DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE CONSEIL NATIONAL DE LA JEUNESSE DE MOLDOVA c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA
(Requête no 15379/13)
ARRÊT
Art 10 • Liberté d’expression • Refus des autorités locales d’autoriser l’affichage d’une illustration anti-discrimination sur des panneaux publicitaires pour y avoir représenté de façon indigne et humiliante les personnes en situation de handicap et les Roms • Affiche portant sur un thème revêtant un intérêt éminemment public • Caricatures illustrant l’affiche étant un moyen d’attirer l’attention sur les stéréotypes existants dans la société et sur les discriminations subies par les catégories vulnérables, tout en invitant le public concerné à faire valoir ses droits • Affiche ne véhiculant pas un discours de haine ou d’intolérance • Rôle de l’association requérante pouvant être assimilé à celui de la presse • Marge d’appréciation restreinte • Affiche non susceptible d’entraîner de graves conséquences à l’égard des deux groupes de populations vulnérables • Absence de contrôle effectif des juridictions internes conforme aux exigences de l’art 10 • Absence de motifs pertinents et suffisants
Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.
STRASBOURG
25 June 2024
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Conseil national de la jeunesse de Moldova c. République de Moldova,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Arnfinn Bårdsen, président,
Jovan Ilievski,
Pauliine Koskelo,
Saadet Yüksel,
Diana Sârcu,
Davor Derenčinović,
Gediminas Sagatys, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier de section,
Vu :
la requête (no 15379/13) dirigée contre la République de Moldova et dont une association de droit moldave, le Conseil national de la jeunesse de Moldova (« l’association requérante »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 4 février 2013,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement moldave (« le Gouvernement ») le grief soulevé sous l’angle de l’article 10 de la Convention,
les observations communiquées par le gouvernement défendeur et celles communiquées en réplique par le requérant,
les commentaires reçus du Centre européen des droits des Roms (European Roma Rights Center), que le président de la section avait autorisé à se porter tiers intervenant,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 juin 2024,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête concerne le refus des autorités locales d’autoriser l’affichage par l’association requérante d’une illustration anti-discrimination sur des panneaux publicitaires au motif que certains groupes sociaux y étaient représentés de façon indigne et humiliante. Elle soulève des questions sur le terrain de l’article 10 de la Convention.
EN FAIT
2. L’association requérante est une organisation non gouvernementale dont le siège est à Chișinău. Elle a été représentée par Me D. Străisteanu, avocate.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. D. Obadă.
4. En février 2011, le parlement moldave entama des travaux sur une loi anti-discrimination, qui suscita des débats dans la société ainsi que quelques manifestations organisées par certaines franges de la population. Les polémiques étaient principalement axées sur l’emploi de l’expression « orientation sexuelle » dans le projet de loi et sur la question de l’homosexualité en République de Moldova. En mars 2011, le projet de loi fut retiré du processus législatif.
5. Dans ce contexte, l’association requérante pris part à la Coalition Non‑Discrimination (« la CND »), une entité sans statut juridique propre qui réunissait plusieurs organisations non gouvernementales (ONG) luttant contre les discriminations. Au sein de la CND, l’association requérante avait la charge d’un projet dont un des objectifs était la mise en place d’un numéro d’assistance gratuit en matière de discrimination.
6. Le 6 décembre 2011, la CND demanda à la mairie de Chișinău d’autoriser l’affichage sur les panneaux publicitaires situés dans la ville d’une annonce élaborée par l’association requérante en vue de l’information du public quant à l’existence du numéro en question. L’affiche comportait des caricatures représentant des personnes, à savoir deux hommes se tenant par la main, un homme noir, une femme âgée, une femme enceinte, une personne en fauteuil roulant et un couple censé évoquer des Roms. Ces individus formaient une file d’attente devant une porte entrouverte à travers laquelle une main tendait un panneau de signalisation routière « stop ». La personne en fauteuil roulant avait une expression de tristesse sur le visage, un corps difforme et une main qui pouvait apparaître comme étant tendue. L’homme Rom était dessiné torse nu avec un gilet sans manches et une longue moustache, et portant un chapeau à bord large. Quant à la femme Rom, elle avait une forte corpulence et un nez exagérément allongé et était vêtue d’une blouse avec un large décolleté et d’une jupe longue touchant le sol. L’image était accompagnée du texte suivant : « Tu es discriminé ? Appelle gratuitement et confidentiellement la ligne anti-discrimination 0‑8003‑8003 ».
7. Le 22 décembre 2011, le maire adjoint de Chișinău ordonna la création d’un groupe de travail en vue du monitorage des représentations sociales dans les affiches publicitaires exposées dans la ville. Le même jour, le groupe de travail en question décida de demander leur avis aux groupes sociaux concernés par l’affiche de l’association requérante.
8. Par une lettre du 22 décembre 2011 adressée à la ville de Chișinău, l’association des Roms de la ville en question (la « SINTI ») exprima sa désapprobation quant à la façon dont les Roms étaient représentés sur ladite affiche. Elle estimait que la caricature renvoyait une image déplaisante des Roms et qu’elle n’était pas représentative de leur place dans la société.
9. Par une lettre du 26 décembre 2011, la présidente de l’Alliance des organisations de personnes en situation de handicap de Moldova informa le maire de Chișinău de son opposition à l’affiche. Elle avançait, entre autres, que le personnage en fauteuil roulant était assimilable à un mendiant et non pas montré comme une personne ordinaire, que la caricature renvoyait une image affligeante d’une personne en situation de handicap et qu’au demeurant elle n’était pas représentative de l’ensemble des catégories de personnes concernées.
10. Le 5 janvier 2012, le maire adjoint de Chișinău informa la CND que le groupe de travail, prenant en compte les avis susmentionnés, avait décidé que l’affiche de l’association requérante ne pouvait être apposée sur les panneaux publicitaires de la ville au motif qu’elle était de nature à diviser la société en catégories et groupes sociaux et contrevenait à la loi. Le maire adjoint recommandait de respecter les principes de base de l’activité publicitaire, énoncés à l’article 7 de la loi no 1227-XIII du 27 juin 1997 sur la publicité (la « loi sur la publicité » – paragraphe 18 ci-dessous), à savoir le principe de loyauté, d’honnêteté, d’authenticité et de décence de la publicité, ainsi que le principe de l’utilisation de moyens ne causant pas de préjudices spirituels, moraux ou psychiques aux consommateurs exposés à la publicité.
11. Le 19 janvier 2012, la CND demanda à l’Agence nationale pour la protection de la concurrence (l’« ANPC ») d’effectuer une expertise de l’affiche en cause. Par une lettre du 22 février 2012, ladite autorité l’informa que la majorité des experts de la commission pour la publicité auprès de l’ANPC avait estimé que le matériel publicitaire examiné n’était pas contraire aux dispositions de la législation sur la publicité. Elle invitait toutefois la CND à prendre en compte l’avis des deux associations consultées par la ville de Chișinău afin notamment d’éviter que l’image publicitaire en question ne causât des préjudices spirituels, moraux et psychiques aux personnes qui la voyaient.
12. Dans l’intervalle, l’association requérante avait intenté, le 4 février 2012, une action contre la ville de Chișinău afin d’obtenir une injonction de délivrance de l’autorisation d’affichage. Elle se plaignait d’une atteinte à sa liberté d’expression et à son droit de communiquer des informations, invoquant la loi no 64 du 23 avril 2010 sur la liberté d’expression (la « loi sur la liberté d’expression » – paragraphe 19 ci-dessous) et rappelant que la protection découlant des dispositions relatives à la liberté d’expression s’appliquait à l’affiche litigieuse même si celle-ci était offensante ou dérangeante. À cet égard, elle soutenait avoir choisi la caricature pour refléter les critères interdits de discrimination, lesquels ne pouvaient, selon elle, être illustrés autrement qu’en représentant les personnes concernées. L’association requérante arguait en outre que l’image retenue témoignait d’une vision qui lui était propre, qui relevait de sa liberté d’expression et qui avait un caractère neutre. Elle faisait également valoir le fait que ladite image était accompagnée d’un texte invitant le public à appeler un numéro d’assistance gratuit en cas de discrimination. Reprochant à la ville de Chișinău de ne pas avoir précisé le but légitime qui était poursuivi, l’association requérante avançait par ailleurs que l’ANPC était, en vertu de l’article 28 de la loi sur la publicité, la seule autorité compétente pour se prononcer sur la légalité d’une image publicitaire. À ce sujet, elle déplorait que la défenderesse n’eût pas demandé l’avis de cette autorité, estimant qu’elle s’était ainsi arrogé une marge de discrétion trop large. Elle alléguait enfin que la ville était en réalité gênée par la présence d’un couple homosexuel sur l’affiche litigieuse, et ajoutait que la mairie s’était bornée à prendre en compte l’avis de deux ONG, sans consulter d’autres ONG pouvant être concernées.
13. Dans son mémoire en défense du 7 mai 2012, la ville de Chișinău soutenait quant à elle que le refus de délivrer l’autorisation à l’association requérante était légal et fondé en droit, arguant que l’affiche en cause était contraire aux articles 7, 8 § 3 et 9 § 1 c) de la loi sur la publicité (paragraphe 18 ci-dessous).
14. Par un arrêt du 14 mai 2012, la cour d’appel de Chișinău rejeta l’action de l’association requérante comme mal fondée. Elle constata la désapprobation exprimée par les deux associations concernant la diffusion de l’affiche litigieuse (paragraphes 8 et 9 ci-dessus). Se fondant sur les dispositions de l’article 8 § 3 de la loi sur la publicité, selon lequel la publicité ne devait pas induire en erreur les consommateurs ni porter préjudice à leurs intérêts (paragraphe 18 ci-dessous), elle estima que ces deux associations, en tant que consommatrices visées par la publicité en question, étaient lésées par l’illustration proposée pour affichage. Rappelant en outre l’énoncé de l’article 9 § 1 c) de la loi sur la publicité (ibidem), la cour d’appel considéra que l’image en question était également contraire au principe d’honnêteté.
15. Le 28 mai 2012, l’association requérante forma un pourvoi en cassation. Réitérant les arguments formulés par elle dans l’acte introductif d’instance, elle soutenait que le refus de la ville de Chișinău de délivrer l’autorisation demandée était illégal et disproportionné. Elle faisait valoir que l’ANPC avait conclu à la légalité de l’image litigieuse, et faisait en outre un parallèle avec des publicités, qu’elle qualifiait de sexistes (femmes sommairement vêtues et/ou adoptant des poses lascives), qui avaient été affichées sur les panneaux publicitaires de la ville avec l’accord des autorités municipales, alors même que ce genre de publicité était, selon elle, offensant et dérangeant pour un grand nombre de personnes.
16. Par une décision définitive du 12 septembre 2012, la Cour suprême de justice rejeta le pourvoi. Elle fit siennes les conclusions de l’instance inférieure, ajoutant que les dispositions de la loi sur la publicité ne prévoyaient pas de manière expresse un droit pour quiconque à faire afficher une publicité et n’obligeaient pas davantage les autorités compétentes à autoriser l’affichage d’une publicité donnée sur les espaces dédiés. Elle estima en outre que la loi sur la liberté d’expression n’était pas pertinente pour le cas d’espèce dans la mesure où elle ne garantissait pas un droit absolu à obtenir la diffusion d’une publicité sur des panneaux urbains.
17. Entretemps, le 29 mai 2012, le parlement moldave avait adopté la loi sur l’égalité.
LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT
18. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi no 1227-XIII du 27 juin 1997 sur la publicité, telles qu’applicables à l’époque des faits, se lisaient comme suit :
Article 7. Les principes de base de l’activité publicitaire
« Les principes de base de l’activité publicitaire sont :
a) la loyauté, l’honnêteté, l’authenticité et la décence de la publicité ;
b) l’utilisation des formes, méthodes et moyens qui ne causent pas des préjudices spirituels, moraux ou psychiques aux consommateurs [visés par] la publicité ;
c) la concurrence loyale ;
d) la responsabilité envers les consommateurs, la société et l’État. »
Article 8. Exigences générales
« 1. La publicité doit être loyale et honnête.
(...)
3. La publicité ne doit pas induire en erreur les consommateurs ni porter préjudice à leurs intérêts. »
Article 9. La publicité trompeuse
« 1. Est considérée trompeuse la publicité qui :
(...)
c) contient des images de certaines personnes, des références à celles-ci ou des descriptions de leurs particularités, sans leur consentement préalable, par des procédés qui laissent penser que les personnes en question ont confirmé le contenu de l’information publicitaire.
2. La publicité trompeuse est interdite. »
Article 21. La publicité sociale
« 1. La publicité sociale représente les intérêts de la société et de l’État en ce qui concerne la promotion d’un mode de vie sain, la protection de la santé, la protection de l’environnement, l’intégrité des ressources énergétiques et la protection sociale de la population. Elle n’a pas de but lucratif et poursuit des objectifs philanthropiques et d’importance sociétale. »
Article 16. La publicité extérieure
« 1. La publicité extérieure s’effectue par des systèmes de communication visuelle qui comprennent des affiches, des panneaux, des stands (...).
2. L’installation de la publicité extérieure est réalisée avec l’autorisation de l’autorité compétente au sein de l’administration publique locale (...).
3. Le refus d’installer la publicité extérieure est motivé par écrit. »
Article 28. Les attributions de l’organe d’État en charge de la règlementation antitrust
« 1. L’organe d’État antitrust et concurrence (...) exerce (...) le contrôle étatique du respect de la législation relative à la publicité. Cet organe :
a) effectue une expertise de la publicité quant à la conformité de celle-ci aux dispositions de la législation relative à la publicité ;
(...)»
19. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi no 64 du 23 octobre 2010 sur la liberté d’expression sont ainsi libellées :
Article 1. Le but et le champ d’application de la loi
« 1. La présente loi a pour but de garantir l’exercice du droit à la liberté d’expression ainsi que l’équilibre entre la sauvegarde du droit à la liberté d’expression et la défense de l’honneur, de la dignité, de la réputation professionnelle et de la vie privée et familiale de l’individu. »
Article 2. Notions générales
« Les termes et expressions utilisés dans la présente loi se définissent comme suit :
(...)
communication de l’information – processus de transmission de l’information vers d’autres personnes (vers au moins une personne, à l’exception de la personne lésée) ;
information – toute expression de fait, opinion ou idée sous forme de texte, de message sonore et/ou d’image ; »
Article 3. La liberté d’expression
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de communiquer des faits et des idées.
2. La liberté d’expression protège tant le contenu que la forme de l’information exprimée, y compris l’information qui offense, choque ou dérange.
3. L’exercice de la liberté d’expression peut être soumis à certaines restrictions, prévues par la loi, qui sont nécessaires dans une société démocratique pour la sécurité nationale, l’intégrité territoriale ou la sûreté publique, pour la défense de l’ordre et la prévention des infractions, pour la protection de la santé et de la morale, de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire.
4. La limitation de la liberté d’expression est admise seulement pour la protection d’un intérêt légitime prévu au paragraphe 3 et à condition qu’elle soit proportionnée à la situation qui l’a déterminée, respectant le juste équilibre entre l’intérêt protégé et la liberté d’expression, ainsi que la liberté du public d’être informé. »
LE CADRE JURIDIQUE INTERNATIONAL PERTINENT
20. Les passages pertinents en l’espèce de la Recommandation de politique générale no 13 sur la lutte contre l’antitsiganisme et les discriminations envers les Roms, adoptée par la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (l’« ECRI ») le 24 juin 2011 et amendée le 1er décembre 2020, se lisent comme suit :
« La Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI) :
(...)
Soulignant que dans ses rapports pays-par-pays l’ECRI recommande régulièrement depuis de très nombreuses années aux États membres de prendre des mesures pour lutter contre les préjugés, la discrimination, les violences et l’exclusion sociale dont sont victimes les Roms et pour donner à l’identité rom une vraie chance de continuer à exister ;
Soulignant que la Cour européenne des droits de l’Homme a développé depuis plusieurs années une jurisprudence relative à la discrimination dont souffrent les Roms dans divers domaines et qu’elle les a considérés comme une minorité particulièrement défavorisée et vulnérable, nécessitant de ce fait une attention spéciale ;
Rappelant que l’antitsiganisme est une forme spécifique de racisme, une idéologie fondée sur la supériorité raciale, une forme de déshumanisation et de racisme institutionnel nourrie par une discrimination historique, qui se manifeste, entre autres, par la violence, le discours de haine, l’exploitation, la stigmatisation et la discrimination dans sa forme la plus flagrante ;
Soulignant que l’antitsiganisme est une forme de racisme particulièrement persistante, violente, récurrente et banalisée, et convaincue de la nécessité de combattre ce phénomène à tous les niveaux et par tous les moyens ;
(...)
Constatant que, malgré tout, la situation des Roms dans la plupart des États membres demeure préoccupante et que les manifestations d’antitsiganisme ne cessent d’augmenter et de s’aggraver ;
(...)
Constatant avec inquiétude que l’opinion publique dans de nombreux États membres reste ouvertement hostile aux Roms ;
Notant avec préoccupation que certains médias véhiculent une image négative des Roms ;
(...)
Constatant également que les préjugés persistants envers les Roms conduisent à des discriminations à leur égard dans de nombreux domaines de la vie sociale et économique, et que ces discriminations alimentent considérablement le processus d’exclusion sociale dont souffrent les Roms ;
(...)
Recommande aux gouvernements des États membres :
(...)
10. de lutter contre l’antitsiganisme exprimé dans les médias, tout en reconnaissant le principe de leur indépendance éditoriale, et à cet effet :
a. s’assurer que la législation soit effectivement appliquée aux médias qui incitent à la discrimination, à la haine ou à la violence contre les Roms ;
b. encourager les médias à ne pas mentionner l’origine ethnique de personnes citées dans des articles ou des reportages lorsque cela n’est pas indispensable à la bonne compréhension des évènements ;
c. encourager les médias à adopter un code de déontologie pour lutter, entre autres, contre toute présentation de l’information qui véhicule des préjugés ou pourrait inciter à la discrimination, à la haine ou à la violence envers les Roms ;
d. encourager les médias à s’abstenir de diffuser toute information susceptible d’attiser la discrimination et l’intolérance envers les Roms ;
e. soutenir toute initiative prise pour sensibiliser les professionnels des médias et leurs organisations aux dangers de l’antitsiganisme ;
f. encourager les organes professionnels des médias à offrir aux journalistes une formation spécifique sur les questions relatives aux Roms et à l’antitsiganisme ;
g. promouvoir la participation des Roms dans le secteur des médias en général, en prenant des mesures pour que soient formés et recrutés des journalistes et animateurs issus de la communauté rom ;
(...)
15. de condamner tout discours public incitant directement ou indirectement à la discrimination, à la haine ou à la violence dirigée contre les Roms ; »
21. Les passages pertinents en l’espèce de la Recommandation de politique générale no 15 sur la lutte contre le discours de haine, adoptée par l’ECRI le 8 décembre 2015, sont ainsi libellés :
« [L’ECRI] [r]ecommande aux gouvernements des États membres :
(...)
4. d’adopter une démarche dynamique non seulement de sensibilisation du grand public à la nécessité de respecter le pluralisme et aux dangers que présente le discours de haine, mais aussi de démonstration de la nature mensongère de ses fondements et de son caractère inacceptable, de façon à en décourager et à en prévenir l’utilisation, en menant les actions suivantes :
(...)
d. lutter contre la désinformation, les stéréotypes négatifs et la stigmatisation ;
(...)
Terminologie
7. Aux fins de la présente Recommandation, on entend par :
(...)
u. « stéréotypes négatifs », le fait d’appliquer à un ou des membres d’un groupe de personnes une conception généralisée de caractéristiques présumées, notamment en considérant le groupe tout entier de manière négative, quelles que soient les caractéristiques individuelles de ses membres ;
(...)
bb. « stigmatisation », le fait de cataloguer de manière négative un groupe de personnes ;
(...)
Définition du discours de haine
(...)
9. Aux fins de la Recommandation, le discours de haine désigne l’usage d’une ou de plusieurs formes particulières d’expression – à savoir, l’appel à, la promotion de ou l’incitation au dénigrement, à la haine ou à la diffamation à l’encontre d’une personne ou d’un groupe de personnes, ainsi que le harcèlement, les injures, les stéréotypes négatifs, la stigmatisation ou les menaces à l’encontre de cette ou ces personne(s) et toute justification de ces diverses formes d’expression – fondée(s) sur une liste non exhaustive de caractéristiques ou de situations personnelles englobant la « race », la couleur de peau, la langue, la religion ou les convictions, la nationalité ou l’origine nationale ou ethnique ainsi que l’ascendance, l’âge, un handicap, le sexe, le genre, l’identité de genre et l’orientation sexuelle.
(...)
11. Dans la Recommandation, le terme « expression » s’entend comme englobant les discours et les publications de toute forme, notamment par le biais des médias électroniques, ainsi que leur diffusion et leur conservation. Le discours de haine peut prendre la forme de propos écrits ou exprimés de vive voix ou d’autres formes telles que des images, des signes, des symboles, des peintures, de la musique, des pièces de théâtre ou des vidéos. Il recouvre également l’adoption d’un comportement particulier (des gestes par exemple) pour communiquer une idée, un message ou une opinion.
(...)
13. Parallèlement, la Recommandation exclut expressément de la définition du discours de haine toute forme d’expression – telle que la satire ou les reportages et analyses fondés sur des faits objectifs – qui, même si elle peut offenser, blesser ou peiner autrui, doit être protégée selon les conclusions de la Cour européenne des droits de l’homme, au titre de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme (voir par exemple les affaires Jersild c. Danemark [GC], no 15890/89, 23 septembre 1994, Sürek et Özdemir c. Turquie [GC], no 23927/94, 8 juillet 1999, Giniewski c. France, no 64016/00, 31 janvier 2006, Alves da Silva c. Portugal, no 41665/07, 20 octobre 2009, et Fáber c. Hongrie, no 40721/06, 24 juillet 2012). Néanmoins, il est rappelé que la Cour européenne a également reconnu que le fait d’insulter, de ridiculiser ou de diffamer certains groupes de la population était constitutif d’une incitation à la haine quand ces formes d’expression étaient exercées de manière irresponsable (par exemple, en étant gratuitement injurieux, en prônant la discrimination ou en employant des termes vexants ou humiliants, ou alors en imposant inévitablement au public de telles formes d’expression (voir par exemple les affaires Féret c. Belgique, no 15615/07, 16 juillet 2007, et Vejdeland et autres c. Suède, no 1813/07, 9 février 2012)) ; dans de tels cas, ces formes d’expression entrent également dans le champ de la définition de la Recommandation.
(...)
29. Comme l’a révélé le monitoring par pays de l’ECRI, non seulement l’usage du discours de haine cause des souffrances et un préjudice moral aux victimes, et porte atteinte à leur dignité et leur sentiment d’appartenance, mais il contribue également à les exposer à des discriminations, des actes de harcèlement, des menaces et des violences en raison de l’antipathie, de l’hostilité et du ressentiment à leur égard que ce type de discours peut engendrer ou renforcer. Ces attitudes et ces comportements peuvent provoquer un sentiment de peur, d’insécurité et d’intimidation. Au bout du compte, l’usage du discours de haine peut provoquer chez les personnes visées un repli par rapport à la société dans laquelle elles vivent, voire un désaveu de ses valeurs. L’ECRI s’est notamment inquiétée des conséquences du discours de haine sur les élèves, qui risquent d’abandonner précocement leurs études, ce qui, plus tard, accroîtra leur difficulté à intégrer le marché du travail et, partant, renforcera leur rupture avec la société.
30. L’usage du discours de haine est également néfaste pour le reste de la société, car il a non seulement des conséquences négatives sur la nature du discours public, mais, et c’est encore plus important, il favorise un climat d’hostilité et d’intolérance, ainsi que la disposition à accepter ou à excuser la discrimination et la violence ; or, un tel phénomène est par essence clivant, nuit au respect mutuel et menace la coexistence pacifique. Au final, c’est le pluralisme, une exigence essentielle dans une société démocratique, qui s’en trouve compromis.
31. L’ECRI a constaté au cours de son monitoring par pays que les immigrés, les Juifs, les musulmans et les Roms étaient particulièrement touchés par le discours de haine, sans être toutefois les seuls. (...) »
22. Le rapport de l’ECRI sur la République de Moldova (cinquième cycle d’évaluation) publié le 2 octobre 2018 est ainsi rédigé en ses passages pertinents en l’espèce :
« 32. Des inquiétudes ont été exprimées en ce qui concerne la montée de l’anti‑tsiganisme dans l’image des Roms au sein de la société. Les Roms sont ainsi constamment en butte à la haine et à l’insulte dans la vie publique. Une étude récente indique qu’ils seraient souvent décrits comme des voleurs, des menteurs, des mendiants et des paresseux, ce qui renforce les préjugés et accroît l’exclusion sociale.
(...)
73. Le recensement de 2014 dénombrait 13 900 Roms en Moldova, mais le chiffre réel serait bien supérieur (107 100 selon l’estimation du Conseil de l’Europe). L’écart s’explique surtout par la réticence des Roms à s’identifier comme tels dans les recensements, par crainte de stigmatisation et de discrimination. L’ECRI estime que l’absence de chiffres précis sur la population rom pourrait constituer un obstacle majeur à la planification et au déploiement de réponses adéquates par les autorités publiques. Elle note que le public a une mauvaise opinion des Roms en Moldova. Une enquête de 2015 a fait ressortir une baisse considérable (de 21 % à 12 %) du taux d’acceptation des Roms, ce qui veut dire que 12 % seulement des personnes interrogées accepteraient d’avoir des Roms comme voisins, comme collègues, comme amis ou comme membres de la famille. C’est en majeure partie en raison de ces préjugés de la population majoritaire que les Roms continuent d’être en butte à la discrimination, notamment dans l’emploi, l’éducation et la santé, ce qui accroît leur marginalisation socio-économique. »
23. Les passages pertinents en l’espèce de la Stratégie du Conseil de l’Europe sur le Handicap 2017-2023 se lisent comme suit :
« 52. La sensibilisation, y compris par le biais du système éducatif, fait partie des obligations spécifiques qui incombent aux États au titre de la CDPH [Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées] (article 8). Les personnes handicapées restent confrontées à l’indifférence, à des attitudes inadmissibles et à des stéréotypes fondés sur des préjugés, des craintes et des doutes quant à leurs capacités. Ces attitudes négatives et ces stéréotypes doivent être combattus au moyen de politiques, de stratégies et d’actions de sensibilisation efficaces, associant toutes les parties prenantes, y compris les médias.
53. Les attitudes et les comportements discriminatoires, la stigmatisation et leurs conséquences préjudiciables pour les personnes handicapées doivent être contrés par la diffusion d’informations accessibles et objectives sur la capacité, par opposition à l’incapacité. Ces informations doivent notamment porter sur les handicaps et les barrières qui existent dans la société, afin de faire mieux comprendre les besoins et les droits des personnes handicapées et leur inclusion dans tous les domaines de la vie. »
24. La Convention relative aux droits des personnes handicapées, adoptée le 13 décembre 2006 par l’Assemblée générale des Nations unies (Recueil des Traités des Nations unies, vol. 2515, p. 3) et ratifiée par la République de Moldova le 9 juillet 2010, énonce ce qui suit en ses passages pertinents en l’espèce :
« Les États Parties à la présente Convention,
(...)
p) Préoccupés par les difficultés que rencontrent les personnes handicapées, qui sont exposées à des formes multiples ou aggravées de discrimination fondées sur la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion, l’opinion politique ou toute autre opinion, l’origine nationale, ethnique, autochtone ou sociale, la fortune, la naissance, l’âge ou toute autre situation,
(...)
y) Convaincus qu’une convention internationale globale et intégrée pour la promotion et la protection des droits et de la dignité des personnes handicapées contribuera de façon significative à remédier au profond désavantage social que connaissent les personnes handicapées et qu’elle favorisera leur participation, sur la base de l’égalité des chances, à tous les domaines de la vie civile, politique, économique, sociale et culturelle, dans les pays développés comme dans les pays en développement,
(...)
Article 8. Sensibilisation
1. Les États Parties s’engagent à prendre des mesures immédiates, efficaces et appropriées en vue de :
(...)
b) Combattre les stéréotypes, les préjugés et les pratiques dangereuses concernant les personnes handicapées, y compris ceux liés au sexe et à l’âge, dans tous les domaines ;
(...)
2. Dans le cadre des mesures qu’ils prennent à cette fin, les États Parties :
(...)
c) Encouragent tous les médias à montrer les personnes handicapées sous un jour conforme à l’objet de la présente Convention ; »
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
25. L’association requérante se plaint d’une ingérence, qu’elle estime illégale et disproportionnée, dans sa liberté d’expression, à savoir sa liberté d’utiliser à des fins publicitaires une caricature pour représenter les critères interdits de discrimination, et dans sa liberté de communiquer des informations relatives à la mise en place d’un numéro d’assistance gratuit dédié aux discriminations. Elle invoque l’article 10 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
1. Sur la recevabilité
1. Sur l’exception tirée d’une absence de qualité de victime
26. Le Gouvernement estime que l’association requérante ne peut se prétendre victime de la violation alléguée et que la requête est dès lors incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention au sens de son article 35 § 3 a). Il rappelle la jurisprudence de la Cour selon laquelle un requérant n’a pas la qualité de victime lorsqu’il est en partie responsable de la violation alléguée (Paşa et Erkan Erol c. Turquie, no 51358/99, §§ 19‑22, 12 décembre 2006). Il argue que dans sa lettre du 5 janvier 2012, la ville de Chișinău avait précisé que si l’association requérante adaptait l’image litigieuse pour la mettre en conformité avec les exigences légales, elle se verrait accorder l’autorisation d’affichage de la publicité. Selon lui, l’association requérante a cependant choisi de ne pas suivre les recommandations des autorités étatiques et de ne pas modifier les caricatures, insistant, au contraire, pour obtenir une autorisation concernant une publicité trompeuse qui portait atteinte aux droits d’autrui.
27. L’association requérante rétorque qu’elle a introduit la présente requête en raison de l’ingérence, qu’elle considère injustifiée, portée à son droit de communiquer des informations et à sa liberté d’expression. Elle précise avoir soumis la requête en son nom, en tant que victime directe, et y avoir décrit les atteintes aux droits dont elle aurait dû jouir dans l’exercice de son activité. Elle soutient que, dans le cadre de la CND (paragraphe 5 ci‑dessus), elle a initié et planifié la création d’un numéro de téléphone anti‑discrimination, renseigné sur l’annonce publicitaire dont elle s’est vu refuser l’affichage, et que la mise en place de ce numéro était un moyen pour elle d’atteindre ses buts en tant qu’ONG représentant la jeunesse.
28. La Cour rappelle que, pour pouvoir introduire une requête au titre de l’article 34 de la Convention, un requérant doit pouvoir se prétendre victime d’une violation de la Convention et que, pour ce faire, il doit pouvoir démontrer qu’il a « subi directement les effets » de la mesure litigieuse (voir, parmi beaucoup d’autres, Lambert et autres c. France [GC], no 46043/14, § 89, CEDH 2015 (extraits), et Fu Quan, s.r.o. c. République tchèque [GC], no 24827/14, § 145, 1er juin 2023). Selon la jurisprudence constante de la Cour, la notion de « victime » doit être interprétée de façon autonome et indépendante des notions internes telles que celles concernant l’intérêt ou la qualité pour agir (ibidem), même si la Cour doit prendre en compte le fait que le requérant a été partie à la procédure interne (Aksu c. Turquie [GC], nos 4149/04 et 41029/04, § 52, CEDH 2012). Par ailleurs, la Cour a déjà dit que le statut de « victime » peut être accordé à une association – mais non à ses membres – si celle-ci est directement touchée par la mesure litigieuse (Bursa Barosu Başkanlığı et autres c. Turquie, no 25680/05, § 112, 19 juin 2018, et AsDAC c. République de Moldova, no 47384/07, §§ 23, 33-36, 8 décembre 2020).
29. En l’espèce, la Cour observe que l’association requérante était l’autrice de l’affiche qu’elle cherchait à placer sur les panneaux publicitaires de Chișinău, et que ce fait ne prête nullement à controverse entre les parties. Elle note également que l’intéressée a contesté devant les tribunaux le refus qui lui a été opposé par la ville concernant l’affichage de l’image publicitaire en question, et qu’elle était elle-même partie à la procédure interne. Elle fait en outre remarquer que la qualité à agir de l’association requérante n’a pas été mise en cause devant les tribunaux nationaux. Elle constate enfin qu’il n’est pas contesté entre les parties que l’affiche publicitaire litigieuse était destinée à promouvoir les activités de l’association requérante. Aux yeux de la Cour, il est manifeste que le refus des autorités étatiques d’autoriser l’affichage de ladite publicité visait en premier lieu l’association requérante et qu’il s’opposait directement aux intérêts de celle-ci.
30. La Cour estime que le seul fait que l’association requérante ait refusé de suivre les recommandations des autorités et de modifier les caricatures figurant sur l’affiche publicitaire ne change rien à ce constat. Or, la question principale posée dans la présente cause est celle de savoir si les caricatures en question devaient bénéficier de la protection offerte par l’article 10 de la Convention, et retenir un défaut de qualité de victime au motif que l’association requérante n’a pas souhaité les corriger risquerait de priver d’emblée l’intéressée de cette protection. Au surplus, dans l’affaire Paşa et Erkan Erol (précitée, § 22), que le Gouvernement invoque, la responsabilité administrative et parentale du requérant dans l’accident de son fils était en cause, ce qui a amené la Cour à juger que ce requérant ne pouvait se prétendre victime d’une violation de l’article 2 de la Convention. À la différence de cette affaire, elle considère que dans le cas d’espèce, elle ne saurait conclure à une quelconque responsabilité partagée entre l’association requérante et l’État dans la survenance de la violation alléguée, car il apparaît clairement que le refus d’autoriser l’affichage de la publicité telle qu’imaginée par l’intéressée est entièrement imputable aux autorités étatiques.
31. Partant, la Cour juge que l’association requérante peut se prétendre victime au sens de l’article 34 de la Convention. Elle rejette donc l’exception formulée à cet égard par le Gouvernement.
2. Sur l’exception tirée d’un abus du droit de recours individuel
32. Le Gouvernement excipe également du caractère abusif de la requête. Il avance que les allégations de l’association requérante selon lesquelles les autorités ont interdit la diffusion de l’information relative au numéro d’assistance anti-discrimination sont trompeuses et relèvent de la manipulation. Il soutient qu’avant les faits objet de la présente affaire, le numéro en question était déjà publié sur différents sites Internet et qu’il était fonctionnel, ce que l’association requérante aurait omis d’indiquer dans sa requête. Le Gouvernement estime en outre que si l’association requérante avait vraiment eu pour objectif de propager l’information relative à ce numéro, elle aurait fait l’effort de modifier les caricatures litigieuses. De plus, de l’avis du Gouvernement, il est inexplicable que l’association requérante, dont un des buts est de lutter contre les discriminations, n’ait pas voulu prendre en compte l’opinion de groupes potentiellement discriminés sur ces caricatures et leur avis selon lequel elles présentaient un caractère humiliant. Il considère ainsi qu’en introduisant la présente requête, l’intéressée poursuivait en réalité le but de mobiliser une forte attention et, probablement, d’obtenir une réparation.
33. L’association requérante conteste la thèse du Gouvernement.
34. La Cour rappelle qu’en vertu de l’article 35 § 3 a) de la Convention, une requête peut être déclarée abusive notamment si elle se fonde délibérément sur des faits controuvés. Une information incomplète et donc trompeuse peut également s’analyser en un abus du droit de recours individuel, particulièrement lorsqu’elle concerne le cœur de l’affaire et que le requérant n’explique pas de façon suffisante pourquoi il n’a pas divulgué des informations pertinentes. Toutefois, même dans de tels cas, l’intention de l’intéressé d’induire la Cour en erreur doit toujours être établie avec suffisamment de certitude (voir, parmi beaucoup d’autres, Gross c. Suisse [GC], no 67810/10, § 28, CEDH 2014, Șevcenco et Timoșin c. République de Moldova (déc.), nos 35215/06 et 43414/08, § 23, 21 avril 2020, et Savickis et autres c. Lettonie [GC], no 49270/11, § 149, 9 juin 2022).
35. En l’espèce, la Cour relève d’emblée que, contrairement à ce que semble soutenir le Gouvernement, l’association requérante ne se plaint pas d’une interdiction générale de faire la publicité du numéro anti-discrimination qu’elle avait mis en place, mais de l’impossibilité d’en faire la promotion à travers l’affiche publicitaire litigieuse. Elle note toutefois, à l’instar du Gouvernement, que l’intéressée ne l’a pas informée que le numéro en question avait été rendu public par d’autres moyens. Cependant, la Cour n’est pas convaincue que cette information concerne le « cœur même » de la présente affaire, qui porte sur la question de savoir si le refus d’autoriser l’affichage de la publicité en question, en raison des caricatures qui y figuraient, était conforme aux exigences de l’article 10 de la Convention (comparer, par exemple, avec Felix Guţu c. République de Moldova, no 13112/07, § 35, 20 octobre 2020, et les affaires qui y sont citées, et Saakashvili c. Géorgie (déc.), nos 6232/20 et 22394/20, § 65, 1er mars 2022 ; et contrairement à la situation en cause dans, par exemple, Şeker c. Turquie (déc.), no 30330/19, § 21, 7 septembre 2021). Elle pourra néanmoins prendre en compte cet élément, le cas échéant, lors de l’examen au fond du grief de l’association requérante.
36. Quant à l’argument du Gouvernement selon lequel la présente requête était inspirée par un désir de notoriété de la part de l’association requérante, la Cour rappelle que ce fait, même s’il était avéré, ne pourrait être constitutif à lui seul d’un abus au sens de la Convention (comparer avec S.A.S. c. France [GC], no 43835/11, § 67, CEDH 2014 (extraits)).
37. Par conséquent, la Cour rejette également l’exception du Gouvernement tirée d’un abus du droit de recours individuel.
3. Sur l’exception tirée d’un défaut de fondement de la requête
38. Le Gouvernement soutient enfin que la requête est manifestement mal fondée pour des raisons qu’il estime être étroitement liées à son examen du fond, préférant exposer ses arguments à l’appui de cette exception en même temps que ceux relatifs au fond de l’affaire. L’association requérante n’a pas formulé d’observations à ce sujet.
39. La Cour prend acte de la position du Gouvernement et considère qu’il n’avance aucun argument pouvant faire obstacle à l’examen au fond de la requête (comparer avec Mehmet Çiftci c. Turquie, no 53208/19, § 26, 16 novembre 2021).
4. Conclusion
40. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) L’association requérante
41. L’association requérante estime que les caricatures qu’elle a choisi de faire figurer sur l’affiche publicitaire relèvent de sa liberté d’expression. Elle explique en outre que l’image litigieuse ne fait pas référence à des personnes, mais à des traits ou à des caractéristiques qu’un individu peut avoir et qui constituent des critères interdits de discrimination. Elle allègue que le but des dessins était de refléter ces critères, et que ceux-ci ne pouvaient être illustrés autrement qu’en représentant les personnes concernées. Elle insiste également sur le fait que l’image était accompagnée d’un texte visant à faire connaître un numéro anti-discrimination.
42. L’association requérante considère que le refus de la ville de Chișinău, entériné par les tribunaux nationaux, d’autoriser l’affichage de la publicité litigieuse sur les panneaux situés sur la ville constitue une ingérence dans sa liberté d’expression et dans son droit de communiquer des informations. Elle soutient que cette ingérence est contraire à la loi, et notamment aux dispositions de l’article 28 de la loi sur la publicité (paragraphe 18 ci-dessus), en vertu desquelles seule l’ANPC aurait compétence pour se prononcer sur la légalité d’une annonce publicitaire. Elle estime par suite que la ville de Chișinău aurait dû demander l’avis de ladite entité, arguant que celle-ci avait précisément en son sein un groupe d’experts en charge de l’évaluation des images publicitaires. L’association requérante reproche ainsi aux autorités municipales de s’être arrogé en l’espèce un pouvoir de discrétion trop important, dès lors, selon elle, qu’aucune disposition légale ne les autorisait à se prononcer sur la légalité d’une affiche publicitaire et à la censurer. Elle fait valoir en outre que selon l’avis de l’ANCP formulé dans la lettre du 22 février 2012 (paragraphe 11 ci-dessus), l’illustration litigieuse ne contrevenait pas aux dispositions légales en matière de publicité.
43. L’association requérante estime, de plus, que le refus qui lui a été opposé ne poursuivait aucun but légitime. Elle reproche aux autorités municipales de n’avoir demandé leur avis qu’à deux associations pour conclure que l’image dérangeait et offensait. Rappelant qu’à l’époque des faits, elle faisait partie de la Coalition Non-Discrimination (paragraphe 5 ci‑dessus), qui regroupait plusieurs associations, dont des ONG défendant les droits des personnes en situation de handicap et des minorités ethniques ou sexuelles, elle allègue qu’aucune desdites ONG ne s’était montrée heurtée par l’image en cause. Elle considère ainsi que le seul motif du refus était d’interdire l’affichage sur les panneaux publicitaires d’un couple homosexuel se tenant par la main, évoquant à cet égard le contexte de l’époque, marqué selon elle par l’adoption de la loi sur l’égalité, qui aurait donné lieu à des débats dans la société et à laquelle se seraient opposés l’église orthodoxe et certains politiciens insinuant que ladite loi visait uniquement à protéger les personnes LGBTQ+.
44. L’association requérante soutient enfin que l’ingérence dans ses droits garantis par l’article 10 de la Convention n’était pas nécessaire dans une société démocratique. Elle conteste notamment, sur ce point, les conclusions de la Cour suprême de justice selon lesquelles les dispositions de la loi sur la liberté d’expression n’étaient pas pertinentes en l’espèce. Elle réitère en outre l’argument présenté par elle devant les instances nationales, selon lequel les autorités municipales accordaient des autorisations pour des publicités selon elle sexistes et comportant des images offensantes à l’égard des femmes.
b) Le Gouvernement
45. Le Gouvernement admet qu’il y a eu une ingérence dans la liberté d’expression de l’association requérante. Cependant, il soutient que cette ingérence était conforme aux exigences du second paragraphe de l’article 10 de la Convention. Il argue, tout d’abord, que le refus de la ville de Chișinău d’autoriser l’affichage de la publicité était prévu par la loi, notamment par les articles 7 et 9 § 2 de la loi sur la publicité (paragraphe 18 ci-dessus). Il avance ensuite qu’eu égard à la désapprobation exprimée par deux groupes de personnes concernés par les caricatures litigieuses, assurer la publicité de l’affiche contenant l’image en cause aurait été déloyal, et qu’il convenait dès lors de l’interdire. En même temps, il estime que, nonobstant les garanties offertes par la loi sur la liberté d’expression, les circonstances de l’espèce relevaient du champ d’application de la loi sur la publicité, ajoutant que celle-ci ne garantissait pas de manière expresse un droit pour quiconque à faire apposer une publicité sur des panneaux urbains et qu’elle n’obligeait pas davantage les autorités compétentes à autoriser l’affichage d’une image publicitaire.
46. Le Gouvernement considère en outre que le refus litigieux poursuivait le but légitime de protéger les droits d’autrui, à savoir les droits des deux groupes visés par les caricatures qui avaient exprimé un désaccord avec la façon dont ils y étaient représentés. À cet égard, il qualifie de purement spéculative et non étayée l’allégation de l’association requérante selon laquelle le véritable but de l’ingérence était celui d’interdire l’affichage d’un couple homosexuel sur les panneaux publicitaires.
47. Le Gouvernement argue également que les tribunaux nationaux étaient tenus de ménager un juste équilibre entre le droit de l’association requérante à communiquer des informations et la protection des droits d’autrui. Il ajoute que la publicité litigieuse était destinée à être affichée partout dans la ville de Chișinău, y compris dans les endroits les plus fréquentés, et que compte tenu de l’avis exprimé par les deux groupes consultés, les autorités étatiques se devaient de prévenir les conséquences que cette image aurait pu avoir dans la société. Il soutient en particulier que la publicité en cause était de nature à créer un terreau favorable à une division de la société en catégorie et groupes sociaux, contestant en cela l’allégation de l’association requérante selon laquelle l’image était neutre.
48. De plus, le Gouvernement estime que l’ingérence n’a pas engendré de conséquences graves pour l’association requérante. Il allègue que la ville de Chișinău a clairement indiqué dans sa lettre du 5 janvier 2012 que l’autorisation d’affichage de la publicité serait accordée si les caricatures étaient modifiées conformément aux avis formulés. Il explique également que les autorités étatiques n’ont aucunement empêché l’association requérante de diffuser l’information relative au numéro anti-discrimination par d’autres moyens, et qu’au moment des faits, celle-ci était déjà rendue publique sur divers sites Internet.
49. En conclusion, le Gouvernement considère que les autorités étatiques, qui bénéficient selon lui d’une large marge d’appréciation dans le domaine de la publicité, ont fourni des motifs pertinents et suffisants pour justifier leur refus d’autoriser la publicité. Il est en outre d’avis qu’elles ont offert à l’association requérante une solution dont la mise en œuvre aurait pu permettre à l’intéressée d’obtenir la révision de la décision de refus.
c) Le tiers intervenant
50. Le Centre européen des droits des Roms (European Roma Rights Center, l’« ERRC ») expose que l’antitsiganisme est une force toujours à l’œuvre dans la société européenne, citant divers rapports qui font état de discours de haine envers les Roms dans les médias en Europe. Il rappelle par ailleurs que la Cour a déjà considéré que les Roms constituaient une minorité défavorisée et vulnérable, qui avait besoin d’une protection spéciale (Aksu, précité, § 44).
51. Se reportant à des rapports relatifs à la situation des Roms en République de Moldova, l’ERRC indique ce qui suit : beaucoup de Roms ne se déclareraient pas comme tels, ce qui serait dû aux stéréotypes négatifs et aux discriminations à leur égard ; selon les estimations, vingt-cinq pour cent des Roms n’ont pas de papiers d’identité, et soixante pour cent vivent dans des zones rurales, dans des logements inadéquats et avec un accès restreint aux infrastructures ; les Roms ont deux fois plus de risque de vivre dans la pauvreté que la population non-rom et ils sont nombreux à subir des discriminations à l’emploi ; la grande majorité des Roms ne reçoivent pas les soins médicaux nécessaires en raison du coût élevé de ceux-ci et de l’absence d’information des intéressés sur leurs droits, ces facteurs étant souvent renforcés par des pratiques discriminatoires ; les femmes Roms sont particulièrement défavorisées, subissant des discriminations intersectionnelles dans tous les domaines ; comparés au reste de la population, les Roms présentent un degré d’illettrisme plus élevé, un niveau d’éducation beaucoup plus bas et un taux plus élevé d’abandon scolaire ; beaucoup d’enfants Roms sont victimes de harcèlement et de discrimination à l’école ; selon un rapport de 2017, la situation des minorités nationales en République de Moldova n’a pas changé après l’adoption de la législation anti‑discrimination, et les Roms continuent de rencontrer des obstacles dans l’égal accès aux droits et aux services de base, notamment dans les domaines de l’éducation, de l’emploi et du logement ; selon un autre rapport, publié en 2018, les stéréotypes et préjugés à l’égard des Roms sont largement répandus, environ un tiers des personnes non-Roms interviewées estimant que les Roms sont des menteurs (36%), des voleurs (31%) et des « fainéants » (30%) ; selon une étude de 2014, enfin, un quart des personnes interrogées pensaient que les Roms devaient être ségrégués, deux tiers employaient des stéréotypes racistes et antitsiganistes à l’égard des Roms, et seulement douze pour cent acceptaient les Roms en tant que voisins, collègues de travail, amis ou membres de la famille.
52. L’ERRC ajoute que selon divers rapports établis par des ONG, on observe une recrudescence tant des discriminations à l’encontre des minorités que des discours de haine dans les médias en République de Moldova, les Roms ayant été notamment ciblés, dans des proportions qui augmentaient de manière alarmante, pendant la pandémie de la Covid-19 et pendant la campagne présidentielle de 2020. À cet égard, le tiers intervenant cite le cas d’un ancien président de la République de Moldova qui, lors de ladite campagne présidentielle, a fait une remarque antitsiganiste à l’encontre d’un autre candidat, laquelle a été relayée par les médias. Il signale également la présence sur Internet d’articles de presse et d’annonces émanant des autorités locales et de la police qui seraient porteurs de messages antitsiganistes.
53. S’appuyant sur différents autres rapports, l’ERRC précise que le profilage racial à l’égard des Roms de la part de la police est un phénomène largement répandu et que les préjugés ethniques de certains représentants des autorités publiques engendrent des formes graves de discrimination. Se fondant en partie sur ses propres constats opérés dans le cadre de ses activités en République de Moldova, le tiers intervenant rapporte également des cas de harcèlement et de violences physiques perpétrés à l’égard des Roms par la police ou par des particuliers.
2. Analyse de la Cour
54. La Cour relève que l’image publicitaire que l’association requérante destinait à l’affichage urbain comportait des caricatures. Elle rappelle que la satire est une forme d’expression artistique et de commentaire social reconnue dans sa jurisprudence (Ernst August von Hannover c. Allemagne, no 53649/09, § 49, 19 février 2015, et Bohlen c. Allemagne, no 53495/09, § 50, 19 février 2015). Elle réaffirme également que l’article 10 de la Convention englobe la liberté d’expression artistique qui permet de participer à l’échange public d’informations et d’idées culturelles, politiques et sociales de toutes sortes. Ceux qui créent, interprètent, diffusent ou exposent une œuvre d’art contribuent à l’échange d’idées et d’opinions indispensable à une société démocratique (Pryanishnikov c. Russie, no 25047/05, § 50, 10 septembre 2019, et les affaires qui y sont citées). En outre, l’article 10 de la Convention s’applique aussi à des déclarations faites dans le domaine commercial, puisqu’il garantit la liberté d’expression à « toute personne », sans distinguer selon que le but poursuivi est ou non lucratif (Bohlen, précité, § 46, et les affaires qui y sont citées).
55. En l’espèce, la Cour note que les parties s’accordent à considérer que le refus d’autoriser l’affichage de l’annonce publicitaire de l’association requérante constituait une ingérence dans l’exercice du droit de celle-ci à la liberté d’expression. Elle ne voit pas de raison de s’écarter de cette analyse (voir, dans le même sens, Barthold c. Allemagne, 25 mars 1985, § 43, série A no 90).
56. Pareille immixtion enfreint l’article 10 de la Convention, sauf si elle était « prévue par la loi », poursuivait un ou plusieurs buts légitimes au sens du paragraphe 2 de cet article et était « nécessaire dans une société démocratique ».
a) Sur la légalité de l’ingérence
57. La Cour renvoie aux exigences générales relatives à la « qualité de la loi », applicables notamment dans le contexte de l’article 10 de la Convention, telles qu’elles sont résumées dans les arrêts NIT S.R.L. c. République de Moldova ([GC], no 28470/12, §§ 157-61, 5 avril 2022) et Sanchez c. France ([GC], no 45581/15, §§ 124-28, 15 mai 2023).
58. En l’espèce, la Cour note que dans le cadre de la procédure interne comme dans la requête soumise devant elle, l’association requérante a invoqué le non-respect de l’article 28 de la loi sur la publicité (paragraphe 18 ci-dessus) à l’appui de la thèse selon laquelle l’ingérence était illégale. L’intéressée soutient notamment qu’en vertu de cette disposition, seule l’ANPC était compétente pour se prononcer sur la légalité de l’affiche litigieuse, et non pas la ville de Chișinău, qui a estimé en l’espèce que l’image publicitaire en question n’était pas conforme à la loi. La Cour observe que cet argument n’a pas été examiné par les tribunaux internes, lesquels ont en revanche confirmé le refus d’autoriser la publicité sur le fondement d’autres dispositions de ladite loi. Se référant à la désapprobation exprimée par les deux associations consultées par la mairie, les juridictions nationales ont en effet considéré que l’affiche publicitaire portait atteinte aux intérêts desdites associations, estimant qu’elle était par là même contraire à l’article 8 § 3 de la loi sur la publicité et qu’elle était en outre trompeuse au sens de l’article 9 § 1 c) de cette même loi (paragraphes 14 et 16 ci-dessus). La Cour note que ces arguments ont également été avancés par la ville de Chișinău dans sa lettre de refus du 5 janvier 2012, les autorités municipales ayant cependant mentionné, à cet égard, l’article 7 de la loi sur la publicité (paragraphe 10 ci-dessus).
59. La Cour rappelle que son pouvoir de contrôler le respect du droit interne est limité, puisqu’il incombe au premier chef aux autorités nationales, et particulièrement aux cours et tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne. Sauf si l’interprétation retenue est arbitraire ou manifestement déraisonnable, la tâche de la Cour se limite à déterminer si ses effets sont compatibles avec la Convention (Sanchez, précité, § 128, et les affaires qui y sont citées). En l’espèce, elle estime que les éléments dont elle dispose ne lui permettent pas de conclure que la décision des tribunaux nationaux de fonder l’ingérence sur les articles 8 § 3 et 9 § 1 c) de la loi sur la publicité était entachée d’arbitraire ou d’irrationalité manifeste. Elle relève en particulier, sur ce point, que l’interprétation retenue par les juges internes apparaît conforme aux libellés de ces articles. L’association requérante n’affirme d’ailleurs pas le contraire, et la Cour observe, de surcroît, qu’elle ne fournit aucun exemple de jurisprudence interne qui serait en contradiction avec les conclusions auxquels les tribunaux nationaux sont parvenus quant à la légalité de l’ingérence en l’espèce, ou qui confirmerait la thèse défendue par l’intéressée selon laquelle seule l’ANCP était compétente pour se prononcer sur la légalité de l’image publicitaire litigieuse. Sur ce dernier point, la Cour est d’avis que l’approche des tribunaux nationaux, consistant à considérer implicitement que la ville de Chișinău était également en droit d’opérer pareil contrôle de légalité, constitue une interprétation raisonnablement prévisible des dispositions de la loi sur la publicité. Or, il n’est pas contesté par les parties qu’en application des dispositions de cette loi, l’association requérante devait obtenir l’autorisation des services municipaux pour apposer la publicité litigieuse sur les panneaux de la commune, et que la mairie pouvait lui opposer un refus motivé à cet égard (voir l’article 16 de la loi en question – paragraphe 18 ci-dessus).
60. La Cour note, au demeurant, que l’association requérante ne met en doute ni l’accessibilité de la base légale retenue par les tribunaux, à savoir les articles 8 § 3 et 9 § 1 c) de la loi sur la publicité, ni la prévisibilité en tant que telle de ces dispositions. Rappelant que l’objet d’une affaire qui lui est « soumise » est défini par le grief ou la « prétention » du requérant (Fu Quan, s.r.o., précité, § 137), la Cour conclut qu’en l’espèce l’ingérence dans l’exercice des droits de l’intéressée garantis par l’article 10 § 1 de la Convention était prévue par la loi.
b) Sur le but poursuivi
61. L’association requérante considère que le refus d’autoriser l’affichage de la publicité litigieuse ne poursuivait pas un but légitime, dans la mesure où le véritable motif de ce refus était, selon elle, la volonté des autorités étatiques d’interdire une affiche représentant des homosexuels.
62. La Cour estime qu’il ne fait pas de doute, eu égard aux motifs avancés par la ville de Chișinău et par les juridictions internes, que l’ingérence en question visait à interdire la diffusion d’une image publicitaire considérée comme étant de nature à stigmatiser et à porter atteinte à la dignité de certains groupes de personnes, dont notamment les personnes en situation de handicap et les Roms. Il s’ensuit que cette ingérence avait pour but la protection des droits d’autrui, au sens de l’article 10 § 2 de la Convention (voir, pour des exemples récents, C8 (Canal 8) c. France, nos 58951/18 et 1308/19, § 77, 9 février 2023, et Sanchez, précité, § 144, 15 mai 2023).
63. De surcroît, la Cour est d’avis, à la lumière des circonstances de l’espèce, qu’aucun élément ne permet d’accueillir la thèse de l’association requérante selon laquelle le seul motif de l’ingérence était d’interdire l’affichage sur les panneaux publicitaires d’un couple homosexuel (paragraphe 43 ci-dessus). Elle ne saurait donc conclure que derrière le refus d’autoriser la publicité litigieuse les autorités poursuivaient un but inavoué prédominant, autre que celui constaté ci-dessus (voir le rappel des principes pertinents relatifs à l’article 18 de la Convention dans Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2) [GC], no 14305/17, §§ 421-422, 22 décembre 2020).
c) Sur la nécessité de l’ingérence
1. Principes généraux
64. Les principes généraux sur la base desquels s’apprécie la « nécessité dans une société démocratique » d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour et ont été rappelés dernièrement dans l’affaire Sanchez (précité, § 145) en ces termes :
« i. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...).
ii. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.
iii. La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux autorités nationales compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...). »
65. La Cour redit également que l’expression d’idées se rapportant à un sujet d’intérêt général bénéficie d’un niveau élevé de protection. Les États défendeurs ne disposent alors que d’une marge d’appréciation restreinte (voir, par exemple, Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 159, 23 juin 2016, et les affaires qui y sont citées). La Cour a ainsi toujours estimé que l’article 10 § 2 de la Convention ne laissait guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression lorsqu’était en cause une question d’intérêt général (voir, pour un exemple récent, Hurbain c. Belgique [GC], no 57292/16, § 223, 4 juillet 2023). En outre, la marge d’appréciation se trouve aussi circonscrite par le fort intérêt d’une société démocratique à permettre à la presse de jouer son rôle indispensable de « chien de garde », et lorsqu’une ONG appelle l’attention de l’opinion publique sur des sujets d’intérêt public, elle doit être considérée comme exerçant un rôle de chien de garde public semblable par son importance à celui de la presse (Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, §§ 102-03, CEDH 2013 (extraits)).
66. En outre, la Cour a déjà jugé par le passé qu’une absence de contrôle juridictionnel effectif pouvait justifier un constat de violation de l’article 10 de la Convention. En effet, ainsi qu’elle l’a déclaré dans le contexte de cet article, « [l]a qualité de l’examen (...) judiciaire de la nécessité de la mesure (...) revêt une importance particulière (...), y compris pour ce qui est de l’application de la marge d’appréciation pertinente (Baka, précité, § 161, et les affaires qui y sont citées).
67. En même temps, la Cour rappelle que l’article 10 de la Convention n’interdit pas en tant que telle toute restriction préalable à la publication. De telles restrictions présentent pourtant de si grands dangers qu’elles appellent de la part de la Cour l’examen le plus scrupuleux. Il en va spécialement ainsi dans le cas de la presse : l’information est un bien périssable et en retarder la publication, même pour une brève période, risque fort de la priver de toute valeur et de tout intérêt. Ce risque existe également s’agissant de publications, autres que les périodiques, qui portent sur un sujet d’actualité (Kablis c. Russie, nos 48310/16 et 59663/17, § 91, 30 avril 2019, et les affaires qui y sont citées).
68. La Cour a souligné, à de nombreuses reprises, que la tolérance et le respect de l’égale dignité de tous les êtres humains constituent le fondement d’une société démocratique et pluraliste. Il en résulte qu’en principe on peut juger nécessaire, dans les sociétés démocratiques, de sanctionner voire de prévenir toutes les formes d’expression qui propagent, incitent à, promeuvent ou justifient la haine fondée sur l’intolérance (y compris l’intolérance religieuse), si l’on veille à ce que les « formalités », « conditions », « restrictions » ou « sanctions » imposées soient proportionnées au but légitime poursuivi. Il reste loisible aux autorités compétentes d’adopter, en leur qualité de garantes de l’ordre public institutionnel, des mesures, même pénales, destinées à réagir de manière adéquate et non excessive à de pareils propos (Zemmour c. France, no 63539/19, § 51, 20 décembre 2022).
69. Enfin, la Cour a également jugé que, dans le but de trancher si un discours de haine a eu lieu, il échet de prendre en compte un certain nombre de facteurs, lesquels ont été systématisés comme suit dans sa jurisprudence : i. le point de savoir si les propos litigieux ont été tenus dans un contexte politique ou social tendu ; ii. la question de savoir si lesdits propos, correctement interprétés et appréciés dans leur contexte immédiat ou plus général, peuvent passer pour un appel direct ou indirect à la violence ou pour une justification de la violence, de la haine ou de l’intolérance, la Cour étant particulièrement sensible aux propos catégoriques attaquant ou dénigrant des groupes tout entiers, qu’ils soient ethniques, religieux ou autres ; et iii. la manière dont les propos ont été formulés et leur capacité – directe ou indirecte – à nuire. C’est la conjonction de ces différents facteurs, plutôt que l’un d’eux pris isolément, qui joue un rôle déterminant dans l’issue du litige, et la Cour aborde ce type d’affaires en tenant éminemment compte du contexte (Sanchez, précité, § 154, et les affaires qui y sont citées). En outre, elle a déjà reconnu la nécessité de garantir une protection élevée aux minorités vulnérables – notamment celles dont l’histoire est marquée par l’oppression et la discrimination – contre les discours insultants ou diffamatoires (Savva Terentyev c. Russie, no 10692/09, § 76, 28 août 2018). De même, la Cour a admis que l’incitation à la haine ne passe pas nécessairement par un appel à un acte de violence ou à d’autres infractions. En particulier, la survenance d’atteintes aux personnes dans le cadre desquelles des groupes spécifiques de la population sont injuriés, ridiculisés ou diffamés peut suffire pour que les autorités puissent légitimement privilégier la lutte contre le discours raciste par rapport à la préservation d’une liberté d’expression exercée de manière irresponsable (Féret c. Belgique, no 15615/07, § 73, 16 juillet 2007, et Beizaras et Levickas c. Lituanie, no 41288/15, § 125, 14 janvier 2020).
2. Application de ces principes au cas d’espèce
70. Se tournant vers les circonstances de la présente affaire, la Cour doit se pencher sur la question de savoir si la mesure litigieuse était nécessaire, comme l’ont estimé les instances internes, pour protéger « les droits d’autrui ». À cet égard, elle note tout d’abord que sont ici en cause les droits des Roms et des personnes en situation de handicap au respect de leur dignité. Or, la Cour a déjà identifié un certain nombre de catégories de population vulnérable, dont font notamment partie les Roms (Aksu, précité, § 44, et Hirtu et autres c. France, no 24720/13, § 70, 14 mai 2020) et les personnes en situation de handicap (G.L. c. Italie, no 59751/15, § 54, 10 septembre 2020, ainsi que les affaires qui y sont citées). Elle observe ensuite que ces deux catégories de population sont de manière générale victimes de stéréotypes négatifs persistants et d’attitudes stigmatisantes (paragraphes 20, 23 et 24 ci‑dessus), et que la situation des Roms est particulièrement inquiétante en République de Moldova (paragraphe 22 ci-dessus).
71. En l’espèce, la Cour retient que l’affiche publicitaire litigieuse véhiculait, à travers les caricatures qui y figuraient, des stéréotypes négatifs à l’égard des Roms et des personnes en situation de handicap (paragraphe 6 ci‑dessus). Elle relève que cela n’est pas contesté par les parties et que, d’ailleurs, l’association requérante soutient elle-même avoir voulu représenter sur cette affiche les causes de discrimination visant les différents groupes vulnérables.
72. En application de sa jurisprudence (paragraphes 64-69 ci-dessus) et eu égard aux circonstances de l’espèce, la Cour opérera son analyse dans le cas présent en s’attachant au contexte de l’ingérence, à la nature de l’affiche publicitaire de l’association requérante et à son éventuelle contribution à un débat d’intérêt général, au contenu, à la forme et aux répercussions de cette affiche, et au raisonnement suivi par les juridictions nationales pour justifier l’ingérence (voir, par exemple, Stomakhin c. Russie, no 52273/07, § 93, 9 mai 2018, et Zemmour, précité, §§ 52-55).
73. Pour ce qui est du contexte et de la nature de l’affiche litigieuse, la Cour note que l’annonce publicitaire élaborée par l’association requérante s’inscrivait dans une campagne anti-discrimination organisée pendant le processus d’adoption de la première loi anti-discrimination de la République de Moldova, et à laquelle participait une coalition de plusieurs ONG, dont l’intéressée, l’un des buts recherchés par celle-ci étant de promouvoir le premier numéro gratuit, dans cet État, d’assistance en cas de discrimination. Sur ladite affiche publicitaire, l’association requérante a choisi d’associer l’information liée à ce numéro à des caricatures de personnages relevant des groupes les plus susceptibles, selon elle, de subir des discriminations. La Cour n’a aucun doute quant au fait que la publicité en question et les caricatures qui y figuraient s’inscrivaient dans l’un des principaux débats sociétaux ayant lieu à l’époque en République de Moldova, et qu’elles avaient donc trait à un important thème d’intérêt public (comparer avec Bohlen, précité, § 50, Ernst August von Hannover, précité, § 49, et les affaires qui y sont citées). Il en va d’autant plus ainsi que l’affiche litigieuse était non pas une publicité commerciale classique, mais une publicité « sociale », selon le terme employé dans le droit interne. À cet égard, la Cour remarque, d’une part, que selon la définition adoptée par le législateur moldave, la publicité sociale porte sur des questions d’intérêt public (voir l’article 21 de la loi sur la publicité, cité au paragraphe 18 ci-dessus) et, d’autre part, qu’en l’espèce, le caractère social de la publicité de l’association requérante n’a aucunement prêté à controverse devant les instances nationales (comparer avec Mouvement raëlien suisse c. Suisse [GC], no 16354/06, § 62, CEDH 2012 (extraits)). La Cour a déjà admis que, lorsqu’une ONG appelle l’attention de l’opinion sur des sujets d’intérêt public, elle exerce un rôle de chien de garde public semblable par son importance à celui de la presse et qu’elle peut donc être qualifiée de « chien de garde » social, fonction qui justifie qu’elle bénéficie en vertu de la Convention d’une protection similaire à celle accordée à la presse (Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres c. Bosnie‑Herzégovine [GC], no 17224/11, § 86, 27 juin 2017).
74. La Cour relève, par ailleurs, que la question centrale qui se pose dans la présente affaire porte sur le choix de l’association requérante d’illustrer son affiche avec des caricatures, et sur la protection dont celles-ci devaient ou non bénéficier. Sur ce point, la Cour rappelle que la satire est une forme d’expression artistique et de commentaire social qui, de par l’exagération et la déformation de la réalité qui la caractérisent, vise naturellement à provoquer et à agiter. C’est pourquoi il faut examiner avec une attention particulière toute ingérence dans le droit d’un artiste – ou de toute autre personne – à s’exprimer par ce biais, la satire contribuant au débat public (Patrício Monteiro Telo de Abreu c. Portugal, no 42713/15, § 40, 7 juin 2022, et les affaires qui y sont citées). Cependant, le droit à l’humour ne permet pas tout, et quiconque se prévaut de la liberté d’expression assume, selon les termes du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention, « des devoirs et des responsabilités » (C8 (Canal 8), précité, § 85 in fine). Il incombe donc à la Cour de se pencher en l’espèce sur la question de savoir si les caricatures litigieuses ont franchi une limite et ont dégénéré en une incitation à la haine et à l’intolérance.
75. Afin de se prononcer sur ce point (voir le rappel des facteurs à prendre en compte, paragraphe 69 ci-dessus), la Cour constate, tout d’abord, qu’à l’époque des faits, le processus d’adoption de la loi anti-discrimination suscitait des débats dans la société, mais que rien n’indique cependant que ceux-ci aient été à l’origine de tensions entre différentes catégories de la population (comparer avec Ibragim Ibragimov et autres c. Russie, nos 1413/08 et 28621/11, § 102, 28 août 2018). Elle observe, à cet égard, que les polémiques étaient surtout cristallisées autour de la question de « l’orientation sexuelle » (paragraphe 4 ci-dessus) et qu’elles ne concernaient pas les Roms et les personnes en situation de handicap.
76. Ensuite, la Cour prête une attention particulière au fait que l’association requérante est une ONG de défense des droits et que sur son affiche, les caricatures étaient accompagnées d’un texte invitant les catégories concernées à appeler un numéro gratuit d’assistance en cas de discrimination. Compte tenu également du fait que devant les instances internes, l’intéressée a constamment affirmé avoir voulu illustrer les différents critères de discrimination, il est évident pour la Cour que le but recherché par elle n’était pas d’insulter, de ridiculiser ou de stigmatiser les catégories vulnérables de la population ou, de manière générale, de promouvoir insidieusement un discours de haine et d’intolérance. La question, en l’espèce, est donc de savoir si la façon dont ces catégories ont été représentées n’a pas, en soi, dénaturé, et par là même discrédité, le message que l’association requérante voulait diffuser. Certes, les caricatures reproduisaient des stéréotypes négatifs. Toutefois, la Cour estime qu’appréciées comme un tout, et considérées dans leur contexte immédiat et plus général, l’affiche élaborée par l’association requérante et les caricatures l’illustrant, qui présentaient un élément inhérent d’exagération, s’analysaient clairement en un moyen d’attirer l’attention précisément sur les stéréotypes existants dans la société et sur les discriminations subies par les catégories vulnérables, tout en invitant le public concerné à faire valoir ses droits (voir, a contrario, Vejdeland et autres c. Suède, no 1813/07, § 54, 9 février 2012).
77. Aux yeux de la Cour, l’association requérante ne saurait donc passer pour avoir exercé sa liberté d’expression de manière irresponsable, et l’affiche publicitaire litigieuse ne saurait davantage être assimilée à une incitation à la haine ou à l’intolérance (comparer avec Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, § 239, CEDH 2015 (extraits), et Ibragim Ibragimov et autres, précité, §§ 117-19). En outre, en ce qu’elle se rapportait à une question d’intérêt public, pareille affiche relevait de la protection renforcée de l’article 10 de la Convention, restreignant la marge d’appréciation dont disposaient les autorités moldaves (paragraphe 65 ci-dessus).
78. Quant au raisonnement suivi par les tribunaux internes, la Cour relève qu’ils ont fondé le rejet de l’action de l’association requérante principalement sur le désaccord exprimé par les deux ONG consultées par la ville de Chișinău (paragraphes 14 et 16 ci-dessus). À cet égard, la Cour regrette qu’ils n’aient aucunement procédé à une mise en balance des différents intérêts en jeu, à savoir la protection renforcée dont devait en principe bénéficier l’association requérante pour communiquer sur des questions d’intérêt public, laquelle protection pouvait se heurter le cas échéant à la garantie tout aussi renforcée dont devaient bénéficier les groupes vulnérables en cas de discours insultant ou diffamatoire. Sur ce point, elle rappelle que grâce à leurs contacts directs et constants avec les forces vives de leur pays, les autorités de l’État se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour évaluer les besoins et le contexte locaux (voir, par exemple, Vavřička et autres c. République tchèque [GC], nos 47621/13 et 5 autres, § 273, 8 avril 2021). En l’espèce, les tribunaux nationaux n’ont cependant pas pris en considération les critères pertinents énoncés dans la jurisprudence de la Cour (paragraphe 69 ci‑dessus). En attachant une importance exclusive à l’opposition des ONG interrogées par la ville de Chișinău, les juges nationaux ont décontextualisé les caricatures (comparer avec Patrício Monteiro Telo de Abreu, précité, § 44), ne tenant compte ni du message anti-discrimination figurant sur l’affiche publicitaire, ni du contexte plus général, marqué à l’époque des faits par les débats sur la loi anti-discrimination, ni enfin par les répercussions que l’affiche en question pouvait avoir dans la société. Qui plus est, la Cour suprême de justice a explicitement estimé que les dispositions de la loi sur la liberté d’expression n’étaient pas pertinentes en l’espèce. Pour la Cour, ce défaut de contrôle juridictionnel effectif est en soi problématique et, en tout état de cause, il a pour effet de restreindre davantage encore la marge d’appréciation de l’État défendeur (paragraphe 66 ci-dessus). Elle poursuivra néanmoins son analyse, car il lui appartient de considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire (paragraphe 64 ci-dessus).
79. En venant à la forme et aux répercussions de l’annonce publicitaire en question, la Cour note que celle-ci était destinée à être affichée dans les rues de Chișinău, et qu’elle visait donc à toucher plusieurs centaines de milliers d’habitants. L’impact de la publicité litigieuse, si son affichage avait été autorisé, aurait ainsi pu être important (comparer avec Féret, précité, § 76, où les propos en cause figuraient sur des tracts distribués au cours d’une campagne électorale et étaient donc susceptibles d’atteindre tous les habitants du pays). La Cour reconnaît qu’une exposition involontaire, dans les rues de la capitale moldave, à des caricatures véhiculant des stéréotypes négatifs, bien qu’accompagnées d’un message anti-discrimination, pouvait certes offenser, blesser ou peiner les membres des communautés concernées. La preuve en est que les deux associations, représentant respectivement les Roms et les personnes en situation de handicap, qui ont été consultées par la ville de Chișinău ont désapprouvé la publicité litigieuse (paragraphes 8 et 9 ci‑dessus). En outre, la Cour ne perd pas de vue, d’une part, que les stéréotypes constituent souvent la base de la discrimination et de l’intolérance et qu’ils sont utilisés par ceux qui prétendent justifier celles-ci (C8 (Canal 8), précité, § 88) et, d’autre part, que les Roms et les personnes en situation de handicap devaient, en tant que groupes vulnérables, bénéficier d’une protection élevée contre les discours insultants ou diffamatoires (paragraphe 69 ci-dessus). Toujours est-il qu’en l’espèce, elle a cependant considéré que l’on n’était pas en présence d’une incitation à la haine ou à l’intolérance (paragraphe 77 ci‑dessus). Aussi, la Cour n’est pas convaincue que la diffusion de l’affiche litigieuse, qui comportait un message anti‑discrimination clair et intelligible, aurait pu avoir un effet inverse à celui recherché et favoriser ou excuser les discriminations à l’encontre des communautés représentées, voire inciter l’hostilité et le ressentiment à leur égard. Elle en conclut que l’affiche en question ne pouvait être considérée comme étant susceptible d’avoir de graves conséquences sur les membres des groupes visés (comparer avec Perinçek, précité, § 253).
80. Pour ce qui est, enfin, de la nature et de la gravité de l’ingérence, la Cour note qu’en raison du refus qui lui a été opposé, l’association requérante n’a pas pu apposer son affiche publicitaire sur les panneaux de la ville de Chișinău. Elle relève toutefois que d’autres moyens de communication restaient ouverts, et que l’intéressée a pu notamment faire la promotion du numéro gratuit d’assistance anti-discrimination via Internet. D’autre part, ainsi que le souligne le Gouvernement, rien n’empêchait l’association requérante d’adapter l’affiche et les caricatures illustrant celle-ci et de demander une nouvelle autorisation d’affichage de la publicité après modification. En l’espèce, il n’y a donc pas eu une restriction générale de la diffusion des idées de l’association requérante, mais une interdiction limitée au seul affichage sur le domaine public des caricatures litigieuses (comparer avec Mouvement raëlien suisse, précité, § 75, et Animal Defenders International, précité, § 124).
81. Cela étant, la Cour estime que le caractère limité de l’ingérence dans les droits de l’association requérante ne saurait l’emporter sur les autres éléments retenus ci-dessus dans son analyse. Elle rappelle en effet que l’affiche de l’association requérante portait sur un thème revêtant un intérêt éminemment public, qu’elle ne pouvait être considérée comme véhiculant un discours de haine ou d’intolérance, que le rôle de l’intéressée pouvait être assimilé en l’espèce à celui de la presse, qu’il n’y avait dès lors guère de place pour des limitations, la marge d’appréciation reconnue à l’État défendeur étant restreinte, et que l’affiche, qui comportait un message anti‑discrimination dépourvu d’ambiguïté et intelligible, n’était pas susceptible d’entraîner de graves conséquences à l’égard des deux groupes de populations vulnérables que les autorités entendaient protéger. De surcroît, les juridictions internes n’ont pas opéré un contrôle effectif conforme aux exigences de l’article 10 de la Convention, ce qui constitue, aux yeux de la Cour, un facteur clé pour conclure que l’ingérence dans l’exercice par l’association requérante de son droit à la liberté d’expression ne reposait pas sur des motifs pertinents et suffisants (comparer avec Gheorghe-Florin Popescu c. Roumanie, no 79671/13, § 41, 12 janvier 2021). En outre, la Cour estime qu’une telle ingérence pourrait également avoir un effet dissuasif sur les modes d’expression satiriques concernant des questions de société (voir, mutatis mutandis, Patrício Monteiro Telo de Abreu, précité, § 47). Par conséquent, ladite ingérence n’était pas nécessaire dans une société démocratique.
82. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
2. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
83. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
84. L’association requérante demande 12 000 euros (EUR) pour dommage moral.
85. Le Gouvernement estime qu’aucun dédommagement ne devrait être alloué à l’association requérante et qu’en tout état de cause, le montant réclamé est excessif.
86. La Cour rappelle que les situations où le requérant a subi un traumatisme évident, physique ou psychologique, des douleurs et souffrances, de la détresse, de l’angoisse, de la frustration, des sentiments d’injustice ou d’humiliation, une incertitude prolongée, une perturbation dans sa vie ou une véritable perte de chances peuvent être distinguées de celles où la reconnaissance publique, dans un arrêt contraignant pour l’État contractant, du préjudice subi par le requérant représente en elle-même une forme adéquate de réparation. Dans certaines situations, le constat par la Cour de la non-conformité aux normes de la Convention d’une loi, d’une procédure ou d’une pratique est suffisant pour redresser la situation. Ces éléments ne se prêtent pas à un calcul ou à une quantification précise. La Cour est guidée par le principe de l’équité, qui implique avant tout une certaine souplesse et un examen objectif de ce qui est juste, équitable et raisonnable, compte tenu de l’ensemble des circonstances de l’affaire, c’est-à-dire non seulement de la situation du requérant, mais aussi du contexte général dans lequel la violation a été commise (Molla Sali c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 20452/14, § 33, 18 juin 2020).
87. Eu égard à ces principes et aux circonstances particulières de la présente affaire, la Cour estime que le constat d’une violation constitue en soi une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral subi par l’association requérante. Elle prend notamment en compte le caractère limité de l’ingérence dans les droits de l’intéressée (paragraphe 80 ci-dessus) (voir, par exemple, Cano Moya c. Espagne, no 3142/11, § 58, 11 octobre 2016).
2. Frais et dépens
88. L’association requérante réclame 1 096,94 EUR au titre des frais et dépens qu’elle dit avoir engagés dans le cadre de la procédure suivie devant les juridictions internes, et 3 508,29 EUR au titre de ceux qu’elle déclare avoir exposés aux fins de la procédure menée devant la Cour. À l’appui de sa demande, elle fournit des copies de contrats signés avec sa représentante, des copies de factures, ainsi que plusieurs décomptes détaillés des heures de travail censées avoir été effectuées par ladite représentante. Elle demande que le montant alloué à ce titre soit payé directement à celle-ci.
89. Le Gouvernement conteste les prétentions de l’association requérante.
90. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (voir, parmi d’autres, L.B. c. Hongrie [GC], no 36345/16, § 149, 9 mars 2023). En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer à l’association requérante la somme de 2 500 EUR tous frais confondus, à payer directement à la représentante de celle-ci.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
3. Dit que le constat d’une violation constitue en soi une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral subi par l’association requérante ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser à l’association requérante, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme de 2 500 EUR (deux mille cinq cents euros), à payer directement à la représentante de l’association requérante, pour frais et dépens, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 25 juin 2024, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Hasan Bakırcı Arnfinn Bårdsen
Greffier Président