La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

04/06/2024 | CEDH | N°001-233989

CEDH | CEDH, AFFAIRE ALPASLAN c. TÜRKİYE, 2024, 001-233989


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ALPASLAN c. TÜRKİYE

(Requête no 2832/21)

ARRÊT


Art 1 P1 • Respect des biens • Réinscription par voie judiciaire au nom de l’ancien propriétaire du titre de propriété du requérant sur un bien acquis auprès d’une société publique dans le cadre d’une vente aux enchères • Réinscription faisant suite à l’annulation judiciaire tant de la vente aux enchères que des dispositions réglementaires et législatives qui en constituaient la base légale • Annulation du titre du requérant ab initio se fondant sur l

illégalité de la vente, n’ayant pas porté atteinte aux principes de non-rétroactivité et de sécurité juridique •...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ALPASLAN c. TÜRKİYE

(Requête no 2832/21)

ARRÊT

Art 1 P1 • Respect des biens • Réinscription par voie judiciaire au nom de l’ancien propriétaire du titre de propriété du requérant sur un bien acquis auprès d’une société publique dans le cadre d’une vente aux enchères • Réinscription faisant suite à l’annulation judiciaire tant de la vente aux enchères que des dispositions réglementaires et législatives qui en constituaient la base légale • Annulation du titre du requérant ab initio se fondant sur l’illégalité de la vente, n’ayant pas porté atteinte aux principes de non-rétroactivité et de sécurité juridique • Absence de charge excessive sur le requérant

Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.

STRASBOURG

4 juin 2024

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Alpaslan c. Türkiye,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Arnfinn Bårdsen, président,
Jovan Ilievski,
Pauliine Koskelo,
Saadet Yüksel,
Lorraine Schembri Orland,
Frédéric Krenc,
Davor Derenčinović, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier de section,

Vu :

la requête (no 2832/21) dirigée contre la République de Türkiye et dont un ressortissant de cet État, M. Fettah Alpaslan (« le requérant »), a saisi la Cour le 17 décembre 2020 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement ») le grief relatif au droit au respect des biens et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 juin 2024,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. L’affaire concerne la réinscription par voie judiciaire au nom de l’ancien propriétaire du titre de propriété du requérant sur un bien qu’il avait acquis auprès d’une société publique, la compagnie nationale des chemins de fer de Turquie, dans le cadre d’une vente aux enchères. Cette réinscription fait suite à l’annulation judiciaire tant de la vente aux enchères que des dispositions réglementaires et législatives qui en constituaient la base légale.

Invoquant l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, le requérant se plaint d’une atteinte au respect de ses biens en raison de l’annulation de son titre de propriété.

EN FAIT

2. Le requérant est né en 1951 et réside à Manisa. Il a été représenté par Me U.B. Duru, avocat.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. Hacı Ali Açıkgül, chef du service des droits de l’homme du ministère de la Justice.

4. À une date non précisée, le conseil d’administration de la compagnie nationale des chemins de fer de Turquie (« la CNCFT ») prit la décision de vendre aux enchères quarante de ses biens immobiliers non utilisés sur le fondement de l’article 32 § 1 de la loi no 5335 du 21 avril 2005 et du Règlement relatif à l’identification et à la vente de biens appartenant à la CNCFT (ci-après le « règlement »).

5. À l’issue de la vente aux enchères qui eut lieu le 12 avril 2007, le conseil d’administration décida, le 20 novembre 2007, de céder au requérant, qui avait présenté l’enchère la plus élevée pour ce bien, un terrain de 694 m² sis à Salihli pour la somme de 430 000 livres turques (TRY) (soit environ 245 000 euros (EUR) à cette date). Le bien fut inscrit au registre foncier au nom de l’intéressé. La direction du registre établit le nouveau titre le 25 janvier 2008.

6. Entretemps, à une date non précisée mais située avant le 12 avril 2007, un syndicat de dockers (Liman-İş Sendikası) avait saisi le Conseil d’État d’une demande en annulation de la vente aux enchères et du règlement qui en constituait le fondement juridique. Il avait également demandé un sursis à exécution ainsi qu’une saisine de la Cour constitutionnelle afin de faire annuler certaines dispositions de la loi no 5335.

7. Le 7 décembre 2007, le Conseil d’État annula les ventes de certains biens au motif que des infrastructures portuaires y étaient présentes et qu’une telle circonstance interdisait leur cession. Il rendit une ordonnance de sursis à l’exécution de la vente aux enchères des autres biens, dont celui qui venait d’être acquis par le requérant, et suspendit l’application du règlement qui en constituait le fondement. Par ailleurs, il décida de saisir la Cour constitutionnelle d’une demande préjudicielle visant l’annulation de l’article 32 § 1 de la loi susmentionnée.

8. Par une lettre du 21 mars 2008, la CNCFT informa le requérant de la situation et notamment du fait que la Direction générale des registres fonciers et du cadastre avait porté des mentions aux feuillets des biens concernés, dont le sien. Elle lui demanda de ne pas procéder à de quelconques travaux de construction ou de rénovation sur le bien.

9. Par un arrêt du 13 janvier 2011, publié au Journal officiel le 8 mars 2011, la Cour constitutionnelle annula l’article déféré à son contrôle, l’estimant inconstitutionnel au motif qu’il donnait compétence au conseil d’administration de la CNCFT pour prévoir les modalités de privatisation alors que celles-ci ne pouvaient l’être que dans une loi.

10. Le 26 avril 2011, la 13e section du Conseil d’État annula le règlement, au motif que la disposition sur laquelle celui-ci reposait avait été annulée pour inconstitutionnalité. Elle annula également la vente aux enchères, étant donné que celle-ci se trouvait privée de base légale. Cette solution fut par la suite confirmée par l’Assemblée des sections du contentieux administratif du Conseil d’État par un arrêt du 20 mars 2014.

11. Les 29 juin 2011 et 17 février 2012, la CNCFT demanda au requérant de prendre attache avec elle afin d’organiser la restitution du bien dont le transfert avait été jugé illégal par le Conseil d’État, en échange du remboursement du prix d’achat.

12. Le 2 mai 2012, face à l’absence de réponse du requérant, la CNCFT engagea une action judiciaire en vue de faire réinscrire le bien à son nom au registre foncier.

13. Le 6 décembre 2012, le tribunal de grande instance de Salihli (« le TGI ») rejeta l’action. Il releva que les arrêts de la Cour constitutionnelle n’avaient pas d’effet rétroactif et que l’arrêt annulant l’article 32 § 1 de la loi no 5335 ne devait trouver à s’appliquer que dans les actions introduites avant sa publication au Journal officiel, c’est-à-dire le 8 mars 2011. Or, l’action de la CNCFT avait été introduite après cette date. Le TGI estima que le principe de sécurité juridique s’opposait à ce que l’annulation de la compétence de la CNCFT en matière de privatisation pût constituer un motif de réinscription du bien au nom de cette dernière lorsque, comme en l’espèce, la vente avait eu lieu avant l’annulation en question.

14. Par un arrêt du 16 novembre 2017, la Cour de cassation annula ce jugement. Elle rappela que la tenue des registres reposait sur plusieurs grands principes dont celui de l’existence d’une cause légitime à l’inscription. Or, en l’espèce, la vente aux enchères qui constituait la cause de l’inscription au profit du requérant avait été annulée par le Conseil d’État. Il en résultait que l’inscription avait été privée de base légale et était devenue irrégulière au sens de l’article 1025 du code civil. Par conséquent, le TGI avait mal appliqué le droit en rejetant l’action avec un raisonnement tiré de la non-rétroactivité de l’annulation de l’article 32 § 1.

15. Le 28 mars 2018, statuant sur renvoi, le TGI fit droit à la demande de la CNCFT et ordonna la réinscription du bien au nom de la demanderesse. Il condamna le requérant au remboursement des frais et dépens.

16. Le 7 février 2019, la Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant avant de faire de même pour sa demande en rectification d’arrêt le 10 juin 2019.

17. Le 21 décembre 2020, le requérant demanda à la CNCFT le remboursement du prix qu’il avait payé assorti d’intérêts moratoires au taux légal, précisant que, même en cas d’acceptation de sa demande, il se réservait le droit d’introduire une requête individuelle devant la Cour.

18. Le 20 mai 2021, la CNCFT informa le requérant qu’elle était disposée à lui restituer le prix de vente (soit 430 000 TRY) et à lui verser des intérêts moratoires au taux légal dont le montant s’élevait à 519 110 TRY, soit 949 110 TRY au total (environ 93 000 EUR à cette date).

19. Le requérant refusa cette offre précisant qu’elle ne permettait pas de couvrir son préjudice. Il réclama finalement le versement d’une somme correspondant à la valeur marchande actuelle du bien.

20. Le 17 juin 2021, il engagea une action de plein contentieux par laquelle il demandait une indemnité correspondant au prix actuel du bien, augmenté du montant des dépenses qu’il avait effectuées durant la possession de ce bien et frais judiciaires qu’il avait exposés. Dans ce cadre, il limita ses prétentions à 1 000 000 de TRY, tout en se réservant le droit de revoir ce montant à la hausse.

21. L’action était pendante à la date où les dernières observations ont été déposées par les parties.

22. D’après le Gouvernement, dans les affaires où certaines autres personnes ayant acquis des biens lors de la même vente ont réclamé, comme le requérant, le paiement d’une indemnité correspondant à la valeur marchande actuelle de leurs biens, les tribunaux auraient octroyé une indemnité égale au prix de vente assortie d’intérêts moratoires.

23. Le 8 octobre 2020, le requérant saisit la Cour constitutionnelle d’un recours individuel en alléguant des violations de son droit à un procès équitable et de son droit au respect de ses biens.

24. Par une décision du 21 juillet 2020, la Cour constitutionnelle rejeta le recours formé par le requérant. En ce qui concerne le grief tiré du droit à un procès équitable, elle estima que celui-ci consistait à se plaindre de l’issue de la procédure et qu’il relevait de la quatrième instance. Quant au second grief, elle considéra que les faits ne présentaient aucune apparence de violation et le déclara irrecevable sans se prononcer sur les autres conditions de recevabilité.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

25. L’article 1025 du code civil dispose :

« Celui dont les droits réels ont été lésés par une inscription faite ou par des inscriptions modifiées ou radiées sans cause légitime, peut en exiger la radiation ou la modification.

Demeurent réservés les droits acquis aux tiers de bonne foi par l’inscription, ainsi que tous dommages-intérêts. »

26. Aux termes de l’article 122 du code des obligations,

« Lorsque le dommage éprouvé par le créancier est supérieur à l’intérêt moratoire, le débiteur est tenu de réparer également ce dommage, s’il ne prouve qu’aucune faute ne lui est imputable.

Si le dommage supplémentaire peut être évalué au cours de la procédure, le juge, sur requête du demandeur, doit en déterminer le montant en statuant sur le fond. »

27. Avant d’être annulé par la Cour constitutionnelle, l’article 32 § 1 de la loi no 5235 donnait compétence au conseil d’administration de la CNCFT pour identifier les biens dont celle-ci n’avait plus besoin et les vendre.

EN DROIT

28. Le requérant se plaint d’une atteinte à son droit au respect de ses biens en raison de l’annulation de son titre de propriété, laquelle résulterait d’une application rétroactive d’un arrêt de la Cour constitutionnelle et méconnaitrait le principe de sécurité juridique. Il invoque l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, qui est ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

1. Sur la recevabilité
1. Arguments des parties

29. Le Gouvernement soulève plusieurs exceptions d’irrecevabilité.

30. En premier lieu, il estime que les voies de recours internes n’ont pas été épuisées. À cet égard, il fait d’abord valoir que le recours de plein contentieux introduit par le requérant pour l’obtention d’une indemnisation est toujours pendant (paragraphe 21 ci-dessus). Ensuite, il reproche à l’intéressé de ne pas s’être constitué tiers intervenant à la procédure devant le Conseil d’État et de ne pas avoir saisi la Cour constitutionnelle après l’annulation de la vente aux enchères.

31. En second lieu, il estime que la requête est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention étant donné que le requérant ne pourrait se prévaloir d’un bien. Il soutient en effet que l’intéressé ne pourrait prétendre ni au remboursement des dépenses relatives au bien réalisées après avoir été informé de l’existence d’une action devant le Conseil d’État et d’une ordonnance de sursis à exécution, ni au remboursement des frais et dépens au paiement desquels il a été condamné par les juridictions civiles.

32. En troisième lieu, il soutient que la requête est manifestement mal fondée.

33. En dernier lieu, il considère que le requérant s’est livré à un abus de droit en omettant d’informer la Cour de l’action en indemnisation qu’il a introduite et qui est toujours pendante.

34. Le requérant conteste les affirmations du Gouvernement. Il précise en particulier que l’objet de la procédure actuellement pendante devant les juridictions administratives n’est pas du tout le même que celui de la présente requête étant donné que la procédure en cause concerne uniquement le remboursement du prix de vente du bien.

2. Appréciation de la Cour

35. La Cour observe que le requérant se plaint d’avoir été contraint de restituer le bien qu’il avait acquis alors qu’aucune faute ne lui était imputable et ce par une application, qu’il considère rétroactive, de l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 13 janvier 2011, ainsi que de ne pas pouvoir obtenir un dédommagement correspondant à la valeur actuelle du bien et aux frais qu’il a dû exposer mais seulement une indemnité correspondant au prix de vente assorti d’intérêts.

36. La Cour relève que la question de savoir si l’intéressé devait ou non être maintenu dans son acquisition et celle de déterminer les effets de l’arrêt de la Cour constitutionnelle ont été définitivement tranchées à l’issue d’une procédure à laquelle le requérant a participé et qui s’est achevée par le rejet de ses prétentions tant par les juridictions ordinaires (paragraphes 15 et 16 ci‑dessus) que par la Cour constitutionnelle (paragraphe 24 ci-dessus). On ne saurait dès lors reprocher au requérant de ne pas avoir épuisé les voies de recours internes.

37. L’action en indemnisation actuellement pendante devant les tribunaux administratifs n’a pas vocation à remettre en cause la décision rendue à l’issue de la procédure susmentionnée et ne saurait dès lors être considérée comme pouvant porter remède aux griefs du requérant puisque son seul but est de déterminer le montant de l’indemnité à allouer à l’intéressé.

38. À cet égard, la Cour relève que si le versement d’une indemnité et le montant de celle-ci sont des éléments à prendre en compte lors de l’examen de la proportionnalité d’une ingérence dans le droit au respect des biens, le seul versement d’une indemnité n’est pas de nature à répondre à l’ensemble des aspects du grief du requérant, et notamment à la partie qui concerne le refus de la maintenir dans son acquisition et le caractère prétendument rétroactif de l’application du droit.

39. La Cour ne perd pas de vue que le requérant se plaint également de ne pouvoir obtenir une indemnité correspondant à la valeur actuelle du bien dont il a été privé. Toutefois, même à supposer que cet aspect du grief puisse être examiné séparément l’exception du Gouvernement devrait être rejetée. En effet, celui-ci n’a fourni aucun exemple qui laisse penser que la voie de recours empruntée par le requérant puisse lui permettre d’obtenir satisfaction sur ce point alors que c’est à lui qu’incombe la charge de prouver l’effectivité de cette voie (Molla Sali c. Grèce [GC], no 20452/14, § 89, 19 décembre 2018). Bien au contraire, il a indiqué que la pratique des tribunaux en la matière consiste non pas à allouer une indemnité correspondant à la valeur actuelle du bien comme le réclame le requérant, mais à ordonner le remboursement du prix de vente assorti d’intérêts (voir paragraphe 22 ci‑dessus), alors qu’il s’agit précisément ce dont se plaint le requérant (voir paragraphe 35 ci‑dessus).

40. Il va sans dire que cette conclusion au sujet de l’exception du Gouvernement n’a aucune incidence sur la question de savoir si le respect de l’article 1 du Protocole no 1 exige ou non une indemnité correspondant à la valeur actuelle du bien, laquelle relève du fond et sera examinée sur le terrain de la proportionnalité.

41. En ce qui concerne l’exception relative à l’incompatibilité ratione materiae, la Cour relève que le requérant disposait d’un bien immobilier dont il avait payé le prix et qui avait été immatriculé en son nom au registre foncier. Un tel bien entre assurément dans le champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1 (voir, notamment, Muharrem Güneş et autres c. Turquie, no 23060/08, § 77, 24 novembre 2020, et les références qui y figurent). Quant aux frais de justice et aux prétendues dépenses relatives au bien, la Cour observe qu’elles ont trait au montant de l’indemnité auquel l’intéressé peut prétendre en raison de l’annulation de son titre et concernent dès lors la question de la proportionnalité de l’ingérence et non celle de l’existence d’un bien.

42. Il s’ensuit que cette exception doit elle aussi être rejetée.

43. S’agissant des allégations d’abus de droit formulées par le Gouvernement, la Cour rappelle qu’une information incomplète et donc trompeuse peut s’analyser en un abus de droit de recours individuel, particulièrement lorsqu’elle concerne le cœur de l’affaire et que le requérant n’explique pas de façon suffisante pourquoi il n’a pas divulgué les informations pertinentes. Toutefois, même dans un tel cas, l’intention de l’intéressé d’induire la Cour en erreur doit toujours être établie avec suffisamment de certitude (Gross c. Suisse [GC], no 67810/10, § 28, CEDH 2014).

44. La Cour observe que si l’octroi d’une indemnité et le montant de celle‑ci sont des éléments pouvant indéniablement influencer l’appréciation de la proportionnalité d’une mesure de privation de bien, en l’espèce le requérant n’a perçu aucune somme d’argent. Le simple fait qu’il ait engagé un recours, lequel est toujours pendant, en vue d’obtenir le remboursement du prix de vente n’est pas en soi un élément essentiel et ne suffit pas à caractériser une intention d’induire en erreur. Cela est d’autant plus vrai que le requérant n’a jamais contesté le fait qu’il pouvait obtenir un tel remboursement, de surcroît assorti d’intérêts. D’ailleurs, la partie de son grief relatif à la réparation ne porte pas sur l’absence totale d’indemnisation mais sur le caractère prétendument insuffisant du remboursement qu’il pouvait obtenir devant les juridictions internes.

45. Il s’ensuit que les conditions constitutives d’un abus de droit ne sont pas réunies.

46. Enfin, quoiqu’en dise le Gouvernement, la Cour estime que la requête soulève des questions de fait et de droit qui ne peuvent être résolues au stade de la recevabilité mais nécessitent un examen au fond. Elle rejette par conséquent l’exception tirée du prétendu défaut manifeste de fondement de la requête.

47. Constatant que la requête ne se heurte à aucune autre condition de recevabilité, la Cour la déclare recevable.

2. Sur le fond
1. Thèses des parties

48. Le requérant se plaint d’avoir été contraint de restituer le bien qu’il avait acquis alors qu’aucune faute ne lui était imputable et ce par une application, qu’il considère rétroactive, de l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 13 janvier 2011. Par ailleurs, il précise que le droit interne lui permet d’obtenir uniquement le remboursement du prix de vente alors que, selon lui, il devrait avoir droit à un dédommagement correspondant à la valeur actuelle du bien et aux frais qu’il a dû exposer.

49. Le Gouvernement conteste ces thèses.

50. Il indique que l’annulation reposait sur une base légale claire, prévisible et accessible, en l’occurrence l’article 1025 du code civil ainsi que l’article 138 de la Constitution.

51. Il estime également que l’annulation poursuivait un but légitime. À cet égard, il précise que la tenue des registres fonciers repose sur divers principes dont celui en vertu duquel une inscription au registre n’est pas indépendante de la relation contractuelle qui a conduit au transfert de propriété. Selon lui, après l’annulation de la vente aux enchères, l’inscription du bien au registre s’est retrouvée sans cause légitime et devait être annulée conformément à l’article 1025 du code civil.

52. Il considère par ailleurs que l’ingérence a été proportionnée. À cet égard, il fait valoir que la CNCFT a informé le requérant de l’ordonnance de sursis à exécution et lui a demandé de ne pas entreprendre de travaux de construction ou de rénovation sur le bien. Il relève qu’après l’annulation de la vente, la CNCFT a invité l’intéressé à prendre attache avec elle afin d’obtenir le transfert de propriété en échange de la restitution du prix, et qu’après l’annulation du titre, elle lui a fait savoir qu’elle était disposée à lui rembourser le prix de vente assorti d’intérêts. Il estime que la CNCFT a agi de bonne foi et qu’elle a cherché à minimiser l’éventuel préjudice du requérant.

53. Il considère en outre que le requérant ne s’est pas vu appliquer une disposition législative de façon rétroactive.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur la norme applicable

54. La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no1 contient trois normes distinctes : la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général. Il ne s’agit pas pour autant de règles dépourvues de rapport entre elles. La deuxième et la troisième ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété ; dès lors, elles doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (voir, parmi d’autres, Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 134, CEDH 2004‑V).

55. En l’espèce, la Cour estime que la complexité de la situation juridique empêche de classer l’ingérence dans une catégorie précise et qu’elle doit de ce fait être examinée à la lumière de la norme générale (voir par exemple Demiray c. Türkiye, no 61380/15, § 52, 18 avril 2023, qui concernait l’annulation d’un titre de propriété au motif que la vente était invalide).

b) Sur l’existence d’une base légale et d’un intérêt public

56. La Cour rappelle que, pour être compatible avec l’article 1 du Protocole no 1, une atteinte au droit de propriété d’une personne doit respecter le principe de légalité et servir un intérêt public (ou général) légitime (Béláné Nagy c. Hongrie [GC], no 53080/13, §§ 112-113, 13 décembre 2016).

57. Elle observe que le bien litigieux a été acquis par le requérant au cours d’une vente aux enchères et qu’il a été régulièrement immatriculé au registre foncier en son nom.

58. Toutefois, cette vente a été déclarée illégale et annulée par le Conseil d’État, ce qui a eu pour conséquence l’annulation du titre de propriété du requérant et la réinscription du bien au nom de la CNCFT.

59. Ce transfert de propriété disposait d’une base légale, en l’occurrence l’article 1025 du code civil qui prévoit l’annulation des inscriptions sans cause légitime. Par ailleurs, celui-ci poursuivait un intérêt public : faire respecter la légalité et exécuter une décision de justice, en l’occurrence l’arrêt du Conseil d’État annulant la vente aux enchères.

c) Sur la proportionnalité de l’ingérence

60. La Cour rappelle que la proportionnalité d’une ingérence dans le droit de propriété implique l’existence d’un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la collectivité et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux des individus. Cet équilibre est rompu si la personne concernée a eu à subir « une charge spéciale et exorbitante ».

61. La vérification de l’existence d’un juste équilibre exige un examen global des différents intérêts en cause et peut appeler une analyse du comportement des parties, des moyens employés par l’État et leur mise en œuvre (Bidzhiyeva c. Russie, no 30106/10, § 64, 5 décembre 2017).

62. Dans ce cadre, une importance particulière doit être accordée au principe de bonne gouvernance (Nekvedavičius c. Lituanie, no 1471/05, § 87, 10 décembre 2013). Ce principe exige que lorsqu’une question d’intérêt général est en jeu, et en particulier lorsque l’affaire porte sur des droits fondamentaux, les autorités publiques doivent agir en temps utile et de manière appropriée, et surtout cohérente (Ioannis Anastasiadis c. Grèce (déc.), no 51391/09, § 46, 17 octobre 2017, et Bogdel c. Lituanie, no 41248/06, § 65, 26 novembre 2013).

63. Si le principe de bonne gouvernance n’exclut pas que les autorités puissent rectifier des irrégularités, même lorsque celles-ci résultent de leur propre négligence, la nécessité de corriger une « erreur » ancienne ne doit pas constituer une ingérence disproportionnée dans le droit acquis par le requérant en se fiant de bonne foi à l’action des autorités publiques (Beinarovič et autres c. Lituanie, nos 70520/10 et 2 autres, § 140, 12 juin 2018). C’est à l’État qu’il incombe d’assumer le risque d’une faute des pouvoirs publics et il convient de ne pas y remédier aux dépens de la personne touchée, surtout lorsqu’aucun autre intérêt privé concurrent n’est en jeu (Gashi c. Croatie, no 32457/05, § 40, 13 décembre 2007, et Gladysheva c. Russie, no 7097/10, § 80, 6 décembre 2011). Dans le cadre de l’annulation d’un titre de propriété attribué par erreur, le principe de bonne gouvernance n’impose pas aux autorités uniquement une obligation d’agir rapidement pour corriger leurs erreurs mais peut aussi impliquer le paiement d’une indemnisation adéquate au détenteur de bonne foi ou une autre forme de réparation appropriée (Beinarovič et autres, précité, § 140, Lelas c. Croatie, no 55555/08, § 74, 20 mai 2010, et Maksymenko et Gerasymenko c. Ukraine, no 49317/07, § 64, 16 mai 2013).

64. En l’espèce, la Cour relève que la décision de la CNCFT de vendre un certain nombre de biens, dont celui qui fait l’objet de la présente affaire, a été attaquée en justice, avant que la vente n’ait eu lieu, par un syndicat qui contestait non seulement la décision en question mais aussi le règlement qui prévoyait les modalités de la vente par la CNCFT de ses biens immobiliers.

65. Pour pouvoir statuer sur la question de la légalité du règlement et de la mise en vente, le Conseil d’État a saisi la Cour constitutionnelle d’une question préjudicielle relative à la constitutionnalité de l’article 32 § 1 de la loi no 5335 sur lequel reposait le règlement attaqué.

66. Sur le fondement de l’annulation pour inconstitutionnalité de la disposition susmentionnée, le Conseil d’État a annulé le règlement attaqué ainsi que la vente des biens litigieux ; ni l’un ni l’autre ne disposant plus de base légale.

67. En d’autres termes, l’arrêt de la Cour constitutionnelle est intervenu dans le cadre de la procédure même visant l’annulation de la vente et non dans celui d’une procédure étrangère à celle-ci. On ne saurait dès lors parler d’une rétroactivité affectant un litige définitivement tranché ni d’un acte devenu inattaquable.

68. Il est vrai que le titre de propriété du requérant n’a été formellement annulé et restitué à la CNCFT qu’à l’issue d’une procédure ultérieure. Mais celle-ci ne visait qu’à transcrire sur le registre foncier les conséquences de l’annulation décidée par le Conseil d’État. Cette procédure ultérieure doit de ce fait être regardée comme la continuité de la première procédure.

69. Par ailleurs, si l’annulation du titre du requérant est certes intervenue plusieurs années après la vente, la procédure qui y a conduit a été engagée avant même la vente aux enchères et le requérant en a été informé peu de temps après son acquisition, de sorte qu’il ne pouvait se croire en situation de « sécurité juridique » en ce qui concerne son acquisition (voir, a contrario, Muharrem Güneş et autres c. Turquie, no 23060/08, § 78, 24 novembre 2020).

70. L’annulation du titre du requérant n’ayant pas porté atteinte aux principes de non-rétroactivité et de sécurité juridique, il convient d’examiner la question de l’indemnisation afin de vérifier si les modalités de détermination du montant de l’indemnité ont fait porter une charge excessive à l’intéressé.

71. À cet égard, la Cour observe que la CNTCF a proposé au requérant de lui rembourser le prix de vente assorti d’intérêts et qu’en tout état de cause l’intéressé ne conteste pas qu’il dispose toujours de la possibilité d’obtenir un tel dédommagement, notamment par voie judiciaire. Le requérant estime que cette indemnisation serait insuffisante et revendique une indemnité correspondant à la valeur actuelle du bien, augmentée des frais qu’il aurait exposé pour son entretien ainsi que des frais judiciaires dont il a eu à s’acquitter.

72. La Cour relève que les arguments du requérant consistent à revendiquer la plus-value engendrée par le bien en faisant abstraction de la circonstance qu’il s’agit d’une annulation ab initio se fondant sur l’illégalité de la vente. Étant donné que la vente a été annulée ab initio, la Cour n’estime pas incompatible avec les exigences de l’article 1 du Protocole no 1 l’approche qui consiste à indemniser l’acquéreur en lui restituant le prix de vente augmenté d’intérêts moratoires (paragraphe 22 ci-dessus).

73. Elle note de surcroît que le requérant a eu la possibilité de jouir du bien entre la date de la vente et celle de la restitution – même si cette jouissance a été limitée par l’inscription d’une mention au registre et le risque d’une annulation – et qu’aucune contrepartie ne lui a été réclamée.

74. En ce qui concerne les frais que le requérant aurait exposés et les dépenses qu’il aurait encourues, la Cour observe que ce dernier n’indique pas en quoi ils consistent. Elle observe de surcroît que l’intéressé a été informé de l’existence d’une procédure judiciaire et qu’il a été invité à ne pas réaliser de travaux sur le bien (paragraphe 8 ci‑dessus). Au demeurant, rien n’indique qu’un préjudice éventuel de cette nature ne pourrait être indemnisé dans le cadre de la procédure de plein contentieux actuellement pendante si le requérant à en prouver la réalité.

75. Quant aux frais et dépens au paiement desquels le requérant a été condamné, la Cour rappelle qu’une telle condamnation trouve sa source dans une règle procédurale prévoyant l’obligation pour la partie perdante de régler les frais de justice. Elle observe que le requérant a refusé de restituer le bien malgré l’arrêt du Conseil d’État annulant la vente aux enchères et que son refus a contraint la CNTCF à agir en justice pour obtenir la réinscription du bien en son nom en conséquence de l’arrêt susmentionné. L’obligation de prise en charge des frais de justice n’est donc pas une conséquence directe de l’annulation de la vente mais la résultante du comportement du requérant.

76. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que l’intéressé n’a pas eu à supporter une charge excessive rompant le juste équilibre voulu par l’article 1 du Protocole no 1.

77. Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu violation de cette disposition.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 4 juin 2024, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Hasan Bakırcı Arnfinn Bårdsen
Greffier Président


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-233989
Date de la décision : 04/06/2024
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 1 du Protocole n° 1 - Protection de la propriété (Article 1 al. 1 du Protocole n° 1 - Respect des biens)

Parties
Demandeurs : ALPASLAN
Défendeurs : TÜRKİYE

Origine de la décision
Date de l'import : 05/06/2024
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award