DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE SELÇUK c. TÜRKİYE
(Requête no 23093/20)
ARRÊT
Art 2 (matériel) • Obligations positives • Autorités nationales n’ayant pas manqué à leur devoir de protéger le droit à la vie d’un manifestant lors d’une manifestation ayant fait l’objet d’un attentat suicide terroriste • Obligation pour les autorités, dans un contexte marqué par un risque terroriste, de prendre toutes les mesures nécessaires pour prévenir la matérialisation de ce risque • Autorités ignoraient qu’une menace grave, prévisible et imminente d’attentat terroriste existait concernant cette manifestation • Difficultés particulières inhérentes à la prévention de ce type d’attentat terroriste • Adoption de mesures préventives afin d’assurer l’envoi immédiat de services de secours d’urgence sur les lieux de la manifestation • Requérant ayant pu bénéficier de soins adéquats relativement rapidement • Usage du gaz lacrymogène juste après l’attentat par les policiers pour dissiper la foule et permettre l’accès des forces de l’ordre sur les lieux n’ayant pas empêché l’intervention rapide des secouristes
Art 2 (procédural) • Obligations positives • Droit interne ayant offert au requérant une voie de recours en indemnisation du préjudice moral efficace dans les circonstances de la cause • Responsabilité de l’État du fait de carences des services de renseignement dans l’évaluation du risque d’attentat terroriste engagée sur le fondement d’une responsabilité objective supprimant la nécessité de prouver une faute imputable à l’administration • Réparation allouée adéquate et suffisante
Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.
STRASBOURG
9 juillet 2024
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Selçuk c. Türkiye,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Arnfinn Bårdsen, président,
Pauliine Koskelo,
Saadet Yüksel,
Lorraine Schembri Orland,
Frédéric Krenc,
Diana Sârcu,
Davor Derenčinović, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier de section,
Vu la requête (no 23093/20) dirigée contre la République de Türkiye et dont un ressortissant de cet État, M. Coşkun Selçuk (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 10 juin 2020,
Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement ») les griefs concernant l’article 2 de la Convention et de déclarer irrecevable la requête du rôle pour le surplus,
Vu les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 18 juin 2024,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête porte sur l’attentat terroriste survenu le 10 octobre 2015 à Ankara.
EN FAIT
2. Le requérant, M. Coşkun Selçuk, est un ressortissant turc né en 1964 et résidant à Hatay. Il a été représenté devant la Cour par Me B. Boran Bulut, avocate exerçant à Ankara.
3. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. Hacı Ali Açıkgül, chef du service des droits de l’homme au ministère de la Justice de Türkiye.
4. Les faits de la cause peuvent se résumer comme suit.
5. Dans le courant de l’année 2015, plusieurs organisations non gouvernementales décidèrent d’organiser à Ankara le 10 octobre 2015 une manifestation sur le thème de la paix et de la démocratie.
6. Un rassemblement était prévu à la gare ferroviaire d’Ankara. Le cortège devait marcher jusqu’à la place Sıhhiye en passant par le boulevard Talatpaşa, la place de l’Opéra et le boulevard Atatürk.
7. La manifestation fut autorisée par la préfecture d’Ankara. Elle devait se tenir le 10 octobre 2015 entre 12 heures et 16 heures.
8. Le Gouvernement souligne que les renseignements généraux n’avaient fait état d’aucune menace considérée comme « sérieuse et imminente » concernant cette manifestation.
9. Il précise en outre qu’après l’attentat terroriste survenu à Suruç le 20 juillet 2015, il avait été demandé à l’ensemble des préfectures de redoubler de vigilance en toute occasion et à tout instant.
10. Afin d’éviter tout débordement lors de ladite manifestation, le tribunal de paix d’Ankara autorisa la mise en place de contrôles de sécurité dans la zone relevant du Département de Police de la Préfecture d’Ankara.
11. La police élabora divers plans d’action pour que la manifestation se déroulât en toute sécurité et sans atteinte à l’ordre public. Dans ce cadre, il fut notamment décidé que la circulation ne serait pas interrompue et que cinq cents barrières de police seraient installées pour sécuriser le parcours de la manifestation.
12. Le commandement de la gendarmerie fut sollicité pour assurer la mise à disposition d’un effectif adéquat.
13. En outre, eu égard au fait que lors d’une précédente manifestation à Diyarbakır, un explosif dissimulé par un marchand ambulant avait été utilisé, il fut également demandé à la police municipale d’affecter plusieurs équipes sur place, aux fins notamment d’empêcher de tels marchands d’entrer dans le périmètre de la manifestation.
14. La Direction générale de l’électricité, du gaz et des bus et le département du métro de l’autorité des transports en commun de la ville d’Ankara furent parallèlement chargés de prendre toutes les mesures nécessaires pour que la vie quotidienne ne fût pas affectée par la manifestation.
15. Le 10 octobre, la police commença à barricader et à sécuriser la zone de la manifestation dès 6 heures du matin.
16. Au même moment, la police de la circulation quadrilla les lieux de stationnement.
17. Bien que la manifestation dût normalement débuter à 12 heures, des participants commencèrent à arriver devant la gare d’Ankara dès 7 h 05. Il fut établi qu’à 7 h 50, cinquante bus stationnaient déjà devant la mairie d’Ankara et le nombre de manifestants s’élevait à environ deux mille cinq cents personnes, dont cinq cents individus rassemblés devant la gare d’Ankara.
18. Dès 8 heures, plusieurs compagnies de maintien de l’ordre étaient présentes sur les lieux, deux mille quarante-quatre policiers étant alors positionnés à différents endroits pour surveiller la manifestation et assurer le maintien de l’ordre public.
19. Les brigades de pompiers, d’ambulances et d’officiers de la police municipale étaient quant à elles en place à la gare d’Ankara et sur le parcours de la manifestation, ainsi qu’à ses abords. Les forces spéciales se tenaient également prêtes à intervenir.
20. De plus, selon les informations fournies par le Gouvernement, une cellule de crise avait été mise en place, et toute la zone de la manifestation était placée sous surveillance, différentes autorités la suivant simultanément en direct afin d’être à même de diriger rapidement les pompiers, les ambulances et les forces de l’ordre en cas d’incident.
21. Huit officiers de la brigade anti-terroriste, huit policiers démineurs, quinze officiers de police du renseignement intérieur et deux chiens policiers affectés à la recherche d’explosifs avaient en outre été dépêchés sur les lieux.
22. Les forces de l’ordre procédèrent à la recherche d’explosifs sur l’itinéraire de la manifestation.
1. Explosions et blessure du requérant
23. Vers 10 h 04, deux explosions retentirent au niveau du carrefour de la gare d’Ankara.
24. Des manifestants furent pris de panique et commencèrent à fuir. Les forces de l’ordre arrivèrent immédiatement sur les lieux et demandèrent à la foule de se disperser dans le calme. Quelques policiers firent usage de gaz lacrymogène.
25. Les autorités constatèrent rapidement que l’attentat avait été perpétré par deux kamikazes.
26. Le requérant, qui se trouvait parmi les manifestants, fut blessé. Deux heures environ après l’attentat, il fut admis au service des urgences de l’hôpital de recherche et de formation İbni Sina de l’Université d’Ankara, où il fut soigné. Un rapport médical fut établi à 12 h 25. Il indiquait que le requérant avait été blessé lors d’une explosion, qu’il souffrait de douleurs aux bras et aux jambes et qu’il avait de multiples éraflures sur les membres en question.
27. À 13 heures, le requérant fut examiné par un autre médecin. Celui-ci nota dans son rapport que l’intéressé présentait de multiples éraflures sur les bras et les jambes, et ajouta qu’il n’avait constaté aucun trouble psychopathologique chez le patient.
2. Le contexte de l’attentat
28. Par la suite, les autorités établirent les éléments suivants. Les deux kamikazes qui avaient déclenché les explosions étaient membres de Daech (organisation connue sous le nom d’« État islamique en Irak et au Levant –– le groupe État islamique »).
29. Ils avaient été envoyés depuis la frontière syrienne vers la Türkiye par un suspect dénommé D.B. Des membres de Daesh les avaient hébergés en Türkiye. Le jour de l’évènement, les deux kamikazes avaient pris un taxi pour se rendre sur les lieux. Ils étaient descendus du taxi au niveau du carrefour de la rue Kazım Karabekir à 9 h 57, avaient marché vers la gare principale d’Ankara, et avaient activé leurs ceintures explosives à deux différents points à 10 h 04 min 29 s et 10 h 04 min 32 s, respectivement.
3. L’enquête pénale
30. Le bureau du parquet général d’Ankara chargé de la répression des infractions commises contre l’ordre constitutionnel ouvrit une enquête pénale le jour même de l’attentat.
31. Deux semaines après la double explosion, qui avait fait cent morts et trois cent quatre-vingt onze blessés, le procureur chargé de l’enquête confirma qu’il s’agissait d’un attentat commandité par le groupe État islamique.
32. Il indiqua en particulier qu’« il [avait] été établi que le groupe [à l’origine de l’attaque] [avait] planifié des attentats en Türkiye après avoir reçu des instructions directes de l’organisation terroriste Daech en Syrie ».
33. Il précisa en outre que le groupe jihadiste avait pour intention de « repousser les élections législatives du 1er novembre [2016] en généralisant les attaques ».
34. Le 27 juin 2016, le procureur déposa devant la cour d’assises d’Ankara un acte d’accusation dirigé contre trente-six personnes, les inculpant d’homicide volontaire, de tentative d’homicide et de tentative de renversement de l’ordre constitutionnel.
35. Par la suite, une autre personne, dénommée E.E., fut également inculpée des mêmes chefs d’accusation.
36. Par un arrêt du 3 août 2018, la cour d’assises d’Ankara reconnut dix‑neuf des personnes poursuivies coupables d’avoir participé à l’attentat. Elle les condamna à la réclusion criminelle à perpétuité pour homicide volontaire, tentative d’homicide et tentative de renversement de l’ordre constitutionnel.
37. Elle décida en outre de dissocier le dossier relatif aux accusés İ.B., D.B., E.T., S.Y., H.H.U., B.Y., K.K., A.G., C.K., Ö.D.D., M.Z.A., W.S., M.D., N.Y., K.D et Y.S., à l’égard desquels des mandats d’arrêt avaient été émis, et de l’enregistrer sous un autre numéro. Lesdits accusés, qui font l’objet d’une notice rouge d’Interpol, sont toujours recherchés.
38. Le 12 octobre 2020, la cour d’appel d’Ankara confirma l’arrêt de la cour d’assises du 3 août 2018.
39. Le 29 juin 2022, la Cour de cassation cassa partiellement l’arrêt du 12 octobre 2020 et renvoya l’affaire devant la cour d’appel d’Ankara.
40. Selon les éléments du dossier, la procédure demeure pendante devant les juridictions répressives.
4. L’action en indemnisation
41. Le 9 décembre 2015, par l’intermédiaire de son avocat, le requérant déposa auprès du ministère de l’Intérieur une requête en vue d’obtenir une indemnisation pour le dommage moral qu’il soutenait avoir subi.
42. Le 15 décembre 2015, le ministère transmit la requête à la préfecture d’Ankara.
43. En janvier 2016, la préfecture fit savoir au requérant qu’elle n’avait pas donné une suite favorable à sa requête.
44. L’intéressé saisit alors la Commission d’évaluation et d’indemnisation des dommages résultant d’actes de terrorisme ou de mesures de lutte contre le terrorisme (ci-après, « la Commission ») d’une demande d’indemnisation pour le dommage matériel qu’il estimait avoir subi.
45. Le 21 janvier 2016, la Commission sollicita du requérant des documents complémentaires concernant sa demande en réparation du préjudice matériel allégué.
46. Le 2 septembre 2016, elle rejeta la demande du requérant au motif qu’il n’avait pas soumis l’ensemble des pièces qui lui avaient été demandées. Cette décision ne fit pas l’objet d’un recours contentieux.
47. Entretemps, le 7 avril 2016, le requérant, par l’intermédiaire de son avocat, avait saisi le tribunal administratif d’Ankara d’une demande en annulation de la décision de refus d’indemnisation opposée par la préfecture concernant le dommage moral que lui avait causé, selon lui, le double attentat suicide de la gare d’Ankara.
48. Le tribunal administratif rendit son jugement le 28 avril 2017. Il observa tout d’abord que le requérant avait été légèrement blessé aux bras et aux jambes lors de l’attentat d’Ankara, et qu’il avait été soigné à l’hôpital le jour même. Il releva ensuite que l’intéressé avait vu des morts et des blessés sur les lieux de l’attentat et que certains de ses amis, présents lors du rassemblement, étaient décédés. Il conclut que le demandeur avait profondément souffert en raison des événements survenus et jugea qu’il convenait de lui octroyer 15 000 livres turques (soit environ 3 875 euros (EUR)) pour le dommage moral qu’il avait ainsi subi, précisant que cette somme était assortie d’intérêts moratoires au taux légal à compter du 7 avril 2016.
49. Pour parvenir à cette conclusion, le tribunal administratif se référa à l’article 125 de la Constitution turque, lequel énonce :
« Tout acte ou décision de l’administration est susceptible d’un contrôle juridictionnel (...)
L’administration est tenue de réparer tout dommage résultant de ses actes et des mesures [prises par elle]. »
50. Il rappela que le second alinéa de cette disposition ne requérait pas nécessairement que fût rapportée la preuve d’une faute de l’administration, la responsabilité de celle-ci revêtant un caractère absolu et objectif fondé sur la théorie du « risque social ».
51. Il précisa que selon cette théorie, dès lors que l’administré avait subi un préjudice spécial et anormal lié à des activités terroristes sans avoir contribué par son attitude à la réalisation du dommage, il devait être indemnisé, et qu’il n’était par conséquent pas tenu de démontrer l’existence d’une faute imputable à l’administration dans la prévention des actes de terrorisme.
52. Selon le tribunal administratif, l’administration devait indemniser quiconque était victime d’un préjudice résultant d’actes commis par des terroristes lorsque l’on pouvait considérer qu’indépendamment de toute faute imputable à l’administration, l’État avait manqué à son devoir de maintien de l’ordre et de la sûreté publics ou à son obligation de sauvegarder la vie et la propriété individuelles.
53. Le 30 mai 2018, la cour administrative régionale d’Ankara confirma le jugement du tribunal administratif du 28 avril 2017.
54. L’arrêt de la cour administrative régionale fut notifié à l’avocat du requérant le 17 juillet 2018.
5. Le recours individuel formé devant la Cour constitutionnelle
55. En août 2018, le requérant introduisit un recours individuel devant la Cour constitutionnelle. Il se plaignait notamment d’une atteinte au droit à la vie garanti par l’article 17 de la Constitution.
56. Le 12 novembre 2019, la Cour constitutionnelle déclara les griefs soulevés par l’intéressé relativement au droit à la vie manifestement mal fondés.
57. La décision de la Cour constitutionnelle fut notifiée au requérant le 17 novembre 2019.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
1. La responsabilité de l’administration
58. Selon les articles 11 à 13 de la loi no 2577 sur la procédure administrative, toute victime d’un dommage résultant d’un acte de l’administration peut demander réparation à celle-ci dans un délai d’un an à compter de la date de l’acte allégué. En cas de rejet de tout ou partie de la demande, ou si aucune réponse n’a été fournie dans un délai de soixante jours, la victime peut engager une procédure devant la juridiction administrative.
2. La loi no 5233
59. La loi no 5233, adoptée par la Grande Assemblée nationale le 14 juillet 2004 sous l’intitulé « loi sur l’indemnisation des dommages résultant d’actes de terrorisme ou de mesures de lutte contre le terrorisme » ( la « loi d’indemnisation »), est entrée en vigueur le 27 juillet 2004.
60. Elle a pour objet, en particulier, d’assurer l’indemnisation des préjudices matériels résultant d’actions terroristes.
61. Aux termes de cette loi, le préjudice subi et le montant de l’indemnité à verser sont établis par des commissions d’évaluation et d’indemnisation des dommages.
62. En ce qui concerne la procédure de saisine des commissions d’indemnisation, l’article 6 de la loi no 5233 dispose que quiconque a subi un préjudice à cause du terrorisme ou de mesures prises par les autorités pour lutter contre le terrorisme peut demander réparation auprès de la commission d’indemnisation compétente. Pareille demande doit être déposée dans un délai de soixante jours à compter de la date à laquelle l’intéressé a eu connaissance de l’incident à l’origine du préjudice et, en tout état de cause, dans l’année suivant la date à laquelle l’incident litigieux est survenu. La commission d’indemnisation statue dans un délai de six mois à compter du dépôt de la demande. Si besoin est, le préfet peut prolonger ce délai de trois mois.
3. La responsabilité de plein droit
63. En droit administratif turc, la responsabilité de plein droit de l’administration est fondée, entre autres, sur la notion de risque social. Le régime juridique applicable s’écarte ainsi du principe général de réparation qui s’applique en droit commun de la responsabilité basé sur la reconnaissance de la faute, et procède d’une responsabilité globale et « sociale ».
64. La conséquence principale de ce régime de responsabilité est que, d’une part, la victime n’a pas à rapporter la preuve d’une faute de l’administration pour que celle-ci engage sa responsabilité et, d’autre part, l’administration ne peut pas s’exonérer de sa responsabilité en démontrant qu’elle n’a pas commis de faute.
65. Pour mettre en jeu la responsabilité de l’administration, il suffit à la victime de démontrer l’existence d’un préjudice et un lien de causalité entre le fait générateur et le préjudice en question.
4. L’arrêt de l’assemblée des chambres administratives réunies du Conseil d’État du 26 mars 2014
66. Dans un arrêt de principe rendu le 26 mars 2014 par l’assemblée des chambres administratives réunies, le Conseil d’État, se référant notamment à la décision İçyer c. Turquie ((déc.), no 18888/02, § 81, CEDH 2006-I), a précisé que la loi no 5233 sur l’indemnisation des dommages matériels résultant d’actes de terrorisme ou de mesures de lutte contre le terrorisme ne faisait pas obstacle à l’indemnisation des dommages moraux découlant de pareils actes ou mesures.
5. L’arrêt du Conseil d’État du 15 décembre 2020
67. Dans un arrêt du 15 décembre 2020, le Conseil d’État, saisi d’un recours formé par des plaignants autres que le requérant qui soutenaient que la responsabilité pour faute de l’administration devait être retenue dans l’attentat du 10 octobre 2015, a examiné la question de savoir si l’administration avait commis une faute de service relativement à cet évènement.
68. La haute juridiction administrative a évalué la situation en se basant sur les informations disponibles avant l’attentat et a retenu que les autorités ne disposaient d’aucun renseignement susceptible d’indiquer l’imminence d’une attaque. Elle a en outre considéré que des mesures de sécurité suffisantes avaient été prises par les autorités concernant la manifestation du 10 octobre 2015, et a estimé que l’administration n’avait pas commis de faute de service.
69. Le Conseil d’État a relevé, en particulier, que soixante-cinq minutes après le double attentat suicide, il ne restait plus aucun blessé sur les lieux, les autorités les ayant tous fait évacuer par ambulance vers les hôpitaux les plus proches. Il a ajouté, à cet égard, que le numéro 112 avait été appelé à 10 h 05 et que trente-trois secondes après cet appel, les services des urgences avaient commencé à se coordonner pour prendre en charge en priorité les personnes nécessitant des soins immédiats, et qu’il n’y avait pas eu de défaillance de communication entre les différents services. Quant à l’utilisation de gaz lacrymogène par les forces de l’ordre, la haute juridiction a estimé que pareil usage était nécessaire dans les circonstances de la cause et adapté à la situation.
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION
70. Invoquant les articles 2 et 3 de la Convention, le requérant se plaint de ce que les autorités n’aient pas pris de mesures opérationnelles préventives pour empêcher l’attentat en question, alléguant que celui-ci a été le plus meurtrier de l’histoire de la Türkiye. Il déplore également que la police ait utilisé du gaz lacrymogène juste après l’attentat et affirme que cette mesure a empêché les secouristes d’intervenir rapidement pour apporter les premiers soins aux personnes blessées. Il soutient, enfin, que les juridictions administratives auraient dû condamner l’administration sur le fondement d’une responsabilité pour faute de service, et non pas d’une responsabilité objective.
71. Le Gouvernement combat ces thèses.
72. Eu égard à sa jurisprudence et à la nature des griefs du requérant, la Cour, maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause (voir, par exemple, Molla Sali c. Grèce [GC], no 20452/14, § 85, 19 décembre 2018, et S.M. c. Croatie [GC], no 60561/14, §§ 241-243, 25 juin 2020), considère qu’il convient d’examiner les griefs formulés par le requérant sous le seul angle de l’article 2 de la Convention.
73. En effet, elle observe, tout d’abord, que si la blessure du requérant n’était, certes, pas de nature à mettre sa vie en danger, l’attentat terroriste en question a causé le décès de cent personnes, et qu’il était par conséquent potentiellement meurtrier pour l’intéressé. Dès lors, à l’instar de la Cour constitutionnelle, la Cour considère que l’article 2 de la Convention trouve à s’appliquer en l’espèce (Trévalec c. Belgique, no 30812/07, §§ 55-61, 14 juin 2011, et Yotova c. Bulgarie, no 43606/04, §§ 68-70, 23 octobre 2012).
74. L’article 2 de la Convention est ainsi libellé en sa partie pertinente en l’espèce :
« Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. »
1. Sur la recevabilité
75. Le Gouvernement estime que dès lors que le requérant a perçu une indemnité sur le fondement d’une responsabilité objective à l’issue de la procédure menée devant les juridictions administratives, il ne peut plus se prétendre victime des violations en question.
76. La Cour observe pour les deux volets de l’article 2 de la Convention, matériel comme procédural, que l’octroi de l’indemnité n’a impliqué aucune reconnaissance de faute des autorités et partant de violation de l’article 2. Dès lors, la Cour rejette l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement à cet égard.
77. La Cour constate en outre que les griefs du requérant concernant l’article 2 de la Convention ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Observant par ailleurs qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, elle les déclare recevables.
2. Sur le fond
1. Les arguments du requérant
78. Le requérant soutient que les circonstances de la cause ont emporté violation de l’article 2 de la Convention. Il tient l’État pour responsable de la survenance de l’attentat du 10 octobre 2015, la manière dont celui-ci a été commis démontrant, selon lui, que les autorités n’avaient pas pris de mesures nécessaires et suffisantes.
79. Il affirme qu’alors que l’organisation terroriste Daech avait véritablement commencé à s’organiser en Türkiye à partir de 2014 et qu’elle était connue des services de sécurité, aucune action n’a été menée contre elle pour empêcher ses activités.
80. Il considère que les mesures mises en œuvre à la suite de l’attentat n’étaient pas davantage adéquates et suffisantes, et que l’usage par la police du gaz lacrymogène pour disperser la foule après les deux explosions a, en particulier, retardé l’aide médicale d’urgence apportée aux victimes.
81. Le requérant déplore enfin que l’administration ait été condamnée sur le fondement du principe de la responsabilité sans faute découlant d’un « risque social » en lieu et place, selon lui, du principe de la responsabilité pour faute.
2. Les arguments du Gouvernement
82. Le Gouvernement réfute les allégations du requérant et fait valoir qu’aucun rapport de renseignement concernant un risque d’attentat n’était parvenu aux autorités. Il argue, à cet égard, que cette question a donné lieu à un examen particulièrement approfondi de la part du Conseil d’État dans son arrêt du 15 décembre 2020, et que la haute juridiction a conclu qu’en l’absence de renseignement concret et précis propre à indiquer une menace imminente d’attentat, les mesures adoptées en amont par les autorités pour sécuriser la manifestation étaient adéquates et suffisantes et que l’administration n’avait pas commis de faute de service.
83. Le Gouvernement précise également que les avertissements généraux qui avaient été émis après l’attentat de Suruç du 20 juillet 2015 ne pouvaient être considérés comme des informations de renseignement suffisamment claires et précises permettant aux autorités d’établir l’existence d’une menace imminente d’attentat terroriste lors de la manifestation du 10 octobre 2015.
84. Il ajoute que pour juger que l’administration n’avait pas commis de faute dans l’exercice de sa mission, le Conseil d’État a analysé non seulement les mesures de prévention, de sécurité et de protection qui avaient été prises avant l’attentat, mais aussi la gestion de la crise et l’aide médicale d’urgence apportée aux victimes après l’attentat.
85. De l’avis du Gouvernement, il est pratiquement impossible pour les forces de l’ordre de prévenir un attentat suicide car son auteur est déterminé à mourir et à tuer un nombre maximal de personnes. Il souligne, à cet égard, que l’obligation positive de l’État ne saurait être interprétée de manière à lui imposer un fardeau insupportable ou excessif.
3. L’appréciation de la Cour
86. La Cour observe que la présente requête concerne essentiellement le respect de l’obligation positive de l’État de protéger le droit à la vie du requérant, tant sous son volet matériel que sous son volet procédural.
a) Sur le volet matériel de l’article 2 de la Convention
87. La Cour réaffirme que l’article 2 de la Convention se place parmi les articles primordiaux de la Convention et que, combiné avec l’article 3, il consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe (Çakıcı c. Turquie [GC], no 23657/94, § 86, CEDH 1999-IV).
88. La première phrase de l’article 2 § 1 astreint l’État non seulement à s’abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et irrégulière, mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (L.C.B. c. Royaume-Uni, 9 juin 1998, § 36, Recueil des arrêts et décisions 1998-III, Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, § 115, Recueil 1998-VIII, et, plus récemment, Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie [GC], no 41720/13, § 134, 25 juin 2019).
89. Cette obligation positive implique pour l’État un devoir primordial d’assurer le droit à la vie en mettant en place un cadre législatif et administratif dissuadant de mettre en péril ledit droit. Elle vaut dans le contexte de toute activité, publique ou non, susceptible de mettre en jeu le droit à la vie (Nicolae Virgiliu Tănase, précité, § 135, et les références qui y sont citées).
90. L’article 2 de la Convention requiert, en outre, de prendre des mesures opérationnelles préventives pour protéger la vie des personnes contre des menaces mortelles émanant d’autrui.
91. Ainsi, dès lors qu’elles ont connaissance, ou auraient dû avoir connaissance, de l’existence d’un risque réel et immédiat pour la vie d’un individu du fait des agissements d’autrui, les autorités ont l’obligation de prendre les mesures utiles destinées à protéger cet individu (voir Osman, précité, § 115).
92. Toutefois, l’article 2 de la Convention impose également aux autorités de prendre des mesures de protection générales des membres de la population, même non identifiables à l’avance, contre un risque réel et imminent d’agissements terroristes dont elles ont eu ou auraient dû avoir connaissance (voir Tagayeva et autres c. Russie, nos 26562/07 et 6 autres, § 482-493, 13 avril 2017, concernant un groupe terroriste, où la Cour a considéré que les autorités nationales avaient manqué à prendre les mesures qui, raisonnablement, auraient été propres à prévenir ou réduire le risque terroriste connu).
93. La Cour souligne l’importance de cette obligation s’agissant de l’organisation des évènements de masse, qui sont annoncés à l’avance et autorisés. Un devoir accru de vigilance s’impose en effet en cas de manifestations de grande ampleur, en particulier si les autorités ont déjà été confrontées récemment à des attentats meurtriers et que la menace demeure réelle.
94. L’étendue de cette obligation positive de prendre des mesures préventives propres à protéger le droit à la vie dépend de l’origine de la menace en jeu et de la possibilité de son atténuation (voir, dans des contextes certes différents, Boudaïeva et autres c. Russie, nos 15339/02 et 4 autres, § 137 in fine, CEDH 2008 (extraits), Cavit Tınarlıoğlu c. Turquie, no 3648/04, § 90 in fine, 2 février 2016, et Asma c. Turquie, no 47933/09, § 93, 20 novembre 2018). L’obligation incombant aux autorités au titre de l’article 2 de la Convention leur impose de faire ce qui peut raisonnablement être attendu d’elles pour identifier le risque et y parer par des mesures adéquates, ce qui dépend de l’ensemble des circonstances de chaque espèce (Osman, précité § 116 in fine, Demiray c. Turquie, no 27308/95, § 45, CEDH 2000-XII, et Pankov c. Bulgarie, no 12773/03, § 62, 7 octobre 2010).
95. À cet égard, la Cour rappelle qu’elle est particulièrement consciente des difficultés que les États rencontrent pour protéger leurs populations de la violence terroriste et des dangers d’une analyse rétrospective. En tant qu’organe chargé de contrôler le respect par l’État de ses obligations en matière de droits de l’homme découlant de la Convention, la Cour doit opérer une distinction entre les choix politiques faits dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, lesquels par leur nature même échappent à un tel contrôle, et les autres volets plus concrets de l’action des autorités, lesquels ont une incidence directe sur les droits protégés. Il faut appliquer le critère d’absolue nécessité énoncé à l’article 2 selon différents degrés de contrôle, en fonction de la question de savoir si et dans quelle mesure les autorités étaient en contrôle de la situation et d’autres contraintes pertinentes inhérentes à la prise de décision concrète dans ce domaine sensible (Tagayeva et autres, précité, § 481).
96. Concrètement, pour que la responsabilité d’un État partie entre en jeu au regard de l’article 2 de la Convention, il doit dès lors être établi que les autorités connaissaient ou auraient dû connaître l’existence d’une menace réelle et immédiate pour la vie d’un ou de plusieurs individus et qu’elles n’ont pas pris, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures qui, d’un point de vue raisonnable, auraient sans doute pallié ce risque (Osman, précité, § 116, Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, § 55, CEDH 2002-II, Medova c. Russie, no 25385/04, § 96, 15 janvier 2009, et Tsechoyev c. Russie, no 39358/05, § 136, 15 mars 2011).
97. Dans l’examen de la présente affaire, la Cour doit donc, dans un premier temps, rechercher si les autorités savaient ou auraient dû savoir qu’il existait un risque réel et immédiat d’attentat terroriste et, dans l’affirmative, si elles ont fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour prévenir ce risque.
98. Deux questions peuvent être distinguées en l’espèce : le contexte général et le contexte propre à la manifestation du 10 octobre 2015.
99. Concernant, tout d’abord, le contexte général, la Cour observe qu’il paraît indubitablement marqué par une menace terroriste qui était réelle.
100. S’agissant, ensuite, du contexte propre à la manifestation du 10 octobre 2015, elle estime que celui-ci ne peut être détaché du contexte général. À cet égard, la Cour note que cette manifestation s’inscrivait dans un contexte de tensions, notamment politiques. Il faisait suite par ailleurs aux attentats de Suruç et de Diyarbakır perpétrés la même année.
101. Aussi, la Cour considère en réponse au Gouvernement (paragraphe 85 ci-dessus) qu’il y avait en l’espèce une obligation pour les autorités nationales, dans un contexte marqué par un risque terroriste, de prendre toutes les mesures nécessaires pour prévenir la matérialisation de ce risque. La survenance d’attentats antérieurs sur le territoire national et l’existence de menaces – qui ne portent pas sur un évènement en particulier – confortent cette obligation.
102. Pour autant, cette obligation ne peut être de la garantie absolue. En outre, la Cour doit faire preuve de prudence lorsqu’elle examine, avec le bénéfice du recul, les choix opérés des autorités pour prévenir le risque d’un attentat suicide terroriste.
103. Au demeurant, elle n’a pas à indiquer aux autorités nationales la méthode à utiliser pour identifier les risques et déterminer les mesures à prendre en vue de les prévenir. En effet, lorsqu’ils élaborent des mesures de prévention et de protection, les services compétents, telle la police, doivent disposer d’une certaine latitude dans les décisions qu’ils prennent concernant les opérations, dans la mesure notamment où ils ont accès à des informations et des renseignements non diffusés au public (P.F. et E.F. c. Royaume-Uni (déc.), no 28326/09, § 41, 23 novembre 2010). Tel est particulièrement le cas dans la lutte contre le terrorisme, où les autorités sont souvent confrontées à des réseaux organisés qui opèrent secrètement.
104. En l’espèce, la Cour note que selon le Gouvernement, les autorités ne détenaient pas de renseignements suffisants pour conclure à l’existence d’un risque réel et immédiat pour la vie des participants à la manifestation du 10 octobre 2015 à Ankara. Le Gouvernement souligne que certes les autorités n’ignoraient rien des attentats sanglants que les terroristes avaient commis contre la population civile auparavant, notamment le 20 juillet 2015 à Suruç, ceux-ci les ayant d’ailleurs conduites à redoubler de vigilance, mais de tels renseignements n’étaient pas à eux seuls suffisants pour induire un risque réel et immédiat pour la vie des participants à la manifestation du 10 octobre 2015.
105. Comme elle l’a souligné plus haut (paragraphes 99 et 100 ci-dessus), la Cour estime qu’il existait un contexte général de menace terroriste que les autorités ne pouvaient ignorer et dont elles devaient prendre la mesure. Toutefois, la Cour n’a pas identifié d’élément tangible susceptible de remettre en cause l’appréciation des autorités internes concernant l’absence d’une menace précise, concrète et imminente pour la vie des participants à la manifestation du 10 octobre 2015.
106. Dans ce contexte, la Cour constate que la police a pris un certain nombre de mesures pour la manifestation du 10 octobre 2015 afin de garantir la sécurité des personnes et des biens (paragraphes 9 à 22 ci-dessus). Elle a notamment barricadé et sécurisé la zone de la manifestation. Les autorités ont pris des précautions qui peuvent être considérées comme raisonnables au moment des faits. Aussi, la Cour n’est pas en mesure de considérer que les autorités ont, en l’espèce, sous-estimé le risque d’attentat terroriste du 10 octobre 2015 à Ankara et que des renseignements plus précis, une meilleure planification et le recours à d’autres mesures de prévention auraient permis d’éviter que les évènements prennent la tournure qui a conduit au décès de plusieurs personnes et à la blessure du requérant.
107. En somme, à la lueur de ce qui précède, compte tenu du fait que les autorités nationales ignoraient qu’une menace grave, prévisible et imminente d’attentat terroriste existait concernant la manifestation de 10 octobre 2015, et eu égard aux difficultés particulières inhérentes à la prévention de ce type d’attentat terroriste, la Cour ne peut estimer que les autorités turques ont méconnu leurs obligations matérielles découlant de l’article 2 de la Convention.
108. La Cour constate par ailleurs que les autorités avaient adopté des mesures préventives afin d’assurer le cas échéant l’envoi immédiat de services de secours d’urgence sur les lieux de la manifestation, et elle note que le requérant, qui était légèrement blessé, a pu ainsi bénéficier de soins adéquats relativement rapidement après le double attentat suicide, et ce malgré les scènes de chaos qui régnaient alors devant la gare d’Ankara.
109. De plus, elle observe qu’il n’a pas été établi que l’usage du gaz lacrymogène juste après l’attentat par les policiers pour dissiper la foule et permettre l’accès des forces de l’ordre sur les lieux ait empêché d’une quelconque manière l’intervention rapide des secouristes en vue d’apporter les premiers soins aux personnes blessées.
110. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet matériel.
b) Sur le volet procédural de l’article 2 de la Convention
111. Ainsi que la Cour l’a énoncé à maintes reprises, l’obligation qui pèse sur l’État de protéger le droit à la vie au regard de l’article 2 de la Convention implique non seulement des obligations positives matérielles (voir Nicolae Virgiliu Tănase, précité, §§ 134-136) mais aussi l’obligation positive procédurale de veiller à ce que soit en place, pour les cas de décès, un système judiciaire effectif et indépendant. Ce système peut varier selon les circonstances (ibidem, § 158) mais il doit permettre à bref délai d’établir les faits, de contraindre les responsables à rendre des comptes et de fournir aux victimes une réparation adéquate (comparer avec Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 49, CEDH 2002-I, Vo c. France [GC], no 53924/00, § 89, CEDH 2004-VIII, Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, §§ 155 et 192, 9 avril 2009, et Lopes de Sousa Fernandes c. Portugal [GC], no 56080/13, § 214, 19 décembre 2017).
112. En l’espèce, la Cour relève que les autorités ont mené un certain nombre d’investigations et d’enquêtes afin de reconstituer les faits, d’en rechercher les responsables pour les traduire en justice et d’assurer l’accès des victimes à la justice. Le 3 août 2018, la cour d’assises d’Ankara a ainsi reconnu dix-neuf personnes coupables d’avoir participé à l’attentat du 10 octobre 2015, et elle les a condamnées à la réclusion criminelle à perpétuité pour homicide volontaire, tentative d’homicide et tentative de renversement de l’ordre constitutionnel. Certes, selon les éléments du dossier, la procédure menée contre certains des accusés est toujours pendante et elle a connu un retard considérable. Toutefois, la Cour constate que celui-ci n’a pas été de nature à nuire à l’établissement des faits et des responsabilités. Par ailleurs, rien n’indique à ce stade que les juridictions pénales entendent laisser impunies les atteintes injustifiées au droit à la vie commises dans la présente affaire.
113. À cet égard, la Cour entend rappeler sa jurisprudence relative à la protection procédurale du droit à la vie, et notamment l’obligation de diligence qui incombe aux autorités nationales dans la conduite des enquêtes et des procédures judiciaires (voir, pour les principes généraux, Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie [GC], no 24014/05, §§ 169 à 182, 14 avril 2015, Armani Da Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/08, § 237, 30 mars 2016, et Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 305, CEDH 2011 (extraits)).
114. Outre la voie pénale, la Cour note que le système juridique turc offrait au requérant des recours en indemnisation fondés, d’une part, sur la loi no 5233 et, d’autre part, sur l’article 125 de la Constitution et les articles 11 à 13 de la loi no 2577 sur la procédure administrative.
115. Elle observe que la demande en réparation de préjudice matériel formée par le requérant a été rejetée par la Commission d’indemnisation au motif que l’intéressé n’avait pas soumis tous les documents qui lui avaient été demandés.
116. Quant à la demande d’indemnisation de préjudice moral introduite par l’intéressé, la Cour relève que les juridictions administratives ont considéré que la responsabilité de l’État du fait de carences des services de renseignement dans l’évaluation du risque d’attentat terroriste pouvait être engagée sur le fondement d’une responsabilité objective.
117. Ce système de responsabilité poursuit un but indemnitaire et a pour objectif de faciliter l’indemnisation de la victime en supprimant la nécessité de prouver une faute imputable à l’administration. Ce système apparaît dès lors favorable à la victime dont la charge de la preuve est allégée.
118. Aux yeux de la Cour, dans les circonstances de la cause, qui concernent un attentat terroriste commis par deux kamikazes, l’approche ainsi adoptée par les juridictions administratives peut être considérée comme répondant au critère du « système judiciaire efficace ».
119. Quant à la question de savoir si le redressement offert au requérant était approprié et suffisant, la Cour rappelle que l’appréciation portée sur ce point dépend de l’ensemble des circonstances de la cause, eu égard en particulier à la nature de la violation de la Convention qui se trouve en jeu (Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 116, CEDH 2010).
120. Elle observe que le tribunal administratif a octroyé, en l’espèce, au requérant une indemnité d’un montant équivalent à 3 875 EUR pour le dommage moral qu’il avait subi. Elle estime que la réparation allouée peut passer pour adéquate et suffisante dans les circonstances de la cause, eu égard à la situation du requérant.
121. En conclusion, et eu égard à tout ce qui précède, la Cour considère que le droit interne a offert au requérant des voies de recours propres à satisfaire à l’obligation qui incombait à l’État défendeur au titre de l’article 2 de la Convention de mettre en place un système judiciaire efficace capable d’apporter une réponse juridictionnelle appropriée dans les circonstances de la cause (voir Göktepe et autres c. Turquie (déc.), no 64731/01, 26 avril 2005).
122. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 9 juillet 2024, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Hasan Bakırcı Arnfinn Bårdsen
Greffier Président