3 et 7 de la Convention.

EN FAIT

2. Le requérant, M. Şaban Yasak, est un ressortissant turc né en 1987. Au moment de l’introduction de la présente requête, il était détenu au centre pénitentiaire de type L de Çorum. Il est représenté devant la Cour par Me İ. Makas, avocat exerçant à Ankara.

3. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. Hacı Ali Açıkgül, chef du service des droits de l’homme au ministère de la Justice.

4. L’affaire s’inscrit dans le cadre de procédures pénales engagées contre les membres présumés de la FETÖ/PDY, organisation à laquelle les autorités turques imputent la responsabilité de la tentative de coup d’État qui a eu lieu en Türkiye le 15 juillet 2016 (pour plus de détails concernant cet événement et les mesures prises alors par les autorités nationales, voir Yüksel Yalçınkaya c. Türkiye [GC], no 15669/20, §§ 10-17, 26 septembre 2023).

1. Les circonstances de l’espèce
1. Les poursuites pénales dirigées contre le requérant
1. Les enquêtes pénales

5. En 2015, le parquet de Çorum engagea une enquête pénale sur les activités menées par la FETÖ/PDY (« l’organisation incriminée ») dans le département de Çorum. Dans le cadre de cette enquête, un rapport d’analyse et de constatations fut dressé le 11 juillet 2016 par les policiers de la direction de la lutte contre le terrorisme. Ce document était notamment fondé sur l’analyse des relevés HTS (« Historical Traffic Search ») de la ligne GSM utilisée par E.B., lequel était soupçonné d’être le principal responsable pour le département de Çorum d’une structure secrète chargée, au sein de l’organisation incriminée, de recruter et d’orienter les élèves et les étudiants. Ce rapport précisait qu’E.B. et son épouse G.B. avaient été en contact avec de nombreuses personnes appartenant à cette structure. Il fut également établi que parmi les personnes avec lesquelles E.B. était en contact figurait le requérant.

6. À la suite de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, dans le cadre des enquêtes pénales ouvertes par le parquet de Çorum sur les activités de l’organisation incriminée dans ce département, le 7 décembre 2016, la police recueillit les déclarations de B.A., qui était soupçonné d’appartenir à la FETÖ/PDY. Dans les déclarations qu’il fit alors en présence de son avocat et qui furent enregistrées, B.A. exprima le souhait de bénéficier du régime de « repentir actif » défini à l’article 221 du code pénal (« CP »), une disposition qui prévoyait la possibilité d’une réduction de peine en échange de la communication d’informations, après quoi il indiqua ce qui suit. Il avait mené des activités au sein de l’organisation incriminée et, dans le cadre de ces activités, il avait reconnu de nombreuses personnes au sein de la structure secrète en charge des élèves de l’organisation en question dans le département de Çorum. D’après ses dires, l’organisation hiérarchique de cette structure était la suivante : au sommet se trouvait le superviseur régional des élèves (« Büyük Bölge Sorumlusu ») ; celui-ci avait sous sa responsabilité des responsables régionaux principaux des élèves (« Büyük Bölge Talebe Mesulü »), lesquels étaient à leur tour les chefs des responsables régionaux des élèves (« Bölge Talebe Mesulleri ») ; ces derniers dirigeaient enfin un réseau de « frères aînés des maisons » (« Ev abileri ») où étaient hébergés les candidats à des concours d’accès à la fonction publique ou les étudiants de diverses universités.

En ce qui concerne le requérant, B.A. déclara ce qui suit :

« Recep ou Şaban – je sais de façon certaine que l’un de ces noms était son nom de code. Il avait 26 ou 27 ans, mesurait 1 m 75 ou 1 m 80, avait la peau claire, des cheveux bruns, et boitait légèrement. Il poursuivait ses études à la Faculté des sciences économiques et administratives, où il avait obtenu son diplôme. Je sais qu’il est de Kayseri. J’ai appris qu’il était l’un des responsables régionaux principaux des élèves (« Büyük Bölge Talebe Mesulü »). Lors du camp de la résidence universitaire, il avait la charge, avec l’assistance de responsables régionaux des élèves, de 90 à 100 étudiants : il planifiait les activités de l’organisation et programmait des conversations (« sohbet ») visant à faire connaître aux étudiants l’idéologie de l’organisation. J’ai entendu dire qu’en 2010 et 2011, cette personne s’est renseignée sur mon compte auprès de l’imam (« responsable ») de la maison et de mes amis. J’ai compris qu’il songeait à me nommer « frère aîné de maison » (« ev abisi »). (...) ».

7. Il ressort du procès-verbal d’identification dressé par la police le 8 décembre 2016 que B.A. déclara identifier « Recep ou Şaban » sur des photographies et que cette personne n’était autre que le requérant.

8. Le 10 janvier 2017, toujours dans le cadre des enquêtes pénales engagées par le parquet de Çorum sur la structure secrète de l’organisation incriminée, les déclarations de Y.B., qui bénéficiait également du régime de « repentir actif », furent enregistrées en présence de l’avocat de l’intéressé par le procureur de la République. Y.B. indiqua qu’il avait des liens avec ladite organisation depuis 2007, et donna des informations très détaillées sur la structure hiérarchique de cette organisation et sur les activités qu’elle menait dans le département de Çorum aux fins de recrutement et de formation des élèves conformément à l’idéologie de l’organisation en question. Il précisa notamment qu’il avait tout d’abord été désigné imam de maison (« ev imamı » – responsable de la maison). Il ajouta qu’entre 2010 et 2014, il avait séjourné à Çorum et qu’en 2010 et 2011, il était responsable régional en charge de six maisons d’élèves appartenant à l’organisation incriminée, puis avait été nommé responsable régional principal des élèves ; il précisa à cet égard qu’il existait quatre autres responsables régionaux des élèves, dont le requérant. Il déclara également qu’il avait été responsable de certains élèves des écoles de police et de l’armée de terre. Il ajouta qu’il avait commencé à travailler à partir du mois d’octobre 2014 dans la société anonyme de service éducatif privé de Çorum (Çorum Eǧitim Hizmetleri Anonim Şirketi), mais que, pendant son travail, sa véritable mission était de s’occuper de la structure secrète en charge des élèves de l’organisation en question. Il déclara par ailleurs avoir utilisé des applications telles que ByLock et Kakao Talk pour communiquer avec d’autres membres de l’organisation. Il ajouta qu’il avait été désigné responsable des magistrats en 2015 et 2016 pour le département de Konya et qu’il avait la charge de onze juges et procureurs regroupés sous les appellations T4 et T5. Il déclara avoir rompu ses liens avec l’organisation après la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016. Il précisa également qu’il n’était pas au courant que l’organisation incriminée projetait un coup d’État le 15 juillet 2016 mais que, cette semaine-là, il avait régulièrement reçu des prières via la messagerie ByLock et été invité à les pratiquer.

9. Il ressort du procès-verbal d’identification dressé par la police le 13 janvier 2017 que Y.B. déclara identifier le requérant sur des photographies.

10. Le 3 février 2017, toujours dans le cadre des mêmes enquêtes pénales, la police enregistra les déclarations d’A.B. en présence de son avocat. A.B., soupçonné d’appartenir à l’organisation incriminée, bénéficiait lui aussi du régime de « repentir actif ». Il donna à son tour des informations très détaillées sur la structure hiérarchique dans laquelle il s’inscrivait et sur les activités qui étaient menées dans le département de Çorum pour le recrutement et la formation des élèves. En ce qui concernait en particulier le requérant, A.B. déclara que celui-ci avait utilisé le nom de code « Recep » et qu’il avait assumé les responsabilités suivantes : d’abord imam d’une maison d’élèves dans le département de Çorum avant 2011, il avait été ensuite nommé responsable régional des élèves en 2011-2012 ; il était devenu responsable régional principal des élèves en 2012-2013 ; enfin, nommé superviseur régional des élèves en 2013-2014, il dirigeait alors entre 20 et 25 maisons relevant de l’organisation en question. A.B. déclara avoir assumé cette dernière responsabilité conjointement avec le requérant dans les années 2013 et 2014 et avoir mené avec lui des activités pour le compte de l’organisation incriminée sous l’autorité d’un certain Çetin (conseiller des élèves au sein de l’organisation incriminée), lequel, à la fin de l’année 2014, lui aurait demandé de se rendre à Ankara pour la préparation du concours d’accès à la fonction publique. Il ajouta que ses cotisations de sécurité sociale avaient été payées entre 2013 et 2015 par la société anonyme du service éducatif privé de Çorum et qu’il avait, sur instruction de son supérieur hiérarchique au sein de l’organisation en question, versé la somme de 10 000 livres turques à la Bank Asya pour soutenir cet établissement.

Par ailleurs, dans ses déclarations, A.B. décrivit en détail les devoirs et les activités des personnes appartenant à la structure secrète de l’organisation incriminée. L’une des activités principales des responsables de cette structure, chargée de tout ce qui concernait les élèves et étudiants, consistait à repérer et à former les éléments brillants en vue de les placer ensuite dans des institutions publiques importantes, telles que l’armée, la police nationale et la gendarmerie. A.B. déclara par ailleurs avoir téléchargé ByLock et utilisé notamment des applications telles que Kakao Talk pour les échanges au sein de l’organisation.

11. Il ressort du procès-verbal d’identification dressé par la police le 11 février 2017 que A.B. déclara identifier le requérant sur des photographies.

2. L’arrestation du requérant

12. Le 26 janvier 2017, sur ordre du juge de paix de Çorum, la police mena au domicile du requérant une perquisition au cours de laquelle elle saisit, parmi d’autres appareils, cinq téléphones portables, deux disques durs, trois ordinateurs portables et un appareil photo.

13. Le 30 janvier 2017, le requérant se présenta au commissariat de police de Nevşehir pour se rendre. Il fut placé en garde à vue pour appartenance à une organisation illégale.

14. Le même jour, le requérant fut examiné par un médecin de l’hôpital public de Nevşehir. Le médecin ne fit état dans son rapport d’aucune trace de violence.

15. Toujours le 30 janvier 2017, à l’issue de l’examen médical, le requérant fut conduit à Çorum et placé en garde à vue dans les locaux de la section des stupéfiants de la police départementale de Çorum.

16. Le 1er février 2017, le requérant s’entretint avec son avocate dans les locaux de la direction de la lutte contre le terrorisme du département de Çorum.

17. Le même jour, la police enregistra la déposition du requérant en présence de son avocat. L’intéressé déclara ne pas reconnaître les témoins qui l’avaient accusé d’appartenir à l’organisation incriminée et n’avoir mené aucune activité pour le compte de cette organisation. Il indiqua qu’il avait participé à quelques dîners et conversations organisés par des établissements liés à cette organisation, mais nia avoir occupé une position au sein de sa structure secrète et avoir mené la moindre activité pour le compte de cette organisation.

18. Le 6 février 2017, le requérant comparut devant le juge de paix de Çorum, lequel ordonna sa mise en détention pour appartenance à une organisation illégale. Dans sa déposition, il retira les déclarations qu’il avait faites devant la police.

19. Le 11 février 2017, toujours dans le cadre des enquêtes pénales engagées par le parquet de Çorum sur la structure secrète de l’organisation incriminée, les déclarations de H.E. furent enregistrées en présence de son avocat par la police. H.E. indiqua notamment être lié à l’organisation incriminée depuis l’année 2000 et avoir travaillé en tant qu’enseignant dans les centres de soutien scolaire privés relevant de cette organisation. Il précisa qu’il avait connu le requérant comme l’un des superviseurs régionaux des élèves. Il ajouta que la société anonyme de service éducatif privé de Çorum appartenait à cette organisation. Il ressort du procès-verbal d’identification dressé par la police le 11 février 2017 que H.E. déclara identifier le requérant à partir de photographies.

20. Le 30 janvier et les 1er, 3 et 6 février 2017, le requérant fut soumis à plusieurs examens médicaux. Il ressort des rapports établis à la suite de ces examens que l’intéressé ne présentait aucune trace de violence sur le corps.

21. Le 13 février 2017, les relevés bancaires du compte détenu par le requérant auprès de la Banque Asya furent versés au dossier de l’enquête.

22. Le 19 février 2017, toujours dans le cadre des enquêtes pénales engagées par le parquet de Çorum sur la structure secrète de l’organisation incriminée, la police enregistra les déclarations de R.C. en présence de son avocat. R.C. indiqua notamment avoir connu le requérant en tant que responsable des résidences universitaires de l’organisation en question et précisa que l’intéressé avait organisé, toujours dans le cadre des activités de cette organisation, des visites dans d’autres villes.

23. Selon un rapport de la direction générale de la sûreté de Çorum en date du 19 juin 2017 et intitulé « Résultat de la recherche sur l’utilisation de ByLock », rapport qui fut versé au dossier, le requérant n’était pas un utilisateur de cette messagerie. Un autre rapport dressé le même jour par la même direction faisait état toutefois d’informations relatives à l’utilisation de la messagerie ByLock par M.Y., le frère du requérant.

3. L’acte d’accusation

24. Le 4 août 2017, le parquet de Çorum déposa devant la cour d’assises de Çorum un acte d’accusation visant le requérant. Il était reproché à l’intéressé d’être membre de l’organisation incriminée et d’avoir mené dans le département de Çorum, en 2016 et antérieurement, des activités pour le compte de cette organisation, des faits relevant du champ de l’article 314 § 2 du CP. Dans l’acte d’accusation, le parquet donnait tout d’abord des informations générales sur la FETÖ/PDY, examinait ensuite les actes de cette organisation sous l’angle de l’infraction visée à l’article 314 § 2 du CP, et détaillait enfin les preuves retenues contre le requérant. Les éléments relatifs à ces trois points, tels qu’ils figurent dans l’acte d’accusation, peuvent être présentés comme suit.

25. Le parquet notait tout d’abord que la FETÖ/PDY était une organisation terroriste armée atypique, ou sui generis, qui utilisait la religion comme une façade et un moyen de parvenir à ses fins terrestres sans lien avec la religion. Il observait qu’elle agissait selon les instructions données par son chef, dans l’objectif d’établir un nouvel ordre politique, économique et social. À cette fin, elle cherchait d’abord à acquérir du pouvoir tout en agissant dans le plus grand secret en vue d’installer sa puissance et d’instaurer un ordre nouveau. Elle avait recours à des noms de code, des canaux de communication spéciaux et des fonds provenant de sources inconnues. Elle nourrissait le dessein de s’emparer de l’ensemble des institutions constitutionnelles de la République de Türkiye en exploitant ses ressources humaines et financières. Le but de l’organisation était non pas de parvenir au pouvoir par des moyens légitimes mais de renverser le Parlement, le gouvernement et les autres institutions constitutionnelles en faisant usage de la force et de la violence : selon le parquet, cela avait été démontré par les attaques perpétrées à l’arme lourde contre plusieurs bâtiments publics symboliques, dont le Parlement et le complexe présidentiel.

26. Le parquet donnait par ailleurs les précisions suivantes relativement à la structure de la FETÖ/PDY. La hiérarchie secrète de l’organisation était constituée de sept strates (pour un exposé détaillé de cette hiérarchie, voir l’arrêt Yüksel Yalçınkaya, précité, § 162). La septième strate, la plus élevée, comptait dix-sept personnes choisies directement par le chef de file de l’organisation. Il était possible de passer d’une strate à une autre, mais c’était le chef qui décidait des passages entre les strates supérieures à la quatrième. Par ailleurs, l’organisation avait pris soin d’adopter une structure horizontale cellulaire afin de ne pas être détectée et d’empêcher l’État de décrypter son fonctionnement. Le parquet notait en outre que l’organisation en question, qui s’était également dotée d’une structure organisée au sein des unités opérationnelles de la direction de la sûreté et dans l’armée, exerçait la force et la violence propres à ces organes en instrumentalisant l’oppression et l’intimidation que lui permettait leur autorité. Pour le parquet, la possibilité pour les membres d’une organisation de recourir aux armes en cas de nécessité était une condition nécessaire, et suffisante, pour la caractérisation d’une « organisation terroriste armée ». Au cours de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, des armes avaient été utilisées par les membres de l’organisation qui paraissaient appartenir à l’armée mais qui agissaient conformément aux ordres et instructions du chef de file de l’organisation, ce qui – notait le parquet – avait été la cause du martyre de nombreux civils et agents de l’État. Eu égard en particulier au fait que certains membres de l’organisation travaillaient pour des organes étatiques investis du pouvoir d’utiliser des armes et qu’ils n’auraient pas hésité à faire usage de ces armes si l’instruction leur en avait été donnée par la hiérarchie de l’organisation, il était manifeste, pour le parquet, que la FETÖ/PDY était une organisation terroriste armée au sens de l’article 314 du CP.

27. Selon le parquet, pour atteindre ses objectifs, l’organisation s’était tout d’abord employée, d’une part, à élargir son socle de soutiens – qu’elle aurait recrutés en particulier chez les étudiants à travers les « maisons de la lumière » (ışık evleri) destinées à les accueillir, maisons qualifiées dans l’acte d’accusation de « cellules » de l’organisation, ainsi qu’à travers des centres privés de soutien scolaire (dershane) – et, d’autre part, à infiltrer les institutions publiques. Après avoir mené à bien ce projet d’infiltration, elle avait donné la priorité à ses objectifs dans le domaine de l’enseignement, tout en poursuivant secrètement d’autres activités. Sur le plan économique, elle avait commencé à fonctionner à la manière d’une holding regroupant plusieurs sociétés liées entre elles. Ainsi, en plus d’être présente dans le domaine de l’éducation, elle avait fondé une banque et entrepris des activités dans les secteurs de la santé, de la finance, des transports et des médias.

28. Quant aux éléments constitutifs de l’infraction reprochée, ils étaient présentés comme suit par le parquet. Dans l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste armée définie par l’article 314 § 2 du CP, le qualificatif « armé » ne correspondait pas à une condition recherchée à l’égard de tous les membres présumés de l’organisation, mais un caractère de l’organisation en tant que telle. Par conséquent, pour que l’on pût dire si une organisation illégale était armée, il ne devait pas être tenu compte de la question de savoir si tous les membres de cette organisation étaient armés, mais de celle de savoir si l’organisation en question était suffisamment armée pour commettre les infractions reprochées. En outre, le parquet indiquait que la FETÖ/PDY avait été créée pour mener des activités visant à mettre à mal l’unité et l’intégrité de l’État, à porter atteinte à l’autorité de l’État et à renverser l’ordre constitutionnel. Selon le parquet, toute personne qui, sciemment et volontairement, devenait membre d’une telle organisation en ayant connaissance de ses buts et de ses méthodes devait être considérée comme membre d’une organisation terroriste. Pour se voir reprocher l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste armée, il fallait que la personne en cause eût intentionnellement fait partie de la hiérarchie de l’organisation en adhérant à ses buts et activités et qu’existât entre cette personne et l’organisation un lien continu, diversifié et ininterrompu entretenu par des actes concrets accomplis par la personne visée.

29. Après avoir rappelé les dispositions législatives internes régissant les notions d’« organisation » et de « terrorisme », le parquet notait que trois éléments devaient être réunis pour qu’une structure pût être qualifiée d’« organisation terroriste » : i) une idéologie ou un but, comme énoncé à l’article 1 de la loi relative à la prévention du terrorisme (loi no 3713), ii) une structure organisée, telle que définie à l’article 220 du CP, et iii) le recours par la structure à la force et à la violence pour parvenir à ses buts. Faisant valoir d’une part le fait que l’organisation présentait une structure très hiérarchisée ainsi que la nature du but qu’elle poursuivait et la continuité des actions qu’elle menait pour atteindre ses objectifs, d’autre part le fait que cette organisation avait dû recourir à la force et à la violence dans le but de réaliser les objectifs énumérés ci-dessus, et enfin la circonstance que l’un des actes les plus importants à cet égard avait été la tentative de coup d’État que la FETÖ/PDY avait perpétrée le 15 juillet 2016, le parquet concluait que la FETÖ/PDY était une organisation qui présentait les caractéristiques d’une organisation terroriste.

30. Quant aux éléments de preuves retenus par le parquet contre le requérant, il s’agissait : a) des déclarations de B.A., Y.B., A.B. et H.E. recueillies pendant l’enquête pénale, lesquelles établissaient que le requérant menait secrètement, sous un nom de code, des activités de recrutement et de diffusion de l’idéologie de l’organisation en question en tant que l’un des responsables des élèves en charge du département de Çorum au sein de la structure secrète de l’organisation ; b) de l’analyse des relevés HTS (« Historical Traffic Search ») qui démontraient que l’intéressé entretenait des conversations téléphoniques avec E.B., lequel était visé par une enquête pénale pour le même chef ; c) des relevés du compte bancaire ouvert par le requérant auprès de la Bank Asya, lesquels faisaient apparaître le versement en janvier 2014 d’une certaine somme ; d) et enfin, de la prise en charge des cotisations sociales du requérant par une société privée affiliée à l’organisation incriminée. Le parquet concluait que, dans le cas du requérant, eu égard à la continuité, à la diversité et à l’intensité de ses activités telles que mentionnées ci-dessus, l’infraction d’appartenance à une organisation armée définie à l’article 314 § 2 du CP était caractérisée.

4. La procédure suivie devant la cour d’assises de Çorum

31. Les 23 août et 27 novembre 2017, la cour d’assises tint des audiences et compléta le dossier. Au cours de la deuxième audience, le requérant présenta un mémoire en défense dans lequel il niait toutes les accusations portées contre lui. Il contestait notamment les déclarations des témoins à charge et affirmait qu’il n’avait assumé aucune responsabilité dans la hiérarchie de la structure secrète de l’organisation incriminée.

32. Le 3 janvier 2018, les policiers recueillirent les déclarations d’A.S. en présence de son avocat. A.S. indiqua que le requérant avait exercé des activités au sein de l’organisation en question sous l’autorité d’E.B., lequel était le principal responsable régional de la structure secrète de cette organisation.

33. Le 12 février 2018, les déclarations de Y.B. furent recueillies sur commission rogatoire par la cour d’assises d’Istanbul et versées au dossier. Y.B. réitéra les déclarations qu’il avait faites au stade de l’enquête pénale (paragraphe 8 ci-dessus) et indiqua que le requérant avait utilisé le nom de code « Recep », assumé diverses responsabilités dans la hiérarchie de la structure secrète en charge des élèves de l’organisation incriminée et mené des activités pour le compte de cette organisation. Y.B. ajouta qu’il avait communiqué avec l’intéressé en utilisant les messageries ByLock ou Kakao Talk. Il précisa qu’il avait, avec le requérant, téléchargé la messagerie ByLock en décembre 2013 ou en janvier 2014. Il affirma également qu’en 2013, il avait participé avec l’intéressé à des voyages vers le Kosovo et la Macédoine dans le cadre de visites organisées par l’organisation incriminée.

5. La condamnation du requérant par la cour d’assises

34. Le 14 février 2018, la cour d’assises tint sa troisième audience. Au cours de celle-ci, le procureur soutint que le dossier était suffisant et qu’il n’y avait pas lieu d’attendre que fussent recueillies des déclarations d’autres témoins ; de leur côté, le requérant et son avocat s’en remirent à la discrétion de la cour d’assises pour la question de savoir s’il convenait de rendre le verdict sans rechercher des compléments de preuves. La cour d’assises décida que l’affaire pouvait être tranchée en l’état. Le procureur exposa alors ses observations sur le fond de l’affaire. Reprenant les arguments qu’il avait développés dans l’acte d’accusation, il requit la condamnation du requérant pour l’infraction dont celui-ci était accusé. Le requérant et son avocat répondirent aux réquisitions du procureur. Le requérant soutint que les déclarations à charge des témoins étaient vagues et abstraites et plaida non coupable.

35. À l’issue de l’audience, la cour d’assises reconnut le requérant coupable des charges retenues contre lui et le condamna à une peine d’emprisonnement de sept ans et six mois, en application de l’article 314 § 2 du CP.

36. Dans son arrêt, la cour d’assises formula des remarques générales sur la définition des organisations terroristes, leurs différents types et leurs composantes. Elle procéda ensuite à l’examen, notamment, de la constitution, des objectifs, de la gestion et de la structure hiérarchique de la FETÖ/PDY ainsi que de son organisation financière et de ses méthodes de communication, en suivant en cela, pour l’essentiel, l’acte d’accusation (paragraphes 25-29 ci-dessus). Elle souligna que le fait que la FETÖ/PDY eût infiltré des institutions chargées de la sûreté de l’État qui disposaient d’armes et étaient autorisées à en faire usage constituait un élément très important à l’appui de la thèse selon laquelle l’organisation était de facto armée et militarisée.

37. À l’égard de la structure et du fonctionnement de l’organisation incriminée, la cour d’assises, suivant là aussi pour l’essentiel l’acte d’accusation, fournit dans son arrêt un aperçu des méthodes illégales (telles que l’interception de sujets de concours d’entrée à l’université ou d’accès à la fonction publique au bénéfice de personnes qui la soutenaient, ou la fabrication de preuves pouvant conduire à des peines de privation de liberté) que l’organisation aurait communément employées pour chercher à atteindre ses objectifs inavoués. Affirmant que la préservation du secret était la clé de voûte du fonctionnement de l’organisation, la cour d’assises cita plusieurs déclarations, qu’elle prêtait à F. Gülen, aux termes desquelles les partisans de l’organisation avaient instruction d’agir en toute discrétion et de ne pas attirer l’attention jusqu’à ce que « tous les centres du pouvoir » fussent atteints. Elle considéra que ces déclarations montraient que l’organisation avait recouru à l’infiltration de toutes les institutions publiques comme un moyen stratégique pour prendre le contrôle de l’ordre constitutionnel. La cour d’assises nota par ailleurs que ce voile de confidentialité avait été levé lors de la « tentative de coup d’État bureaucratique » des 17-25 décembre 2013, dont l’objectif était selon elle de « modifier l’organisation du gouvernement et de la vie politique ». La cour d’assises estima que, compte tenu de leurs conséquences, les événements des 17-25 décembre 2013 devaient être considérés comme un tournant dans la prise de conscience tant par l’État que par l’opinion publique du fait que la FETÖ/PDY n’était pas une organisation caritative ni un mouvement « au service » (hizmet) de la population, mais une organisation terroriste.

38. Pour justifier l’attribution à la FETÖ/PDY de la qualité d’« organisation », la cour d’assises fit état d’éléments tels que l’utilisation de noms de code et de canaux de télécommunication privés : ce n’était pas là, selon elle, une gestion ouverte et transparente des affaires. Elle ajouta que l’organisation percevait l’État comme un adversaire et interprétait les valeurs religieuses au prisme de ses objectifs et en fonction des circonstances. Elle expliqua que la structure hiérarchique de la FETÖ/PDY était fondée sur un système d’imams individuellement responsables des « cellules » qui leur étaient attribuées dans leurs domaines géographiques, sectoriels et institutionnels respectifs, et qu’ainsi, sous la direction de « l’imam universel » F. Gülen, la FETÖ/PDY s’était organisée et avait étendu son socle de soutiens sur le terrain au moyen d’un réseau d’imams responsables d’un continent, d’un pays, d’une région, d’une province, d’un district, d’un secteur professionnel, d’un quartier ou d’une maison. Elle indiqua que l’organisation désignait également des imams dans des institutions publiques, notamment les ministères, les autorités locales et les universités, ainsi que dans le secteur privé.

39. La cour d’assises expliqua en outre que la FETÖ/PDY avait créé dans le pays et à l’étranger des structures telles que des fondations, des associations, des écoles privées, des entreprises, des centres de soutien scolaire privés, des dortoirs d’étudiants, etc., et avait mené des activités destinées à lui permettre d’atteindre son objectif ultérieur par le biais de telles structures. La cour d’assises nota que les personnes qui faisaient partie de l’organisation avaient été sélectionnées à un jeune âge, formées de manière prospective, systématique et programmée, et placées dans des institutions publiques.

40. Dans son arrêt, la cour d’assises examina également le cadre juridique applicable aux organisations terroristes armées en Türkiye et exposa les principaux éléments constitutifs de l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste armée, en rappelant les dispositions pertinentes du code pénal et de la loi relative à la prévention du terrorisme (paragraphes 75-78 ci-dessous). Elle releva notamment que la caractérisation de l’appartenance à une organisation supposait l’adhésion et la subordination volontaires à la structure hiérarchique de l’organisation ainsi qu’un « lien organique » avec elle et une participation à ses activités. Elle précisa qu’un lien était organique lorsqu’il avait pour effet de placer la personne à la disposition de l’organisation et de déterminer sa position dans la hiérarchie : aussi le lien organique était-il l’élément le plus important dans la caractérisation de l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste armée, une simple sympathie à l’égard de l’organisation ne permettant pas cette caractérisation. Elle rappela que, pour être qualifiée de membre d’une organisation, une personne devait avoir établi avec cette organisation un lien organique, et avoir participé aux activités de cette organisation. Elle expliqua que les activités des membres d’une organisation étaient des activités secrètes visant à la réalisation des objectifs de cette organisation. Elle indiqua que dans le but d’assurer le caractère secret de telles activités, consistant entre autres à recruter de nouveaux membres, à les former et à assurer le financement de ces opérations, les membres de l’organisation avaient eu recours à des noms de code et à des méthodes de communication confidentielles.

41. La cour d’assises rappela par ailleurs les trois éléments qui devaient être réunis aux fins de l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste armée prévue à l’article 314 § 2 du CP (paragraphe 29 ci-dessus).

42. Quant aux éléments de preuve sur lesquels se fondait la condamnation du requérant, la cour d’assises estima qu’il ressortait des déclarations des témoins obtenues au cours des différentes phases de la procédure que l’accusé poursuivait secrètement des activités au sein de l’organisation incriminée, et qu’en particulier les déclarations des témoins Y.B. et A.B. établissaient qu’il était l’un des responsables régionaux principaux des élèves et qu’il utilisait le nom de code « Recep ». Elle jugea également avéré que les cotisations de sécurité sociale du requérant avaient été payées par la Çorum Egitim Hizmetleri Anonim Şirketi, une société affiliée à l’organisation en question, et qu’il ressortait des analyses HTS effectuées dans le cadre d’une autre enquête pénale que l’accusé était en contact avec des membres de l’organisation.

43. Enfin, la cour d’assises nota qu’alors qu’en décembre 2013 il n’y avait pas d’argent sur le compte dont il était titulaire auprès de la Bank Asya, le requérant avait effectué sur ce compte en janvier 2014 un versement d’un montant de 2 000 TRY, une opération menée selon elle sur instruction et destinée à aider l’établissement à faire face aux difficultés économiques qu’il rencontrait à la suite des événements des 17-25 décembre 2013. Elle expliqua également pourquoi le fait pour le requérant d’avoir déposé de l’argent à la Bank Asya avait été considéré comme une activité liée à l’organisation incriminée. Elle souligna notamment que des membres de ladite organisation ainsi que son leader avaient eux-mêmes reconnu que la Bank Asya était affiliée à l’organisation. La banque en question, qui avait été ouverte en vue de la création de ressources financières pour l’organisation en question, avait été placée sous surveillance par l’Agence de régulation et de surveillance bancaires (BDDK) après décembre 2013. Lorsqu’il avait été établi que l’établissement était en difficulté et que de l’argent avait été illégalement transféré à des sociétés ayant des relations étroites avec l’organisation, les membres de l’organisation avaient, sur instruction du chef de l’organisation, ouvert des comptes ou déposé des sommes d’argent considérables auprès de la banque, notamment à partir du début de l’année 2014. Des enquêtes pénales avaient permis d’établir que les activités bancaires des personnes en question au cours de la période considérée n’étaient pas compatibles avec le cours normal de la vie. Telles étaient les raisons pour lesquelles la cour d’assises considérait que ces activités bancaires pouvaient être interprétées comme un acte accompli sur instruction du chef de l’organisation en question et tendant à soutenir une banque affiliée à cette organisation. Pour justifier son raisonnement, la cour d’assises se référa à l’arrêt de la 16ème chambre criminelle de la Cour de cassation rendu le 14 mars 2016 (E. 2015/5452, K. 2016/1983), dans lequel de tels comportements avaient déjà été considérés comme le signe d’un soutien financier apporté à l’organisation.

44. Dans l’appréciation des activités du requérant, la cour d’assises releva que tous ces agissements devaient être considérés dans leur ensemble et que la culpabilité de l’inculpé devait être évaluée en conséquence. Elle fit valoir qu’à raisonner ainsi, la condition requise de continuité, de diversité et d’intensité était remplie, et qu’il pouvait passer pour établi que l’inculpé était membre de l’organisation incriminée.

6. Les déclarations des témoins obtenues après l’arrêt de condamnation

45. Le 26 février 2018, le tribunal correctionnel de Bulancak recueillit, sur commission rogatoire, les déclarations de B.A. Celui-ci réitéra les déclarations qu’il avait faites au stade de l’enquête pénale (paragraphe 6 ci-dessus), selon lesquelles le requérant avait, en tant que l’un des responsables régionaux des élèves de la structure secrète de l’organisation incriminée, mené des activités pour le compte de cette organisation.

46. Le 13 mars 2018, la police enregistra la déposition d’A.M. en présence de son avocat. Dans sa déclaration, A.M. indiqua avoir vu un certain « Şaban » qui fréquentait M., lequel était selon A.M. l’un des responsables des activités de l’organisation dans le département (« İlci »). A.M. fournit en outre des informations sur de nombreux membres de l’organisation et sur leurs activités.

47. Respectivement les 21 avril, 30 avril, 10 mai, 1er juin et 4 juillet 2018, la police enregistra les dépositions des sous-officiers I.K. et A.T., de l’officier I.A., de Ș.Y., un étudiant à l’académie militaire, et de O.K., un étudiant à Çorum, en présence de leurs avocats. I.K., A.T., I.A. et Ș.Y. donnèrent des informations détaillées sur les activités menées par l’organisation incriminée aux fins d’infiltration dans les forces armées et affirmèrent avoir connu le requérant en tant que membre de la structure secrète de ladite organisation. I.K. affirma notamment qu’avant qu’il se présentât au concours d’entrée aux écoles militaires, le livret d’examen contenant les questions à poser lui avait été fourni par les membres de cette organisation. Ș.Y. déclara entre autres qu’en 2013, le requérant s’était rendu à la maison où il séjournait et lui avait parlé de l’intention de l’organisation de placer des élèves dans les écoles militaires. O.K., quant à lui, indiqua notamment qu’au cours du deuxième semestre de l’année académique 2013-2014, il avait vu plusieurs fois le requérant dans la maison où séjournaient les étudiants et que l’intéressé occupait une position importante dans la hiérarchie de l’organisation en question et avait incité les étudiants à intégrer des écoles militaires. Tous ces témoins identifièrent le requérant à partir de photographies.

48. Le 8 août 2018, les déclarations d’A.B. furent recueillies par la cour d’assises d’Istanbul sur commission rogatoire. A.B. réitéra les déclarations qu’il avait faites au stade de l’enquête pénale (paragraphe 10 ci-dessus), selon lesquelles le requérant avait utilisé le nom de code « Recep », avait assumé diverses responsabilités en tant qu’imam de maison, responsable régional des élèves, responsable régional principal des élèves et responsable des résidences universitaires et avait mené des activités pour le compte de l’organisation incriminée.

49. D’après les informations dont dispose la Cour, les déclarations obtenues sur commission rogatoire furent versées au dossier. Dans les mémoires qu’il présenta aux juridictions compétentes, le requérant contesta leur contenu et plaida non coupable.

7. L’appel formé par le requérant

50. Entretemps, le 9 mars 2018, le requérant avait interjeté appel contre l’arrêt du 14 février 2018. Il arguait qu’il n’était pas un utilisateur de ByLock ; que le compte dont il était titulaire auprès de Bank Asya était destiné à recevoir les versements de son salaire ; que si ses cotisations de sécurité sociale avaient été payées par la Çorum Eǧitim Hizmetleri Anonim Şirketi, c’était simplement parce qu’il avait travaillé dans un centre privé de soutien scolaire géré par cette société ; que les déclarations des témoins A.B et Y.B. étaient vagues et mensongères et qu’il ne pouvait être considéré que comme un sympathisant de l’organisation incriminée et non comme un membre de celle-ci ; qu’eu égard au fait qu’il avait quitté Çorum en juin 2014, la continuité des actes qu’on lui reprochait n’était pas établie.

51. Par un arrêt du 3 juillet 2018, la cour d’appel régionale de Samsun avait rejeté l’appel, considérant que la juridiction de première instance n’avait pas commis d’erreur, ni dans son appréciation, ni dans ses conclusions.

8. Le pourvoi formé par le requérant

52. Le 23 juillet 2018, le requérant s’était pourvu en cassation contre l’arrêt de la cour d’appel régionale de Samsun. Dans son pourvoi, il reprenait et développait, pour l’essentiel, les arguments qu’il avait déjà exposés dans l’appel qu’il avait interjeté contre l’arrêt de la cour d’assises (paragraphe 50 ci-dessus) : il niait ainsi avoir pris part à quelque activité que ce fût, légale ou illégale, de la FETÖ/PDY, et plaidait qu’il n’avait pas été démontré par des éléments de preuve clairs, précis et dépourvus d’ambiguïté qu’il fût membre de cette organisation.

53. Le 21 janvier 2019, la Cour de cassation confirma la condamnation du requérant. Pour se prononcer ainsi, elle considéra notamment que les actes en cause avaient été correctement qualifiés et permettaient la caractérisation de l’infraction prévue par la loi, et que tant le verdict que la peine avaient été établis de manière individualisée.

9. La procédure suivie devant la Cour constitutionnelle

54. Le 22 mai 2019, le requérant déposa devant la Cour constitutionnelle un recours individuel par lequel il se plaignait notamment que sa condamnation était illégale. Il plaidait à cette fin que la sanction d’actes protégés par la Constitution était imprévisible. Or, expliquait-il, la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 était le premier acte de violence attribué à l’organisation incriminée et il n’existait aucune preuve qu’il connût l’existence de ladite organisation avant cet événement, si bien qu’il ignorait la nature « terroriste » de la FETÖ/PDY et que cette circonstance excluait que pût être établie l’intention délictueuse requise pour la caractérisation de l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste armée. Quant aux faits qu’il eût travaillé dans un centre de soutien scolaire, qu’il eût entretenu des conversations téléphoniques avec une personne travaillant dans la même institution et que son salaire eût été versé par cette institution sur le compte dont il était titulaire auprès de la Bank Asya, il arguait qu’ils ne pouvaient constituer des actes punissables au regard du code pénal. Le requérant reprochait en outre aux juridictions turques un manque d’indépendance et d’impartialité lié selon lui à une méconnaissance systémique du principe de l’inamovibilité des juges. Il se plaignait par ailleurs, d’une manière générale, d’une violation dans son chef du droit à un procès équitable. Il dénonçait enfin une violation de ses droits à la liberté, à la vie privée et à l’éducation et déclarait avoir été victime d’une discrimination.

Dans l’annexe jointe au formulaire, il se plaignait de manière générale de la surpopulation carcérale à laquelle il avait été exposé pendant « sa garde à vue et sa détention » et des conditions de sa détention (il expliquait à cet égard qu’il avait alors été obligé de dormir sur le sol, que l’accès aux toilettes et à la salle de bain était restreint et qu’il lui avait été impossible pendant huit jours de faire l’ablution de la prière du matin), mais dans la partie consacrée aux griefs du formulaire de recours, il ne présentait sur ces points aucun grief spécifique.

55. Dans un arrêt sommaire qu’elle rendit le 25 février 2020 et qui fut notifié au requérant le 28 février 2020, la Cour constitutionnelle examina l’ensemble des griefs formulés par l’intéressé sur le terrain du droit à la liberté et du droit à un procès équitable, à savoir les griefs de défaut global d’équité de la procédure et de restrictions alléguées des droits de la défense. Elle rejeta le grief de défaut global d’équité de la procédure, le jugeant manifestement mal fondé ; elle rejeta de même le grief relatif aux restrictions prétendument apportées aux droits de la défense, estimant que les voies de recours ordinaires n’avaient pas été épuisées ; enfin, elle rejeta le grief de violation du droit à la liberté au motif que ce grief avait déjà été soumis dans le cadre d’un autre recours individuel.

10. Autres éléments de preuve obtenus après la condamnation du requérant

56. Le Gouvernement fournit également une copie d’un rapport dressé le 13 mai 2019 à la suite de l’examen des téléphones portables, des ordinateurs portables et d’autres éléments de preuve numériques saisis lors de la perquisition effectuée au domicile du requérant le 26 janvier 2017 (paragraphe 12 ci-dessus). Il ressort notamment de ce rapport que le fichier d’installation de la messagerie ByLock avait été découvert dans l’un des ordinateurs portables en question, mais qu’il n’était pas avéré que l’application eût été installée.

2. Les conditions de détention du requérant et les procédures les concernant
1. Les conditions de détention du requérant

a) Détention en garde à vue

57. Entre le 30 janvier et 6 février 2017, le requérant fut placé en garde à vue dans les locaux de la section des stupéfiants de la police départementale de Çorum. D’après ses dires, il était alors détenu avec 8 à 10 personnes dans un local de 7 m2 conçu pour accueillir 2 à 3 personnes au maximum. Il présente les conditions de sa garde à vue comme suit : la quantité de nourriture n’aurait pas été suffisante pour satisfaire les besoins nutritionnels des détenus ; le chauffage et la ventilation du local de garde à vue auraient été gravement défectueux et insuffisants, ce qui s’analysait selon lui en une méconnaissance des exigences de protection de la santé mentale et physique des suspects ; il n’y aurait pas eu suffisamment de lits ni d’endroits appropriés pour que lui-même et les autres suspects qui étaient détenus dans le même local pussent y dormir, ce qui aurait eu pour conséquence qu’il aurait été contraint de dormir sur une couverture posée à même le sol ; enfin, il aurait subi pendant sa garde à vue, de la part des agents des forces de l’ordre, des violences psychologiques consistant en des insultes, en l’interdiction de faire certaines prières quotidiennes et en un refus de leur part de lui autoriser l’accès aux toilettes à certaines heures.

Il ressort des éléments du dossier que le requérant ne saisit, ni pendant sa garde à vue, ni ultérieurement, aucune autorité de recours pour se plaindre de telles conditions de détention.

b) Détention provisoire au centre pénitentiaire de Çorum

58. À la suite de son placement en détention le 6 février 2017, le requérant fut conduit au centre pénitentiaire type L de Çorum (« centre pénitentiaire de Çorum »), où il fut affecté à l’unité F-5 jusqu’au 8 mars 2018, puis à l’unité F-10, où il demeura détenu au moins jusqu’à la date d’introduction de la présente requête. Dans les prisons de type L, chaque unité dispose de plusieurs dortoirs, d’un espace commun, de sanitaires communs et d’une cour extérieure.

59. Pour ce qui est de l’espace disponible dans l’unité F-5 (l’unité F-10 présentant la même configuration), le Gouvernement expose que la superficie de l’espace commun de cette unité est de 90 m2, celle de la cour extérieure de 64,36 m2, celle de la salle de bain de 6,42 m2, et celle de l’ensemble des dortoirs de 86,94 m2. Chaque unité dispose d’installations électriques et du chauffage. Dans chaque dortoir se trouvent deux lits doubles superposés, et il y a au total seize lits superposés par unité, ce qui signifie qu’en sus des vingt-huit lits répartis dans les sept dortoirs individuels, deux lits superposés (quatre lits individuels) avaient été installés dans l’espace commune. Chaque unité est équipée de deux toilettes, de deux douches et de six lavabos installés dans les toilettes et les salles de bain. La superficie totale de l’unité, tous espaces compris, est de 241,36 m², et l’on y compte dix fenêtres ouvrantes de 90 x 110 cm. D’après le Gouvernement, pendant la période de détention du requérant dans l’unité F-5, la population de l’unité était de 37 personnes au minimum et de 47 personnes au maximum, ce qui correspond respectivement à un espace personnel de 6,52 et de 5,13 m². Le Gouvernement précise en outre que même lorsque le taux d’occupation était le plus élevé, chaque détenu disposait en moyenne de 61 minutes par jour pour utiliser les installations sanitaires.

60. Quant à l’espace personnel disponible dans l’unité F-10, le Gouvernement explique que, pendant la période où le requérant s’y est trouvé détenu, la population de l’unité était de 27 personnes au minimum et de 42 personnes au maximum, pour une moyenne, sur la durée considérée, de 30 personnes, ce qui correspond à un espace personnel de 8,04 m². Le Gouvernement précise que même lorsque le taux d’occupation était le plus élevé, le temps d’utilisation des sanitaires était de 68 minutes par jour et par détenu. Il indique par ailleurs que chaque unité dispose d’une cour extérieure indépendante dont les portes sont ouvertes entre 7 heures et 7h30 avant l’appel du matin, et fermées une heure avant le coucher du soleil ou avec l’appel du soir à 19 heures, si bien que les détenus bénéficient d’une cour extérieure pendant 10 à 12 heures entre mai et octobre et pas moins de 8 heures entre novembre et avril.

61. En ce qui concerne les conditions d’hygiène régnant dans l’établissement en question, le Gouvernement explique que les détenus sont tenus de maintenir leur unité propre et qu’une certaine quantité de produits de nettoyage de base, tels que l’eau de Javel et le liquide vaisselle, est fournie gratuitement à cette fin, les détenus ayant la possibilité d’acheter des produits de nettoyage supplémentaires à la cantine. Le Gouvernement explique également que les ordures sont ramassées quotidiennement. Pour ce qui est de la fourniture en eau, il fait valoir que chaque unité dispose de 100 litres d’eau chaude par personne et par semaine et de 150 litres d’eau froide par personne et par jour. Enfin, quant aux activités dont le requérant a pu bénéficier, le Gouvernement indique que l’intéressé a pris part à des activités sportives en dehors de l’unité (activités dont le Gouvernement ne précise pas la fréquence ni la durée), mais qu’aucune activité éducative ou culturelle n’a été autorisée.

62. Le Gouvernement fournit également les photographies des dortoirs, des installations sanitaires et des espaces communs de l’unité F-10 et il précise que, dans le cas où le nombre de détenus dépasse la capacité d’accueil prévue, les détenus reçoivent des matelas, des draps et des couvertures. En cas de diminution du nombre de personnes en raison de libérations ou de transferts, les détenus qui dorment sur des matelas à même le sol sont replacés dans des lits superposés.

63. Le Gouvernement explique également que les 19 novembre 2020, 9 mars 2021 et 7 juin 2021, le requérant a été autorisé à se présenter aux examens de l’université dans laquelle il poursuivait des études supérieures. Il précise enfin que l’intéressé a bénéficié à maintes reprises de soins médicaux, soit auprès de l’infirmerie du centre pénitentiaire, soit auprès de l’hôpital public dans le cadre d’un transfert.

64. Le requérant ne conteste pas les informations fournies par le Gouvernement. Il indique, à l’instar de celui-ci, qu’il y avait dans chaque unité du centre pénitentiaire en question un espace de vie commun de 90 m², sept dortoirs séparés d’une superficie totale de 86,94 m², une cour extérieure de 64,36 m², une salle de bain de 6,42 m² ainsi que deux toilettes et deux douches. Il précise avoir été détenu dans l’unité F-5 pendant près d’un an et dans l’unité F-10 pendant près de trois ans. Se référant à une décision susmentionnée du conseil d’administration et de surveillance (paragraphe 66 ci-dessous), il soutient que le centre pénitentiaire, conçu initialement pour accueillir 477 détenus au maximum, ne pouvait être aménagé pour accueillir entre 1 950 et 2 000 détenus. Il explique notamment qu’à la suite de la tentative de coup d’État, en sus des vingt-huit lits répartis dans les sept dortoirs séparés, deux lits superposés avaient été installés dans l’espace commun pour accueillir quatre détenus supplémentaires. Il affirme avoir dû dormir longtemps sur un matelas posé à même le sol en raison de la surpopulation et du fait que les lits superposés n’étaient pas en nombre suffisant.

65. Le requérant explique également que si la cour de 64,36 m² constituait certes un espace extérieur où les détenus se déplaçaient librement, il ne lui était toutefois pas possible, étant donné le nombre important de détenus appelés à utiliser le même espace, de s’y promener normalement. Quant à l’espace de vie commun, le requérant indique qu’il s’agit d’une pièce que des portes séparent de la cour extérieure et des dortoirs et où les détenus socialisent, prennent le petit-déjeuner, le déjeuner et le dîner, regardent la télévision, de sorte qu’ils y passent toute la journée jusqu’à l’heure du coucher ; or, explique-t-il, cet espace de vie commun était en l’espèce de 90 m² pour plus de 35 détenus, ce qui correspond à un espace personnel bien inférieur à 3 m².

2. Les démarches entreprises par le requérant pour se plaindre de ses conditions de détention dans le centre pénitentiaire de Çorum

66. Il ressort des éléments du dossier qu’à la suite d’une plainte du requérant, le conseil d’administration et de surveillance du centre pénitentiaire de Çorum (ci-après « le conseil d’administration et de surveillance ») adopta le 15 octobre 2018 une décision dans laquelle il expliquait notamment que la capacité de l’établissement, initialement fixée à 477 détenus, avait été augmentée grâce à l’ajout de lits superposés et portée ainsi à 1 592 détenus. Le conseil précisait que le nombre de personnes détenues dans l’établissement était alors compris entre 1 950 et 2 000.

67. Le 18 février 2019, le requérant déposa un recours contre la décision susmentionnée du conseil d’administration et de surveillance. Il se plaignait principalement de la surpopulation de l’unité dans laquelle il était détenu et expliquait à cet égard que depuis vingt-cinq mois, il partageait avec 36 personnes une unité conçue selon lui pour accueillir normalement sept détenus, et qu’en raison de cette surpopulation alléguée certains détenus ne disposaient pas même d’un lit pour dormir. Il expliquait que ces circonstances lui causaient des souffrances morales considérables et nuisaient à son état psychologique.

68. Le 21 février 2019, le juge d’exécution de Çorum rejeta le recours du requérant. Pour se prononcer ainsi, il se référa pour l’essentiel aux conclusions de la décision du conseil d’administration et de surveillance (paragraphe 66 ci-dessus). Le 21 mars 2019, la cour d’assises de Çorum confirma la décision du 21 février 2019.

69. En décembre 2020, l’administration de l’établissement pénitentiaire mena une enquête destinée à identifier les détenus du centre pénitentiaire de Çorum qui se plaignaient de leurs conditions de détention en vue de leur transfert vers d’autres centres pénitentiaires où la situation au regard du taux d’occupation était plus favorable. Dans ce cadre, le requérant se vit proposer un transfert qu’il refusa par une lettre du 17 décembre 2020 à l’administration du centre pénitentiaire dans laquelle il déclarait qu’il était satisfait des conditions matérielles de détention qui étaient les siennes.

3. Le recours individuel du requérant relatif aux conditions de sa détention dans le centre pénitentiaire de Çorum

70. Entre-temps, le 24 avril 2019, le requérant avait saisi la Cour constitutionnelle d’un recours individuel dans lequel il se plaignait de ses conditions de détention dans le centre pénitentiaire de Çorum. Il affirmait notamment que la capacité d’accueil du centre, fixée initialement à 477 détenus, avait été portée à 2 000 détenus sans qu’aucune mesure additionnelle n’eût été prise à cet égard ; que pendant vingt-sept mois, l’unité dans laquelle il était détenu avait accueilli entre 38 et 46 personnes et que pendant deux ans, il avait, faute de disposer d’un lit superposé, dû dormir sur un matelas posé à même le sol dans la partie commune de l’unité où la lumière était constamment allumée. De cette surpopulation résultaient selon lui d’importants problèmes : le niveau de bruit élevé aurait empêché les détenus de dormir, le nombre de casiers prévus pour le rangement des affaires personnelles aurait été insuffisant, de même que le nombre des installations sanitaires ; les unités auraient connu des problèmes d’aération ; l’accès aux soins médicaux aurait été constamment perturbé ; il n’y aurait pas eu assez d’espace pour que les détenus pussent se reposer, lire, etc. ; enfin, l’approvisionnement en eau chaude et froide aurait connu des coupures répétées.

71. Par une décision à motivation courte du 3 septembre 2020 notifiée au requérant le 16 septembre 2020, la Cour constitutionnelle avait rejeté le recours individuel pour défaut manifeste de fondement, en se référant à son arrêt de principe Mehmet Hanifi Baki (B. 2017/36197, 27 juin 2018 ; pour un résumé de cet arrêt, voir İlerde et autres c. Türkiye, nos 35614/19 et 10 autres, §§ 128-129, 5 décembre 2023).

2. LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS

72. Le cadre juridique et la pratique internes et internationaux relatifs aux conditions de détention sont exposés dans l’arrêt İlerde et autres précité (§§ 107-117, 128-135 et 136-137, 5 décembre 2023).

73. Le droit et la pratique internes pertinents relatifs à la criminalité organisée et au terrorisme sont exposés dans l’arrêt Yüksel Yalçınkaya précité (§§ 146-149). Par ailleurs, la Cour constitutionnelle a rendu plusieurs arrêts décisifs dans le cadre des procédures pénales qui ont été ouvertes au lendemain de la tentative de coup d’État militaire. La Cour a cité en détail dans un certain nombre de ses arrêts – dont Baş c. Turquie (no 66448/17, §§ 91-97, 3 mars 2020) et Akgün c. Turquie (no 19699/18, §§ 83-101, 20 juillet 2021) – plusieurs de ces décisions, et notamment les arrêts Aydın Yavuz et autres (recours no 2016/22169, 20 juin 2017) et M.T. (recours no 2018/10424, 4 juin 2020).

Pour ce qui est de la jurisprudence relative à l’organisation FETÖ/PDY, les arrêts de principe adoptés par la Cour de cassation sont résumés aux paragraphes 161-163 de l’arrêt Yüksel Yalçınkaya précité.

74. Pour le besoin de la présente affaire, la Cour cite ci-dessous certaines dispositions du droit interne et la jurisprudence pertinente des hautes juridictions relative à l’organisation FETÖ/PDY.

1. Le code pénal

75. Le code pénal (loi no 5237), adopté le 26 septembre 2004 et publié au Journal officiel du 12 octobre 2004, est entré en vigueur le 1er juin 2005. Les passages pertinents de son article 220, qui porte sur l’infraction de constitution d’une organisation dans le but de commettre une infraction pénale, sont ainsi libellés :

« 1) Est passible d’une peine de quatre à huit ans d’emprisonnement quiconque fonde ou dirige une organisation constituée aux fins de commettre des actes érigés par la loi en infractions pénales, s’il est constaté que la structure de cette organisation, le nombre de ses membres ainsi que ses outils et son équipement sont adaptés à la commission des infractions envisagées. Toutefois, la qualification d’organisation suppose la réunion d’au moins trois personnes.

2) Est passible d’une peine de deux à quatre ans d’emprisonnement quiconque devient membre d’une organisation constituée aux fins de commettre une infraction pénale.

3) Si l’organisation détient des armes, la peine prévue aux paragraphes ci-dessus est augmentée dans une proportion allant d’un quart à la moitié de la peine. »

76. Les paragraphes 1 et 2 de l’article 314 du CP prévoient les peines suivantes pour l’infraction d’appartenance à une organisation armée :

« 1) Est passible d’une peine de dix à quinze ans d’emprisonnement quiconque fonde ou dirige une organisation armée en vue de commettre les infractions visées aux sections 4 et 5 du présent chapitre.

2) Est passible d’une peine de cinq à dix ans d’emprisonnement quiconque est membre d’une organisation visée au premier paragraphe du présent article. »

Les sections 4 et 5 du chapitre auquel renvoie le paragraphe 1 de l’article 314 dressent une liste d’infractions contre la sûreté de l’État et contre l’ordre constitutionnel et le fonctionnement de cet ordre.

77. L’article 30 du CP est ainsi libellé :

Article 30

« 1) Une personne qui, au moment où elle a commis un acte, n’avait pas connaissance d’éléments constitutifs de l’actus reus d’une infraction définie par la loi est réputée n’avoir pas commis cet acte intentionnellement. Pareille commission par erreur est toutefois susceptible d’entraîner la reconnaissance de la culpabilité pour négligence. »

2. La loi relative à la prévention du terrorisme (loi no 3713 du 12 avril 1991)

78. Les dispositions pertinentes de la loi relative à la prévention du terrorisme se lisent ainsi :

Définition de la notion de terrorisme

Article 1

« 1) Est constitutif de terrorisme tout acte criminel commis par un ou plusieurs membres d’une organisation dans le but de modifier les caractéristiques de la République telles qu’elles sont définies dans la Constitution, son système politique, juridique, social, laïque et économique, de porter atteinte à l’intégrité territoriale de l’État et à l’unité de la nation, de compromettre l’existence de l’État et de la République turcs, d’affaiblir ou de détruire l’autorité de l’État ou de s’en emparer, de supprimer les droits et libertés fondamentaux ou de porter atteinte à la sécurité intérieure et extérieure de l’État, à l’ordre public ou à la santé publique en utilisant la force et la violence et en recourant à la pression, la terreur, l’intimidation, l’oppression ou la menace. »

Auteurs d’infractions terroristes

Article 2

« 1) Est considéré comme auteur d’une infraction terroriste tout membre d’une organisation constituée pour atteindre les buts définis à l’article 1 qui commet une infraction dans la poursuite de ces buts, seul ou avec d’autres personnes, ainsi que tout membre d’une telle organisation, même s’il n’a pas commis pareille infraction. »

Infractions terroristes

Article 3

« Les infractions mentionnées aux articles 302, 307, 309, 311, 312, 313, 314, 315 et 320, de même qu’au paragraphe 1 de l’article 310, du code pénal turc sont des infractions terroristes. »

Organisations terroristes

Article 7

« 1) Est passible des peines prévues à l’article 314 du code pénal turc quiconque fonde ou dirige une organisation terroriste ou devient membre d’une telle organisation dans le but de commettre une infraction destinée à permettre à la réalisation de l’un des objectifs mentionnés à l’article 1, en utilisant la force et la violence et en recourant à la pression, la terreur, l’intimidation, l’oppression ou la menace. »

3. La jurisprudence interne pertinente
1. La jurisprudence de la Cour constitutionnelle

a) L’arrêt Metin Birdal du 22 mai 2019

79. Par son arrêt Metin Birdal rendu le 22 mai 2019 (recours no 2014/15440), la Cour constitutionnelle siégeant en assemblée plénière a statué sur le cas d’une personne condamnée pour appartenance au PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). Était en jeu notamment la liberté de réunion pacifique. La Cour constitutionnelle a examiné l’allégation du requérant selon laquelle sa condamnation, prononcée d’après lui en l’absence de la moindre preuve certaine pour des faits qui relevaient selon ses dires de la liberté de réunion pacifique, avait violé le principe de légalité des crimes et des peines. Dans son arrêt, elle a conclu, à l’unanimité, à la non-violation du droit à la liberté de réunion pacifique. Pour se prononcer ainsi, la Cour constitutionnelle, après avoir expliqué en détail les éléments constitutifs de l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste, a constaté que ce n’était pas sur la seule base de la participation du requérant à des manifestations (qui avaient d’ailleurs dégénéré en des faits de violence) que le tribunal de première instance était parvenu à la conclusion que l’intéressé était membre d’une organisation terroriste, étant donné que la juridiction en question avait aussi examiné des relevés téléphoniques, des rapports de police, des dénonciations, le comportement du requérant lors de certaines manifestations et son rôle dans ces manifestations, ainsi que l’ensemble des éléments de preuve, pour établir que les actions menées par l’intéressé dans le cadre des activités de l’organisation avaient un caractère de continuité, de diversité et d’intensité. Les parties pertinentes de cet arrêt peuvent se traduire comme suit :

« (c) Infraction d’appartenance à une organisation terroriste

60. Selon l’article 220 de la loi no5237, qui porte sur l’infraction de constitution d’une organisation dans le but de commettre une infraction pénale, et l’article 314 de la même loi, qui énonce les sanctions dont est passible l’auteur de l’infraction de constitution et d’appartenance à une organisation armée en vue de commettre les infractions de perturbation de l’unité et de l’intégrité territoriales de l’État ou de violation de la Constitution, et selon la pratique [judiciaire pertinente], une personne qui agit dans le but d’adhérer à une organisation criminelle et qui est prête à s’acquitter des missions qui lui sont confiées au sein de la structure hiérarchique de l’organisation en adoptant les objectifs de l’organisation est considérée comme membre de l’organisation. À cet égard, un membre d’une organisation est quelqu’un qui adhère à la hiérarchie [de cette structure] et qui, de ce fait, se soumet à la volonté de cette organisation en étant prêt à s’acquitter des missions qui lui sont confiées.

61. Il n’est pas nécessaire qu’une personne ait commis une infraction pour qu’elle se voie sanctionner pour appartenance à une organisation illégale. L’appartenance à une organisation est une infraction punissable en soi : l’activité du membre de l’organisation ne doit pas nécessairement prendre la forme d’une participation aux infractions commises par l’organisation. L’infraction d’appartenance à une organisation est un type d’infraction qui punit le danger que représente l’organisation pour la société, même si le membre ou même l’organisation n’a pas encore commis d’infraction ; à cet égard, elle vise également à empêcher la commission d’une infraction dans le cadre des activités de l’organisation. Le fait que plusieurs personnes se réunissent en vue de commettre une infraction représente une menace imminente pour la société. Compte tenu, de surcroît, du niveau que le terrorisme atteint aujourd’hui à l’échelle nationale et internationale, une telle menace devient tout à fait concrète.

62. (...) [Le fait de] punir une personne au seul motif qu’elle appartient à une organisation et en l’absence de toute autre infraction pourrait s’analyser en la substitution, à la responsabilité pénale personnelle, d’une responsabilité pénale collective. Cependant, pour qu’elle soit reconnue coupable de cette infraction, il doit être établi que la personne connaissait la nature et les objectifs de l’organisation, voulait en faire partie et contribuait au maintien de l’activité de l’organisation et à la réalisation de ses objectifs en manifestant à cet égard une volonté continue. L’adhésion à l’organisation est une participation effective. Par conséquent, la raison sous-jacente de la criminalisation et de la punition de l’appartenance à une organisation terroriste est que la personne qui est membre d’une organisation terroriste contribue sciemment et volontairement au danger que représente l’organisation terroriste pour la société. C’est ce qu’a affirmé la Cour constitutionnelle en déclarant que les membres d’une organisation terroriste ne sont pas punis en raison des agissements d’autrui, mais parce qu’ils adhèrent volontairement à une telle organisation, et que, dans ce cas, le principe de la responsabilité pénale personnelle n’est pas violé (Cour constitutionnelle, E. 1991/18, K. 1992/20, 31 mars 1992).

63. L’infraction d’appartenance à une organisation terroriste prévoit une responsabilité pénale à un stade précoce par rapport à d’autres infractions typiques. Par conséquent, pour qu’une personne puisse être punie au seul motif de son appartenance à une organisation terroriste et en l’absence de toute autre infraction, les autorités judiciaires doivent établir que cette personne entretient des liens avec l’organisation terroriste. L’examen de l’existence ou non de tels liens implique une évaluation des idées que les individus nourrissent, des groupes sociaux auxquels ils appartiennent, de leurs idéologies, des significations de leurs comportements et des motifs qui sous-tendent ceux-ci.

64. Ainsi conçue, l’évaluation de la question de savoir si des personnes qui n’ont même pas encore commis une infraction définie dans le code pénal ont des liens suffisamment forts avec une organisation terroriste pour être considérées comme membres de cette organisation est susceptible de conduire à de graves pressions sur l’exercice de droits fondamentaux tels que la liberté d’expression, d’association, de religion et de conscience et la liberté de réunion et d’association.

65. Or, dans les démocraties modernes, les États ont l’obligation positive, dans leur domaine de responsabilité, de protéger les individus contre les activités des organisations terroristes. En raison de cette obligation, il est nécessaire de trouver un juste équilibre entre le droit des personnes à vivre dans un environnement qui ne soit pas menacé par le terrorisme et les droits fondamentaux des personnes qui pourraient être affectées par les mesures envisagées. C’est pour cette raison que l’appartenance à une organisation terroriste a été prévue comme une infraction dans de nombreuses démocraties développées, comme c’est le cas dans notre pays (...)

(...)

67. Pour qu’une personne soit reconnue coupable au-delà de tout doute raisonnable de l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste, il doit être prouvé de façon suffisamment motivée [et en tenant compte des critères de] la continuité, de la diversité et de l’intensité que la personne visée a été sciemment et volontairement impliquée dans la structure hiérarchique de l’organisation dont il s’agit. Dans le droit pénal classique, la preuve consiste en l’établissement de la réalité d’un fait qui s’est produit dans le passé et en la formation d’une conviction à cet égard. Lorsqu’il s’agit de l’appartenance à une organisation [criminelle], le juge doit, pour conclure qu’une personne était membre de l’organisation [criminelle], non seulement établir la réalité des faits matériels reprochés par l’accusation, mais aussi démontrer que les éléments de l’infraction en question, le lien de causalité [entre ces éléments et l’infraction en question], la capacité et l’intention criminelle de l’auteur étaient réunis.

68. En raison du principe selon lequel « nul ne peut être condamné sans preuve », le verdict rendu à l’issue de la procédure pénale doit être fondé sur des éléments de preuve. L’article 217 de la loi no 5271 a reconnu le principe de la liberté de la preuve en déclarant que « l’infraction reprochée peut être prouvée par tout élément de preuve obtenu conformément à la loi ». En vertu de ce principe, tout ce qui est concret, réaliste, lié au fait dont il s’agit et apte à en établir la réalité peut être considéré comme une preuve, à condition que l’élément en question soit obtenu par des moyens légaux.

69. En outre, la procédure pénale ayant pour objet d’établir la vérité, il ne saurait être instauré de hiérarchie entre les éléments de preuve en termes de valeur probante ; les éléments de preuve aptes à établir la réalité d’un fait et à fonder un jugement ne peuvent être limités par une énumération a priori ou par la fixation d’un nombre minimal de preuves exigibles (...)

70. Par conséquent, compte tenu de la diversité des structures et des activités des organisations terroristes, il n’est pas possible d’énoncer a priori de façon générale une liste limitative des preuves admissibles de l’appartenance ou non d’une personne à une organisation terroriste. La fonction de la preuve est de permettre aux autorités judiciaires de parvenir à une conclusion et de rendre un jugement. La Cour de cassation a clarifié cette question dans l’un de ses arrêts en ces termes :

« Le but de la procédure pénale est de révéler la vérité matérielle de façon qu’il ne subsiste aucun doute à cet égard. La vérité doit être découverte à partir d’éléments de preuve raisonnables et réalistes, aptes à établir la réalité de tout ou partie des faits de l’espèce, ou à partir de l’évaluation des éléments de preuve considérés dans leur ensemble : il est en effet absolument contraire à l’objectif de la procédure pénale qu’il soit parvenu à une conclusion sur la seule base d’un certain nombre d’hypothèses » (assemblée plénière de la Cour de cassation, E. 1993/6-79, K. 1993/108, 19 avril 1993). »

71. En raison du principe de la liberté de la preuve, il n’est pas possible d’imposer des limites quant aux preuves que le tribunal peut prendre en considération. Comme l’indique clairement l’article 217 de la loi no 5271, le juge « apprécie librement la valeur de la preuve selon le principe de l’intime conviction », mais ne peut agir arbitrairement. Le juge pénal évalue l’ensemble des preuves et examine si celles-ci établissent la réalité du fait dont il s’agit. En ce qui concerne l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste, l’évaluation des preuves diffère dans une certaine mesure de l’évaluation des preuves telle qu’elle se pratique à l’égard des infractions traditionnelles. En effet, étant donné qu’il n’est pas nécessaire qu’une personne ait commis une infraction pour qu’elle se voie sanctionner pour appartenance à une organisation terroriste, il n’est pas nécessaire que les faits matériels constituent une infraction en eux-mêmes ou qu’ils constituent une infraction lorsqu’ils sont considérés individuellement.

72. (...) Dans ces conditions, pour qu’une personne soit reconnue coupable d’appartenance à une organisation terroriste, les actions menées par cette personne dans le cadre de l’activité de l’organisation doivent présenter un caractère de continuité, de diversité et d’intensité (...). Il convient à cet égard que le juge, après avoir examiné les éléments de preuve aptes à démontrer l’adhésion de la personne visée à la structure hiérarchique de l’organisation terroriste dont il s’agit, éprouve la solidité des éléments de preuve en question en tenant compte de l’objectif, de la nature, de la notoriété de chaque organisation terroriste, du type et de l’intensité de la violence qu’elle utilise, ainsi que de toute autre circonstance pertinente dans le cas concret considéré (...) ».

b) L’arrêt Adnan Şen du 15 avril 2021

80. L’arrêt Adnan Şen du 15 avril 2021 (recours no 2018/8903) rendu par la Cour constitutionnelle siégeant en assemblée plénière concernait une personne condamnée pour appartenance à la FETÖ/PDY à raison de son utilisation de ByLock. Dans cet arrêt, la Cour constitutionnelle a examiné principalement des allégations de violation du principe de la légalité des délits et des peines (nullum crimen, nulla poena sine lege). L’auteur du recours soutenait que l’interprétation faite par les tribunaux de l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste armée n’était pas prévisible et que sa condamnation reposait sur des actes non constitutifs d’une infraction. Il arguait en particulier que la structure précédemment connue sous le nom « mouvement Gülen » avait été qualifiée d’organisation terroriste par une décision du Conseil de sécurité nationale en date du 26 mai 2016, que les décisions antérieures de cet organe ne lui attribuaient nullement cette qualité, et que rien ne permettait de dire que des actes de violence susceptibles d’indiquer que cette structure en cause soit une organisation terroriste aient été commis avant cette date.

81. Dans son arrêt, la Cour constitutionnelle procéda d’abord à un examen des caractéristiques et des activités de la FETÖ/PDY. Elle rappela que les activités clandestines de cette organisation avaient fait l’objet dès 2013 d’enquêtes et de poursuites qui avaient révélé les buts ultimes de l’organisation. Elle cita également d’autres procédures pénales ouvertes contre des individus soupçonnés d’appartenance à la FETÖ/PDY avant la tentative de coup d’État : la procédure engagée en 2015 contre des policiers accusés de n’avoir pris aucune mesure pour empêcher l’assassinat de Hrant Dink alors qu’ils auraient eu connaissance de l’existence de ce projet, leur inaction ayant supposément eu pour but la réalisation des objectifs de l’organisation ; les poursuites pour espionnage dirigées en 2014 et 2015 contre un certain nombre de responsables publics soupçonnés d’avoir posé des micros dans la résidence et les bureaux du Premier ministre, ainsi que dans des lieux où se tenaient des réunions confidentielles de haut niveau, et d’avoir mis sur écoute les téléphones cryptés de hauts responsables de l’État ; et les nombreuses enquêtes ouvertes sur des allégations de divulgation aux membres de l’organisation des sujets d’examen d’entrée et de promotion dans la fonction publique.

82. La Cour constitutionnelle passa ensuite en revue le droit et la pratique internes relatifs à l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste armée. Elle releva que, selon la jurisprudence constante de la Cour de cassation, une personne ne pouvait être reconnue coupable de cette infraction que lorsque le tribunal était en mesure i) d’établir l’existence d’un lien organique entre cette personne et l’organisation, sur la base de la continuité, de la diversité et de l’intensité de ses activités, et ii) de démontrer qu’elle avait agi sciemment et volontairement dans le cadre de la structure hiérarchique de l’organisation. Parmi de nombreuses décisions de la Cour de cassation, la Cour constitutionnelle cita un arrêt de la seizième chambre criminelle (E. 2019/521, K. 2019/4679, 5 juillet 2019) en son passage pertinent, qui se lit comme suit :

« Est membre d’une organisation une personne qui souscrit à ses objectifs, qui adhère à [sa] hiérarchie, et qui se soumet à sa volonté en étant prête à exécuter les tâches qui [lui] seraient confiées (...) Pour pouvoir être considérée comme membre d’une organisation, une personne doit avoir un lien organique avec celle-ci et participer à ses activités. Le lien organique, qui est l’élément constitutif le plus important de l’infraction d’appartenance [à une organisation interdite], est un lien dynamique, transitif et actif : il met l’intéressé à la disposition de l’organisation pour exécuter ses ordres et instructions et il détermine [sa] position hiérarchique (...). Le critère distinctif de caractérisation de l’infraction d’appartenance à une organisation [interdite] tient à ce que le membre est disposé à exécuter, en toute soumission, tous les ordres et toutes les instructions provenant de la hiérarchie de l’organisation, sans les remettre en question.

(...)

Même s’il n’est pas nécessaire, pour qu’[un individu] soit sanctionné pour appartenance à une organisation terroriste, qu’il ait effectivement commis une infraction liée aux activités de cette organisation et visant à la réalisation des buts de celle-ci, il faut tout de même qu’il ait apporté une contribution concrète, matériellement ou intellectuellement, à l’existence ou au développement de l’organisation (...)

(...)

Selon la pratique judiciaire établie, (...) pour que l’infraction d’appartenance à une organisation armée soit constituée, l’individu en cause doit avoir un lien organique avec l’organisation et, en règle générale, être l’auteur d’actes et d’activités présentant un certain degré de continuité, de diversité et d’intensité (...).

(...)

Élément moral : l’élément moral de l’infraction est l’intention directe et « le but ou l’objectif de commettre une infraction ». Pour qu’une personne puisse être considérée comme appartenant à l’organisation, elle doit savoir que cette organisation commet des infractions [ou] a pour but de commettre des infractions.

(...) »

La Cour constitutionnelle cita également plusieurs arrêts de la Cour de cassation dans lesquels des actes tels que la participation à des conversations (surtout avant 2013), la communication (par téléphone) avec un imam de district ou avec d’autres personnes soupçonnées d’être membres de l’organisation, l’abonnement à des journaux publiés par l’organisation et l’inscription d’enfants dans des écoles affiliées à l’organisation avaient été considérés comme n’allant pas au-delà de la sympathie et de l’affiliation à la FETÖ/PDY dès lors qu’ils ne laissaient pas supposer l’existence d’un lien organique avec elle ni une appartenance à sa structure hiérarchique.

83. La Cour constitutionnelle nota en outre qu’il n’existait pas de définition universellement admise des notions de « terreur » et de « terrorisme ». Elle précisa néanmoins que, lorsqu’ils étaient amenés à se prononcer sur des infractions à caractère terroriste, les juges étaient tenus d’interpréter le droit interne d’une manière prévisible, qui ne vidât pas de sa substance le principe de légalité des délits et des peines. Elle observa que la principale question qui se posait en l’espèce sous l’angle de ce principe était celle de savoir si des actes commis en lien avec la FETÖ/PDY avant la tentative de coup d’État pouvaient être considérés comme des éléments de preuve de l’appartenance à cette organisation, compte tenu de ce que les activités criminelles de la FETÖ/PDY n’étaient pas encore de notoriété publique à cette époque.

84. À cet égard, elle reconnut qu’en droit turc, la qualification d’organisation terroriste ne pouvait résulter que d’une décision de justice. Toutefois, elle rappela aussi qu’avant même que la FETÖ/PDY eût été qualifiée d’organisation terroriste par une décision de justice, la menace que représentait cette organisation avait déjà été reconnue dans des décisions du Conseil de sécurité nationale ainsi que dans le Document de politique de sécurité nationale de 2014, et que de nombreuses enquêtes sur des soupçons d’appartenance à la FETÖ/PDY avaient été ouvertes avant la tentative de coup d’État.

85. Elle souligna également que l’absence d’une décision de justice déclarant une organisation « terroriste » ne faisait pas obstacle à ce que fût retenue la responsabilité pénale des membres de l’organisation en question, car le raisonnement inverse aurait eu pour conséquence l’impunité de l’ensemble des membres de l’organisation pour la période antérieure à la décision de justice la qualifiant de terroriste. Elle précisa que, pour autant, lorsqu’ils étaient appelés à déterminer si un individu appartenait à la FETÖ/PDY, les juges devaient garder à l’esprit que, pendant de nombreuses années, une part significative de la population avait connu cette organisation comme un groupe religieux menant des activités pour le bien de la société, notamment dans le domaine de l’éducation, et lui avait apporté son soutien à ce titre sans avoir conscience de sa nature illégale. Elle indiqua que, dès lors, lorsqu’un accusé alléguait qu’il ignorait la véritable nature de la FETÖ/PDY, il y avait lieu d’examiner cette allégation sous l’angle de la disposition de l’article 30 du CP (paragraphe 77 ci-dessus) relative à l’erreur, en tenant compte d’éléments tels que la position de l’individu en cause dans l’organisation et la nature des actes qui lui étaient imputés. Elle ajouta que les autorités judiciaires ne devaient pas considérer que les actes commis avant que les activités de la FETÖ/PDY n’aient commencé à faire l’objet de dénonciations à différents niveaux de l’État et dans la société relevaient des activités criminelles de l’organisation à moins que des faits et éléments concrets n’indiquent que, compte tenu de leur nature et de leur teneur, ces actes avaient été accomplis pour servir l’organisation terroriste. En d’autres termes, les juges devaient s’efforcer de déterminer, sur la base d’éléments de preuve concrets, si les actes en cause avaient été commis pour contribuer à la réalisation des objectifs de l’organisation et dans le cadre d’une relation avec cette dernière.

2. La jurisprudence de la Cour de cassation

a) L’arrêt de principe du 26 septembre 2017 rendu par la Cour de cassation réunie en assemblée plénière des chambres criminelles (E. 2017/16-956, K. 2017/370)

86. Le 24 avril 2017, la seizième chambre criminelle de la Cour de cassation, statuant en première instance, a rendu un arrêt (E. 2015/3, K. 2017/3) par lequel elle a déclaré deux juges, M.Ö. et M.B., coupables d’appartenance à la FETÖ/PDY et d’abus de fonction. Ce fut le premier arrêt de la Cour de cassation qualifiant la FETÖ/PDY d’« organisation terroriste » (Yüksel Yalçınkaya, précité, §§ 155-165). Le 26 septembre 2017, la Cour de cassation réunie en assemblée plénière des chambres criminelles a confirmé cet arrêt (E. 2017/16-956, K. 2017/370).

87. Dans son arrêt du 26 septembre 2017, la Cour de cassation réunie en assemblée plénière des chambres criminelles a donné, à partir des dispositions pertinentes du code pénal et de la loi relative à la prévention du terrorisme, une présentation générale des notions de terreur, d’organisation criminelle et d’organisation terroriste. Elle s’est également livrée à une analyse des infractions de fondation ou direction d’une organisation terroriste armée et d’appartenance à une telle organisation, définies à l’article 314 du CP, qu’elle a considérées comme relevant d’une forme spécifique de criminalité organisée. Elle a précisé que pour qu’une structure soit qualifiée d’« organisation terroriste armée », il fallait non seulement qu’elle présente les caractéristiques énoncées à l’article 220 du CP relativement à l’infraction de « constitution d’une organisation dans le but de commettre une infraction pénale », mais encore qu’elle vise les buts et emploie les méthodes indiqués aux articles 1 et 7 de la loi relative à la prévention du terrorisme. Elle a souligné que la condition d’utilisation de « la force et [de] la violence » posée à l’article 7 de la loi relative à la prévention du terrorisme n’impliquait pas nécessairement un usage effectif de la force et de la violence, l’existence d’un risque de recours à la force et à la violence pouvant suffire. Elle a ajouté que l’organisation devait être en possession d’un armement suffisant pour la réalisation de ses objectifs ou avoir les moyens d’accéder à un tel armement et que, pour la caractérisation de l’infraction définie à l’article 314 du CP, il était indifférent que ces armes aient été obtenues de manière illégale ou soient la propriété de l’État.

88. La Cour de cassation a ensuite examiné l’histoire, la nature et les caractéristiques de la FETÖ/PDY, qu’elle a décrite comme une « organisation terroriste sui generis ». Ses conclusions à cet égard sont formulées, dans l’arrêt qu’elle a rendu en assemblée plénière des chambres criminelles, dans les termes suivants :

« La FETÖ/PDY est une organisation terroriste armée atypique, ou sui generis, qui utilise la religion comme une façade et un moyen de parvenir à ses fins terrestres sans lien avec la religion. Elle agit selon les instructions données par son chef, dans l’objectif d’établir un nouvel ordre politique, économique et social. À cette fin, elle cherche d’abord à acquérir du pouvoir tout en agissant dans le plus grand secret (plutôt que dans la transparence et l’ouverture) en vue d’installer sa puissance et d’instaurer un ordre nouveau. Elle a recours (...) à des noms de code, des canaux de communication spéciaux et des fonds provenant de sources inconnues. Elle tente de convaincre chacun que cette structure n’existe pas, et elle s’est développée et renforcée au point de parvenir à donner cette impression. Elle considère comme un ennemi toute personne qui ne lui est pas affiliée (...). Plutôt que d’entrer en conflit avec le système, elle cherche à s’en emparer en infiltrant l’État depuis sa base vers son sommet par l’intermédiaire de ceux de ses membres qui composent la « génération dorée ». Après avoir acquis un certain pouvoir [par l’infiltration de différents organes étatiques], elle élimine ses adversaires en recourant à des méthodes illégales mais présentant l’apparence de la légalité. Elle vise ainsi à obtenir la transformation de la société en prenant le contrôle de sous-éléments entiers de l’État et en s’emparant du système, et en utilisant la puissance publique qu’elle s’est appropriée. Elle se livre en outre à des activités d’espionnage.

L’organisation terroriste armée FETÖ/PDY, qui nourrit le dessein de s’emparer de l’ensemble des institutions constitutionnelles de la République de Türkiye en exploitant ses ressources humaines et financières (...) repose sur le principe que ses membres doivent « vivre secrètement, se méfier en toutes circonstances, ne pas dire la vérité, nier la vérité ».

(...)

La structure hiérarchique de l’organisation est constituée de strates. Il est possible de passer d’une strate à une autre, mais c’est le chef qui décide des passages entre les strates supérieures à la quatrième. Les strates se décomposent comme suit :

a) Première strate (niveau ordinaire). Elle est constituée des personnes qui sont liées à l’organisation par leur foi et par des liens d’affection et qui lui apportent un soutien concret et effectif. Pour l’essentiel, cette strate est composée de personnes qui n’appartiennent pas à la structure hiérarchique de l’organisation mais qui [la] servent, sciemment ou non.

b) Deuxième strate (niveau de loyauté). Elle regroupe les personnes loyales à l’organisation qui travaillent dans des écoles, des centres privés de soutien scolaire, des internats, des banques, des journaux, des fondations et des institutions. Ces personnes assistent aux conversations (sohbet) de l’organisation, lui versent régulièrement des cotisations et connaissent plus ou moins bien son idéologie.

c) Troisième strate (niveau d’organisation idéologique). Elle est composée des personnes qui participent à des activités non officielles, qui adhèrent à l’idéologie de l’organisation et qui en diffusent donc la propagande.

d) Quatrième strate (niveau d’inspection et de contrôle). Les personnes appartenant à cette strate supervisent toute l’activité (légale et illégale) [de l’organisation]. Peuvent y être promus les individus qui présentent le niveau d’engagement et d’obéissance requis à cette fin. [Les membres] de cette strate sont des personnes qui ont rejoint l’organisation à un jeune âge. En règle générale, les personnes qui intègrent l’organisation tardivement ne peuvent pas se voir confier des responsabilités relevant de cette strate ou des strates supérieures.

e) Cinquième strate (niveau organisationnel et exécutif). Cette strate requiert un haut degré de confidentialité. Ses membres se connaissent à peine entre eux. Nommés par le chef de l’organisation, ils organisent et surveillent [les activités] au niveau de l’État.

f) Sixième strate (niveau spécial/privé). Elle est composée de personnes nommées personnellement par Fetullah Gülen, qui assurent la communication entre le chef et les strates inférieures et qui ont le pouvoir, au sein de la structure de l’organisation, de réaffecter et de révoquer des membres.

g) Septième strate (niveau suprême). Il s’agit de la strate la plus élevée. Elle compte dix-sept personnes choisies directement par le chef de file de l’organisation.

L’organisation a pris soin d’adopter une structure horizontale cellulaire afin de ne pas être détectée et d’empêcher l’État de décrypter sa structure (...)

(...)

La FETÖ/PDY, qui s’est dotée d’une structure organisée au sein des unités opérationnelles de la direction de la sûreté et des FAT, exerce la force et la violence propres à [ces organes] en instrumentalisant l’oppression et l’intimidation que lui permet leur autorité. La possibilité pour les membres d’une organisation de recourir aux armes en cas de nécessité est une condition nécessaire, et suffisante, pour la caractérisation d’une « organisation terroriste armée » ; au cours de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, des armes ont été utilisées par les membres de l’organisation qui (...) paraissaient appartenir aux FAT mais qui agissaient conformément aux ordres et instructions du chef de file de l’organisation, ce qui a été la cause du martyre de nombreux civils et agents de l’État.

(...) »

À la lumière des considérations qui précèdent, et eu égard en particulier au fait que certains membres de l’organisation travaillaient pour des organes étatiques investis du pouvoir d’utiliser des armes et qu’ils n’auraient pas hésité à faire usage de ces armes si l’instruction leur en avait été donnée par la hiérarchie de l’organisation, la Cour de cassation réunie en assemblée plénière des chambres criminelles a jugé qu’il était manifeste que la FETÖ/PDY était une organisation terroriste armée au sens de l’article 314 du CP.

89. L’assemblée plénière a ensuite examiné les conditions dans lesquelles un membre supposé de cette organisation terroriste armée pouvait voir sa responsabilité écartée en invoquant pour sa défense l’erreur au sens de l’article 30 du CP. Elle a notamment considéré que « les membres de l’organisation qui ont connaissance de ses buts et de ses méthodes seront sanctionnés en fonction de la position qu’ils occupent dans l’organisation » et a ajouté que « [e]u égard à la structure pyramidale de l’organisation, il doit être admis que les membres des cinquième [cadres de l’organisation ayant une responsabilité au niveau organisationnel et exécutif], sixième [cadres supérieurs de l’organisation nommés directement par son leader] et septième [dix-sept dirigeants de l’organisation choisies directement par le chef de file] de l’organisation strates relèvent de cette catégorie de personnes, de même que, en principe, les membres des troisième [membres menant des activités clandestines] et quatrième strates [membres menant des activités clandestines importantes et ayant rejoint l’organisation à un jeune âge]. En leurs passages pertinents, les conclusions auxquelles elle est parvenue se lisent ainsi :

« Une organisation criminelle peut être une structure illégale qui a été fondée dans le but même de commettre une infraction. Une organisation non gouvernementale qui fonctionne légalement peut [tout aussi bien] devenir une organisation criminelle, voire terroriste. À cet égard, si la reconnaissance juridique de l’existence d’une organisation résulte d’une décision de justice, le fondateur, les dirigeants ou les membres de l’organisation (qui existait déjà, mais à l’insu du public du fait de l’absence de décision de justice [reconnaissant son existence]) peuvent être tenus pénalement responsables depuis la création de l’organisation ou, si elle avait été fondée pour la poursuite de buts légitimes, depuis la date à laquelle elle est devenue une organisation criminelle.

Eu égard au fait que l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste armée [ne] peut être commise [qu’]avec une intention directe [doğrudan kast], il convient de procéder à une appréciation sous l’angle des dispositions de l’article 30 § 1 du code pénal turc relatives à l’erreur lorsqu’un membre d’une structure menant des activités de manière légale [mais poursuivant un] dessein ultime méconnu parce que dissimulé, soutient qu’il n’avait pas conscience du fait que la structure en cause était une organisation terroriste.

(...)

L’intention suppose de viser sciemment et volontairement la matérialisation des éléments énoncés dans la définition juridique de l’infraction, tandis que l’ignorance ou la connaissance incomplète ou erronée de ces éléments caractérise une erreur liée aux éléments matériels. Si l’erreur est d’une importance telle qu’elle exclut l’existence d’une intention, il n’y a pas lieu d’infliger de peine à l’accusé (...)

(...)

Il ne fait pas de doute que l’organisation terroriste FETÖ/PDY dispose, en tant qu’organisation, du pouvoir nécessaire et suffisant [à la qualification d’organisation terroriste], compte tenu du fait qu’elle a été structurée [clandestinement] dans le but de réaliser son but ultime consistant à changer l’ordre constitutionnel de l’État par la force et la violence, et [compte tenu également de sa] présence au sein des forces armées de l’État. Il est également évident que les membres de l’organisation qui ont connaissance de ses buts et de ses méthodes seront sanctionnés en fonction de la position qu’ils occupent dans l’organisation. Eu égard à la structure pyramidale de l’organisation, il doit être admis que les membres des cinquième, sixième et septième strates relèvent de cette catégorie de personnes, de même que, en principe, les membres des troisième et quatrième strates. Au contraire, pour répondre à la question de savoir si les membres de l’organisation appartenant aux autres strates (ces membres sont ceux qui ont été utilisés pour donner une apparence de légitimité à l’organisation) avaient conscience de l’existence de ces [buts et méthodes], il faut apprécier les faits au regard de l’article 30 du code pénal turc, compte tenu de ce que, avant de devenir une secte religieuse puis une organisation terroriste, la FETÖ/PDY avait initialement été conçue, et largement perçue, comme un mouvement moral et éducatif, de ce qu’elle a dissimulé ses objectifs illégaux et qu’elle s’est efforcée d’éviter d’être considérée comme criminelle par le public, et de ce que Fetullah Gülen a précédemment fait l’objet d’une décision d’acquittement de la onzième cour d’assises d’Ankara.

(...) »

b) La procédure pénale dirigée contre F. Gülen en 1999

90. Le 31 août 2000, à la suite d’une enquête ouverte en 1999, le parquet général d’Ankara émit un acte d’accusation contre F. Gülen, pour création et direction d’une organisation terroriste. Se référant principalement à l’organisation du groupe en cause, à sa stratégie et à ses activités, le procureur avançait que l’accusé avait constitué une structure qui, bien que soutenant en apparence le rationalisme, la science et la technologie, poursuivait insidieusement l’objectif de détruire l’État de droit démocratique, laïque et social et de le remplacer par un régime fondé sur la charia conforme à sa propre vision du monde. Par un arrêt en date du 10 mars 2003, la deuxième cour de sûreté de l’État d’Ankara décida de surseoir au prononcé de conclusions définitives sur le fond de l’affaire. À la suite de la modification, le 15 juillet 2003, de l’article 1er de la loi relative à la prévention du terrorisme, l’accusé sollicita le réexamen du dossier et le contrôle de la décision de sursis. Il fut fait droit à cette demande de réexamen et, le 5 mai 2006, la onzième cour d’assises d’Ankara prononça l’acquittement de l’accusé. Elle jugea que, depuis la modification susmentionnée, la notion de terrorisme était restreinte aux actes de nature « criminelle » commis « au moyen du recours à la force et à la violence » par au moins deux personnes dans le but de modifier l’ordre constitutionnel. Elle estima, sur la base des éléments de preuve figurant au dossier, qu’il n’avait pas été établi que l’accusé eût pour but de modifier l’ordre constitutionnel, et que les allégations qui lui prêtaient un tel objectif reposaient sur des estimations et des conjectures. Elle considéra que, même à supposer qu’il eût poursuivi un tel but, aucun élément de preuve ne laissait penser que l’accusé, ou les organisations qui étaient liées à lui, eussent adopté l’usage de la force et de la violence, qu’ils y eussent effectivement eu recours, ou qu’ils eussent commis des actes constitutifs d’une autre infraction. Elle observa également qu’alors qu’aux termes de la loi relative à la prévention du terrorisme une « organisation » comprenait nécessairement deux personnes au moins, il n’y avait qu’un seul accusé dans l’affaire dont elle était saisie. Elle conclut donc qu’en l’absence d’« acte terroriste » et d’« organisation terroriste » au sens de l’article 1er de la loi relative à la prévention du terrorisme, il ne pouvait être reproché à l’accusé d’avoir « créé ou dirigé une organisation » au sens de l’article 7 § 1 de cette loi. Le 5 mars 2008, la Cour de cassation confirma l’arrêt de la cour d’assises. Le 24 juin 2008, la Cour de cassation réunie en assemblée plénière des chambres criminelles rejeta l’opposition formée par le procureur général près la Cour de cassation et l’arrêt devint définitif (pour plus de détails, voir Yüksel Yalçınkaya, précité, §§ 189-193).

3. Les textes pertinents du Conseil de l’Europe
1. Le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe

91. Le requérant se réfère également à un mémorandum (CommDH(2016)35) publié le 7 octobre 2016 par le Commissaire aux droits de l’homme, M. Nils Muižnieks, à l’issue d’une visite en Türkiye organisée du 27 au 29 septembre 2016. Ce mémorandum était consacré aux incidences sur le respect des droits de l’homme des mesures prises pendant l’état d’urgence dans ce pays. Les passages pertinents de ce mémorandum se lisent comme suit (traduction du greffe, notes de bas de page omises ; voir Yüksel Yalçınkaya, précité, § 198) :

« 19. Les autorités ont indiqué au Commissaire que le gouvernement et le public avaient perçu le danger représenté par l’organisation en cause dès avant [la tentative de coup d’État], notamment lors des événements des 17-25 décembre 2013. Le Commissaire a également pris note de l’information selon laquelle le Conseil de sécurité nationale avait qualifié la FETÖ/PDY d’organisation terroriste dès 2015. Il relève cependant que les conclusions formulées par cet organe ne sont pas destinées au public mais au Conseil des ministres.

20. Cela étant, le Commissaire doit également prendre note du fait que si cette organisation était prête à recourir à la violence, ce qui constitue un critère impératif de la définition du terrorisme, la société turque dans son ensemble n’en a pris conscience qu’à partir de la tentative de coup d’État. En outre, cette organisation n’a pas encore été reconnue comme une organisation terroriste par un jugement définitif de la Cour de cassation, alors que, selon les autorités turques, l’intervention d’une telle décision de justice constitue dans l’ordre juridique national un acte essentiel en matière de reconnaissance de la nature terroriste d’une organisation. En dépit de la grande méfiance que ses motivations et son fonctionnement ont suscitée dans différentes composantes de la société turque, le mouvement de Fethullah [sic] Gülen semble avoir prospéré pendant plusieurs décennies et avoir bénéficié jusqu’à tout récemment d’une liberté considérable pour s’étendre et établir sa respectabilité dans tous les secteurs de la société turque, notamment dans les institutions religieuses, l’éducation, la société civile et les syndicats, les médias, la finance et les affaires. Il est également hors de doute que de nombreuses organisations affiliées à ce mouvement, qui furent dissoutes après le 15 juillet, avaient été créées légalement et ont fonctionné de manière légale jusqu’à cette date. Il semble globalement admis que rares sont les citoyens turcs qui n’aient pas été, d’une manière ou d’une autre, en contact ou en lien avec ce mouvement.

21. Le Commissaire insiste sur le fait que ces considérations ne préjugent pas de la nature ou des motivations de la FETÖ/PDY elle-même, mais il souligne la nécessité de faire la distinction, dans la répression de faits d’appartenance ou de soutien à cette organisation, entre, d’une part, les personnes qui se sont livrées à des activités illégales et, d’autre part, les simples sympathisants ou partisans ou les personnes qui, sans savoir que la FETÖ/PDY était prête à faire usage de la violence, étaient membres d’entités légalement constituées mais ayant eu des liens d’affiliation avec le mouvement. (...)

22. Le Commissaire exhorte donc les autorités, d’une part, à dissiper ces craintes en faisant très clairement savoir que le simple fait d’appartenir ou d’être lié à une organisation constituée et agissant dans le respect de la loi, même si elle a été affiliée au mouvement de Fethullah [sic] Gülen, n’est pas suffisant pour engager la responsabilité pénale d’un individu et, d’autre part, à garantir que des actions qui auraient été légales avant le 15 juillet ne fassent pas l’objet d’accusations de terrorisme rétroactives. »

2. La Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise)

92. Le requérant se réfère également à un avis sur les articles 216, 299, 301 et 314 du CP (CDL-AD(2016)002) adopté par la Commission de Venise lors de sa 106e session plénière tenue les 11 et 12 mars 2016. Les passages pertinents de cet avis se lisent ainsi (notes de bas de page omises) :

« 1. Appartenance à une organisation armée (article 314)

(...)

100. La Cour de cassation a développé une riche jurisprudence dans laquelle elle explicite la notion d’« appartenance » à une organisation armée. Examinant divers actes de divers suspects, elle a pris en compte « leur continuité, leur diversité et leur intensité » pour déterminer s’ils prouvaient que le suspect entretenait un « lien organique » avec l’organisation ou si ces actes pouvaient être considérés comme commis sciemment et délibérément au sein de la « structure hiérarchique » de l’organisation. (...)

101. Si ce « lien organique » avec l’organisation ne peut pas être prouvé au regard des actes attribués au défendeur, lesquels ne présentent ni continuité, ni diversité, ni intensité, les paragraphes de l’article 220 relatifs à l’aide et l’assistance à une organisation armée ou à la commission d’une infraction pour le compte d’une organisation armée peuvent s’appliquer. (...)

102. D’après des sources non gouvernementales, dans l’application de l’article 314, les juridictions internes déterminent souvent l’appartenance d’une personne à une organisation armée au regard d’éléments de preuve très minces, ce qui soulève des questions quant à la « prévisibilité » de l’application de cet article. (...)

(...)

105. (...) [L]a Commission réaffirme que dans le cadre de l’application de l’article 314, les condamnations fondées sur des éléments de preuve très minces peuvent être incompatibles avec l’article 7 de la CEDH, étant donné que cette disposition consacre, entre autres, le principe selon lequel le droit pénal ne doit pas être interprété de manière trop large aux dépens d’un accusé, par exemple en procédant à des analogies. (...) Toute allégation d’adhésion à une organisation armée doit reposer sur des éléments convaincants, résistant à l’épreuve d’un doute raisonnable.

(...). »

EN DROIT

1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

93. Le requérant se plaint des conditions dans lesquelles il a été détenu pendant sa garde à vue puis lorsqu’il eut été placé au centre pénitentiaire de Çorum. Il invoque l’article 3 de la Convention, lequel est ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants ».

1. Sur la recevabilité

94. Le Gouvernement soulève une exception de non-respect du délai de six mois[1] et de non-épuisement des voies de recours internes divisée en plusieurs branches. Tout d’abord, s’agissant des conditions dans lesquelles le requérant a été détenu lors de sa garde à vue du 30 janvier au 6 février 2017, il soutient que ce grief a été présenté tardivement et pour la première fois devant la Cour. Il explique qu’à aucun stade de la procédure, pas même dans son « formulaire de recours individuel » auprès de la Cour constitutionnelle, l’intéressé n’a soulevé ce grief. Par ailleurs, d’après le Gouvernement, le requérant avait la possibilité d’introduire devant les juridictions administratives un recours contentieux de pleine juridiction pour réclamer une indemnité en réparation des conditions dans lesquelles il avait été gardé à vue. Le Gouvernement estime donc que le requérant n’a, à l’égard de ce grief, ni épuisé les voies de recours internes ni respecté le délai de six mois. Il en va de même, selon le Gouvernement, en ce qui concerne les allégations du requérant selon lesquelles les policiers lui auraient fait subir des violences psychologiques lors de sa garde à vue.

95. Pour autant que l’intéressé se plaint des conditions de sa détention au centre pénitentiaire de Çorum, le Gouvernement soutient que ce grief doit lui aussi être rejeté pour non-épuisement des voies de recours internes, et il invoque à cette fin les deux motifs suivants. Le premier consiste à dire que le requérant aurait dû, selon le Gouvernement, présenter ces griefs d’abord à l’administration pénitentiaire, laquelle était la mieux placée pour y remédier ; or, il a saisi directement le juge d’exécution des peines d’une opposition. Le second motif est tiré par le Gouvernement de ce que le requérant n’a pas saisi les juridictions civiles pour demander une réparation au titre de la surpopulation qui, à l’en croire, régnait dans le centre pénitentiaire de Çorum. Pour justifier cet argument, le Gouvernement se réfère à un jugement rendu par le tribunal des conflits relativement à la compétence des tribunaux judiciaires en pareille matière, et argue qu’il ressort de cette jurisprudence que le requérant avait la possibilité, pour réclamer une réparation au titre de la surpopulation alléguée, d’introduire devant les juridictions civiles une action en dommages-intérêts.

96. Le requérant conteste ces thèses. Tout d’abord, s’agissant des conditions de sa garde à vue, il soutient que, contrairement à ce qu’affirme le Gouvernement, il a bel et bien soulevé devant les juridictions internes son grief relatif aux mauvais traitements qu’il dit avoir subis pendant la période considérée (lesquels auraient tenu à la surpopulation qui régnait selon lui dans le local de la garde à vue et aux pressions physiques et psychologiques qui auraient été exercées sur lui) et porté ces plaintes devant la Cour constitutionnelle par le biais de la procédure de recours individuel qu’il a engagée devant la haute juridiction, mais que la Cour constitutionnelle ne les a pas examinées. Quant au grief tiré de ses conditions de détention au centre pénitentiaire de Çorum, il soutient que les recours devant les tribunaux administratif ou civil de droit commun n’offraient pas à cet égard de perspectives raisonnables de succès.

97. La Cour renvoie aux principes généraux relatifs à l’épuisement des voies de recours internes et à l’effectivité des recours internes aux fins de l’article 13 de la Convention en matière de conditions de détention tels qu’ils ont été énoncés et rappelés dans l’affaire Ulemek c. Croatie (no 21613/16, §§ 71 à 80, 31 octobre 2019). Elle rappelle en particulier que pour qu’un système de protection des droits des détenus garantis par l’article 3 de la Convention soit effectif, les remèdes préventifs et compensatoires doivent coexister de façon complémentaire. Le recours préventif doit être de nature à empêcher la continuation de la violation alléguée ou de permettre une amélioration des conditions matérielles de détention ; et une fois que la situation dénoncée a cessé, la personne doit disposer d’un recours indemnitaire. À défaut d’un tel mécanisme combinant ces deux recours, la perspective d’une possible indemnisation risquerait de légitimer des souffrances incompatibles avec l’article 3 et d’affaiblir sérieusement l’obligation des États de mettre leurs normes en accord avec les exigences de la Convention (Ulemek, précité, §§ 71et 72, J.M.B. et autres c. France, nos 9671/15 et 31 autres, § 167, 30 janvier 2020).

98. Pour ce qui est des conditions de la garde à vue du requérant, la Cour observe qu’il ressort des éléments du dossier que ni pendant la période considérée, ni après que la garde à vue eut pris fin le 6 février 2017, le requérant n’a saisi aucune autorité de recours pour s’en plaindre. Il a certes introduit – plus de deux ans après cette date – deux recours individuels devant la Cour constitutionnelle, et il n’est d’ailleurs pas contesté entre les parties que, s’agissant des conditions d’une garde à vue, le recours individuel constitue une voie de recours à épuiser. Cependant, le premier de ces recours, introduit par le requérant le 24 avril 2019, portait spécifiquement sur les conditions de sa détention au centre pénitentiaire de Çorum (paragraphe 70 ci-dessus) ; l’intéressé n’y présentait aucun grief relatif aux mauvais traitements qu’il dit avoir subis pendant sa garde à vue ou à ses conditions de détention pendant la même période. Quant au second recours, déposé le 22 mai 2019 alors que le premier était toujours pendant devant la haute juridiction, il portait pour l’essentiel sur la condamnation du requérant (paragraphe 54 ci-dessus), et si l’intéressé semble s’être plaint de manière générale, dans l’annexe au formulaire de recours, de la surpopulation qui aurait régné pendant « sa garde à vue et sa détention » (paragraphe 54 ci-dessus), il n’a cependant présenté aucun grief spécifique à cet égard dans le formulaire de recours proprement dit. Aussi est-ce à bon droit que la Cour constitutionnelle a limité la portée de sa décision aux griefs principaux présentés par le requérant dans le formulaire de recours et a examiné l’ensemble des griefs de l’intéressé sous l’angle du droit à la liberté et du droit à un procès équitable, sans se prononcer sur les conditions de sa détention (paragraphe 55 ci-dessus).

99. La Cour rappelle que l’obligation d’épuiser les recours internes impose aux requérants de faire un usage normal des recours disponibles et suffisants pour leur permettre d’obtenir réparation des violations qu’ils allèguent. L’article 35 § 1 de la Convention les oblige en particulier à soulever devant l’organe interne adéquat, au moins en substance et dans les formes et délais prescrits par le droit interne, les griefs qu’ils entendent formuler par la suite devant la Cour (voir, parmi d’autres, Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, §§ 71-72, 25 mars 2014).

Il s’ensuit que, s’agissant de ses griefs relatifs à sa garde à vue, l’intéressé n’a pas épuisé les voies de recours qu’il avait à sa disposition selon les formes prévues par le droit interne et n’a dès lors pas satisfait à la condition prévue à l’article 35 § 1 de la Convention. Il y a donc lieu d’accueillir l’exception de non-épuisement soulevée par le Gouvernement et de rejeter, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention, le grief du requérant relatif aux conditions de sa garde à vue.

100. Quant au grief relatif aux conditions de détention du requérant dans le centre pénitentiaire de Çorum, la Cour rappelle que, dans son récent arrêt İlerde et autres c. Türkiye (nos 35614/19 et 10 autres, 5 décembre 2023), elle a déjà eu l’occasion d’examiner les différentes voies de recours que le Gouvernement invoque ici à l’appui de l’exception qu’il soulève au titre de l’article 35 § 1 de la Convention. À la lumière de sa jurisprudence en la matière (ibidem, §§ 145-165), elle a alors considéré que, à l’exception du recours individuel devant la Cour constitutionnelle, il n’était pas possible de conclure avec un degré de certitude suffisant que le droit turc offre à une personne placée dans une situation telle que celle de l’intéressé en l’occurrence un recours préventif et/ou indemnitaire par lequel cette personne puisse se plaindre de ses conditions de détention (ibidem, § 162). La Cour ne voit pas de raison d’en juger autrement en l’espèce, dans la mesure où, au moment de l’introduction de la présente requête, le requérant était toujours détenu au centre pénitentiaire de Çorum, même si, comme il ressort de la lettre du requérant en date du 17 décembre 2020 (paragraphe 69 ci-dessus), on peut supposer que les conditions de détention s’étaient considérablement améliorées après l’introduction de cette requête. De toute manière, la Cour rappelle que le grief formulé par le requérant relativement aux conditions de sa détention dans le centre pénitentiaire de Çorum a été soulevé dans un premier temps dans le cadre d’une demande en réparation préventive devant les juridictions de première instance, avant de l’être à nouveau devant la Cour constitutionnelle ; or aucune de ces juridictions n’a reconnu explicitement ou implicitement que ces conditions avaient été inadéquates au regard de l’article 3 de la Convention. Dans ces conditions, la Cour considère qu’une demande d’indemnisation devant les juridictions civiles ne présentait aucune perspective de succès et n’est donc pas pertinente en l’occurrence (voir, mutatis mutandis, İlerde et autres, précité, § 165). Elle estime en conséquence qu’il y a lieu de rejeter l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée à cet égard par le Gouvernement.

101. Constatant que les griefs formulés sur le terrain de l’article 3 de la Convention relativement aux conditions matérielles dans lesquelles le requérant a été détenu au centre pénitentiaire de Çorum ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

2. Sur le fond
1. Thèses des parties

102. Le requérant réitère ses allégations selon lesquelles le nombre de personnes accueillies dans les unités où il se trouvait détenu depuis plus de deux ans variait entre 38 et 46 ; que ces unités étaient conçues pour accueillir 7 personnes au maximum, mais qu’à la suite de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, la capacité d’accueil a été multipliée par cinq, ce qui ressort clairement selon lui de la décision du Conseil d’administration et de surveillance qui lui a été communiquée. Il précise qu’il a été détenu dans l’unité F-5 pendant près d’un an et dans l’unité F-10 au centre pénitentiaire de Çorum pendant près de trois ans. Il conteste par ailleurs la thèse du Gouvernement selon laquelle il aurait disposé d’un espace personnel de 5 m2 en moyenne : il récuse à cet égard la méthode de calcul retenue par le Gouvernement et soutient qu’il a disposé d’un espace personnel de moins de 3 m2. Il explique en outre qu’il y avait dans l’unité en question une rotation constante entre les détenus qui dormaient dans des lits superposés et ceux qui dormaient sur un matelas posé à même le sol. Il indique qu’il a ainsi dû, pendant la période où la population de l’unité était plus importante, dormir sur un matelas posé à même le sol dans l’espace de vie commun. Il affirme également qu’il ressort des informations fournies par le Gouvernement qu’il n’y avait par unité que trente-deux lits individuels, dont quatre installés dans l’espace commun. Il ajoute que ni les autorités pénitentiaires ni les autorités judiciaires n’ont procédé à un examen approfondi de ses griefs relatifs aux conditions de sa détention.

103. De son côté, le Gouvernement, se référant aux conditions de détention dans le centre pénitentiaire de Çorum telles que décrites aux paragraphes 59-63 ci-dessus, soutient que le requérant disposait, lorsqu’il s’y trouvait détenu, de plus de 6 m² d’espace personnel. Il argue que, selon la jurisprudence de la Cour, la circonstance que le requérant a disposé en moyenne de plus de 5 m² d’espace personnel fait naître une forte présomption en faveur de la non-violation de l’article 3 de la Convention. Il explique en outre que le requérant bénéficiait non seulement d’un espace moyen suffisant, mais aussi d’une ventilation suffisante et d’un accès à l’air frais, d’un lit, d’un éclairage naturel, d’installations de nettoyage et d’hygiène, ainsi que d’installations sanitaires. Par conséquent, il estime que les conditions de détention du requérant n’ont pas atteint le seuil minimal de gravité requis pour qu’elles tombent dans le champ d’application de l’article 3 de la Convention ni n’ont outrepassé le niveau inévitable de souffrance inhérent à la privation de liberté.

2. Appréciation de la Cour

104. La Cour renvoie aux principes énoncés dans sa jurisprudence relative aux mauvaises conditions de détention (Muršić c. Croatie [GC], no 7334/13, §§ 96‑101, 20 octobre 2016, et İlerde et autres, précité, §§ 169-172).

105. À titre liminaire, la Cour constate qu’au moment des faits, la Türkiye connaissait une situation de surpeuplement carcéral dans certains établissements pénitentiaires en raison des circonstances liées à la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 (İlerde et autres, précité, § 6). Les éléments du dossier permettent de constater que le centre pénitentiaire de Çorum figurait parmi les prisons concernées par ce surpeuplement. Il ressort ainsi de la décision adoptée le 15 octobre 2018 par le conseil d’administration et de surveillance du centre pénitentiaire de Çorum (paragraphe 66 ci-dessus) qu’à la suite de l’événement en question la capacité de l’établissement, de 477 détenus au départ, avait été augmentée et portée à 1 592 détenus par l’ajout de lits superposés. Le nombre de détenus accueillis dans l’établissement pendant la période de détention du requérant variait alors entre 1 950 et 2 000.

106. La Cour constate qu’entre le 6 février 2017, date du placement en détention provisoire du requérant, et le 2 avril 2020, date de l’introduction de la présente requête, c’est-à-dire pendant plus de trois ans, le requérant a été détenu au centre pénitentiaire de Çorum. Il y a été affecté d’abord à l’unité F‑5, où il est resté environ quatorze mois, puis à l’unité F‑10, où il a séjourné plus de deux ans. Dans les prisons de type L, catégorie dont relève le centre pénitentiaire en question, chaque unité dispose de plusieurs dortoirs, d’un espace de vie commun, d’installations sanitaires communes et d’une cour extérieure. La superficie totale de chaque unité de ce centre pénitentiaire, tous espaces compris, était de 241,36 m², répartis comme suit : un espace de vie commun de 90 m² ; sept dortoirs d’une superficie totale de 86,94 m² ; une cour extérieure de 64,36 m² ; et des installations sanitaires d’une superficie totale de 6,42 m², comprenant deux toilettes avec six lavabos et deux douches. Par conséquent, dans sa configuration initiale, chaque unité était censée accueillir 7 détenus disposant chacun d’un espace personnel de plus de 24 m2 selon les critères adoptés par la Cour (paragraphe 108 ci-dessous). Cependant, il ressort des informations communiquées par les parties que la capacité d’accueil des unités a été multiplié par plus de quatre pendant la période considérée. Pour la Cour, cela a en soi pour effet de faire subir aux détenus les conséquences néfastes d’une situation de surpopulation carcérale, car l’infrastructure globale des unités n’a manifestement pas été conçue pour accueillir un si grand nombre de détenus pendant une si longue période. Par ailleurs, selon les informations fournies par les parties, alors que chaque dortoir était initialement équipé d’un lit simple prévu pour un seul détenu, deux lits superposés, prévus pour quatre détenus en tout, y avaient été installés en sus, et deux autres lits superposés, prévus pour quatre détenus additionnels, avaient été installés dans l’espace de vie commun, si bien que l’unité comportait un total de seize lits superposés pouvant accueillir trente‑deux détenus. Chaque unité disposait d’installations d’électricité et du chauffage. On y comptait enfin 10 fenêtres ouvrantes de 90 x 110 cm.

107. D’après le Gouvernement, au cours de la période de détention du requérant dans l’unité F-5, cette unité a accueilli un minimum de 37 personnes et un maximum de 47 personnes. Le Gouvernement explique que 37 ou 47 personnes étaient détenues dans la même unité, chaque personne disposait respectivement d’un espace personnel de 6,52 ou de 5,13 m2 et précise en outre que même lorsque le taux d’occupation était le plus élevé, chaque détenu disposait en moyenne de 61 minutes par jour pour utiliser les installations sanitaires.

En ce qui concerne l’unité F-10, le Gouvernement indique qu’au cours de la période durant laquelle le requérant y a été détenu, il s’y trouvait 27 personnes au minimum et 42 personnes au maximum. Selon le Gouvernement, l’intéressé partageait l’unité avec 30 codétenus en moyenne. Il aurait par conséquent disposé de 8,04 m2 d’espace personnel dans sa cellule et bénéficié d’une durée d’utilisation quotidienne des installations sanitaires d’au moins 68 minutes. Il précise par ailleurs que même lorsque le taux d’occupation était le plus élevé, chaque détenu disposait en moyenne de 61 minutes par jour pour utiliser les installations sanitaires. Le requérant conteste la méthode de calcul de l’espace personnel des détenus proposée par le Gouvernement, sans toutefois remettre en cause les informations relatives au nombre de détenus.

108. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence constante, lorsque la description faite des conditions de détention supposément dégradantes est crédible et raisonnablement détaillée, de sorte qu’elle constitue un commencement de preuve d’un mauvais traitement, la charge de la preuve est transférée au gouvernement défendeur, qui est le seul à avoir accès aux informations susceptibles de confirmer ou d’infirmer les allégations du requérant. Le gouvernement défendeur doit alors, notamment, recueillir et produire les documents pertinents et fournir une description détaillée des conditions de détention du requérant. La Cour tient aussi compte, dans son examen de l’affaire, des informations pertinentes à ce sujet émanant d’autres organes internationaux, par exemple du CPT, ou des autorités et institutions nationales compétentes (Muršić, précité, § 128). Compte tenu des informations communiquées par les parties, elle conclut qu’elle dispose de suffisamment d’éléments pour trancher la présente affaire, même s’il n’existe pas de rapports du CPT concernant spécifiquement le centre pénitentiaire de Çorum (İlerde et autres, précité, § 173). À cet égard, elle a déjà jugé que la norme minimale pertinente en matière d’espace personnel est de 3 m², non compris l’espace réservé aux installations sanitaires (ibidem, §§ 110 et 114) et les cours extérieures (İlerde et autres, précité, § 175). Par conséquent, il y a lieu de déduire du calcul de l’espace personnel dont disposait le requérant la superficie de ces installations et des cours extérieures, ce que le Gouvernement n’a pas fait.

109. Par ailleurs, dans les affaires où le surpeuplement n’est pas important au point de soulever à lui seul un problème sous l’angle de l’article 3, la Cour a considéré que d’autres aspects des conditions de détention sont à prendre en considération dans l’examen du respect de cette disposition. Parmi ces éléments figurent la possibilité d’utiliser les toilettes de manière privée, l’aération, l’accès à la lumière et à l’air naturels, la qualité du chauffage et le respect des exigences sanitaires de base. Lorsqu’un détenu dispose dans la cellule où il séjourne d’un espace personnel compris entre 3 et 4 m², le facteur spatial demeure un élément de poids dans l’appréciation du caractère adéquat ou non des conditions de détention. En revanche, lorsqu’un détenu dispose de plus de 4 m² d’espace personnel, ce facteur, en lui-même, ne pose pas de problème au regard de l’article 3 de la Convention (Muršić, précité, § 139 et J.M.B. et autres, précité, § 256, 30 janvier 2020).

110. Calculé conformément aux critères adoptés par la Cour, l’espace personnel du requérant paraît avoir été compris, pendant les quatorze mois qu’il a passés dans l’unité F-5, entre 3,6 et 4,6 m2, et pendant la période de plus de deux ans qu’il a passée dans l’unité F-10, entre 4 et 6 m2. Si les informations fournies par les parties ne permettent pas d’établir avec certitude pendant combien de temps la détention du requérant dans l’unité F-5 s’est faite dans des conditions telles qu’il disposait d’un espace personnel compris entre 3 et 4 m2, il convient en revanche de constater que lorsqu’il était détenu dans l’unité F-10, l’intéressé a disposé d’un espace personnel de plus de 4 m2. La Cour doit aussi tenir compte des autres éléments pertinents, à savoir le caractère suffisant ou non de la liberté de circulation et des activités hors unités ainsi que les conditions générales de détention du requérant, et c’est au Gouvernement qu’il incombe de prouver l’existence de tels éléments.

111. Comme la Cour vient de le rappeler (paragraphe 109 ci-dessus), lorsqu’un détenu dispose d’un espace personnel compris entre 3 et 4 m2, le facteur spatial est un élément de poids dans l’appréciation du caractère adéquat ou non des conditions de détention. En pareil cas, elle conclura à la violation de l’article 3 si le manque d’espace s’accompagne d’autres mauvaises conditions matérielles de détention, notamment d’un défaut d’accès à la cour de promenade ou à l’air et à la lumière naturels, d’une mauvaise aération, d’une température insuffisante ou trop élevée dans les locaux, d’une absence d’intimité aux toilettes ou de mauvaises conditions sanitaires et hygiéniques (Muršić, précité, § 139).

112. En ce qui concerne les conditions sanitaires et d’hygiène de la détention du requérant, la Cour considère, sur la base des arguments des parties, qu’il est établi que les installations sanitaires des unités étaient entièrement séparées par une porte (comparer avec Szafrański c. Pologne, no 17249/12, § 39, 15 décembre 2015) et que les détenus avaient accès quotidiennement à l’eau froide et chaude. Bien que la Cour puisse admettre que les conditions sanitaires ainsi établies aient pu être affectées par le fait que les installations fonctionnaient au-delà de leur capacité, elle ne saurait conclure, sur la base des éléments dont elle dispose, à l’inadéquation au regard des normes de la Convention du degré de propreté des installations, du nombre de toilettes et de lavabos disponibles, ni du temps dont disposait chaque détenu pour les utiliser. Par ailleurs, il n’est pas contesté entre les parties qu’en plus d’une porte donnant sur une cour extérieure d’une superficie de 64,36 m2, chaque unité était munie de plusieurs fenêtres, ce qui permettait la ventilation et un apport de lumière et que les détenus bénéficiaient de cette cour extérieure pendant 10 à 12 heures entre mai et octobre et pas moins de 8 heures entre novembre et avril (paragraphe 60 ci-dessus, comparer avec İlerde et autres, précité, §§ 191 et 193, avec les références citées). À la lumière des arguments des parties, la Cour conclut donc que les conditions générales ménagées aux détenus dans les unités en question, y compris la propreté, la ventilation et l’éclairage, étaient adéquates au regard des normes prévues par la Convention.

113. Certes, pendant une longue partie de sa détention, l’intéressé a subi les effets d’une situation de surpopulation carcérale, en particulier en ce qu’il était alors obligé de dormir sur un matelas posé à même le sol. À ce sujet, la Cour note que le Gouvernement s’est contenté de préciser que les détenus ont toujours disposé de leur propre matelas et de leur propre literie (paragraphe 62 ci-dessous). Compte tenu du nombre de lits superposés, qui correspondait à une capacité maximale de 32 détenus, il peut passer pour établi que, pendant les périodes de surpeuplement caractérisées par un nombre de détenus supérieur à cette capacité, le requérant a dû dormir pendant un certain temps sur un matelas posé à même le sol, ce qui n’est conforme à la règle élémentaire « un détenu, un lit » fixée par le CPT (Vasilescu c. Belgique, no64682/12, § 101, 25 novembre 2014 ; voir aussi Ananyev et autres c. Russie, nos 42525/07 et 60800/08, §§ 146-147, 10 janvier 2012). Cependant, la Cour rappelle que, dans les affaires où elle a conclu à la violation de l’article 3 à raison entre autres de conditions inadéquates du lieu de couchage, elle a tenu compte de l’ensemble des circonstances : dans l’affaire Vasilescu, par exemple, le requérant, qui avait dû dormir sur un matelas posé à même le sol pendant plusieurs semaines, avait par ailleurs disposé d’un espace individuel de moins de 3 m² pendant quinze jours et avait été privé pendant soixante jours de l’accès à l’eau courante et aux toilettes, au moins pendant les nuits (ibidem, §§ 99-105) ; quant au requérant de l’affaire Aliyev c. Azerbaïdjan (nos 68762/14 et 71200/14, § 125, 20 septembre 2018), qui avait dû partager son lit avec d’autres détenus, il disposait par ailleurs d’un espace personnel de 1,1 m² (comparer également avec Goussev c. Russie, no 67542/01, §§ 56-57, 15 mai 2008). Jusqu’à présent, la Cour n’a jamais constaté une violation de l’article 3 pour la simple raison qu’un détenu a dû dormir sur un matelas posé à même le sol, à l’exception des cas où celui-ci disposait, en sus de conditions inadéquates du lieu de couchage, d’un espace personnel inférieur à 3 m2. Il est certes essentiel que chaque détenu dispose d’une place de couchage individuelle dans sa cellule (Ananyev et autres, précité, § 148) ; toutefois, si la Cour s’inquiète en l’espèce du fait que le requérant ait dû dormir pendant des périodes longues sur un matelas posé à même le sol, elle n’est pas convaincue que cet aspect, pris isolément ou conjointement avec d’autres aspects matériels de sa détention, l’ait soumis à une détresse ou à des épreuves d’une intensité supérieure au niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention (voir, dans le même sens, İlerde et autres, précité, § 194).

114. En résumé, après avoir examiné les faits tels qu’ils ont été exposés par les parties, la Cour n’exclut pas que le requérant ait pu éprouver une certaine détresse et des difficultés du fait de sa détention dans les conditions décrites ci-dessus, mais elle estime, eu égard à l’effet cumulatif de ces conditions, que celles-ci n’ont pas atteint le seuil de gravité requis pour que puisse être qualifié d’inhumain ou de dégradant au sens de l’article 3 de la Convention le traitement subi par l’intéressé.

Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 3.

2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 7 DE LA CONVENTION

115. Le requérant soutient que les actes pour lesquels il a été condamné étaient licites au moment où il est supposé les avoir accomplis et qu’en engageant sa responsabilité pénale à raison de ces actes, les autorités ont procédé à une interprétation extensive et arbitraire des règles de droit pertinentes et méconnu par là le principe « pas de peine sans loi » consacré par l’article 7 de la Convention, lequel est ainsi libellé en sa partie pertinente en l’espèce :

« 1. Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international. De même il n’est infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l’infraction a été commise.

(...) »

1. Sur la recevabilité

116. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il n’est pas irrecevable pour d’autres motifs, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond
1. Thèses des parties

a) Thèse du requérant

117. Le requérant conteste sa condamnation pour appartenance à une organisation terroriste armée. Il argue que plusieurs conditions essentielles pour que cette infraction fût constituée n’étaient pas remplies. Il soutient notamment que n’étaient prouvées ni l’existence d’une organisation terroriste armée, ni la circonstance qu’il ait eu connaissance de la nature de cette organisation, ni son appartenance effective, établie selon des critères qualitatifs, à ladite organisation, ni l’existence d’une intention spécifique de sa part de réaliser les objectifs de l’organisation en question.

118. Il argue tout d’abord que l’enquête initiale menée contre F. Gülen en 2000, ainsi que les procédures ultérieures visant celui-ci et notamment son acquittement en 2006, de même que le fait que le mouvement en question n’a pas été qualifié d’organisation terroriste avant la fin de l’année 2013, montrent l’absence de prévisibilité et de fondement juridique, au regard de l’article 7 de la Convention, de la condamnation prononcée contre lui. Il explique qu’après l’inculpation de F. Gülen le 31 août 2000 pour création et direction d’une organisation terroriste, toutes les activités du mouvement Gülen ont fait l’objet d’enquêtes approfondies, et qu’à l’issue de ces enquêtes, F. Gülen a été, le 5 mai 2006, acquitté de toutes les charges retenues contre lui. Il ajoute que la Cour de cassation réunie en assemblée plénière des chambres criminelles a confirmé cet acquittement le 24 juin 2008, en considérant qu’il n’avait pas été établi que l’accusé, ou les organisations supposément liées à lui, eussent nourri le but de renverser l’ordre constitutionnel ni eu recours à la violence (paragraphe 90 ci-dessus). Il précise qu’après cette décision, le mouvement Gülen a poursuivi ses activités et n’a plus fait l’objet d’aucune enquête jusqu’à ce qu’il se vît imputer, à la fin de l’année 2013, plusieurs scandales politiques médiatiques. Il souligne en outre que les juridictions nationales ont considéré que les preuves disponibles ne suffisaient pas à établir l’usage de la coercition ou de la violence par l’organisation en question.

119. Se référant à des déclarations et des actes de personnalités politiques et de hauts responsables du pays ayant promu ou soutenu les activités de ce mouvement avant 2013, le requérant insiste sur le fait que le mouvement Gülen n’était pas formellement désigné comme une organisation terroriste au moment des faits qui ont entraîné sa condamnation. En effet, explique-t-il, tous les actes qui lui ont été reprochés ont été commis avant 2014. Il souligne qu’en droit turc, seul un tribunal peut qualifier une structure donnée d’organisation terroriste ; or, même si des enquêtes avaient été ouvertes à l’égard des activités menées par le mouvement güleniste entre 2009 et 2014, ce mouvement n’avait pas été désigné comme une organisation terroriste armée et il n’y avait pas de décision définitive de justice en ce sens. Le requérant précise que, jusqu’à la tentative de coup d’État, il n’existait aucun jugement adopté par les juridictions nationales qui qualifiât la FETÖ/PDY d’organisation terroriste armée. Les recommandations formulées par le Conseil national de sécurité en 2014, 2015 et 2016 étaient, selon lui, de nature administrative et n’avaient aucun effet juridictionnel.

120. Le requérant argue également qu’il a été accusé des mêmes chefs que F. Gülen. Se référant au mémorandum du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe (paragraphe 91 ci-dessus) et à l’avis de la Commission européenne pour la démocratie par le droit (paragraphe 92 ci-dessus), il attire l’attention de la Cour sur le fait qu’alors que les actes qui lui ont été imputés étaient selon lui licites au moment de leur exécution, les juridictions internes ont estimé qu’ils étaient illégaux et l’ont déclaré coupable d’appartenance à une organisation terroriste armée.

121. Le requérant conteste en particulier l’interprétation qui a été faite de ses activités. Il allègue qu’il n’a participé qu’à des activités légales et que ses actions n’étaient pas de nature à indiquer qu’il appartînt à une organisation terroriste armée. Il souligne que, devant les juridictions nationales, il a certes admis avoir été hébergé dans la maison de l’organisation pendant un certain temps lorsqu’il était étudiant à l’université, mais a nié avoir exercé des activités impliquant une adhésion à la hiérarchie de l’organisation. Il a également admis avoir travaillé pendant environ six mois pour un établissement privé de soutien scolaire relevant de l’organisation en question, en expliquant qu’il s’agissait là simplement pour lui de gagner sa vie. Il a indiqué par ailleurs que le compte bancaire dont il était titulaire auprès de la Bank Asya lui servait à recevoir les versements du salaire qu’il touchait en tant qu’employé de l’organisme susmentionné. Il critique en somme l’interprétation à charge que les autorités judiciaires ont faite des éléments dont elles disposaient, et suggère que ces interprétations étaient imprévisibles et étendaient de manière inadmissible la portée de la loi pénale, violant ainsi le principe de légalité.

122. Il argue par ailleurs que des faits tels que l’hébergement des étudiants dans les maisons de l’organisation, l’existence de responsables desdites maisons (imams), l’offre d’un soutien économique aux étudiants par l’intermédiaire des maisons susmentionnées, voire la diffusion de ces services et de l’activité de l’organisation à travers le pays par l’intermédiaire des imams régionaux, des imams de ville ou des imams de district n’ont pas été qualifiés par le tribunal compétent d’éléments matériels de l’infraction de constitution d’une organisation terroriste. Soulignant que les chefs d’accusation retenus contre lui sont les mêmes que ceux qui avaient été soulevés et traités au cours de la procédure engagée contre F. Gülen, il fait valoir que cette procédure s’est conclue par un jugement définitif selon lequel les faits reprochés à F. Gülen ne constituaient pas une infraction, et il se prévaut, en conséquence, du principe de l’autorité de la chose jugée à cet égard.

123. Le requérant estime que les éléments ainsi exposés incitent à conclure que les dispositions juridiques internes n’étaient pas prévisibles dans leur application. Arguant qu’il ne pouvait pas raisonnablement prévoir au moment des faits sur lesquels reposait sa condamnation que la FETÖ/PDY serait qualifiée d’organisation terroriste par les juridictions internes, il explique que dans ces conditions, on ne pouvait exiger de lui qu’il prévît que ses actes pourraient s’analyser en une infraction répréhensible au regard de l’article 314 § 2 du CP.

124. Il explique ensuite qu’en vertu du droit et de la pratique internes, l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste armée nécessite non seulement qu’il existe une organisation créée dans le but de commettre les infractions visées dans le code pénal, mais aussi que cette organisation soit dotée d’une structure hiérarchique et que les actes accomplis par ses membres supposés présentent un certain degré de continuité, de diversité et d’intensité. Or, d’après lui, rien de tout cela n’a été prouvé dans son cas. Il ajoute qu’à aucun moment les juridictions internes n’ont établi dans leurs décisions respectives quelle était la structure hiérarchique de l’organisation censément terroriste et armée, si ce n’est en termes abstraits et généraux, ni quelle aurait été sa propre place au sein de cette structure. Selon lui, les juges qui ont conclu à la présence des éléments constitutifs de l’infraction qui lui était imputée ont laissé sans réponse bon nombre de questions, telles que celles de savoir de qui il aurait pris ses ordres et à qui il aurait rendu des comptes, avec qui il aurait assisté aux réunions de l’organisation tenue pour terroriste, quelles infractions il aurait commises pour le compte de cette organisation, et quel était le degré d’intensité et de diversité de sa participation présumée à tels ou tels agissements de ladite organisation.

125. Le requérant note à cet égard que même à admettre que le mouvement Gülen fût une organisation terroriste, il était capital de déterminer si lui-même avait connaissance de ce fait au moment d’accomplir les actes qui lui ont été reprochés, cet état de connaissance étant l’un des éléments inhérents à l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste armée. Il soutient que c’est une chose d’établir le but ultime d’une organisation, et une autre d’établir qu’un individu a connaissance de ce but et l’accepte. Pour démontrer qu’il ne pouvait pas avoir connaissance de la nature et des intentions terroristes du mouvement Gülen, il s’appuie encore sur l’arrêt de 2008 par lequel la Cour de cassation a confirmé l’acquittement de F. Gülen de toutes les infractions dont il était accusé et sur de nombreuses déclarations qu’auraient faites publiquement pendant des années de hauts responsables gouvernementaux, qui auraient dit qu’ils soutenaient et appréciaient ce mouvement.

126. Il ajoute qu’aucun des actes qui lui ont été imputés n’était de nature à indiquer qu’il appartînt à une organisation terroriste armée. Selon lui, le champ des éléments matériels de l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste armée a été considérablement élargi par une interprétation particulièrement extensive de l’infraction définie à l’article 314 § 2 du CP. Cette interprétation aurait été totalement imprévisible et elle aurait étendu la portée de la responsabilité pénale relative à l’infraction en question.

127. De l’avis du requérant, même en admettant que les éléments retenus contre lui démontrassent qu’il était lié au mouvement Gülen, il fallait encore prouver au-delà de tout doute raisonnable qu’il eût agi animé de l’intention spécifique requise. En l’espèce, l’intention spécifique en question supposerait que l’accusé ait agi en sachant que les fondateurs de l’organisation l’avaient créée dans le but de commettre certaines infractions dont elle aurait été l’instrument. Selon le requérant, il était d’autant plus important dans le cas présent d’établir ces éléments que le mouvement Gülen était une structure sociale approuvée par tous les segments de la société depuis des décennies. Tenir les membres ordinaires de cette structure pénalement responsables des activités illégales menées par ses cadres sans établir l’intention individuelle des intéressés est, à ses yeux, contraire au principe du caractère individuel de la responsabilité pénale et s’analyserait en une sanction collective : le requérant aurait ainsi été condamné essentiellement pour son association supposée à une communauté dont certains membres auraient supposément commis certaines infractions.

b) Thèse du Gouvernement

128. Le Gouvernement explique tout d’abord que l’article 314 § 2 du CP ne renferme pas lui-même de définition du terrorisme ou d’une organisation terroriste : ces définitions sont énoncées dans la loi relative à la prévention du terrorisme. L’article 1 de cette loi, dans son libellé actuel, définit le terrorisme comme toute forme d’activité criminelle commise par le recours à la force et à la violence, au moyen de la pression, de la terreur, de l’intimidation, de l’oppression ou de la menace, afin de réaliser l’un des buts énoncés dans cette disposition. L’article 3 énonce que les infractions mentionnées à l’article 314 du CP, notamment, sont des infractions terroristes. L’article 7 dispose que les personnes qui deviennent membres d’une organisation terroriste afin de commettre une infraction visant à réaliser les buts énoncés à l’article 1, par le recours à la force et à la violence, et au moyen de la pression, de la terreur, de l’intimidation, de l’oppression ou de la menace, sont passibles des peines prévues à l’article 314 du CP.

129. Le Gouvernement indique également que même si en droit turc une structure ne peut être qualifiée d’« organisation terroriste » qu’en vertu d’une décision de justice, la condamnation pour appartenance à une organisation terroriste armée n’est quant à elle pas subordonnée à l’existence d’une décision de justice antérieure déclarant cette organisation terroriste. Selon la jurisprudence interne, les fondateurs, dirigeants ou membres d’une organisation terroriste pourraient être reconnus coupables de cette infraction dès la date de la fondation de l’organisation, ou dès la date à laquelle elle s’est muée en une organisation criminelle, et ce même en l’absence de décision de justice antérieure l’interdisant. Il explique que si tel n’était pas le cas, les infractions commises avant qu’une décision de justice ne qualifie la structure correspondante d’organisation terroriste resteraient impunies, ce qui mettrait gravement en péril la lutte contre le terrorisme.

130. Il explique également que le cadre juridique dont relève l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste armée est complété par la jurisprudence de la Cour de cassation, qui apporte des précisions supplémentaires tant sur les éléments constitutifs de l’organisation terroriste armée que sur ceux de l’infraction d’appartenance à une telle organisation. La Cour de cassation a ainsi précisé qu’aux fins de l’infraction réprimée par l’article 314 § 2 du CP, le terme « organisation » ne désigne pas un regroupement abstrait mais une structure hiérarchisée. Pour déterminer l’existence d’une organisation, il faut vérifier si elle a, ou avait, suffisamment de membres, d’outils et de matériel pour pouvoir commettre l’infraction envisagée, conformément à l’article 220 du CP. En particulier, il faut déterminer si elle détient, ou détenait, suffisamment d’armes pour réaliser ses objectifs, ou si elle avait le moyen d’y accéder.

131. Le Gouvernement indique que la Cour de cassation a précisé également qu’il ne peut y avoir condamnation pour appartenance à une organisation terroriste armée que lorsqu’est établie l’existence d’un lien organique entre l’accusé et l’organisation armée, reposant sur la continuité, la diversité et l’intensité des activités de l’intéressé, et qu’il est démontré que celui-ci a agi sciemment et volontairement au sein de la structure hiérarchique de l’organisation et a embrassé ses objectifs. Elle a précisé en outre que l’élément moral de l’infraction était « l’intention directe et le but ou l’objectif de commettre une infraction ». Il s’ensuit donc que pour que l’on puisse considérer qu’une personne prend part aux activités d’une organisation, cette personne doit savoir que l’organisation commet ou a l’intention de commettre des infractions, et elle doit avoir l’intention spécifique de contribuer à la réalisation de ce but. Même s’il n’est pas nécessaire pour que l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste armée soit constituée que l’individu ait commis concrètement une infraction liée aux activités de cette organisation et visant à la réalisation des buts de celle-ci, il faut tout de même qu’il ait contribué matériellement ou intellectuellement à l’existence ou au développement de l’organisation.

132. Le Gouvernement détaille ensuite les éléments constitutifs de l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste armée, affirmant qu’ils sont formulés de manière suffisamment claire dans le cadre législatif applicable et dans la jurisprudence de la Cour de cassation, auxquels renverraient abondamment les décisions rendues à l’égard du requérant. Il explique que sur la base de ces éléments, les juridictions internes ont examiné le cas de la FETÖ/PDY, compte tenu de son but, de son fonctionnement, de sa structure socioculturelle et hiérarchique, de son modèle organisationnel et de ses tentatives de mise en place d’une structure d’État parallèle, et qu’elles ont conclu qu’il s’agissait d’une organisation terroriste armée, quoique particulière. Pour parvenir à cette conclusion, les juges auraient tenu compte du fait que la FETÖ/PDY ne visait pas à parvenir au pouvoir par des voies légitimes, mais à renverser le Parlement, le gouvernement et les autres institutions constitutionnelles par la contrainte, la violence et d’autres méthodes non démocratiques, au travers des membres qu’elle avait stratégiquement placés au sein de l’administration de l’État. Les membres qu’elle avait placés dans des institutions autorisées à recourir à la force, telles que l’armée, la police et le MİT, auraient – pendant la tentative de coup d’État – utilisé des armes appartenant à l’État contre les institutions publiques, les forces de sécurité et la population civile dans le but de réaliser leurs objectifs.

133. Par conséquent, selon le Gouvernement, est membre d’une organisation une personne qui fait partie de l’organisation criminelle et qui a abdiqué sa volonté en faveur de celle de l’organisation en se soumettant à la volonté supérieure de celle-ci. Il n’est pas nécessaire qu’une personne ait commis une infraction pour qu’elle se voie sanctionner pour appartenance à une organisation illégale : l’appartenance à une telle organisation est une infraction punissable en soi (voir, pour l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste, l’arrêt Metin Birdal de la Cour constitutionnelle, considérants 61-65, paragraphe 79 ci-dessus).

134. Le Gouvernement souligne par ailleurs que l’on ne peut pas considérer comme nécessaire aux fins d’un constat de culpabilité au regard de l’article 314 § 2 du CP que tous les membres de l’organisation aient la connaissance et l’intention directe requises. Il se réfère à cet égard à l’arrêt de la Cour de cassation dans lequel cette juridiction a précisé que l’organisation était constituée de sept strates, et que les personnes relevant des première et deuxième strates – qui auraient servi de façade légitime à l’organisation – n’avaient pas forcément connaissance des buts et des méthodes qui faisaient de l’organisation une « organisation terroriste armée » et pouvaient, en principe, bénéficier de la disposition relative à l’erreur figurant à l’article 30 du CP (paragraphe 88 ci-dessus).

135. Pour ce qui est des caractéristiques de la FETÖ/PDY, le Gouvernement soutient que les juridictions nationales, tant dans l’arrêt de condamnation du requérant (paragraphes 36-44 ci-dessus) que dans de nombreux autres arrêts rendus par les hautes juridictions (paragraphes 80-89 ci-dessus) relativement à cette organisation, ont de manière détaillée analysé la création de la FETÖ/PDY, son objectif, ses activités illégales, ses tentatives d’établissement d’un État parallèle, sa structure hiérarchique occulte et son fonctionnement. Il explique qu’il ressort de ces décisions, en résumé, que la FETÖ/PDY est une organisation terroriste armée atypique, ou sui generis, qui utilise la religion comme une façade et un moyen de parvenir à ses fins sans lien avec la religion. Selon le Gouvernement, cette organisation met tout en œuvre pour que toutes ses activités soient menées dans le secret, en vue renverser l’ordre constitutionnel et démocratique et d’instaurer son propre ordre idéologique. À l’instar d’une agence de renseignement, elle aurait utilisé des noms de code, des canaux de communication spéciaux et de l’argent provenant de sources inconnues et essayé de convaincre chacun qu’une telle structure n’existait pas. Elle agirait selon les instructions données par son chef, dans l’objectif d’établir un nouvel ordre politique, économique et social. À cette fin, elle chercherait d’abord à acquérir du pouvoir tout en agissant dans le plus grand secret (plutôt que dans la transparence et l’ouverture) en vue d’installer sa puissance et d’instaurer un ordre nouveau. Elle nourrirait le projet de renverser le Gouvernement de la République de Türkiye par la force, par la violence et par d’autres méthodes illégales, ou de l’empêcher entièrement ou partiellement d’accomplir sa mission ; d’éliminer, d’affaiblir ou de réorienter l’autorité de l’État ; de se poser comme une autorité alternative ; et, finalement, de s’emparer de l’autorité de l’État. Elle disposerait d’une structure hiérarchique permanente et occulte réunissant des personnes qui œuvreraient à un même objectif mais n’auraient par ailleurs aucune relation entre elles dans la vie courante, en particulier, des agents publics et fonctionnaires autorisés par la loi à recourir à l’usage des armes et de la force et à faire appliquer la loi, et investis d’un pouvoir hiérarchique. Elle serait organisée en cellules indépendantes les unes des autres. Elle tiendrait régulièrement des réunions secrètes dans des lieux définis à l’avance afin d’assurer la continuité de ses activités et la loyauté envers son dirigeant. Ses membres référeraient à leur hiérarchie des activités qu’ils mènent pour elle et ils établiraient des documents et des rapports consacrés à l’analyse de ses domaines d’activité. Afin d’atteindre son objectif de prise de contrôle des institutions constitutionnelles, les membres de l’organisation placés dans des institutions habilitées à utiliser la force, telles que la police et la gendarmerie, l’agence nationale de renseignement (MİT) et le bureau du chef d’état-major général, auraient réussi à mettre la main sur les armes qui leur étaient confiées par l’État et qu’ils auraient utilisées non seulement contre les forces de sécurité et les institutions publiques, mais aussi contre les civils, commettant ainsi un certain nombre d’actes graves aptes à leur permettre d’atteindre leurs objectifs, y compris des meurtres et des dommages corporels.

136. Quant à la pertinence par rapport au grief de violation de l’article 7 du fait que la Cour de cassation a confirmé l’acquittement de F. Gülen le 24 juin 2008 et au point de savoir si, eu égard à cet acquittement, la condamnation du requérant pour appartenance à la FETÖ/PDY était imprévisible, le Gouvernement souligne que la procédure de 2008 ne portait que sur des actes commis ou révélés avant le 31 août 2000, date du dépôt de l’acte d’accusation de F. Gülen. Il s’ensuit selon lui que la conclusion posée en 2008 selon laquelle jusqu’en 2000 la structure en cause n’était pas une organisation terroriste armée n’amène pas automatiquement à la conclusion qu’était imprévisible un constat ultérieur contraire reposant sur des actes commis ou découverts après 2000.

137. Le Gouvernement indique à cet égard qu’ont été ouvertes après 2013 plusieurs enquêtes sur les agissements illégaux des membres de la FETÖ/PDY, par exemple les « enquêtes des 17-25 décembre » ou encore les « enquêtes des camions du MİT ». Il ajoute que le Conseil de sécurité nationale a déclaré que la FETÖ/PDY était une « organisation terroriste » aux différentes réunions qu’il a tenues entre le 26 février 2014 et le 26 mai 2016, et que cette structure avait donc commencé à montrer son vrai visage publiquement avant que le requérant ne commît les actes pour lesquels il a été condamné. Il soutient que dans ces conditions, même si F. Gülen avait été acquitté en 2008, le requérant pouvait raisonnablement prévoir lorsqu’il a commis ces actes l’interprétation des juridictions internes selon laquelle la FETÖ/PDY était une organisation terroriste.

138. Quant aux actes reprochés au requérant, le Gouvernement soutient que, pendant la période où les activités de l’organisation en question faisaient l’objet d’un vif débat, le requérant était en train de mener des activités secrètes à un haut niveau de responsabilité au sein de la structure secrète en charge des élèves de cette organisation. Le Gouvernement fait valoir par ailleurs que même si l’intéressé a nié avoir mené lui-même de telles activités, il a admis que des membres de l’organisation en cause s’étaient livrés à des activités illégales. Le Gouvernement soutient également qu’après avoir examiné de nombreuses preuves produites devant elles (déclarations des témoins, relevés HTS, etc.), les juridictions nationales ont établi que le requérant avait, de 2010 à 2014, gravi progressivement les échelons hiérarchiques au sein de cette structure de l’organisation à Çorum avant de devenir responsable régional, et qu’il s’était livré au cours de cette période à de nombreuses activités organisationnelles en rapport avec de telles fonctions. Selon le Gouvernement, il a ainsi été établi que le requérant, qui avait la charge de nombreuses maisons appartenant à l’organisation en question, avait recruté de nouveaux membres, organisé de nombreuses activités collectives et orienté les étudiants vers des institutions publiques telles que les écoles militaires et les unités secrètes de l’organisation. Or, explique le Gouvernement, le fait notamment de recruter de nouveaux membres pour une telle organisation, de mettre en place des activités secrètes à cette fin, de former ces membres, de les suivre et de les orienter dans l’intention de voir se réaliser les buts de cette organisation, et enfin de mener des activités d’infiltration dans les institutions publiques et les forces armées, doit être considéré comme un comportement répréhensible au regard du droit pénal. Selon le Gouvernement, il ressort également des déclarations recueillies par les autorités qu’en 2014, le requérant a quitté le département de Çorum sur instruction du conseiller des élèves de l’organisation concernée et s’est rendu à Ankara pour mener des activités dans le cadre de l’organisation (paragraphe 10 ci-dessus). Le Gouvernement voit là une preuve que le requérant, régulièrement promu à un niveau supérieur au sein de la structure secrète en charge des élèves de l’organisation, était un membre fiable de l’organisation et s’était engagé auprès d’elle avec une loyauté sans faille.

139. Le Gouvernement argue de surcroît qu’au cours des phases de l’enquête ou de la poursuite, les auteurs de déclarations concernant le requérant ont également indiqué pour certains que celui-ci s’était occupé des élèves appelés à être placés dans des lycées militaires et qu’il avait orienté vers de tels établissements certains étudiants pris en charge par la structure en charge des élèves de l’organisation. Pour le Gouvernement, il a ainsi été établi au-delà de tout doute raisonnable que le requérant appartenait à la structure secrète de l’organisation en question et avait personnellement mené de nombreuses activités secrètes en faveur de ladite organisation. Le Gouvernement estime qu’étant donné le statut qui était le sien au sein de l’organisation, le requérant était en mesure de prévoir que les cellules secrètes de l’organisation comprenaient également une structure militaire et que les membres de l’organisation qui faisaient partie de cette structure seraient en mesure d’utiliser des armes le moment venu. Le Gouvernement argue à cet égard que la notion de prévisibilité n’est pas une notion absolue et qu’elle doit être examinée en ayant égard aux circonstances spécifiques de chaque cas.

140. Le Gouvernement tient en outre pour avéré qu’à une époque où d’intenses débats publics avaient lieu à propos des activités illégales de l’organisation en question, le requérant avait déposé de l’argent auprès de la Bank Asya à la suite d’appels en ce sens du chef de l’organisation en question, et qu’il avait travaillé dans un centre de soutien scolaire privé affilié à cette organisation, lequel avait pris en charge ses cotisations sociales. Il explique que les autorités judiciaires ont alors établi que le requérant, en entretenant un lien organique avec l’organisation, avait fidèlement adopté l’idéologie et les buts de l’organisation et avait maintenu à l’égard de celle-ci un engagement sans faille. En conséquence, le Gouvernement soutient qu’au moment d’accomplir pour le compte de l’organisation les actes résumés
ci-dessus, le requérant était en mesure de prévoir que les buts de cette organisation pourraient être considérés comme illégaux, que l’organisation en question pourrait être qualifiée d’organisation terroriste armée et que ses actes pourraient être tenus pour constitutifs de l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste.

141. Pour ce qui est plus particulièrement de la question de savoir si le requérant pouvait raisonnablement prévoir, au moment de les accomplir, que les faits qui lui ont finalement été imputés pourraient être interprétés comme des preuves aux fins de l’infraction d’appartenance à une organisation armée, le Gouvernement indique que les juridictions internes ont estimé qu’étant donné la prise de conscience publique, en particulier après 2013, du caractère illégal des activités de la FETÖ/PDY, l’intéressé était en mesure de connaître le but ultime de l’organisation et de savoir qu’elle avait infiltré les institutions de l’État et les forces armées et que ses membres, qui avaient accès aux différentes armes de l’État, utiliseraient la force ainsi constituée lorsque cela deviendrait nécessaire pour la réalisation des objectifs de l’organisation. Il rappelle que les juges ont conclu, en tenant compte à cet égard en particulier du niveau d’éducation, de connaissances et d’expérience professionnelle de l’intéressé et en considérant le contexte et les preuves qui l’incriminaient, que celui-ci avait commis les actes qui lui étaient imputés volontairement et en parfaite connaissance des objectifs illégaux de la FETÖ/PDY.

142. Le Gouvernement soutient également que dans la loi turque, aucun acte licite ne peut constituer l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste armée. Par conséquent, en l’espèce comme dans d’autres enquêtes et poursuites menées du chef d’appartenance à une organisation terroriste, les actes des personnes ne donnent lieu à une procédure pénale que parce qu’ils ont été – sous couvert d’une activité légale – commis dans un but illégal, à savoir la poursuite des objectifs d’une organisation terroriste. Le Gouvernement rappelle à cet égard que pour qu’un acte apparemment légal mais en réalité illégal constitue l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste armée, cet acte doit présenter un caractère de continuité, d’intensité et de diversité et démontrer l’existence d’un lien hiérarchique. Le Gouvernement explique ainsi, en se référant à l’arrêt Metin Birdal de la Cour constitutionnelle, que même si les actes d’une personne considérés en eux-mêmes ne constituent pas une infraction, ils peuvent la constituer lorsqu’ils sont appréciés dans leur ensemble. En d’autres termes, précise-t-il, les actes en question déterminent le statut ou le profil du requérant (voir l’arrêt Metin Birdal, considérant 62, paragraphe 79 ci-dessus). Par exemple, le fait d’être membre d’une association affiliée à une organisation terroriste ne constitue pas une infraction en soi ; mais examiné en combinaison avec d’autres actes tels que l’utilisation d’un nom de code au sein de la structure hiérarchique de l’organisation et dans le cadre d’activités menées pour le compte de celle-ci, la tenue de réunions d’organisation et la prise en charge de la responsabilité de maisons relevant de l’organisation, il peut être admis que l’acte en question relève du champ des éléments matériels de l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste. Il s’agit là, explique le Gouvernement, d’une jurisprudence constante et ancienne des juridictions nationales, la Cour de cassation ayant depuis longtemps reconnu, à l’égard d’autres organisations terroristes, que certaines actions, par leur nature même, pouvaient en elles-mêmes constituer l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste armée. Le Gouvernement cite à cet égard un arrêt du 26 juin 2001 de la Cour de cassation réunie en assemblée plénière des chambres criminelles par lequel cette juridiction a jugé que le fait pour l’accusé d’avoir adressé un curriculum vitae au Hezbollah, une organisation armée illégale, prouvait l’existence d’un lien organique entre lui et l’organisation, cette démarche démontrant qu’il était prêt à exécuter les tâches qui lui seraient confiées. Le Gouvernement précise que l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste n’a fait l’objet d’aucune modification depuis près de vingt ans.

143. Le Gouvernement estime en somme, à la lumière de la jurisprudence pertinente de la Cour de cassation, que c’est à bon droit que les autorités judiciaires ont conclu que les faits reprochés au requérant constituaient « dans leur ensemble » l’infraction d’appartenance à l’organisation terroriste armée FETÖ/PDY.

2. Appréciation de la Cour

a) Les principes généraux

144. Pour un rappel des principes généraux régissant l’application de l’article 7 § 1 de la Convention, la Cour renvoie à sa jurisprudence pertinente en la matière (voir, notamment, Yüksel Yalçınkaya c. Türkiye [GC], no 15669/20, §§ 237-242, 26 septembre 2023, Vasiliauskas c. Lituanie [GC], no 35343/05, §§ 153 et suivants, CEDH 2015, Rohlena c. République tchèque [GC], no 59552/08, § 50, CEDH 2015, et Del Río Prada c. Espagne [GC], no 42750/09, §§ 77‑93, CEDH 2013 ; voir en outre Total S.A. et Vitol S.A. c. France, nos 34634/18 et 43546/18, §§ 52-57, 12 octobre 2023).

145. S’agissant de la question plus spécifique de l’accessibilité et de la prévisibilité de la législation en matière pénale, la Cour rappelle constamment que la notion de « droit » (« law ») utilisée à l’article 7 correspond à celle de « loi » qui figure dans d’autres articles de la Convention, c’est-à-dire qu’elle englobe le droit d’origine tant législative que jurisprudentielle et implique des conditions qualitatives, entre autres celles d’accessibilité et de prévisibilité (Del Río Prada, précité, § 91 et Cantoni c. France, 15 novembre 1996, § 29, Recueil des arrêts et décisions 1996‑V). Ces conditions qualitatives doivent être remplies tant pour la définition d’une infraction que pour la peine que celle‑ci implique.

146. De plus, en raison même du caractère général des lois, leur rédaction ne peut pas revêtir une précision absolue. L’une des techniques-types de réglementation consiste à recourir à des catégories générales plutôt qu’à des listes exhaustives. Aussi beaucoup de lois se servent-elles, par la force des choses, de formules plus ou moins vagues dont l’interprétation et l’application dépendent de la pratique (Cantoni, précité, § 31, et Soros c. France, no 50425/06, § 51, 6 octobre 2011). Dès lors, dans quelque système juridique que ce soit, aussi clair que le libellé d’une disposition légale puisse être, y compris une disposition de droit pénal, il existe inévitablement un élément d’interprétation judiciaire. Il faudra toujours élucider les points douteux et s’adapter aux changements de situation. La fonction de décision confiée aux juridictions sert précisément à dissiper les doutes qui pourraient subsister quant à l’interprétation des normes, en tenant compte des évolutions de la pratique quotidienne (Kafkaris c. Chypre [GC], no 21906/04, § 141, CEDH 2008, et Soros, précité, § 52). En outre, la certitude, bien que hautement souhaitable, s’accompagne parfois d’une rigidité excessive ; or, le droit doit savoir s’adapter aux changements de situation (Kafkaris, précité, § 141, et Del Río Prada, précité, § 92).

147. Il est ainsi solidement établi dans la tradition juridique des États parties à la Convention que la jurisprudence, en tant que source du droit, contribue nécessairement à l’évolution progressive du droit pénal. L’article 7 de la Convention ne saurait être interprété comme proscrivant la clarification graduelle des règles de la responsabilité pénale par l’interprétation judiciaire d’une affaire à l’autre, à condition que le résultat soit cohérent avec la substance de l’infraction et raisonnablement prévisible (Yüksel Yalçınkaya, précité, § 239, Kononov c. Lettonie [GC], no 36376/04, § 185, CEDH 2010, Streletz, Kessler et Krenz c. Allemagne [GC], nos 34044/96 et 2 autres, § 50, CEDH 2001-II, et Norman c. Royaume-Uni, no 41387/17, §§ 60 et 66, 6 juillet 2021).

148. La Cour rappelle également que la portée de la notion de prévisibilité dépend dans une large mesure du contenu du texte dont il s’agit, du domaine qu’il couvre, ainsi que du nombre et de la qualité de ses destinataires (Groppera Radio AG et autres c. Suisse, 28 mars 1990, § 68, série A no 173). La prévisibilité́ de la loi ne s’oppose pas à ce que la personne concernée soit amenée à recourir à des conseils éclairés pour évaluer, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé (voir, parmi d’autres, Tolstoy Miloslavsky c. Royaume-Uni, 13 juillet 1995, § 37, série A no 316‑B, et Achour c. France [GC], no 67335/01, § 54, CEDH 2006‑IV).

149. Enfin, la Cour réaffirme qu’il ne lui incombe pas normalement de se substituer aux juridictions internes dans l’appréciation et la qualification juridique des faits, pourvu que celles-ci reposent sur une analyse raisonnable des éléments du dossier (Rohlena, précité, § 51). Elle a pour tâche, aux termes de l’article 19 de la Convention, d’assurer le respect par les États contractants des engagements résultant pour eux de la Convention. Eu égard au caractère subsidiaire du système de la Convention, il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (Vasiliauskas, précité, § 160, Streletz, Kessler et Krenz, précité, § 49, et Jorgic c. Allemagne, no 74613/01, § 102, CEDH 2007‑III), et si l’appréciation à laquelle se sont livrées les juridictions nationales est manifestement arbitraire (Kononov, précité, § 189). Il en va de même lorsque le droit interne renvoie à des dispositions du droit international général ou d’accords internationaux (Korbely c. Hongrie [GC], no 9174/02, § 72, CEDH 2008), ou que les juridictions nationales appliquent des principes de droit international (Kononov, précité, § 196).

b) Application au cas d’espèce

150. D’emblée, la Cour estime nécessaire de préciser que la présente affaire se distingue sensiblement de l’affaire Yüksel Yalçınkaya précitée qui concernait la condamnation de M. Yalçınkaya pour appartenance à une organisation terroriste armée reposant dans une mesure déterminante sur l’utilisation de l’application de messagerie cryptée ByLock, sans établissement individualisé des éléments matériels et de l’élément moral constitutifs de l’infraction prévue à l’article 314 § 2 du CP. Or, en l’espèce, le requérant a été, à raison de faits commis notamment entre 2011 et 2014 et sur la base d’un vaste éventail de preuves, reconnu coupable de l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste armée et condamné sur le fondement de la disposition précitée dont il conteste en l’occurrence la prévisibilité au regard de l’article 7 de la Convention.

151. En ce qui concerne tout d’abord l’accessibilité de la loi fondant la condamnation, la Cour note que les dispositions de l’article 314 § 2 du CP sont entrées en vigueur le 1er juin 2005 (paragraphe 75 ci-dessus), soit avant la période au cours de laquelle les faits reprochés au requérant ont été commis. Il convient donc de vérifier si, au moment de la commission de ces actes, l’infraction en question était clairement définie en droit interne.

152. Le requérant soutient en particulier que les autorités ont en le condamnant méconnu l’article 7 de la Convention à deux égards : d’une part, la FETÖ/PDY n’avait selon lui pas été qualifiée d’« organisation terroriste armée » au moment où il aurait commis les actes qu’on lui a reprochés ; d’autre part, il a été condamné, à l’en croire, pour des actes licites et par l’effet d’une interprétation extensive des lois pertinentes. La Cour examinera ces griefs l’un après l’autre.

1. Sur la question de savoir si la FETÖ/PDY avait été qualifiée d’organisation terroriste au moment où le requérant aurait commis les faits qui lui ont été reprochés

153. La Cour rappelle qu’elle a examiné cette question dans son arrêt de Grande Chambre Yüksel Yalçınkaya (précité) à l’égard d’une condamnation pour appartenance à une organisation terroriste armée reposant dans une mesure déterminante sur l’utilisation de l’application de messagerie cryptée ByLock avant la tentative du coup d’État du 15 juillet 2016. Elle a alors constaté que cette organisation n’avait pas encore été qualifiée d’organisation terroriste armée selon les formes prévues par le droit interne lorsque le requérant de l’affaire considérée avait accompli les actes pour lesquels il a été condamné. Même si en l’espèce le requérant n’a pas été accusé d’avoir utilisé la messagerie cryptée en question pendant la même période, la solution alors retenue par la Cour est transposable en l’espèce, étant donné que les actes qui ont été reprochés au requérant de l’espèce sont réputés avoir été commis avant fin 2014. En effet, dans l’arrêt susmentionné, la Cour a observé que, si la cour d’assises d’Erzincan statuant en première instance avait certes déclaré le 16 juin 2016 – soit un mois avant la tentative de coup d’État – que l’organisation en cause était de nature terroriste, la première décision de justice définitive en ce sens avait été rendue par la cour d’appel régionale de Samsun le 7 mars 2017, les premiers arrêts de la Cour de cassation à cet égard ayant été prononcés les 24 avril et 26 septembre 2017 (ibidem, §§ 252-253).

154. Cependant, comme la Cour l’a noté dans son arrêt Yüksel Yalçınkaya, la circonstance que la FETÖ/PDY n’avait pas encore été qualifiée d’organisation terroriste armée selon les formes prévues par le droit interne au moment où le requérant est réputé avoir commis les actes pour lesquels il a été condamné ne suffit pas à rendre la condamnation de l’intéressé incompatible avec l’article 7 de la Convention. Comme la Cour l’a déjà admis dans l’arrêt Parmak et Bakır c. Turquie (nos 22429/07 et 25195/07, § 71, 3 décembre 2019), la règle de droit turc relative à l’application à un groupe de la qualification juridique d’organisation terroriste n’a pas pour effet d’exclure la responsabilité pénale des fondateurs et des membres de l’organisation en question pour leur conduite antérieure à cette qualification, pour autant qu’ils aient alors agi « sciemment et volontairement » (comparer avec Kasymakhunov et Saybatalov c. Russie, nos 26261/05 et 26377/06, §§ 82-87, 14 mars 2013). À cet égard, en droit turc, selon la jurisprudence de la Cour de cassation, lorsque les juridictions internes sont confrontées à la tâche d’apprécier pour la première fois si une organisation peut être qualifiée de terroriste, elles doivent procéder à une enquête approfondie et déterminer la nature de l’organisation en examinant son but ainsi que les questions de savoir si elle a adopté un plan d’action ou des mesures opérationnelles similaires et si elle a eu recours à la violence ou a menacé de façon crédible d’utiliser la violence dans la mise en œuvre de ce plan d’action (Parmak et Bakır, précité, § 71).

155. La Cour considère donc que la question que soulève la présente affaire, comme c’était le cas dans l’affaire Yüksel Yalçınkaya précitée (§ 254), n’est pas de savoir si la FETÖ/PDY avait déjà été qualifiée d’organisation terroriste interdite au moment où le requérant est réputé avoir commis les faits qui lui ont été reprochés, mais de savoir si la condamnation de l’intéressé pour appartenance à une organisation terroriste armée était suffisamment prévisible au regard des exigences du droit interne, en particulier en ce qui concerne les éléments matériels et l’élément moral cumulativement constitutifs de cette infraction tels qu’ils ressortent de l’article 314 § 2 du CP, de la loi relative à la prévention du terrorisme et de la jurisprudence pertinente de la Cour de cassation. Il convient donc d’examiner la question de savoir s’il a été établi conformément aux exigences du droit interne que le requérant était membre d’une organisation terroriste armée.

2. Sur la question de savoir si le requérant a été condamné pour des actes licites par l’effet d’une interprétation extensive des lois pertinentes

156. Le requérant soutient également qu’il a été condamné pour des actes licites par l’effet d’une interprétation extensive des lois pertinentes. Pour examiner cette thèse, la Cour doit tout d’abord se pencher sur les éléments constitutifs de l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste, puis examiner de près l’élément matériel (actus reus) et l’élément intentionnel (mens rea) de cette infraction dans le cadre de la présente affaire.

α) Sur les éléments constitutifs de l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste

157. La Cour note que la condamnation du requérant était fondée sur l’article 314 § 2 du CP, qui sanctionne l’appartenance à une organisation armée. Alors que l’article 220 du CP définit l’infraction de constitution d’une organisation en vue de commettre une infraction quelconque (organisation criminelle), l’article 314 du même code vise les organisations armées constituées dans le but de commettre l’une des infractions visées à l’article 314 § 1, c’est à-dire des infractions contre la sécurité de l’État et l’ordre constitutionnel. En ce qui concerne les caractéristiques d’une organisation criminelle aux fins de l’article 220 du CP, il ressort de la jurisprudence de la Cour de cassation que le juge doit vérifier à cet égard si l’organisation dont il s’agit a, ou avait, suffisamment de membres, d’outils et de matériel pour pouvoir commettre l’infraction envisagée. Quant à l’appréciation des moyens dont dispose l’organisation pour atteindre cet objectif, le juge doit déterminer si l’organisation en cause détient, ou détenait, suffisamment d’armes pour réaliser ses objectifs, ou si elle avait le moyen d’accéder à de telles armes, et si elle utilise, ou utilisait, la pression, la force et la violence, la terreur, l’intimidation, l’oppression ou la menace (voir l’article 1 de la loi relative à la prévention du terrorisme cité au paragraphe 78 ci-dessus).

158. La Cour observe également que la jurisprudence des hautes juridictions met en lumière la complexité de l’examen des cas d’appartenance présumée à des organisations considérées a posteriori comme terroristes, et l’importance qu’il y a à ce que les juges fassent une application prévisible et rigoureuse du droit de façon à rendre la justice dans le respect des principes fondamentaux du droit pénal. En effet, il ressort de la jurisprudence pertinente des juridictions nationales qu’il ne peut y avoir condamnation pour appartenance à une organisation terroriste armée que lorsqu’est établie l’existence entre l’accusé et l’organisation armée d’un lien organique caractérisé par la continuité, la diversité et l’intensité des activités de l’intéressé, et qu’il est démontré que celui-ci a agi sciemment et volontairement au sein de la structure hiérarchique de l’organisation et a embrassé ses objectifs (Yüksel Yalçınkaya, précité, § 248). Le membre d’une organisation criminelle ou armée est quelqu’un qui adhère à la hiérarchie de la structure considérée et qui, de ce fait, se soumet à la volonté de cette organisation en étant prêt à s’acquitter des missions qui lui sont confiées. L’appartenance à une telle organisation constitue par conséquent une infraction continue, c’est-à-dire que les faits qu’elle vise doivent s’étendre sur une certaine durée (pour la définition de la notion d’infraction pénale continue, voir Rohlena, précité, § 57).

159. Quant à l’élément moral de l’infraction, il est constitué par « l’intention directe et le but ou l’objectif de commettre une infraction ». Il s’ensuit donc que pour que l’on puisse considérer qu’un individu prend part aux activités d’une organisation, il faut établir qu’il sait que l’organisation commet ou a l’intention de commettre des infractions et qu’il a l’intention spécifique de contribuer à la réalisation de ce but. Même s’il n’est pas nécessaire pour que soit constituée l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste armée que la personne visée ait commis concrètement une infraction liée aux activités de cette organisation et visant à la réalisation des buts de celle-ci, il faut tout de même qu’elle ait contribué matériellement ou intellectuellement à l’existence ou au développement de l’organisation (Yüksel Yalçınkaya, précité, § 248). Au demeurant, selon la Cour de cassation, les membres de l’organisation qui ont connaissance des buts et des méthodes de celle-ci sont sanctionnés en fonction de la position qu’ils occupent dans l’organisation (paragraphe 89 ci-dessus).

160. Il ressort par conséquent du libellé des dispositions pertinentes (articles 220 et 314 du CP et articles 1er et 7 de la loi relative à la prévention du terrorisme, dispositions citées aux paragraphes 75, 76 et 78 ci-dessus) et de la jurisprudence des hautes juridictions que lorsqu’il est établi par des éléments de preuves dont la solidité a été éprouvée par les juridictions nationales (voir l’arrêt Mithat Birdal de la Cour constitutionnelle, considérant 72, paragraphe 79 ci-dessus) et à l’issue d’une procédure respectant le droit à un procès équitable qu’un accusé appartenait à la hiérarchie d’une organisation criminelle, que ses activités présentaient un caractère de continuité, de diversité et d’intensité et que l’individu visé occupait une position donnée dans la hiérarchie secrète de l’organisation, il est considéré que l’accusé avait connaissance des buts et méthodes de l’organisation en question.

161. Dans l’arrêt Yüksel Yalçınkaya, la Cour a examiné le libellé de ces dispositions. En ayant égard à l’interprétation qu’en font les juridictions internes, elle a alors considéré que cette infraction était codifiée et définie en droit turc conformément au principe de légalité contenu à l’article 7 de la Convention (ibidem, § 249). La Cour ne voit pas de raison de conclure différemment en l’espèce. Le requérant soutient néanmoins qu’il a été condamné pour des actes licites par l’effet d’une interprétation extensive des lois pertinentes. La Cour examinera cet argument ci-après.

β) Sur l’élément matériel de l’infraction

162. En ce qui concerne la caractérisation de l’infraction, la Cour relève tout d’abord que, s’agissant de l’établissement des faits (voir, par exemple, Grande Stevens et autres c. Italie (déc.), nos 18640/10 et 4 autres, § 78, 15 janvier 2013, et Sampech c. Italie (déc.), no 55546/09, § 38, 19 mai 2015), la cour d’assises a retenu, dans un arrêt très longuement motivé en fait comme en droit, que le requérant avait délibérément adhéré à l’organisation en question et qu’il avait poursuivi des activités occultes dans le cadre des fonctions qu’il occupait au sein de la structure secrète de l’organisation, et qu’elle en a déduit que ces agissements étaient répréhensibles sur le fondement de l’article 314 § 2 du CP.

163. La Cour relève ensuite que les juridictions internes ont recherché si les différents éléments constitutifs de l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste étaient réunis. Elle relève à ce sujet que l’intéressé a été reconnu coupable des actes qui lui étaient reprochés, à savoir le fait d’avoir, au moins au cours de la période comprise entre les années 2011 et 2014, mené des activités illicites au sein de la structure secrète de l’organisation en question. La cour d’assises de Çorum, en particulier, a motivé son arrêt sur ce point en effectuant une analyse détaillée de chacun de ces éléments au regard de l’article fondant l’incrimination tel qu’elle l’interprétait. C’est ainsi qu’après avoir examiné les éléments de preuves soumis à son appréciation (déclarations des témoins, relevés HTS, etc.), elle a établi que le requérant avait poursuivi secrètement des activités au sein de l’organisation incriminée en utilisant pour ce faire un nom de code et qu’il était l’un des responsables régionaux principaux des élèves dans la structure secrète de l’organisation. Dans l’appréciation des activités du requérant, la cour d’assises a relevé que tous ces agissements devaient être appréciés dans leur ensemble et que la culpabilité de l’inculpé devait être évaluée en conséquence. Elle a noté qu’à raisonner ainsi, les conditions requises de continuité, de diversité et d’intensité étaient remplies, et qu’il pouvait passer pour établi que l’inculpé était membre de l’organisation incriminée (paragraphe 42 ci-dessus).

164. La Cour observe à cet égard qu’il est manifeste que les actes mentionnés ci-dessus ne bénéficiaient pas de la présomption de légalité au moment où ils ont été accomplis et qu’ils ne relevaient pas non plus de l’exercice par le requérant des droits garantis par la Convention (voir, a contrario, Taner Kılıç c. Turquie (no 2), no 208/18, § 105, 31 mai 2022, Yüksel Yalçınkaya, précité, § 343, Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2) [GC], no 14305/17, §§ 278-280, 22 décembre 2020). L’on ne saurait non plus conclure que les actes pour lesquels le requérant a été connu coupable étaient rattachés de manière invérifiable à un objectif criminel (comparer avec Kavala c. Turquie, no 28749/18, § 145, 10 décembre 2019). En effet, le requérant n’a pas été accusé d’avoir mené ces activités dans le cadre d’un organisme légal qui aurait agi dans le respect de la loi : il est établi que les activités du requérant visaient en particulier à élargir le socle de soutiens que l’organisation en question entendait recruter en particulier parmi les étudiants et à infiltrer les institutions publiques. Par ailleurs, il ne faut pas perdre de vue que les juridictions nationales ont aussi établi que les activités des membres de l’organisation en question, telles que celles dont il s’agit en l’espèce, étaient menées en secret dans le but de voir se réaliser les objectifs de cette organisation, et que ladite organisation avait également eu recours à des actions illégales telles que l’interception de sujets de concours d’entrée à l’université ou d’accès à la fonction publique au bénéfice des personnes qui la soutenaient (paragraphes 37-40 ci-dessus). Par conséquent, la Cour n’est pas convaincue par l’argument du requérant consistant à dire qu’il a été condamné pour des actes licites.

165. Il en découle que l’acte matériel (actus reus) de l’infraction dont le requérant a été reconnu coupable résidait, en l’espèce, dans le fait que l’intéressé, se mettant à la disposition de l’organisation pour exécuter les ordres et instructions qu’il recevait d’elle, s’était intégré à sa structure hiérarchique et avait mené secrètement, intensément et de manière continue des activités visant à la réalisation des buts de cette organisation.

166. Il est vrai que les juridictions nationales ont aussi motivé la condamnation du requérant par le fait que ses cotisations de sécurité sociale avaient été prises en charge par une société privée prétendument affiliée à l’organisation en question et que l’intéressé avait – sur instruction, selon les juridictions nationales, du leader de l’organisation – déposé de l’argent sur son compte bancaire en janvier 2014. Or la Cour a déjà exprimé des doutes sur le bien-fondé du raisonnement consistant à tirer argument d’agissements de cette nature, c’est-à-dire d’actes apparemment licites au moment où ils ont été accomplis et qui bénéficient de ce fait de la présomption de légalité, pour conclure à l’existence de raisons plausibles de soupçonner qu’une personne a commis une infraction (Taner Kılıç (no 2), précité, § 105) ou pour fonder une condamnation (Yüksel Yalçınkaya, § 343). Dans le cas d’espèce, il est manifeste, pour la Cour, qu’il s’agit là de simples éléments circonstanciels inaptes à fonder la condamnation de l’intéressé pour appartenance à une organisation terroriste.

167. La Cour observe cependant qu’il ressort des décisions des juridictions internes et des observations du Gouvernement que les actes ainsi imputés au requérant ont eu une incidence très limitée sur l’issue de la procédure. En effet, l’invocation de ces éléments avait uniquement pour fonction de corroborer la conclusion selon laquelle l’intéressé, qui avait mené des activités dans la hiérarchie de la structure secrète de l’organisation en question, était membre d’une organisation terroriste armée (voir, dans le même sens, Yüksel Yalçınkaya, précité, § 268 ; comparer avec Kasymakhunov et Saybatalov, précité, § 85).

168. Le requérant soutient également que l’élément moral de l’infraction en question n’a pas été dûment caractérisé dans son cas. La Cour examinera cet argument ci-après.

γ) Sur l’élément intentionnel de l’infraction

169. La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle les États contractants demeurent libres, en principe, de réprimer au pénal un acte accompli hors de l’exercice normal de l’un des droits que protège la Convention et, partant, de définir les éléments constitutifs de pareille infraction (G.I.E.M. S.r.l. et autres c. Italie [GC], nos 1828/06 et 2 autres, § 243, 28 juin 2018). Il découle cependant de l’exigence d’accessibilité et de prévisibilité qu’une peine au sens de l’article 7 ne se conçoit en principe qu’à la condition qu’un élément de responsabilité personnelle dans le chef de l’auteur de l’infraction ait été établi. En effet, l’article 7 exige, pour punir, un lien de nature intellectuelle permettant de déceler un élément de responsabilité dans la conduite de l’auteur matériel de l’infraction (Yüksel Yalçınkaya, précité, § 242 et G.I.E.M. S.r.l. et autres, précité, §§ 242 et 243).

170. Elle rappelle avoir constaté ci-dessus que l’infraction prévue à l’article 314 § 2 du CP était codifiée et définie en droit turc conformément au principe de légalité contenu à l’article 7 de la Convention (paragraphe 161 ci-dessus) et que le requérant a été reconnu coupable de cette infraction à raison notamment d’activités illicites accomplies par lui dans le cadre de la structure secrète de l’organisation incriminée (paragraphes 163-165 ci-dessus). Elle note également qu’en droit turc, l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste armée ne peut être commise qu’avec une intention directe et que la Cour de cassation elle-même a admis que l’on ne pouvait pas considérer que tous les membres de l’organisation aient la connaissance et l’intention directe requises aux fins d’un constat de culpabilité au regard de l’article 314 § 2 du CP (paragraphe 89 ci-dessus).

171. À cet égard, le Gouvernement a expliqué que, compte tenu du fait que le requérant a exercé des activités de haut niveau au sein de la structure secrète de l’organisation en question à Çorum de 2010 à 2014, il était en mesure de prévoir, dans les circonstances de l’époque pertinente, que les actes qui lui ont finalement été imputés relevaient du champ de la participation à une organisation illégale et, à ce titre, étaient illégaux. Tels qu’établis par les juridictions nationales, les faits démontrent, aux yeux du Gouvernement, que le requérant était un membre fiable de l’organisation et qu’il faisait preuve à l’égard de celle-ci d’un engagement sans faille. Pour le Gouvernement, le requérant était, compte tenu de son statut au sein de l’organisation, en mesure de concevoir que les cellules secrètes de l’organisation comprenaient également une structure militaire et que les membres de l’organisation qui faisaient partie de cette structure étaient susceptibles d’utiliser des armes le moment venu.

172. De son côté, le requérant, se référant à l’arrêt d’acquittement rendu en 2000 à l’égard de F. Gülen, soutient que, contrairement à la thèse du parquet selon laquelle des actes tels que la gestion de maisons privées destinées à accueillir les étudiants, la désignation d’un responsable (imam) de ces résidences ou l’organisation d’activités visant à former les étudiants qui se présenteraient à divers examens ont été considérés comme des actes illégaux commis par l’organisation prétendument dirigée par F. Gülen, ce dernier avait été acquitté en 2000 des mêmes chefs d’accusation que ceux qui ont été retenus contre lui. Le requérant se prévaut donc à cet égard de l’autorité de la chose jugée.

173. La Cour estime qu’il n’est pas nécessaire qu’elle s’attarde sur l’argument que tire le requérant du principe de l’autorité de la chose jugée, laquelle est relative car limitée inter partes, un argument présenté,
semble-t-il, pour la première fois devant la Cour. Quoi qu’il en soit, en effet, elle a rejeté un argument identique dans son arrêt Yüksel Yalçınkaya précité (§ 253) en précisant alors que l’acquittement de F. Gülen prononcé antérieurement à l’accusation de constitution d’une organisation terroriste armée n’excluait pas en lui-même la possibilité qu’il soit ultérieurement conclu différemment quant à la nature de la FETÖ/PDY sur la base d’éléments apparus dans l’intervalle.

174. Plus particulièrement, la Cour ne doute pas que la nécessité qu’il y a à établir l’existence des éléments constitutifs de l’infraction considérée dans chaque cas individuel était plus forte dans les circonstances de l’espèce, à savoir s’agissant d’une organisation qui, comme l’ont relevé les autorités judiciaires internes, était présente dans tous les secteurs de la société turque depuis très longtemps (Yüksel Yalçınkaya, précité, § 266). Elle prend note également des arguments du Gouvernement relatifs à la nature sui generis de la FETÖ/PDY en tant qu’organisation reposant sur le secret.

175. Cela étant, la Cour observe que les juridictions nationales ont établi l’élément intentionnel de l’infraction reprochée en se référant à un large éventail de preuves à charge démontrant que le requérant, en tant que cadre au sein de la structure secrète de l’organisation, avait poursuivi ses activités secrètes en faveur de l’organisation incriminée. Sur ce point, l’affaire se distingue donc de l’affaire Yüksel Yalçınkaya en ce que, dans ce dernier cas, c’était la simple utilisation de ByLock qui avait été assimilée à une appartenance consciente et intentionnelle à une organisation terroriste armée (Yüksel Yalçınkaya, précité, § 267), tandis qu’en la présente espèce, le requérant, contrairement à M. Yalçınkaya (arrêt précité, § 257), a été reconnu coupable de l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste armée non pas à raison d’une utilisation avérée de ByLock, mais au motif qu’il appartenait à la structure secrète de l’organisation incriminée.

176. Par ailleurs, selon la jurisprudence de la Cour constitutionnelle, lorsqu’ils sont appelés à déterminer si un individu appartient à la FETÖ/PDY, les juges doivent garder à l’esprit que, pendant de nombreuses années, une part significative de la population s’est représenté cette organisation comme un groupe religieux menant des activités pour le bien de la société, notamment dans le domaine de l’éducation, et lui a apporté son soutien à ce titre sans avoir conscience de sa nature illégale. La Cour constitutionnelle a indiqué que dans ces conditions, lorsqu’un accusé allègue qu’il ignorait la véritable nature de la FETÖ/PDY, il y a lieu d’examiner cette allégation sous l’angle de la disposition de l’article 30 du CP relative à l’erreur, en tenant compte d’éléments tels que la position de l’individu en cause dans l’organisation et la nature des actes qui lui sont imputés (paragraphe 85 ci-dessus). Par ailleurs, selon la Cour de cassation, les membres de l’organisation qui ont connaissance des buts et méthodes de celle-ci doivent être sanctionnés en fonction de la position qu’ils occupent dans l’organisation (paragraphe 89 ci-dessus ; voir aussi Yüksel Yalçınkaya, précité, § 163).

177. Cela étant, il ressort de la jurisprudence des juridictions nationales que ces dernières doivent procéder à une appréciation sous l’angle des dispositions de l’article 30 § 1 du CP turc relatives à l’erreur lorsqu’un membre d’une structure menant des activités de manière légale mais poursuivant un dessein ultime méconnu parce que dissimulé soutient qu’il n’avait pas conscience du fait que la structure en cause était une organisation terroriste. En effet, si l’erreur est d’une importance telle qu’elle exclut l’existence d’une intention, aucune peine n’est infligée à l’accusé (paragraphe 89 ci-dessus). Cependant, lorsqu’il est établi à l’issue d’une procédure respectant le droit à un procès équitable qu’un accusé appartenait à la hiérarchie de l’organisation, qu’il a mené des activités visant à réaliser les buts ultimes de cette organisation et présentant un caractère de continuité, de diversité et d’intensité, et qu’il occupait une position déterminée dans cette structure, il est considéré, tel qu’en l’espèce, que l’accusé avait conscience de l’existence des buts et méthodes de l’organisation en question.

Pour la Cour, cette appréciation des juridictions internes de l’élément intentionnel dans le cas du requérant constituait une interprétation et une application prévisibles, et non extensives, de la disposition pénale en question.

178. Par ailleurs, la Cour observe que, devant les juridictions nationales, le requérant s’est contenté de nier son appartenance à la structure secrète de l’organisation en question et de déclarer qu’il n’avait participé qu’à quelques dîners et conversations organisés par des établissements liés à l’organisation incriminée, si bien qu’il ne pouvait guère être considéré que comme un sympathisant de l’organisation en question (paragraphes17, 34, 50 et 52 ci-dessus). Il ne faut cependant pas perdre de vue que l’appartenance du requérant à la structure secrète de l’organisation en question et la continuité, la diversité et l’intensité des activités qu’il a menées en secret dans ce cadre ont été établies dans le cadre d’une procédure qui n’a pas été jugée contraire aux principes d’équité garantis par la Convention et dans laquelle aucune méconnaissance des droits de la défense n’a été relevée.

179. À cet égard, la Cour relève que, dans tout système juridique, c’est aux tribunaux internes qu’il appartient d’interpréter les règles de droit pénal matériel de manière à déterminer, par rapport au régime de chaque infraction, la date où, à supposer que les éléments constitutifs de celle-ci soient réunis, il y a perpétration d’un fait punissable. Il s’agit là d’un élément d’interprétation judiciaire auquel la Convention ne saurait faire obstacle, pourvu que les résultats auxquels les juridictions internes parviennent soient raisonnablement prévisibles au sens de la jurisprudence de la Cour (Rohlena, précité, § 58). Par ailleurs, il n’appartient pas à la Cour de se prononcer sur la responsabilité pénale individuelle du requérant (Kononov, précité, § 187).

3. Conclusion générale

180. Compte tenu de l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour est convaincue non seulement que l’infraction dont le requérant a été reconnu coupable avait une base « au moment où elle a été commise (...) d’après le droit national » pertinent, mais également que cette infraction était définie avec suffisamment de clarté pour satisfaire à l’exigence de prévisibilité qui permettrait au requérant de régler sa conduite au sens de l’article 7 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 55, CEDH 2000-V). Elle considère en outre que l’interprétation des dispositions de l’article 314 § 2 du CP retenue par les juridictions internes n’est pas extensive et qu’elle a débouché dans le cas d’espèce sur un résultat cohérent avec la substance de l’infraction et qui doit être regardé comme raisonnablement prévisible.

181. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 7 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare, les griefs formulés sur le terrain de l’article 3 de la Convention quant aux conditions de détention dans le centre pénitentiaire de Çorum ainsi que les griefs formulés sur le terrain de l’article 7 recevables, et la requête irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention ;

3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 7 de la Convention ;

Fait en français, puis communiqué par écrit le 27 août 2024, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Hasan Bakırcı Arnfinn Bårdsen
Greffier Président

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Krenc.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE KRENC

1. J’ai voté en faveur du constat de non-violation de l’article 3 de la Convention dans la présente affaire et je voudrais m’en expliquer brièvement.

2. La raison pour laquelle j’ai voté en faveur de la non-violation de l’article 3 tient essentiellement à ce que, comme le relève le présent arrêt (paragraphe 113), la Cour n’a, jusqu’à présent, jamais constaté une violation de cette disposition du seul fait qu’un détenu a dû dormir sur un matelas posé à même le sol, à l’exception des cas où l’intéressé disposait, en sus de conditions inadéquates du lieu de couchage, d’un espace personnel inférieur à 3 m².

Tel est l’état de la jurisprudence et je me suis résolu à la suivre. Pour autant, je ne puis cacher quelques préoccupations.

3. En l’occurrence, les conditions de détention subies par le requérant posent de sérieuses questions à mes yeux.

4. D’entrée, il convient de noter que la capacité de l’établissement pénitentiaire de Çorum était initialement fixée à 477 détenus. Le nombre de détenus a toutefois été porté à 1 592 à la suite d’une décision adoptée le 15 octobre 2018, et il s’avère qu’en réalité le nombre de détenus accueillis dans l’établissement pendant la période de détention du requérant variait entre 1 950 et 2 000 (paragraphe 105 du présent arrêt).

Autrement dit, le nombre de détenus était quatre fois supérieur à la capacité de l’établissement. Il ne s’agit donc pas du double, ni même du triple, mais du quadruple de la capacité prévue, ce qui est particulièrement interpellant.

5. De cette surpopulation caractérisée découle inéluctablement l’inadaptation des infrastructures pénitentiaires.

Il n’est que de songer, sur le plan sanitaire, au fait que chaque unité était pourvue seulement de deux toilettes et de deux douches (paragraphe 59 du présent arrêt), pour 37 à 47 personnes en ce qui concerne l’unité F-5 et pour 27 à 42 personnes s’agissant de l’unité F-10 (paragraphes 59 et 60 du présent arrêt).

Il ressort par ailleurs du dossier soumis à la Cour que des lits ont été ajoutés dans l’espace de vie commun, en raison de la saturation des dortoirs (paragraphe 106 du présent arrêt).

Il est également permis de s’interroger sur le caractère suffisamment spacieux d’une cour de 64,36 m² avec une hausse si grande du nombre de détenus et sur la possibilité pour ceux-ci d’y pratiquer adéquatement des activités extérieures (voir le paragraphe 65 du présent arrêt).

6. Dans ce contexte, les conditions de détention du requérant étaient problématiques compte tenu du peu d’espace personnel dont il disposait.

Nous savons que sur ce point, la ligne de jurisprudence a été fixée en formation de Grande Chambre par l’arrêt Muršić c. Croatie (Muršić c. Croatie [GC], no 7334/13, 20 octobre 2016).

Je dois admettre que j’éprouve à titre personnel un certain malaise tant il n’est guère facile, depuis Strasbourg, de pratiquer ou de contrôler des calculs précis de surface.

Nonobstant cette réserve méthodologique, qui renvoie également à la question probatoire en matière carcérale, le présent arrêt relève que l’espace personnel du requérant pendant les quatorze mois passés dans l’unité F-5 était compris entre 3,6 et 4,6 m² (paragraphe 110). Si la Cour a indiqué dans l’affaire Muršić qu’un espace personnel de 3 m² constituait la norme minimale au regard de l’article 3 de la Convention, elle a cependant considéré qu’un espace personnel compris entre 3 et 4 m² pouvait conduire à un constat de violation de cette disposition si le manque d’espace s’accompagnait d’autres mauvaises conditions matérielles (Muršić, précité, § 139).

7. À cet égard, on ne peut manquer d’observer que ce manque d’espace du requérant n’était pas ponctuel mais a duré de longs mois. Dès lors qu’il est question d’« effet cumulatif » des conditions de détention (paragraphe 114 du présent arrêt), on ne pourrait faire abstraction d’une telle durée ni des conséquences que ces conditions emportent sur le plan mental et sanitaire, mais aussi en termes de manque d’intimité ou encore de bruit (voir paragraphes 4-5 ci-dessus).

8. En outre, le manque d’espace personnel du requérant a été aggravé par le fait qu’il a été contraint de dormir sur un matelas posé à même le sol. Il s’agit d’un point du dossier auquel j’ai été particulièrement sensible. En effet, ceci n’est compatible ni avec les normes du CPT (Vasilescu c. Belgique, no 64682/12, § 101, 25 novembre 2014) ni même avec les propres standards de la Cour qui consacrent le principe « un détenu, un lit » (Ananyev et autres c. Russie, nos 42525/07 et 60800/08, § 148, 10 janvier 2012).

Force est de constater que le requérant a dû subir cette situation « pendant une longue partie de sa détention » (paragraphe 113 du présent arrêt). Nous sommes dès lors loin d’une situation exceptionnelle ou provisoire, ou d’une durée plus limitée dont la Cour a eu à connaître dans d’autres affaires (comparer notamment avec İlerde et autres c. Türkiye, nos 35614/19 et 10 autres, § 194, 5 décembre 2023, et Vasilescu, précité, § 101).

9. Par conséquent, je tenais à faire part séparément et respectueusement de mes préoccupations car le risque serait de banaliser pareilles conditions de détention et, par là même, de relativiser les exigences de l’article 3 de la Convention.

* * *

[1] Le délai prévu par l’article 35 § 1 de la Convention a été réduit à quatre mois à partir du 1er février 2022, conformément au Protocole no 15 à la Convention. Cependant, le délai de six mois reste applicable dans la présente affaire (article 8 § 3 du Protocole no 15).


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