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09/04/2024 | CEDH | N°001-231998

CEDH | CEDH, AFFAIRE SÖZEN c. TÜRKİYE, 2024, 001-231998


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE SÖZEN c. TÜRKİYE

(Requête no 73532/16)

ARRÊT


Art 6 § 1 (civil) • Accès à un tribunal • Absence de contrôle juridictionnel de la cessation prématurée, ex lege, suite à une réforme judiciaire, du mandat d’un juge élu membre du Conseil d’État, sans cessation de ses fonctions de juge • Art 6 § 1 applicable • Contestation réelle et sérieuse sur un « droit » défendable en droit interne à ne pas voir son mandat se terminer de manière arbitraire • Première condition du critère Eskelinen non remplie • D

roit d’accès à un tribunal constituant l’un des droits procéduraux fondamentaux pour la protection des membres du co...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE SÖZEN c. TÜRKİYE

(Requête no 73532/16)

ARRÊT

Art 6 § 1 (civil) • Accès à un tribunal • Absence de contrôle juridictionnel de la cessation prématurée, ex lege, suite à une réforme judiciaire, du mandat d’un juge élu membre du Conseil d’État, sans cessation de ses fonctions de juge • Art 6 § 1 applicable • Contestation réelle et sérieuse sur un « droit » défendable en droit interne à ne pas voir son mandat se terminer de manière arbitraire • Première condition du critère Eskelinen non remplie • Droit d’accès à un tribunal constituant l’un des droits procéduraux fondamentaux pour la protection des membres du corps judiciaire • Objectifs de la réforme pouvant être atteints sans restriction de l’accès du requérant à un tribunal pour contester la cessation de son mandat • Impossibilité d’accéder à un tribunal n’étant pas une mesure raisonnablement proportionnée au but légitime poursuivi • Atteinte à la substance même du droit d’accès à un tribunal

Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.

STRASBOURG

9 avril 2024

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Sözen c. Türkiye,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Arnfinn Bårdsen, président,
Jovan Ilievski,
Egidijus Kūris,
Saadet Yüksel,
Lorraine Schembri Orland,
Diana Sârcu,
Davor Derenčinović, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier de section,

Vu :

la requête (no 73532/16) dirigée contre la République de Türkiye et dont un ressortissant de cet État, M. Bekir Sözen (« le requérant »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 23 novembre 2016,

la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement ») le grief tiré d’une atteinte portée au droit d’accès du requérant à un tribunal et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 mars 2024,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La requête concerne le mandat de membre du Conseil d’État dont le requérant était titulaire à l’époque des faits et sa cessation prématurée, sans cessation des fonctions de juge de l’intéressé, à la suite de l’adoption de la loi no 6723 modifiant la loi sur le Conseil d’État et certaines autres lois. Le requérant se plaint d’une impossibilité pour lui de soumettre la mesure litigieuse à un contrôle juridictionnel, y voyant une violation de l’article 6 de la Convention.

EN FAIT

2. Le requérant est né en 1964 et réside à Ankara. Il a été représenté par Me S. Sözen, avocate.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. Hacı Ali Açıkgül, chef du service des droits de l’homme au ministère de la Justice de Türkiye.

4. À l’époque des faits, le requérant était un magistrat de l’ordre administratif, siégeant comme membre juge au Conseil d’État. Il avait été élu à ce poste en 2011 par le Conseil supérieur des juges et des procureurs (le « CSJP »), qui a ensuite été rebaptisé Conseil des juges et des procureurs (le « CJP ») à la suite de l’entrée en vigueur des amendements constitutionnels de 2017.

1. Le contexte de l’Affaire

5. L’article 3 de la loi no 5235 du 26 septembre 2004 relative à l’établissement, aux fonctions et aux compétences des tribunaux civils et pénaux de première instance et des cours d’appel régionales, entrée en vigueur le 1er juin 2005, planifiait la mise en place de cours d’appel régionales en tant que juridictions de deuxième instance à l’égard des tribunaux civils et pénaux. L’article 2 provisoire de cette loi prévoyait l’instauration des cours d’appel régionales par le ministère de la Justice dans les deux ans suivant son entrée en vigueur.

6. Les cours d’appel régionales n’ayant pas été créées dans le délai prévu par la loi no 5235, plusieurs lois furent successivement adoptées par la suite en vue de faire face à la charge de travail des hautes juridictions en augmentant le nombre de magistrats y siégeant. Ainsi, les membres de la Cour de cassation passèrent de 250 à 387 en 2011, puis à 516 en 2014, et le nombre de membres du Conseil d’État fut porté de 95 à 156 en 2011 puis à 195 en 2014.

7. Par ailleurs, la loi no 6545 du 18 juin 2014 amenda la loi no 2576 relative à l’établissement et aux fonctions des cours administratives régionales, des tribunaux administratifs et des tribunaux fiscaux ainsi que la loi no 2577 relative à la procédure de contentieux administratif afin de transmettre aux cours administratives régionales, en activité depuis 1982, les compétences d’appel dans le système de justice administrative.

8. Par une décision publiée au Journal officiel le 7 novembre 2015, le ministère de la Justice fixa le début des fonctions de juridiction d’appel pour les cours d’appel régionales et les cours administratives régionales au 20 juillet 2016. En outre, le 29 février 2016, le CSJP détermina la juridiction territoriale des cours régionales d’appel en vue de leur entrée en activité le 20 juillet 2016 dans sept provinces.

9. Le 1er juillet 2016, la Grande Assemblée nationale de Türkiye adopta la loi no 6723, amendant la loi sur le Conseil d’État et certaines autres lois aux fins de restructuration du Conseil d’État et de la Cour de cassation en modifiant, en particulier, le nombre de leurs chambres et de leurs membres dans le cadre de l’instauration, avec la mise en place des juridictions d’appel, d’un système de justice à trois niveaux (paragraphes 20 et 21 ci-dessous). Dans l’exposé des motifs de la loi en question, il était indiqué que 90 % des affaires civiles et pénales et 80 % des affaires administratives deviendraient désormais définitives au niveau de l’appel, que la charge de travail respective de la Cour de cassation et du Conseil d’État décroîtrait dans les mêmes proportions et qu’il était donc nécessaire de redéterminer le nombre de chambres et de membres de ces deux juridictions, lesquelles allaient devenir des juridictions du droit.

10. La loi no 6723 prévoyait ainsi une diminution immédiate du nombre des membres desdites juridictions, ceux-ci passant de 516 à 310 à la Cour de cassation et de 195 à 116 au Conseil d’État. Pour ce faire, à la date de son entrée en vigueur le 23 juillet 2016, il était mis fin aux mandats de tous les membres de ces juridictions en vue de la réélection, dans les cinq jours suivants, de certains d’entre eux comme nouveaux membres de celles-ci, dans la limite du nombre de sièges redéfini (paragraphe 26 ci-dessous). Les membres exerçant les fonctions de président, de procureur général, de président adjoint et de président de chambre au sein du Conseil d’État, et les fonctions de premier président, de procureur de la République, de président adjoint, de procureur de la République adjoint et de président de chambre au sein de la Cour de cassation étaient exclus de cette mesure de cessation de mandat. Selon la planification indiquée dans la loi, le nombre de membres devait à terme être fixé à 200 à la Cour cassation et à 90 au Conseil d’État avec, dans les deux cas, la nomination d’un membre pour deux postes vacants (ibidem).

11. À la suite de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, et compte tenu de l’accroissement du nombre d’affaires portées devant les hautes juridictions dans le cadre de l’état d’urgence qui avait été déclaré dans ce contexte, le décret-loi no 696 du 24 décembre 2017 ajouta cent membres supplémentaires à l’effectif de la Cour de cassation, et seize membres supplémentaires à celui du Conseil d’État.

2. La cessation du mandat du requérant en vertu de la loi no 6723 et LES autres mesures adoptées ultérieurement le concernant

12. L’article 12 de la loi no 6723, entrée en vigueur à la date de sa publication au Journal officiel, le 23 juillet 2016, prévoyait l’insertion d’un article 27 provisoire dans la loi no 2575 sur le Conseil d’État. En vertu de cette disposition, le mandat de chacun des membres de cette juridiction prit fin à cette même date, à l’exception de celui du président, du procureur général, du président adjoint et des présidents de chambre (paragraphe 26 ci‑dessous). Le requérant faisait partie des juges dont le mandat se termina par application de cette loi.

13. Le 25 juillet 2016, le CSJP nomma comme nouveaux membres de cette juridiction une partie des personnes dont le mandat avait cessé en vertu de la loi no 6723. Le requérant n’ayant pas été réélu par le CSJP pour siéger à nouveau au Conseil d’État, il fut affecté à un poste de juge instructeur au sein de cette juridiction.

14. Toutefois, le 24 août 2016, l’assemblée plénière du CSJP décida de révoquer le requérant de la fonction de magistrat, en application de l’article 3 § 1 du décret-loi no 667 relatif aux mesures adoptées dans le cadre de l’état d’urgence, publié au Journal officiel le 23 juillet 2016, qui habilitait le CSJP à prononcer pareille mesure à raison d’une appartenance, adhésion, affiliation à une organisation terroriste ou à des organisations, structures, ou groupes dont le Conseil de sécurité nationale avait estimé qu’ils agissaient contre la sécurité nationale de l’État, ou à raison d’une association avec de tels groupements. Le 29 novembre 2016, la demande de réexamen formée par le requérant contre cette décision fut rejetée.

15. Entre-temps, le requérant avait été placé en garde à vue, le 16 juillet 2016, puis en détention provisoire, le 20 juillet 2016, dans le cadre d’une enquête pénale ouverte du chef d’appartenance à l’organisation dénommée FETÖ/PDY (organisation désignée par les autorités turques sous l’appellation « Organisation terroriste fetullahiste / Structure d’État parallèle »), laquelle était accusée par lesdites autorités d’avoir orchestré la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016. Par la suite, des poursuites pénales furent engagées contre l’intéressé de ce même chef.

3. Le recours individuel introduit par le requérant devant la Cour constitutionnelle

16. Le 18 août 2016, le requérant introduisit un recours individuel devant la Cour constitutionnelle, soutenant que son droit d’accès à un tribunal avait été bafoué concernant la cessation anticipée, en vertu d’une loi, de son mandat de membre juge du Conseil d’État.

17. Le 10 novembre 2022, l’assemblée plénière de la Cour constitutionnelle, composée de l’ensemble des quinze membres de la haute juridiction, rendit son arrêt à l’égard du recours individuel du requérant. Elle estima que le grief de l’intéressé relatif à son droit d’accès à un tribunal était recevable, mais qu’il n’y avait pas eu violation de ce droit en l’espèce.

La haute juridiction releva, tout d’abord, que les membres de la Cour de cassation et du Conseil d’État bénéficiaient d’un droit constitutionnel à ne pas voir leur mandat se terminer de manière arbitraire, compte tenu notamment des principes de l’indépendance des tribunaux et de l’état de droit sur lesquels la Constitution était fondée. Notant ensuite que le requérant ne disposait d’aucun recours judiciaire contre la cessation de son mandat en vertu d’une loi, elle constata que la loi no 6723 avait justifié ladite mesure par la nécessité de procéder à des modifications structurelles au sein des hautes juridictions et qu’ainsi la mesure en question ne mettait pas cause le lien spécial de confiance et de loyauté de l’intéressé envers l’État, et elle estima par suite que l’exclusion de tout contrôle judiciaire concernant la cessation du mandat du requérant ne s’appuyait sur aucun motif bien fondé. Elle considéra par conséquent que la mesure consistant à mettre un terme au mandat de membre juge du Conseil d’État du requérant concernait ses droits civils et relevait du droit à un procès équitable.

La Cour constitutionnelle jugea en outre qu’étant donné que le recours individuel du requérant portait sur l’application de la loi no 6723, qui avait pour effet automatique la cessation de son mandat, il était recevable. Elle constata que l’intéressé n’avait pas eu la possibilité de contester la légalité de la cessation de son mandat devant les juridictions administratives, cette mesure ayant été prévue directement par une loi, et elle conclut qu’il y avait eu une ingérence dans le droit d’accès de l’intéressé à un tribunal.

La Cour constitutionnelle considéra également que l’application d’une loi à un nombre déterminé de personnes ne lui enlevait pas son caractère abstrait, et que la disposition législative mettant fin au mandat du requérant n’était pas, en soi, contraire au principe de généralité des lois. Elle rappela aussi avoir jugé, dans le cadre du contrôle de constitutionnalité de la loi no 6723 (arrêt E.2016/144, K.2020/75, 10 décembre 2020, paragraphe 27 ci-dessous), que les modifications apportées à l’organisation judiciaire et aux voies de recours constituaient une justification raisonnable de la cessation des mandats en cause, et que la garantie d’inamovibilité dont bénéficient les juges ne devait pas être lue comme imposant une obligation de maintenir en fonction des membres de la Cour de cassation et du Conseil d’État au-delà de l’effectif prévu par la loi pour ces deux hautes juridictions sans avoir égard à l’existence d’un besoin pour leurs services dans le nouveau système. Elle estima donc que l’ingérence dans le droit d’accès du requérant à un tribunal était fondée sur une loi qui ne heurtait pas les principes de l’indépendance des tribunaux et de l’état de droit, ni les garanties statutaires des juges.

La Cour constitutionnelle observa par ailleurs que la mesure litigieuse poursuivait un but légitime, à savoir la réduction nécessaire du nombre de membres du Conseil d’État et de la Cour de cassation dans le cadre de la réforme judiciaire fondamentale que constituaient l’instauration des cours d’appels régionales et la diminution de la charge de travail de ces hautes juridictions. Ayant égard au fait que la cessation du mandat du requérant était la conséquence légale et factuelle de la réforme structurelle opérée via la réduction du nombre des membres des hautes juridictions, et considérant également que ladite cessation n’était pas un fardeau lourd et insupportable pour l’intéressé étant donné qu’il continuait à bénéficier des garanties dont jouissaient les juges, elle conclut que l’ingérence dans le droit d’accès du requérant à un tribunal que constituait ladite mesure était proportionnée au but légitime visé.

18. Quatre membres de la formation exprimèrent leur désaccord avec la majorité dans des opinions dissidentes séparées. Certains d’entre eux se référaient expressément aux opinions dissidentes qu’ils avaient formulées dans l’arrêt rendu le 10 décembre 2020 par la Cour constitutionnelle concernant le contrôle de constitutionnalité de la loi no 6723 (E.20166/144 et K. 2020/75) (paragraphe 27 ci-dessous), en en reprenant essentiellement le contenu.

Les juges minoritaires exposaient en particulier que pour qu’une loi puisse mettre un terme au mandat des membres des hautes juridictions, les conditions suivantes devaient être réunies : a) aucune disposition constitutionnelle ne devait clairement faire obstacle à cette mesure, b) une nécessité légale et factuelle justifiant la cessation de mandat devait exister, c) si les deux premières conditions étaient remplies, la mesure litigieuse ne devait en outre méconnaître ni les principes constitutionnels, notamment la garantie d’inamovibilité des magistrats, ni les droits fondamentaux. Ils estimaient que la disposition légale faisant l’objet du recours individuel ne répondait à aucune de ces trois conditions et qu’il n’y avait pas, en l’espèce, de réforme structurelle justifiant la cessation des mandats des juges membres du Conseil d’État, ni un besoin légal et factuel en résultant. Selon eux, l’ingérence litigieuse n’était donc pas fondée sur une loi conforme aux principes de l’état de droit et de l’indépendance des tribunaux ainsi qu’à la garantie d’inamovibilité des juges et au droit d’accès à un tribunal, et elle n’était pas davantage proportionnée puisque, précisaient-ils, elle imposait au requérant un fardeau excessif en le privant de voies de recours contre la cessation anticipée de son mandat. Ils considéraient en outre que l’impossibilité pour le requérant de soumettre à un contrôle de légalité juridictionnel la décision du CSJP concernant la réélection des nouveaux membres du Conseil d’État après la cessation des mandats des membres en fonction aggravait le fardeau qu’il devait supporter et renforçait le caractère disproportionné de l’ingérence.

LE CADRE JURIDIQUE INTERNE et international PERTINENT

1. le droit et pratique internes
1. La Constitution

19. Les dispositions de la Constitution pertinentes en l’espèce sont libellées comme suit :

« Caractéristiques de la République

Article 2. La République de Türkiye est un État de droit démocratique, laïque et social, fondé sur les principes fondamentaux énoncés dans le préambule, respectueux des droits de l’homme, fidèle au nationalisme d’Atatürk, dans un esprit de paix sociale, de solidarité nationale et de justice.

(...)

Égalité devant la loi

Article 10. Tous les individus sont égaux devant la loi sans distinction de langue, de race, de couleur, de sexe, d’opinion politique, de croyance philosophique, de religion, de confession, ou distinction fondée sur des considérations similaires.

(...)

Il ne peut être accordé de privilège à aucun individu, famille, groupe ni à aucune classe.

Les organes de l’État et les autorités administratives sont tenus d’agir conformément au principe de l’égalité devant la loi dans tous leurs actes.

(...)

Liberté de demander justice

Article 36. Toute personne a le droit de demander justice et de se défendre en tant que demandeur ou défendeur, par l’utilisation de moyens et de voies de recours légitimes, devant les autorités judiciaires, ainsi que le droit à un procès équitable.

Aucune juridiction ne peut s’abstenir de connaître d’une affaire relevant de sa compétence. »

(...)

Indépendance des tribunaux

Article 138. Les juges sont indépendants dans l’exercice de leurs fonctions ; ils jugent selon leur intime conviction et [leur conscience], et conformément à la Constitution, à la loi et au droit.

Aucun organe, autorité, instance ou personne ne peut donner des ordres et des instructions, envoyer des circulaires, faire des recommandations ou des suggestions aux tribunaux et aux juges dans l’exercice du pouvoir judiciaire.

Aucune question ne peut être posée, aucun débat ne peut avoir lieu et aucune déclaration ne peut être faite à l’Assemblée législative concernant l’exercice du pouvoir judiciaire dans le cadre d’une affaire pendante.

Les organes législatifs et exécutifs comme l’administration doivent se conformer aux décisions des tribunaux ; lesdits organes et l’administration ne peuvent en aucun cas modifier les décisions des tribunaux ou en retarder l’exécution.

Garanties dont bénéficient les juges et les procureurs

Article 139. Les juges et les procureurs ne peuvent être ni mis à la retraite avant l’âge prévu par la Constitution, à moins qu’ils ne le demandent, ni révoqués, et ils ne peuvent être privés de leurs traitements, indemnités et autres droits statutaires, même en cas de suppression d’une juridiction ou d’un poste.

[Cette disposition s’applique] sans préjudice des exceptions prévues par la loi à l’égard de ceux qui ont été condamnés pour un délit entraînant la révocation de la profession, ceux qui sont manifestement incapables de remplir leurs fonctions en raison de leur état de santé ou ceux qui sont jugés inaptes à rester dans la profession.

La profession de juge et de procureur

Article 140. Les juges et les procureurs exercent leurs fonctions comme juges et procureurs de juridictions civiles et pénales [, d’une part,], ou de juridictions administratives [, d’autre part]. Ces fonctions sont exercées par des juges et procureurs professionnels.

Les juges exercent leurs fonctions dans le respect du principe de l’indépendance des tribunaux et des garanties dont ils bénéficient.

La qualification des juges et des procureurs, leur nomination, leurs droits et obligations, leurs traitements et indemnités, leur avancement dans la profession, les changements temporaires ou permanents de poste et lieu de travail les concernant, l’ouverture de procédures disciplinaires à leur encontre et l’imposition de sanctions disciplinaires, l’instruction et le jugement des infractions commises par eux dans le cadre ou à l’occasion de leurs fonctions, les cas de culpabilité ou d’incompétence justifiant une révocation de la magistrature, leur formation professionnelle et les autres affaires d’ordre statutaire les visant sont régis par la loi conformément au principe de l’indépendance des tribunaux et aux garanties dont bénéficient les magistrats.

Les juges et les procureurs exercent leurs fonctions jusqu’à l’âge de soixante‑cinq ans ; la promotion ainsi que la limite d’âge et la retraite des juges militaires sont fixées par la loi.

Les juges et les procureurs ne peuvent exercer aucune fonction officielle ou privée autre que celles prévues par la loi.

Les juges et les procureurs sont placés sous l’autorité du ministère de la Justice en ce qui concerne leurs fonctions administratives.

Les juges et les procureurs qui (...) exercent des fonctions administratives au service de la justice sont soumis aux dispositions régissant [le statut] des juges et des procureurs. Ils sont classés conformément aux principes applicables à ceux-ci et jouissent de tous les droits et privilèges accordés aux juges et aux procureurs.

(...)

Décisions de la Cour constitutionnelle

Article 153. (...)

Les décisions d’annulation ne peuvent pas être appliquées rétroactivement.

(...)

Conseil d’État

Article 155. Le Conseil d’État est l’instance de contrôle en dernier ressort des décisions et jugements des juridictions administratives lorsque la loi ne désigne pas une autre instance judiciaire administrative. Il connaît également en tant que juridiction de première et dernière instance de certaines affaires précisées par la loi.

Le Conseil d’État est chargé de connaître des affaires, de rendre un avis dans un délai de deux mois sur les accords de concession et les contrats relatifs aux services publics, de résoudre les litiges administratifs et d’exercer d’autres fonctions prescrites par la loi.

Les trois quarts des membres du Conseil d’État sont élus par le Conseil des juges et des procureurs parmi les juges et les procureurs de première classe de la magistrature administrative et les personnes considérées comme appartenant à cette profession ; un quart des membres est élu par le Président de la République parmi les fonctionnaires qui possèdent les qualifications spécifiquement requises par la loi.

Le président, le procureur général, les vice-présidents et les présidents de chambre du Conseil d’État sont élus pour quatre ans par l’assemblée plénière du Conseil d’État parmi ses membres, au scrutin secret et à la majorité absolue du nombre total de ceux-ci. Ceux dont le mandat expire sont rééligibles.

L’établissement et le fonctionnement du Conseil d’État ainsi que les qualifications et les modalités d’élection de son président, de son procureur général, de ses vice-présidents, de ses présidents de chambre et de ses membres sont régis par la loi dans le respect des [principes] de la justice administrative, du principe de l’indépendance des tribunaux et des garanties dont bénéficient les juges. »

Conseil supérieur de juges et des procureurs

Article 159. (...)

Les décisions du Conseil autres que celles portant révocation ne sont pas soumises à un contrôle juridictionnel.

(...)

2. La loi no 2575 sur le Conseil d’État

20. L’article 9 de la loi no 2575 du 6 janvier 1982 sur le Conseil d’État, intitulé « Élection des membres », dont les paragraphes 3, 4, 5 et 6 ont été insérés par la loi no 6723 du 1er juillet 2016, entrée en vigueur le 23 juillet 2016 et portant modification de la loi sur le Conseil d’État et certaines autres lois, se lit comme suit :

« 1) Trois quarts des sièges vacants au Conseil d’État [sont pourvus] par l’élection de membres parmi les juges et procureurs de la magistrature administrative, et un quart par l’élection de membres parmi les autres fonctionnaires.

2) Les juges et les procureurs de la magistrature administrative sont élus membres du Conseil d’État par le Conseil supérieur des juges et des procureurs, et les autres fonctionnaires sont élus membres du Conseil d’État par le Président de la République.

3) Les membres du Conseil d’État sont élus pour douze ans. Une personne ne peut être élue deux fois membre du Conseil d’État.

4) Les membres du Conseil d’État élus par le Conseil supérieur des juges et des procureurs sont nommés [à l’expiration de leur mandat] par la chambre concernée du Conseil supérieur des juges et des procureurs à un poste de la magistrature administrative, en fonction de leur classe et de leur grade.

5) Les personnes qui ont été élues membres du Conseil d’État par le Président de la République et qui souhaitent être nommées à un poste dans la magistrature administrative doivent présenter une demande de nomination en ce sens avant le délai d’un mois précédant la fin de leur mandat. Les personnes qui ont fait cette demande sont nommées par la chambre concernée du Conseil supérieur des juges et des procureurs à un poste de la magistrature administrative en fonction de leur classe et de leur grade. Ceux qui n’ont pas fait pareille demande font l’objet d’une notification par la présidence du Conseil d’État au bureau du Premier ministre en vue de leur nomination à un autre poste.

6) Les membres dont les fonctions prennent fin sont détachés du Conseil d’État ; toutefois, le Conseil d’État continue à assurer leurs droits [statutaires] jusqu’à ce qu’ils soient nommés.

7) Lorsque les vacances de sièges au Conseil d’État atteignent le nombre de quatre, la situation est annoncée par la présidence du Conseil d’État, avec indication des chambres, administratives ou fiscales, concernées, au bureau du Premier ministre et au ministère de la Justice dans un délai de trois jours au plus tard à compter de la date de la quatrième vacance.

8) Le Président de la République et le Conseil supérieur des juges et des procureurs procèdent à une élection au plus tard deux mois après cette annonce. »

21. La partie de la loi no 2575 intitulée « Les fonctions du Conseil d’État, de ses chambres et de ses conseils », dont la deuxième phrase du premier alinéa de l’article 23 a été introduite par l’article 6 de la loi no 6723, dispose notamment ce qui suit :

« Les fonctions du Conseil d’État

Article 23. Le Conseil d’État

a) examine les recours en cassation contre les jugements des tribunaux administratifs ou fiscaux et contre les décisions [rendues] par le Conseil d’État en tant que juridiction de première instance, et statue sur ceux-ci. La fonction du Conseil d’État en tant qu’instance de cassation est limitée au contrôle des illégalités résultant de la non-application ou de la mauvaise application d’une règle de droit.

b) statue en premier et dernier ressort sur des affaires relevant de l’ordre administratif dans les cas prévus par la présente loi.

(...)

Les affaires sur lesquelles le Conseil d’État statue en tant que juridiction de première instance

Article 24. 1. Le Conseil d’État statue, en tant que juridiction de première instance, sur les recours en annulation et les recours de pleine juridiction contre :

(...)

f) les décisions du Conseil supérieur de discipline du Conseil d’État et les actes de la présidence du Conseil d’État relatives au domaine de compétence du Conseil supérieur de discipline,

(...)

Les affaires dont le Conseil d’État connaît par voie de cassation

Article 25. Les décisions définitives rendues par les tribunaux administratifs et les tribunaux fiscaux ainsi que les décisions définitives dans les affaires jugées par le Conseil d’État en tant que juridiction de première instance sont examinées et jugées en appel par le Conseil d’État. »

22. L’article 64 de la loi no 2575, intitulé « Traitements, indemnités et autres rémunérations financières du président, du procureur général, et des membres du Conseil d’État », se lit comme suit en sa partie pertinente en l’espèce :

« Article 64. (...)

2) Les frais de santé du président, du procureur général, des vice-présidents, des présidents de chambre et des membres du Conseil d’État, des retraités [de ces fonctions] et des membres de leur famille à charge sont pris en charge par le budget du Conseil d’État conformément aux dispositions et aux principes applicables aux membres de la Grande Assemblée nationale de Türkiye. »

23. Les articles pertinents de la loi no 2575 portant sur les procédures disciplinaires concernant les membres du Conseil d’État se lisent comme suit :

« Procédures disciplinaires

Article 67. Dans le cas où il est constaté ou connu que le président, le procureur général, des vice-présidents, des présidents de chambre ou des membres du Conseil d’État ont [agi] d’une manière incompatible avec la dignité et l’honneur de la haute magistrature ou ont causé une perturbation de service, une procédure disciplinaire est engagée contre eux conformément aux dispositions de la présente loi.

Saisine du Conseil supérieur de discipline

Article 68. Dans le cas où il est constaté que le président, le procureur général, des vice-présidents, des présidents de chambre et des membres du Conseil d’État se sont livrés à des actes ou des comportements visés à l’article précédent, le Conseil de la présidence examine [ceux-ci] et décide d’une saisine du Conseil supérieur de discipline de l’affaire en fonction de la situation.

Décision de poursuites disciplinaires

Article 69. 1. Le Conseil supérieur de discipline décide d’engager ou non des poursuites disciplinaires en fonction des informations et des preuves disponibles et de la nature du comportement et de la conduite reprochés.

2) Si le Conseil décide d’engager des poursuites disciplinaires, il désigne trois personnes chargées de l’enquête parmi les présidents de chambre et les membres extérieurs au Conseil. Si la personne mise en cause est membre du Conseil supérieur de discipline, elle n’assiste pas aux réunions du Conseil la concernant. Son siège est [alors] pourvu selon la procédure prévue à l’article 20.

(...)

Sanctions disciplinaires

Article 73. 1) Si le Conseil supérieur de discipline estime que les actes ou comportements reprochés ne sont pas établis, il retire le dossier de la procédure.

2) Si le Conseil estime que les actes ou comportements sont établis, il décide, selon leur nature et leur gravité, d’infliger un avertissement à l’intéressé, de l’inviter à démissionner ou de demander, en fonction de son ancienneté, sa mise à la retraite.

3) La décision du conseil est notifiée à l’intéressé, par l’adjoint du président du Conseil d’État s’il s’agit de ce dernier, et par le président du Conseil d’État s’il s’agit d’autres [membres].

Exécution des décisions

Article 74. Si la personne concernée ne se conforme pas à la décision de demande de mise à la retraite ou de démission dans un délai d’un mois à compter de la date de notification, elle est réputée démissionnaire. Pendant ledit délai d’un mois, la personne concernée est considérée comme étant en congé.

Recours judiciaires contre une décision disciplinaire

Article 75. 1) L’intéressé peut former un recours contre la décision du Conseil supérieur de discipline dans un délai de quinze jours à compter de la date de sa notification. Il est statué sur le recours dans un délai de trois mois à compter de la date de réception des mémoires en défense ou de l’expiration des délais de réponse. Les périodes d’interruption du travail ne sont pas prises en compte [dans le calcul du délai].

2) Les postes vacants des intéressés ne sont pas pourvus avant que la procédure ne soit terminée.

3) Les personnes au sein du Conseil supérieur de discipline qui ont pris la décision [d’engager une procédure disciplinaire] ou mené l’enquête ne peuvent pas participer aux débats de la procédure relatifs aux sanctions disciplinaires. »

24. Les passages pertinents de la loi no 2575 concernant les poursuites pénales dirigées contre des membres du Conseil d’État sont ainsi libellés :

« Enquêtes

Article 76. 1) Pour les infractions commises par le président, le procureur général, les vice-présidents, les présidents de chambre et les membres du Conseil d’État dans l’exercice de leurs fonctions ou résultant [de l’exercice] de leurs fonctions, une enquête préliminaire est menée par une commission composée d’un président de chambre et de deux membres élus par le président du Conseil d’État.

(...)

3) À la fin de l’enquête, la commission soumet le rapport et les documents y afférents au président du Conseil d’État ou, si l’enquête concerne celui-ci, au vice-président. Le président du Conseil d’État ou son adjoint transmet ensuite le dossier à la présidence de la commission des affaires administratives pour qu’elle prenne la décision requise. Les décisions de cette commission sont notifiées à l’accusé et, le cas échéant, au plaignant.

4) L’assemblée plénière du Conseil d’État, sans la présence du président et des membres de la commission des affaires administratives, réexamine d’office les décisions d’interdiction de poursuites et, sur opposition, les décisions d’ouverture de l’enquête finale.

(...)

Transmission du dossier d’instruction aux autorités judiciaires

Article 79. Après que les décisions d’ouverture de l’enquête finale prises en application de l’article 76 sont devenues définitives par l’approbation du conseil supérieur [de discipline], ou en l’absence d’opposition, le dossier d’enquête est transmis par le président ou le vice-président du Conseil d’État au procureur de la République pour qu’il y soit donné suite.

(...)

Situations dans lesquelles le code de procédure pénale est appliqué

Article 81. 1) Dans les cas où la présente loi ne contient pas de dispositions [spéciales] relativement aux enquêtes menées et aux décisions prises en application des dispositions précédentes, les dispositions du code de procédure pénale relatives à l’instruction sont applicables.

2) Les commissions d’enquête ont les pouvoirs du juge d’instruction.

La procédure d’instruction des infractions personnelles

Article 82. 1) Les dispositions relatives aux poursuites des infractions personnelles du président, du procureur général et des membres de la Cour de cassation sont applicables aux poursuites des infractions personnelles du président, du procureur général, des vice-présidents et des membres du Conseil d’État.

2) En vertu de la loi martiale no 1402, les poursuites engagées contre le président, les vice-présidents, le procureur général, les présidents de chambre et des membres du Conseil d’État sont soumises à l’autorisation du conseil de la présidence. »

25. Les dispositions pertinentes de la loi no 2575 relatives à la cessation de fonction des membres au Conseil d’État énoncent ce qui suit :

« Condamnation pénale

Article 83. 1) En cas de condamnation d’un membre (...) du Conseil d’État à une peine d’emprisonnement aggravée ou à une peine d’emprisonnement de six mois ou plus pour un délit intentionnel, ses fonctions prennent fin de plein droit.

2) En cas de condamnation à une peine d’emprisonnement de moins de six mois pour un délit intentionnel, si ce délit est jugé de nature à porter atteinte à la dignité et à l’honneur de la profession ou à saper le respect général et la confiance envers la profession, le conseil supérieur de discipline décide si l’intéressé doit ou non être démis de ses fonctions.

Incapacité pour raisons de santé à exercer ses fonctions

Article 84. La cessation des fonctions des membres (...) du Conseil d’État dont il est avéré qu’ils sont, pour des raisons de santé, dans l’incapacité d’exercer leurs fonctions est décidée par le Conseil des présidents sur la base d’un rapport médical établi par une commission médicale (...). »

26. L’article 27 provisoire de la loi no 2575, inséré par l’article 12 de la loi no 6723, est ainsi libellé en ses passages pertinents en l’espèce :

« 1) [Les mandats] des membres du Conseil d’État cessent à la date d’entrée en vigueur de la présente loi. Toutefois, les membres du Conseil d’État qui, à cette date, exercent les fonctions de président, de procureur général, de vice-président et de président de chambre continuent d’être membres du Conseil d’État, à l’exception de ceux qui occupent ces fonctions comme suppléants.

2) Parmi les personnes dont le mandat cesse en application du premier alinéa :

de [nouveaux] membres du Conseil d’État sont élus, conformément au nombre de postes prévu au troisième alinéa du présent article, dans un délai de cinq jours à compter de la date d’entrée en vigueur de la présente loi

a) par le Conseil supérieur des juges et des procureurs, pour ceux qui avaient été élus par le Conseil supérieur des juges et des procureurs,

b) par le président de la République, pour ceux qui avaient été élus par le président de la République.

3) À compter de la date d’entrée en vigueur de la présente loi, le nombre de [membres] du Conseil d’État est de cent-seize. Ceux dont le mandat se poursuit en application de la deuxième phrase du premier alinéa sont pris en compte dans le nombre de [membres].

4) À la date d’entrée en vigueur de la présente loi, les postes de membre en excédent eu égard au nombre de postes prévu au troisième alinéa sont considérés comme supprimés, sans autre formalité.

5) Les personnes visées au deuxième alinéa, point a), qui n’ont pas été élues membres du Conseil d’État sont nommées par la chambre concernée du Conseil supérieur des juges et des procureurs à un poste dans la magistrature administrative, conformément à leur classe et à leur grade, dans un délai de dix jours à compter de la date d’entrée en vigueur de la présente loi.

6) Les personnes visées au deuxième alinéa, point b), qui ne sont pas élues membres du Conseil d’État et qui demandent à être nommées à un poste dans la magistrature administrative dans les cinq jours suivant la date de l’élection tenue en vertu du deuxième alinéa, sont nommées par la chambre concernée du Conseil supérieur des juges et des procureurs à un poste dans la magistrature administrative, conformément à leur classe et à leur grade, dans les cinq jours qui suivent. Ceux qui n’en font pas la demande font l’objet d’une notification au bureau du Premier ministre en vue de leur nomination à un autre poste.

7) Les personnes nommées conformément à la dernière phrase du sixième alinéa continuent à bénéficier de l’ensemble des salaires, allocations, augmentations et indemnités, ainsi que des autres droits financiers et sociaux, accordés aux membres du Conseil d’État. Les droits statutaires des personnes dont le mandat a pris fin continuent d’être assurés par le Conseil d’État jusqu’à ce qu’il soit procédé à leur élection ou à leur nomination.

(...)

10) Les fonctions que les membres non-élus exercent en vertu d’une nomination ou d’une élection prennent fin à la date d’entrée en vigueur de la présente loi. Il est procédé à la nomination ou à l’élection relativement à ces fonctions dans les dix jours qui suivent la fin des élections organisées conformément au deuxième alinéa.

(...)

17) Jusqu’à ce que le nombre de membres du Conseil d’État soit ramené à quatre-vingt-dix, il est procédé à l’élection d’un membre pour deux postes vacants. Les postes de membres pour lesquels il n’y a pas eu d’élection sont considérés comme purement et simplement supprimés.

(...) »

3. L’arrêt de la Cour constitutionnelle sur le recours de constitutionnalité relatif à la loi no 6723

27. Par un arrêt rendu le 10 décembre 2020 (E.20166/144 et K. 2020/75), statuant sur un recours de constitutionnalité relatif à la loi no 6723, l’assemblée plénière de la Cour constitutionnelle, composée de l’ensemble des quinze membres de la haute juridiction, a rejeté la demande d’annulation des paragraphes 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7 de l’article 27 de la loi no 2575, inséré par l’article 12 de la loi no 6723. Les parties pertinentes de cet arrêt se lisent comme suit :

« 10. Examen de l’article 27 provisoire introduit dans la loi no 2575 par l’article 12 de la loi [no 6723]

a. Paragraphes (1), (2), (3), (4), (5), (6) et (7) de l’article

(...)

147. L’article 138 de la Constitution régit l’indépendance des tribunaux, l’article 139 garantit [l’inamovibilité des magistrats], et l’article 155 énonce que l’établissement et le fonctionnement du Conseil d’État, ainsi que les qualifications et les procédures d’élection de son président, de son procureur général, de ses vice-présidents, de ses présidents de chambre et de ses membres, sont régis par la loi conformément aux principes de la justice administrative, au principe de l’indépendance des tribunaux et aux garanties dont bénéficient les juges.

148. Les normes [contestées] prévoient la cessation, à la date d’entrée en vigueur de la loi no 6723, des mandats des membres du Conseil d’État en fonction. Les personnes qui ont été élues membres du Conseil d’État avant l’entrée en vigueur de la loi en question pouvaient y siéger jusqu’à l’âge de soixante-cinq ans, qui est l’âge obligatoire de départ à la retraite selon les règles en vigueur au moment de leur élection. Il ne fait aucun doute que la cessation des fonctions de ces personnes en tant que membres du Conseil d’État avant l’âge spécifié, sauf pour des raisons impérieuses, constitue une violation de [l’inamovibilité des magistrats]. En ce sens, dans le cadre du contrôle de constitutionnalité des normes attaquées dans la présente affaire, la motivation de l’introduction de ces normes est importante et il est nécessaire d’examiner en premier lieu si les motifs avancés (...) justifient les dispositions [prévoyant la cessation des mandats] en question.

149. Il ressort de l’exposé des motifs généraux et de ceux spécifiques auxdits articles de la loi que les motifs énoncés relativement aux dispositions sur la réduction du nombre de chambres administratives et contentieuses du Conseil d’État sont également valables concernant la réduction du nombre de membres du Conseil d’État. En conséquence, l’instauration de cours d’appel et l’introduction d’une voie d’appel constituent la principale justification de la réglementation introduite. Dans l’exposé des motifs généraux de la loi, cette question est abordée comme suit :

« Conformément au principe de « l’état de droit », qui est l’une des caractéristiques fondamentales de la République, le système judiciaire doit être efficace, rapide et efficient, ainsi qu’équitable. L’une des fonctions les plus importantes du pouvoir judiciaire est d’assurer le droit à un procès équitable garanti par l’article 36 de la Constitution et les dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme, ainsi que le droit à être jugé dans un délai raisonnable, qui en fait partie intégrante. Dans les pays où la voie d’appel n’existe pas, des hautes juridictions contrôlent la conformité à la loi et au droit des jugements rendus par les tribunaux de première instance. Actuellement, dans notre pays aussi, toutes les décisions susceptibles de cassation sont portées devant les hautes juridictions, et celles-ci examinent non seulement leur conformité à la loi et au droit, mais aussi les éléments des faits matériels, en procédant à une évaluation des preuves. Cette situation entraîne une charge de travail considérable pour les hautes juridictions qui, de ce fait, ne peuvent pas remplir suffisamment leurs fonctions de juridictions du droit.

Dans les pays où il existe des cours d’appel et des juridictions de cassation, les cours d’appel contrôlent la conformité au droit, à la loi et aux faits des jugements rendus par les tribunaux de première instance, et la majorité des jugements des cours d’appel sont définitifs. En conséquence, les cours suprêmes, qui sont des instances de cassation, ne contrôlent, en tant que juridictions du droit au sens strict que la conformité à la loi et au droit.

La loi no 5235 du 26 septembre 2004 sur l’établissement, les fonctions et les compétences des tribunaux civils et pénaux de première instance et des cours d’appel régionales a fixé les modalités juridiques de l’instauration des cours d’appel régionales en vue d’assurer le règlement des affaires dans un délai plus court, de garantir que le contrôle sur le fond soit effectué par les cours d’appel et de permettre aux hautes juridictions de remplir leur mission première en devenant des « institutions du droit ». La loi no 6545 du 18 juin 2014 a amendé la loi no 2577 sur la procédure de contentieux administratif et la loi no 2576 sur l’établissement et les fonctions des cours administratives régionales, des tribunaux administratifs et des tribunaux fiscaux, et les cours administratives régionales déjà en activité ont été réorganisées en cours d’appel.

Bien que les modalités juridiques [de la mise en place] du système d’appel aient été établies par les lois susmentionnées, celui-ci n’a pu être mis en fonction pour des raisons tenant à un nombre insuffisant de juges, de procureurs et de membres du personnel et à l’inachèvement des travaux d’infrastructure, et le système existant a continué d’être appliqué. Toutefois, les [retards] concernant les infrastructures ont été comblés dans l’intervalle et les membres du corps judiciaire et d’autres personnels auxiliaires ont été nommés [à des postes] dans les juridictions d’appel. Comme publié dans le Journal officiel no 29525 daté du 7 novembre 2015, les cours d’appel régionales et les cours administratives régionales, qui procéderont à des examens en appel, deviendront opérationnelles le 20 juillet 2016. On estime qu’environ 90 % des décisions rendues par les juridictions de première instance [en matière] civile et pénale et environ 80 % [en matière] administrative donneront lieu à un jugement définitif en appel. En conséquence et naturellement, la charge de travail de la Cour de cassation et du Conseil d’État diminueront dans la même proportion. Il est donc nécessaire de redéfinir le nombre de chambres et de membres de la Cour de cassation et du Conseil d’État (...) »

150. L’exposé des motifs relatifs à l’article [27 provisoire introduit dans la loi no 2575 par l’article 12 de la loi no 6723] contient des expressions similaires et indique qu’« (...) il est prévu de réduire le nombre de membres du Conseil d’État en raison du fait que la charge de travail de cette juridiction diminuera dans une large mesure avec la mise en activité des cours administratives régionales, qui assureront le contrôle en appel ».

151. L’article 141 de la Constitution dispose qu’il est du devoir du pouvoir judiciaire de traiter les affaires à un moindre coût et le plus rapidement possible ; l’article 142 de la [Constitution] énonce que l’établissement des tribunaux ainsi que leurs devoirs, leurs pouvoirs, leur fonctionnement et les procédures (...) sont réglementés par la loi.

152. Par les articles [examinés dans la présente affaire], le législateur a instauré des cours d’appel régionales dans le système judiciaire civil et pénal et les cours administratives régionales ont été transformées en juridictions d’appel à la faveur d’une restructuration du système judiciaire administratif, et, sur la base de la compétence attribuée par le législateur au travers de ces dispositions, le ministère de la Justice a décidé que ces juridictions commenceraient à fonctionner dans tout le pays le 20 juillet 2016.

153. Il a été indiqué qu’avec les modifications [ainsi apportées à l’organisation] du système judiciaire, on prévoyait qu’environ 90 % des décisions des tribunaux de première instance dans le système judiciaire civil et pénal et environ 80 % dans le système judiciaire administratif donneraient lieu à un jugement définitif [à l’issue de] la procédure d’appel. Comme la charge de travail de la Cour de cassation et du Conseil d’État diminueront dans des proportions identiques, la nécessité de redéfinir le nombre de chambres et de membres de la Cour de cassation et du Conseil d’État est invoquée pour justifier l’adoption des normes [attaquées dans la présente] affaire.

154. L’introduction des cours d’appel représente un changement fondamental et radical du système judiciaire et des voies de recours. Le système judiciaire à deux niveaux (composé de tribunaux de première instance et des instances de cassation), en place depuis plus de quatre-vingt-dix ans, est devenu un système à trois niveaux avec l’instauration des cours d’appel, ce qui a entraîné une réduction significative de la charge de travail du Conseil d’État et de la Cour de cassation. Dans la justice administrative, le contrôle sur opposition effectué auparavant par des cours administratives régionales dans un nombre limité d’affaires a été supprimé et la procédure d’appel a été adoptée à l’égard de la majorité des affaires administratives. L’objectif déclaré de ces changements était de réduire la charge de travail du Conseil d’État et de la Cour de cassation et de transformer ces institutions en véritables juridictions du droit.

155. Dans ce contexte, il est entendu que la cessation des mandats des membres du Conseil d’État en vertu des normes contestées dans la présente affaire fait partie du changement fondamental apporté au système judiciaire du pays avec le passage à un système judiciaire à trois niveaux, et constitue en même temps une conséquence de ce changement. En d’autres termes, la cessation des mandats des membres du Conseil d’État [prévue par ces dispositions] découle de la redéfinition et de la réduction du nombre de chambres et de membres du Conseil d’État compte tenu de la nouvelle situation juridique. Même si, en vertu des normes [litigieuses], tous les membres sont révoqués, il s’avère qu’en pratique la majorité des membres révoqués sont réélus en tant que membres du Conseil d’État, puisqu’il est prévu que [les nouveaux] membres du Conseil d’État sont réélus, dans la limite du nombre de membres redéfini par la loi, parmi les membres qui ont été révoqués. Autrement dit, en application des normes [litigieuses], aucune personne n’a pu être élue pour la première fois membre du Conseil d’État, n’ayant jamais été membre du Conseil d’État auparavant. Cette situation démontre que l’objectif principal de la réglementation introduite par ces normes n’est pas de mettre fin aux mandats des membres en fonction au Conseil d’État pour en élire d’autres à leur place.

156. En effet, considérant que la charge de travail en question diminuera avec le temps, le paragraphe 17) de l’article [27 provisoire] prévoit que l’élection [d’un membre] aura lieu [en cas de vacance] de deux postes jusqu’à ce que le nombre de postes de membres du Conseil d’État soit ramené à quatre-vingt-dix. En outre, le fait que cette situation ne se limite pas au Conseil d’État et qu’une mesure similaire ait été envisagée pour la Cour de cassation montre que lesdites dispositions ne sont pas spécifiques à une institution judiciaire particulière, mais qu’elles concernent toutes les instances de cassation, comme conséquence des changements apportés au système judiciaire.

157. Dans ce contexte, il est clair que la réduction du nombre de membres du Conseil d’État [participe de] la réduction du nombre de chambres, qu’elle est liée au changement opéré au sein du système judiciaire et qu’elle est réalisée corrélativement à la diminution de la charge de travail du Conseil d’État.

158. Par conséquent, on ne [saurait voir] une non-conformité à l’article 155 de la Constitution dans la redéfinition du nombre de membres dont les services sont nécessaires en fonction de la nouvelle organisation du Conseil d’État à la suite d’un changement structurel du pouvoir judiciaire effectué conformément à l’article 142 de la Constitution.

159. Le fait que le nombre de membres fixé soit inférieur au nombre de membres précédent est conforme à la finalité de la modification. À ce stade, il convient de déterminer s’il existe une obligation constitutionnelle [imposant que] les membres en fonction du Conseil d’État continuent à travailler en tant que membres du Conseil d’État jusqu’à l’âge de soixante-cinq ans, qui est l’âge obligatoire de départ à la retraite prévu par la Constitution, malgré la réduction du nombre de membres du Conseil d’État.

160. L’article 140 de la Constitution énonce que les juges exercent leurs fonctions dans le respect du principe de l’indépendance des tribunaux et des garanties dont bénéficient les magistrats. Les principe de l’indépendance des tribunaux et les garanties dont bénéficient les magistrats ne sont pas une faveur accordée aux tribunaux et aux juges, mais un [ensemble de règles] qui vise à ce que tout type de comportement susceptible d’influencer les tribunaux soit enrayé et que les juges ne puissent être privés de leurs droits statutaires, et en particulier démis de leurs fonctions, en raison de leurs décisions, afin de garantir que les procédures soient menées de manière équitable et impartiale conformément au principe de la séparation des pouvoirs et de l’état de droit.

161. Par membre (...) du Conseil d’État, [il faut entendre] son président, son procureur général, son vice-président, ses présidents de chambre ainsi que [les autres] membres. Le nombre de membres (...) du Conseil d’État, qui était auparavant de cent quatre‑vingt‑quinze, a été fixé à cent seize par la réglementation attaquée dans la présente affaire.

162. Le nouveau nombre de membres [ainsi] déterminé correspond au nombre de membres du Conseil d’État dont les services sont nécessaires dans l’ordre juridictionnel [nouvellement constitué]. L’idée qu’aucun motif, même justifié, ne permette de mettre fin aux mandats des membres du Conseil d’État avant l’âge de soixante-cinq ans aurait pour conséquence l’impossibilité de mettre en œuvre pendant longtemps les changements fondamentaux apportés à l’organisation du pouvoir judiciaire et des voies de recours. Dans ce cas, l’intérêt public attendu de la réglementation ne pourrait pas être réalisé dans les délais prévus.

163. Or, comme indiqué en détail ci-dessus, la raison de la cessation des mandats des membres existants suite à la réduction du nombre de membres est le changement structurel du système juridictionnel. Il est incontestable que cette modification structurelle n’est pas un changement ordinaire, commun et simple. On ne peut pas dire que ce changement, de par sa nature, ne pourrait être accepté comme un motif valable de l’adoption des normes en cause dans la présente affaire. En ce sens, il n’est pas possible de parler d’une obligation, en vertu de la garantie [de l’inamovibilité des magistrats], de maintien jusqu’à l’âge de soixante-cinq ans comme membres du Conseil d’État restructuré des membres du Conseil d’État en excédent au regard du nombre redéfini de postes dans cette juridiction, sans tenir compte de la nécessité ou non de leur service en tant que membres du Conseil d’État dans le nouveau système.

164. La réduction du nombre de membres du Conseil d’État étant sans lien avec l’activité juridictionnelle des membres en fonction et les décisions qu’ils prennent dans ce cadre, on ne peut pas dire qu’elle est contraire au principe de l’indépendance des tribunaux.

165. Pour la raison susmentionnée, la cessation du mandat des membres du Conseil d’État dans le cadre de la réduction du nombre de membres [de cette juridiction] ne constitue pas, en soi, une atteinte à l’indépendance des tribunaux et aux garanties attachées à la fonction de juge. Dans le cadre de l’examen des dispositions relatives à la cessation du mandat des membres du Conseil d’État au regard du principe de l’indépendance des tribunaux et des garanties dont bénéficient les juges, il convient de se prononcer sur [la question de savoir] si lesdites dispositions sont fondées sur un motif autre que l’intérêt public et si les mesures légales à prendre à l’égard des membres révoqués sont conformes auxdits principes.

166. Dans le cadre du contrôle de constitutionnalité, l’objet de l’examen [mené par la Cour constitutionnelle] n’est pas de déterminer si la conception de l’intérêt public retenue par le législateur est pertinente, mais si la norme examinée a été adoptée en tenant compte des intérêts de certains individus ou groupes autres que l’intérêt public. Il ressort de l’examen effectué à cet égard que rien ne permet de conclure que les dispositions en question ont été édictées en faveur ou à l’encontre de certains individus ou qu’elles l’ont été pour des intérêts privés et non pas dans l’intérêt public.

167. Le législateur, qui a fixé le nombre de membres du Conseil d’État, a donné toute autorité pour ramener l’effectif des membres existants au nombre de membres nouvellement déterminé au CSJP et au Président de la République, qui, selon la Constitution, sont responsables et compétents pour élire les membres du Conseil d’État.

168. Indiquant que les fonctions des membres du Conseil d’État prendront fin à la date de son entrée en vigueur, la loi précise que les [nouveaux] membres sont élus par le CSJP et le Président de la République dans un délai de cinq jours à compter de cette date. Il n’est pas possible d’élire comme membres du Conseil d’État d’autres personnes que les membres en fonction.

169. Le troisième paragraphe de l’article 155 de la Constitution dispose que trois quarts des membres du Conseil d’État sont élus par le CSJP parmi les juges et les procureurs de la justice administrative et ceux considérés comme relevant de cette profession, et qu’un quart sont élus par le Président de la République parmi les fonctionnaires spécifiés par la loi. L’article 104 de la Constitution mentionne aussi « l’élection d’un quart des membres du Conseil d’État » parmi les devoirs et pouvoirs du Président de la République concernant le pouvoir judiciaire.

170. Les normes [prévoyant que] le CSJP élira les [nouveaux] membres du Conseil d’État parmi les membres qu’il avait élus [auparavant] et dont le mandat a pris fin, et que le Président de la République les élira parmi ceux précédemment élus par lui ne sont pas contraires aux dispositions susmentionnées de la Constitution.

171. L’article 155, quatrième alinéa, de la Constitution énonce que « le président, le procureur général, les vice-présidents et les présidents de chambres du Conseil d’État sont élus pour quatre ans par l’assemblée plénière du Conseil d’État parmi ses membres, au scrutin secret et à la majorité absolue du nombre total de ceux-ci... ».

172. Le normes [litigieuses] prévoient que les membres du Conseil d’État qui exercent les fonctions de président, de procureur général, de vice-président et de président de chambre du Conseil d’État à la date d’entrée en vigueur de la loi continuent d’être membres du Conseil d’État, à l’exception de ceux qui agissent en qualité de suppléant.

173. La Constitution indiquant que le mandat des personnes occupant ces fonctions est de quatre ans, il est conforme à ladite disposition constitutionnelle impérative de prévoir que le mandat de ces magistrats se poursuive afin de leur permettre de continuer à exercer leurs fonctions pendant la période visée par la Constitution. Par conséquent, il n’est pas inconstitutionnel d’exclure les personnes susmentionnées du champ des membres du Conseil d’État dont le mandat prend fin.

174. Pour les mêmes raisons, l’inclusion du président, du procureur général, des vice‑présidents et des présidents de chambre du Conseil d’État dans [l’effectif des membres] du Conseil d’État n’est pas constitutive d’une violation de la Constitution.

175. L’article 10 de la Constitution énonce le principe d’égalité devant la loi en disposant que « [t]ous sont égaux devant la loi sans aucune distinction fondée sur la langue, la race, la couleur, le sexe, l’opinion politique, la croyance philosophique, la religion, la secte et autres raisons similaires. Aucun privilège ne sera accordé à une personne, une famille, un groupe ou une classe. Les organes de l’État et les autorités administratives sont tenus d’agir conformément au principe de l’égalité devant la loi dans tous leurs actes ».

176. Le principe d’égalité devant la loi consacré par l’article susmentionné de la Constitution s’applique à ceux qui ont le même statut juridique. Ce principe porte sur l’égalité de droit et non pas sur l’égalité de fait. Le principe d’égalité a pour but d’assurer que des personnes se trouvant dans la même situation sont soumises au même traitement devant la loi et d’empêcher les discriminations et les privilèges. Ce principe interdit de porter atteinte à l’égalité devant la loi en appliquant des règles différentes à des personnes et communautés se trouvant dans la même situation. L’égalité devant la loi ne signifie pas que tous les individus sont soumis aux mêmes règles à tous égards. Les caractéristiques que présente la situation de certaines personnes ou communautés peuvent exiger des règles et des pratiques différentes. Dans le cas où les mêmes situations juridiques sont soumises aux mêmes règles et des situations juridiques différentes sont soumises à des règles différentes, le principe d’égalité tel que garanti par la Constitution n’est pas méconnu.

177. [Concernant l’allégation] selon laquelle les normes [litigieuses] seraient contraires à l’article 10 de la Constitution, étant donné que, comme il est indiqué ci‑dessus, les normes litigieuses découlent des dispositions de l’article 155 de la Constitution, il ne peut y avoir de violation de l’article 10.

178. Par ailleurs, même s’il est également avancé que le fait que certains [seulement] des membres du Conseil d’État dont le mandat prend fin seront réélus comme membres et que d’autres ne le seront pas constitue une violation du principe de l’égalité, cette situation, qui est une conséquence naturelle de l’élection d’un nombre déterminé de membres au Conseil d’État, ne peut s’analyser en une atteinte à l’égalité devant la loi, puisqu’il n’est pas possible, compte tenu du nombre [nouvellement] prévu de membres du Conseil d’État, que tous soient élus membres de cette juridiction.

179. S’il est prévu que certains des membres du Conseil d’État dont le mandat prend fin sont réélus comme membres du Conseil d’État, ceux qui ne le sont pas seront nommés à un poste dans la magistrature administrative ou dans l’administration.

180. L’article 140 de la Constitution énonce que les nominations des juges et des procureurs sont régies par la loi conformément au principe de l’indépendance des tribunaux et aux garanties dont bénéficient les magistrats, et l’article 159 indique que le CSJP mène les procédures de nomination et de mutation des juges et des procureurs.

181. La norme [litigieuse] dispose que les personnes qui ne sont pas réélues membres du Conseil d’État par le CSJP sont nommées par la chambre compétente de cet organe à un poste dans la magistrature administrative conformément à leur classe et à leur grade dans les dix jours à compter de la date d’entrée en vigueur de la loi. Cette règle peut également être considérée comme la réitération, dans le cadre du champ d’application de l’article provisoire, de la réglementation introduite par l’amendement apporté à l’article 9 de la loi no 2575 pour les membres du Conseil d’État dont le mandat prend fin et qui ne peuvent pas être réélus comme tels.

182. Par conséquent, les motifs exposés relativement au contrôle de constitutionnalité de l’alinéa (4) de l’article 9 de la loi précitée sont également valables à l’égard de cette norme ; compte tenu du fait, [d’une part,] que les magistrats en question sont nommés juges ou procureurs par le CSJP, qui est responsable de la nomination des juges et procureurs concernant la justice administrative en vertu de l’article 159 de la Constitution et qui est établi et fonctionne conformément au principe de l’indépendance des tribunaux et aux garanties attachées à la fonction de juge, et, [d’autre part,] que dans leurs nouveaux postes, ces personnes continueront à travailler dans le respect du principe de l’indépendance des tribunaux et des garanties dont bénéficient les juges, la nomination de ces magistrats à un poste conforme à leur classe et à leur grade dans le système judiciaire administratif ne porte pas atteinte auxdits principe et garanties, ni au principe de l’état de droit. En d’autres termes, il n’est pas contraire au principe de l’indépendance des tribunaux et aux garanties attachées à la fonction de juge que les magistrats qui ont été démis de leurs fonctions de membre du Conseil d’État comme conséquence inévitable des changements apportés à la structure et au nombre des membres de cette juridiction (...) continuent à travailler en tant que juges.

183. En ce qui concerne les personnes qui n’ont pas été réélues membres du Conseil d’État par le Président de la République, elles se sont vu offrir le droit de choisir.

184. Il est [en effet] prévu [par la norme litigieuse] que les personnes demandant à être nommées à un poste dans la magistrature administrative dans un délai de cinq jours à compter de la date de l’élection sont nommées dans un délai de cinq jours par la chambre compétente du CSJP à un poste dans la magistrature administrative conforme à leur classe et à leur grade (...) [Cette] disposition n’est pas inconstitutionnelle.

185. Il [y] est indiqué [en outre] que les personnes ne demandant pas à être nommées à un poste dans la magistrature administrative dans un délai de cinq jours à compter de la date de l’élection font l’objet d’une notification au bureau du Premier ministre en vue de leur nomination à un autre poste. Il est entendu que ces personnes sont nommées à un poste au sein de l’administration.

186. Dans le recours, il est soutenu que le fait que l’affectation de ces magistrats soit déterminée par l’administration implique une évaluation par celle-ci, aux fins de la détermination de ladite affectation, des décisions qu’ils ont antérieurement rendues, et que [par conséquent] pareille détermination par l’administration de la nouvelle affectation des personnes concernées, dont les décisions sont vérifiées [à cette fin], est contraire au principe de l’indépendance des tribunaux et aux garanties dont bénéficient les juges.

187. Le fait pour les personnes qui, bien qu’ayant la possibilité de continuer à travailler comme juge après leurs fonctions de membre du Conseil d’État, préfèrent y renoncer et être nommées à une fonction administrative, d’être nommées à leurs nouvelles fonctions par l’administration en raison de cette préférence est une exigence du principe de la séparation des pouvoirs, et pareille nomination desdites personnes par l’administration au sein de laquelle elles veulent travailler ne va pas à l’encontre du principe de l’indépendance des tribunaux et des garanties dont jouissent les juges.

188. Le principe de sécurité juridique, qui est l’une des exigences de l’état de droit consacré à l’article 2 de la Constitution, requiert que les normes soient prévisibles, que les individus aient confiance en l’État dans tous les actes et actions de ce dernier et que l’État évite, dans les actes législatifs, les méthodes qui sapent ce sentiment de confiance.

189. L’article 36, premier alinéa, de la Constitution, intitulé « Liberté de demander justice », énonce que « toute personne a le droit de demander justice et de se défendre en tant que demandeur ou défendeur, par l’utilisation de moyens et de voies de recours légitimes, devant les autorités judiciaires, ainsi que le droit à un procès équitable », la conséquence naturelle de cette disposition étant que le droit d’accès aux instances judiciaires des demandeurs ou des défendeurs est garanti, ainsi que le droit à un procès équitable.

190. Le droit d’accès à un tribunal est un des éléments fondamentaux de la liberté de demander justice. Il comprend le droit de porter un litige devant un tribunal habilité à le trancher. Le moyen le plus efficace et le plus sûr pour une personne, d’une part, de se défendre contre une injustice ou un dommage qu’elle a subi ou d’affirmer et prouver son bon droit contre une pratique ou un acte injuste dont elle a fait l’objet, et, d’autre part, d’obtenir réparation de son préjudice, est d’exercer son droit d’ester en justice. La reconnaissance du droit d’ester en justice constitue une condition préalable à la liberté de demander justice.

191. Comme la Cour constitutionnelle l’a déjà déclaré à propos de la réglementation relative à la révocation et la réaffectation des fonctionnaires en vertu d’une loi ;

« Le principe de sécurité juridique exige que les fonctionnaires ne puissent être démis de leurs fonctions que s’il existe un motif qui justifie de [le faire]. Bien qu’il soit de règle que la révocation des fonctionnaires du poste qu’ils occupent et leur affectation à un autre poste soient réalisées par un acte administratif les concernant adopté en ce sens, il est également admis que des actes législatifs peuvent être élaborés sur ce sujet en cas de nécessité légale et factuelle. Les réglementations introduites en raison d’une telle nécessité qui ne méconnaissent pas les droits acquis des personnes concernées ne portent pas atteinte au principe de sécurité juridique.

Le législateur peut édicter des dispositions relatives aux agents publics en déterminant les conditions d’exécution du service public dans le respect de la Constitution. En fonction des exigences du service public et de l’intérêt général, il peut créer de nouveaux postes ou supprimer certains postes existants. En outre, les relations entre les administrations publiques et les agents publics étant régies par des réglementations de principe, il peut établir de nouvelles règles ou modifier les règles existantes concernant le statut desdits agents.

Dans le cadre de la restructuration des institutions et organisations publiques, la cessation des fonctions d’agents publics occupant certains postes dans les institutions et organisations dont la structure organisationnelle a été modifiée et leur affectation à d’autres postes sont un exemple de réglementation légale, introduite en raison d’une nécessité légale et factuelle, [qui] n’entraîne pas de violation de la liberté de demander justice.

Dans ce cas, la raison de la nomination des intéressés à d’autres postes est la réorganisation de l’institution ou de l’organisation concernée, ce qui est complètement différent des procédures de mutation mises en œuvre par l’administration sur la base des lois en vigueur et en tenant compte de la situation subjective de l’agent public. En raison de ladite nécessité légale et factuelle, les nominations à un autre poste qui préservent les droits acquis relèvent du pouvoir d’appréciation du législateur (Cour constitutionnelle, E.2014/57, K.2014/81, 10 avril 2014). »

192. Dans le cadre du contrôle effectué relativement au recours formé en vue de l’annulation de la loi no 6524 du 15 février 2014 sur l’amendement de certaines lois, qui portait sur la cessation des fonctions des juges en poste à la CSJP et à l’Académie de justice de Türkiye, la Cour constitutionnelle a examiné si la révocation des fonctionnaires était fondée sur une nécessité légale et factuelle découlant d’un changement structurel apporté à l’institution dans laquelle ils travaillaient, et à la suite de cet examen, tout en annulant les dispositions de la norme relatives à la révocation des juges travaillant au CSJP, elle a conclu que la réglementation légale prévoyant la révocation des juges travaillant à l’Académie de justice de Türkiye n’était pas inconstitutionnelle (Cour constitutionnelle, E. 2014 /57, K.2014/81, 10 avril 2014).

193. Les membres du Conseil d’État relevant également de la catégorie des agents publics au sens large, la législation prévoyant la cessation de la qualité de membre du Conseil d’État peut donner lieu à un contrôle [de constitutionnalité] dans le cadre de la jurisprudence susmentionnée. Étant donné que le fait de transformer le Conseil d’État en une structure plus restreinte par une réduction du nombre de ses chambres, qui est motivé par l’introduction de la voie d’appel et la diminution corrélative de la charge de travail du Conseil d’État, comme énoncé dans l’exposé des motifs de la loi et expliqué en détail ci-dessus, entraîne la révocation des membres du Conseil d’État comme une conséquence légale et factuelle inévitable de ladite modification structurelle, ladite réglementation n’emporte pas violation du principe de sécurité juridique et du droit d’accès à un tribunal.

194. Les droits statutaires des magistrats qui ne sont pas réélus comme membres du Conseil d’État sont régis par le paragraphe 7) de l’article [27 provisoire de la loi no 2575, inséré par l’article 12 de la loi no 6723], qui énonce que les droits statutaires de ceux dont le mandat au Conseil d’État a pris fin continuent d’être couverts par le Conseil d’État jusqu’à leur élection ou nomination, et que ceux qui sont nommés à des postes administratifs parce qu’ils n’ont pas demandé un poste dans la magistrature administrative continuent de recevoir l’ensemble des salaires, allocations, augmentations et indemnités, ainsi que les autres droits financiers et sociaux, qui sont prévus pour les membres du Conseil d’État.

195. L’article 139 de la Constitution dispose que les juges et les procureurs ne peuvent être privés de leurs salaires, indemnités et autres droits statutaires, même en raison de la suppression d’une juridiction ou d’un poste.

196. Au terme de l’analyse de la procédure législative concernant la norme [litigieuse], [il apparaît que] bien que le projet de loi ait indiqué que tous ceux qui ne seraient pas réélus en tant que membres du Conseil d’État continueraient, sans distinction entre eux, à recevoir l’ensemble des salaires, allocations, augmentations, indemnités et autres droits financiers et sociaux accordés aux membres du Conseil d’État, la commission de justice de la Grande Assemblée nationale de Türkiye, devant laquelle le projet de loi a été discuté, a introduit une modification dans le texte de loi au motif qu’« étant donné que les [anciens] membres du Conseil d’État nommés à un poste dans le système judiciaire administratif avec le titre de juge et de procureur continueront à bénéficier des garanties dont jouissent les magistrats et de tous les droits financiers et sociaux dont bénéficient les juges, il n’est pas nécessaire d’édicter une disposition protégeant les droits statutaires de ces personnes », et il a été prévu que seuls ceux qui seraient nommés à des postes administratifs parce qu’ils n’avaient pas demandé leur nomination à un poste dans le système judiciaire administratif continueraient à bénéficier des droits statutaires accordés aux membres du Conseil d’État, l’article ayant été adopté par la Grande Assemblée nationale de Türkiye et promulgué dans sa version amendée.

197. Considérant qu’après la date d’entrée en vigueur de la loi, [qui a entraîné] la fin du mandat des membres du Conseil d’État, il n’y a pas de différence entre les droits statutaires des membres du Conseil d’État et ceux des juges qui n’ont pas été réélus et qui ont été nommés à un poste conforme à leur classe et à leur grade dans la magistrature administrative ; que les salaires, allocations, augmentations, indemnités et autres droits financiers et sociaux [que perçoivent] ces personnes pendant qu’elles travaillent et les pensions qu’elles touchent lorsqu’elles prennent leur retraite sont les mêmes ; ne sont pas contraires aux garanties dont bénéficient les magistrats les dispositions qui prévoient que seuls ceux qui ne sont pas réélus comme membres du Conseil d’État par le Président de la République et qui sont nommés à des postes administratifs parce qu’ils n’ont pas demandé un poste dans la magistrature administrative continueront à bénéficier de l’ensemble des droits statutaires prévus pour les membres du Conseil d’État, et n’édictent pas de réglementation distincte pour ceux qui exerceront des fonctions de juges.

198. La norme disposant que ceux qui ne sont pas réélus comme membres du Conseil d’État par le Président de la République et qui ne souhaitent pas occuper un poste dans la magistrature administrative continueront à recevoir l’ensemble des salaires, allocations, augmentations, indemnités et autres droits financiers et sociaux accordés aux membres du Conseil d’État procède de l’exercice par le législateur de son pouvoir discrétionnaire en matière de droits statutaires en vue de ne pas créer de différence entre lesdites personnes et les magistrats dont le mandat au Conseil d’État a pris fin et qui occupent des postes de juge dans la magistrature administrative, et elle n’est pas constitutive d’une violation du principe de l’état de droit et des garanties dont jouissent les magistrats.

199. Pour toutes les raisons exposées, les normes [litigieuses] ne sont pas contraires aux articles 2, 10, 36, 138, 139, 140 et 155 de la Constitution. Le recours en annulation doit être rejeté ».

28. Sept membres de la Cour constitutionnelle se sont écartés de l’opinion de la majorité concernant la disposition de la loi no 6723 prévoyant la cessation des mandats des juges membres du Conseil d’État ou de la Cour de cassation, exprimant des opinions dissidentes jointes à cet arrêt. Ils ont estimé que la cessation en vertu de ladite loi des mandats des membres juges du Conseil d’État ou de la Cour de cassation portait atteinte aux garanties dont jouissent les magistrats et que cette loi n’avait pas ménagé un juste équilibre entre l’atteinte à ces principes et le but visé.

À cet égard, ils ont notamment considéré, d’une part, que le législateur avait modifié la situation des membres des hautes juridictions d’une manière incompatible avec les garanties attachées à la fonction de juge, et que pareille ingérence était inconciliable avec les principes de l’indépendance judiciaire et de la séparation des pouvoirs et, d’autre part, que la mesure litigieuse n’était pas une conséquence nécessaire et inévitable de l’instauration des juridictions d’appel, pas plus que la création de celles-ci ne constituait une nécessité légale et factuelle exigeant l’édiction de ladite mesure dans le cadre de l’adoption de la loi no 6723. Sur ce point, ils ont observé qu’alors que la loi no 5325 du 26 septembre 2004, entrée en vigueur le 1er juin 2005, prévoyait l’instauration des cours d’appel régionales dans les deux ans qui suivraient, ces dernières juridictions n’avaient été créées que douze ans plus tard, et que le nombre de membres du Conseil d’État et de la Cour de cassation avait été augmenté à plusieurs reprises avant et après l’élaboration de la loi no 6723. Ils ont ajouté que le législateur avait, parmi les différentes options s’offrant à lui, la possibilité d’assurer, conformément aux garanties dont jouissent les magistrats, le maintien en fonction des membres des hautes juridictions en prévoyant la réduction graduelle de leur nombre parallèlement à l’instauration et à la mise en activité des juridictions d’appel. Ils ont relevé, en outre, que les membres des hautes juridictions dont le mandat avait été abrégé et qui avaient été nommés ensuite à un poste de juge ne disposaient pas des mêmes garanties qu’auparavant, notamment concernant l’assurance santé et le régime disciplinaire et pénal applicable. Ils ont estimé par ailleurs que les membres des hautes juridictions, qui avaient été élus pour y être juges jusqu’à l’âge de soixante-cinq ans, avaient une attente légitime en ce sens, et que les dispositions légales qui mettaient fin à leurs mandats de manière incompatible avec les garanties constitutionnelles dont ils bénéficiaient à cet égard ne pouvaient être regardées comme prévisibles.

2. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNATIONAUX

29. Pour l’exposé du droit et de la pratique internationaux pertinents en l’espèce, il est renvoyé aux paragraphes 120 à 144 de l’arrêt Grzęda c. Pologne ([GC], no 43572/18, 15 mars 2022).

EN DROIT

1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

30. Invoquant les articles 6 § 1 et 13 de la Convention, le requérant se plaint de l’impossibilité pour lui de soumettre à un contrôle juridictionnel la mesure de cessation, prévue par la loi no 6723, de son mandat de membre juge du Conseil d’État. Il dénonce également l’absence d’une voie de recours par le biais de laquelle il aurait pu contester la décision du CSJP de ne pas le désigner membre du Conseil d’État dans sa nouvelle composition formée après la cessation anticipée du mandat des membres en exercice.

31. La Cour rappelle, tout d’abord, qu’elle n’est pas tenue par les moyens de droit avancés par un requérant en vertu de la Convention et de ses Protocoles et qu’elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par le requérant (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018). Elle réaffirme, ensuite, que l’article 6 de la Convention constitue une lex specialis par rapport à l’article 13, les exigences du second se trouvant comprises dans celles, plus strictes, du premier (Grzęda c. Pologne [GC], no 43572/18 § 352, 15 mars 2022). Dès lors, maîtresse de la qualification juridique des faits, elle estime opportun d’examiner les griefs du requérant sous le seul angle de l’article 6 § 1 de la Convention, qui est ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

1. Sur la recevabilité

1. Arguments des parties

a) Le Gouvernement

32. Le Gouvernement soulève deux exceptions d’irrecevabilité, tirées l’une de l’incompatibilité ratione materiae du grief et l’autre du non‑épuisement des voies de recours internes.

33. Il soutient qu’en l’espèce, le requérant ne disposait pas d’un droit civil au sens de l’article 6 de la Convention au regard du critère établi dans l’arrêt Vilho Eskelinen et autres c. Finlande ([GC], no 63235/00, § 62, CEDH 2007‑II) de la Cour. Il argue, tout d’abord, que la première condition de ce critère est remplie, le droit interne ayant, selon lui, exclu l’accès à un tribunal relativement à la mesure de cessation du mandat de membre du Conseil d’État du requérant. Il expose, sur ce point, qu’une loi mettant fin à un mandat de membre d’une haute juridiction ne peut, de par sa nature, faire l’objet, d’aucun contrôle juridictionnel. Il ajoute que la voie de recours individuel devant la Cour constitutionnelle ne peut être prise en compte à cet égard, expliquant qu’elle constitue un mécanisme extraordinaire visant au redressement des droits du point de vue de la protection des droits de l’homme et qu’elle ne peut, par conséquent, être considérée comme offrant un droit d’accès à un tribunal au sens du critère Eskelinen. Il précise en outre que, contrairement aux circonstances de l’arrêt Baka c. Hongrie ([GC], no 20261/12, 23 juin 2016), le législateur turc a mis fin au mandat de tous les membres juges des hautes juridictions dans le cadre de la mise en œuvre d’une réforme majeure pour la réorganisation du système judiciaire, consistant en l’instauration de juridictions d’appel régionales.

34. Quant à la seconde condition du critère Eskelinen, le Gouvernement expose qu’en tant que membre juge d’une haute juridiction, le requérant participait directement à l’exercice de pouvoirs conférés par le droit public et s’acquittait de ses devoirs pour la préservation des intérêts généraux de l’État, et il considère que l’exclusion de la mesure litigieuse du contrôle juridictionnel était dès lors justifiée. Le Gouvernement estime par conséquent que l’exclusion de l’accès à un tribunal de la cessation anticipée du mandat de membre du Conseil d’État du requérant était conforme à l’état de droit et aux principes Eskelinen.

35. Le Gouvernement excipe ensuite d’un non-épuisement des voies de recours internes, arguant qu’à la date de la présentation de ses observations, le recours individuel que le requérant avait introduit devant la Cour constitutionnelle était toujours pendant.

b) Le requérant

36. Le requérant conteste les exceptions du Gouvernement. Il soutient qu’il avait un droit à ne pas voir son mandat de membre du Conseil d’État se terminer prématurément, et que le droit national n’excluait pas « explicitement » la cessation dudit mandat du droit d’accès à un tribunal. Il affirme, à cet égard, que selon les dispositions pertinentes de la Constitution et de la loi sur le Conseil d’État, telles qu’elles étaient en vigueur et applicables avant l’adoption de la loi no 6723, il disposait du droit de conserver son mandat jusqu’à l’âge de 65 ans, à moins qu’il n’y fût mis fin par une démission ou par un départ à la retraite pour des raisons spécifiques, auquel cas, selon lui, l’article 75 de la loi no 2575 prévoyait un contrôle juridictionnel. Il argue par suite que la cessation du mandat des membres du Conseil d’État est en principe soumise à un contrôle juridictionnel, et qu’en le privant de la possibilité de former un recours judiciaire contre cette mesure, la loi no 6723 apportait une exception au principe en question. Se référant en particulier aux paragraphes 109 à 111 de l’arrêt Baka (précité), il estime par conséquent qu’en l’espèce est en cause une contestation réelle et sérieuse sur un droit civil à raison de la cessation de son mandat en vertu de la loi no 6723. Il considère donc que la première condition prévue dans l’arrêt Vilho Eskelinen et autres (précité) relativement à l’exclusion de la protection consacrée à l’article 6 n’est pas remplie et que cette disposition est applicable sous son volet civil à la présente cause.

37. Quant à l’exception relative au non-épuisement des voies de recours internes, le requérant expose que compte tenu du délai de traitement de son recours individuel et des décisions contradictoires que la haute juridiction aurait rendues sur les recours portant sur la question en cause, la voie de recours individuel devant la Cour constitutionnelle était ineffective dans la présente affaire.

c) La tierce intervenante

38. La Volunteer Jurists Association soutient que le mandat de membre du Conseil d’État du requérant a été abrégé en méconnaissance des dispositions du droit interne applicables à l’époque des faits, lesquelles ne prévoyaient pas, selon elle, la possibilité de mettre fin au mandat des membres des hautes juridictions avant leur départ à la retraite. Elle estime que l’exclusion de cette mesure de l’accès à un tribunal découle d’une loi qui, à ses yeux, est de nature à fragiliser l’indépendance judiciaire et à consolider l’influence du pouvoir politique sur les organes judiciaires, et qu’elle ne peut par conséquent être considérée comme compatible avec le principe de l’état de droit.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur l’exception tirée de l’incompatibilité ratione materiae du grief

i. Les principes généraux

39. La Cour rappelle que pour que l’article 6 § 1 trouve à s’appliquer sous son volet « civil », il faut qu’il y ait contestation sur un « droit » que l’on peut prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne, que ce droit soit ou non protégé par la Convention. Il doit s’agir d’une contestation réelle et sérieuse, qui peut concerner aussi bien l’existence même d’un droit que son étendue ou ses modalités d’exercice. De plus, l’issue de la procédure doit être directement déterminante pour le droit en question, un lien ténu ou des répercussions lointaines ne suffisant pas à faire entrer en jeu l’article 6 § 1 (voir, parmi beaucoup d’autres, Baka, précité, § 100). Enfin, le droit doit revêtir un caractère « civil » (Grzęda, précité, § 257).

40. Pour décider si le « droit » invoqué possède une base en droit interne, il faut prendre pour point de départ les dispositions du droit national et l’interprétation qu’en font les juridictions internes (voir, par exemple, Al‑Dulimi et Montana Management Inc. c. Suisse [GC], no 5809/08, § 97, 21 juin 2016). La Cour rappelle que c’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne. Sauf si l’interprétation retenue est arbitraire ou manifestement déraisonnable, la tâche de la Cour se limite à déterminer si ses effets sont compatibles avec la Convention (Radomilja et autres, précité, § 149). Ainsi, lorsque les juridictions nationales supérieures ont analysé de façon complète et convaincante la nature précise de la restriction du droit d’accès à un tribunal, et ce en s’appuyant sur la jurisprudence pertinente issue de la Convention et sur les principes qui en découlent, la Cour doit avoir des motifs très sérieux pour prendre le contre-pied de ces juridictions en substituant aux leurs ses propres vues sur une question d’interprétation du droit interne et en jugeant, contrairement à elles, que la personne concernée pouvait prétendre de manière défendable posséder un droit reconnu par la législation interne (Grzęda, précité, § 259).

41. En ce qui concerne les agents relevant de la fonction publique, il ressort des critères posés dans l’arrêt Vilho Eskelinen et autres (précité) que deux conditions doivent être remplies pour que l’État défendeur puisse invoquer devant la Cour le statut de fonctionnaire de l’intéressé afin de justifier son exclusion de la protection consacrée à l’article 6. En premier lieu, le droit interne de l’État concerné doit avoir exclu l’accès à un tribunal (Grzęda, précité, § 292), s’agissant du poste ou de la catégorie de salariés en question. En second lieu, cette dérogation doit reposer sur des motifs objectifs liés à l’intérêt de l’État. Pour que l’exclusion soit justifiée, il ne suffit pas que l’État démontre que le fonctionnaire en question participe à l’exercice de la puissance publique ou qu’il existe un lien spécial de confiance et de loyauté entre l’intéressé et l’État employeur. Il faut aussi que l’État montre que l’objet du litige est lié à l’exercice de l’autorité étatique ou remet en cause le lien spécial susmentionné. Ainsi, rien en principe ne justifie de soustraire aux garanties de l’article 6 les conflits ordinaires du travail – tels ceux portant sur un salaire, une indemnité ou d’autres droits de ce type – à raison du caractère spécial de la relation entre le fonctionnaire concerné et l’État en question. En pratique, il y aura présomption que l’article 6 trouve à s’appliquer, et il appartiendra à l’État défendeur de démontrer, premièrement, que d’après le droit national le requérant fonctionnaire n’a pas le droit d’accéder à un tribunal, et, deuxièmement, que l’exclusion des droits garantis par l’article 6 à l’égard de ce fonctionnaire est fondée (ibidem, § 62 et Grzęda, précité, § 261).

42. La Cour rappelle en particulier que pour que la législation nationale excluant l’accès à un tribunal ait un quelconque effet au titre de l’article 6 § 1 dans un cas donné, elle doit être compatible avec la prééminence du droit. Cette notion, qui est non seulement mentionnée expressément dans le préambule de la Convention mais aussi inhérente à tous les articles de ce texte, commande notamment que toute ingérence dans l’exercice d’un droit soit en principe fondée sur un instrument d’application générale (Baka, précité, § 117 et Grzęda, précité, § 299).

43. Si dans l’arrêt Vilho Eskelinen et autres (précité, § 61) la Cour a dit que son raisonnement se limitait à la situation des fonctionnaires, elle a ensuite appliqué les critères établis dans cet arrêt à des litiges concernant des juges. Elle a observé que, s’ils ne font pas partie de l’administration au sens strict, les magistrats ne font pas moins partie de la fonction publique au sens large (Baka, précité, § 104 et Grzęda, précité, § 262). La Cour a appliqué les critères énoncés dans l’arrêt Vilho Eskelinen et autres (précité) à tous les types de litiges concernant des juges, y compris des litiges relatifs à la cessation d’un mandat (de président de la Cour suprême, de président d’une cour d’appel ou de vice-président d’un tribunal régional, par exemple) sans cessation des fonctions de juge (Baka, précité, §§ 34 et 107-111, Denisov c. Ukraine [GC], no 76639/11, § 54, 25 septembre 2018, et Broda et Bojara c. Pologne, nos 26691/18 et 27367/18, §§ 121-123, 29 juin 2021), à l’interdiction faite à un juge d’exercer ses fonctions judiciaires consécutivement à une réforme législative (Gumenyuk et autres c. Ukraine, no 11423/19, §§ 61 et 65-67, 22 juillet 2021), à la cessation prématurée d’un mandat de procureur principal (Kövesi c. Roumanie, no 3594/19, §§ 124-125, 5 mai 2020) et à la cessation prématurée du mandat de membre juge du conseil national de la magistrature sans cessation des fonctions de juge (Grzęda, précité, §§ 287-327).

44. En outre, la relation de travail entre les juges et l’État doit se comprendre à la lumière des garanties spécifiques essentielles à l’indépendance de la justice. Ainsi, lorsqu’il est fait référence à « la confiance et la loyauté spéciales » exigées des juges, il s’agit de la loyauté envers la prééminence du droit et la démocratie et non envers les détenteurs de la puissance publique. La nature complexe de la relation de travail entre les juges et l’État commande que les premiers soient suffisamment éloignés des autres branches de l’État dans l’exercice de leurs fonctions pour pouvoir rendre, sans craintes ni faveurs, des décisions fondées a fortiori sur les exigences du droit et de la justice. Il serait illusoire de croire que les juges peuvent faire respecter l’état de droit et donner effet à la Convention s’ils sont privés par le droit interne des garanties posées par la Convention sur les questions touchant directement à leur indépendance et à leur impartialité (Bilgen c. Turquie, no 1571/07, § 79, 9 mars 2021, Broda et Bojara, précité, § 120, et Grzęda, précité, § 264).

ii. L’application de ces principes en l’espèce

α) Sur l’existence d’un droit

45. La Cour note qu’à l’époque des faits, le requérant était un magistrat des juridictions administratives et qu’il avait été élu membre du Conseil d’État par le CSJP en 2011 (paragraphe 4 ci-dessus).

46. Elle relève ensuite qu’il a été mis fin au mandat de juge au Conseil d’État du requérant, sans que son statut de magistrat soit affecté par cette mesure, par l’article 12 de la loi no 6723, entrée en vigueur le 23 juillet 2016, qui a introduit l’article 27 provisoire dans la loi no 2575 sur le Conseil d’État (paragraphe 26 ci-dessus). Cette dernière disposition visait à réduire le nombre de membres du Conseil d’État en raison de la mise en place d’un système de juridictions à trois niveaux et du transfert des compétences d’appel aux cours administratives régionales, ces modifications devant entraîner une diminution de la charge de travail de la haute juridiction administrative (paragraphes 9, 10 et 26).

47. La Cour constate que la Constitution turque n’énonce pas expressément une durée de mandat déterminée concernant les membres juges du Conseil d’État (paragraphe 19 ci-dessus), et qu’il en allait de même de la loi no 2575 sur le Conseil d’État avant l’adoption de la loi no 6723, laquelle a fixé la durée du mandat des membres du Conseil d’État à douze ans en ajoutant de nouveaux paragraphes à l’article 9 de la loi no 2575 (paragraphe 20 ci-dessus). Elle observe ensuite que ladite loi no 2575 énumère les motifs pour lesquels il peut être mis fin au mandat d’un membre du Conseil d’État avant l’âge de départ à la retraite, lesquels sont l’invitation à la démission ou la mise à la retraite à titre de sanction disciplinaire (paragraphe 23 ci-dessus), une condamnation pénale (paragraphe 25 ci‑dessus) ou l’incapacité, pour des raisons de santé, à remplir ses fonctions (ibidem).

48. La Cour prend note, à cet égard, de l’argument du requérant selon lequel il ressort du droit interne tel qu’il était applicable avant l’adoption de la loi no 6723 qu’il ne pouvait être mis fin aux mandats des juges du Conseil d’État avant leur départ à la retraite, sauf pour les motifs spécifiques susmentionnés (paragraphe 36 ci-dessus). La Cour constitutionnelle, quant à elle, a considéré dans l’arrêt qu’elle a rendu concernant le recours individuel du requérant que les membres du Conseil d’État bénéficiaient d’un droit constitutionnel à ne pas voir leur mandat se terminer de manière arbitraire, compte tenu notamment des principes de l’indépendance des tribunaux et de l’état de droit sur lesquels la Constitution était fondée (paragraphe 17 ci‑dessus).

49. La Cour ne voit aucune raison de remettre en cause la conclusion de la Cour Constitutionnelle quant à l’existence de pareil droit au niveau interne. À cet égard, elle rappelle qu’elle a déjà souligné à maintes reprises le rôle particulier du pouvoir judiciaire dans la société : comme garant de la justice, valeur fondamentale dans un État de droit, il doit jouir de la confiance des citoyens pour mener à bien sa mission (Baka, précité, § 165, avec les références qui y sont citées). Elle rappelle aussi avoir déjà considéré qu’il ne fait aucun doute que les juges pouvaient prétendre, sur le fondement des garanties professionnelles dont ils bénéficiaient, que les mesures touchant à leur statut ou à leur carrière devaient respecter pleinement les principes de l’indépendance de la justice et de l’inamovibilité des juges (Gumenyuk et autres, précité, § 54).

50. La Cour n’est pas convaincue par l’affirmation du Gouvernement selon laquelle la cessation prématurée des mandats des membres juges du Conseil d’État était justifiée par la mise en œuvre d’une réforme majeure pour la réorganisation du système judiciaire, consistant en l’introduction dans celui-ci de juridictions d’appel régionales (paragraphe 33 ci-dessus). En effet, elle estime que des mesures différentes auraient pu être prises qui auraient permis de mettre en place ladite réforme judiciaire tout en maintenant les mandats des membres de la haute juridiction en exercice, conformément aux règles applicables avant l’adoption de la loi litigieuse et, en particulier, dans le respect des principes de l’indépendance des tribunaux et de l’état de droit auxquels la Cour constitutionnelle s’est référée dans son arrêt (paragraphe 17 ci-dessus), et du principe de l’inamovibilité des juges découlant de l’article 139 de la Constitution (paragraphe 19 ci-dessus).

51. La Cour note, sur ce point, l’opinion exprimée par les membres dissidents de la Cour constitutionnelle dans l’arrêt de la haute juridiction relatif au contrôle de constitutionnalité de la loi no 6723 (paragraphe 28 ci‑dessus), selon laquelle une réduction graduelle du nombre de membres du Conseil d’État parallèlement à l’instauration et la mise en activité des juridictions d’appel aurait pu être envisagée. Ainsi, par exemple, les juges qui siégeaient alors au Conseil d’État auraient pu être maintenus en fonction jusqu’à la fin de leur mandat tandis que la durée du mandat des membres nouvellement élus aurait pu, elle, être raccourcie. D’ailleurs, l’article 27 provisoire de la loi no 2575, inséré par l’article 12 de la loi no 6723, prévoyait la nomination d’un membre pour deux postes vacants jusqu’à ce que le nombre de membres fût ramené à 90, ce qui devait assurer la diminution graduelle de l’effectif du Conseil d’État au cours d’une période de transition (paragraphes 10 et 26 ci-dessus). De l’avis de la Cour, la cessation anticipée et immédiate du mandat de tous les juges du Conseil d’État à la date d’entrée en vigueur de la loi no 6723 pose à l’évidence un problème quant à la proportionnalité de la mesure. En effet, même effectuées dans le cadre d’une réforme judiciaire fondamentale, de telles modifications auraient dû s’accompagner d’une période d’adaptation appropriée ou, à défaut, ne s’appliquer qu’à partir du début du mandat des nouveaux membres (voir, mutatis mutandis, Grzęda, précité, § 279 ; voir aussi, a contrario, Gyulumyan et autres c. Arménie (déc), no 25240/20, §§ 77 et 78, 21 novembre 2023).

52. Par ailleurs, la Cour tient à souligner à cet égard que l’instauration des juridictions d’appel régionales, qui devait avoir lieu dans les deux ans suivant l’entrée en vigueur de la loi no 5235 en 2005 (paragraphe 5 ci-dessus), n’a été réalisée qu’en 2016. De plus, elle accorde de l’importance au fait qu’avant l’adoption de la loi no 6723, le nombre de membres de la haute juridiction administrative a été augmenté à deux reprises, en 2011 et en 2014 (paragraphe 6 ci-dessus), et que par la suite il a donné lieu à nouveau à un relèvement, motif pris de la charge de travail importante de la juridiction, en vertu d’un décret-loi édicté en 2017, soit après l’entrée en vigueur de ladite loi mettant fin au mandat de tous les juges du Conseil d’État dans le but de diminuer son effectif dans le cadre de la réforme judiciaire susmentionnée (paragraphe 11 ci-dessus). Elle estime donc que les circonstances dans lesquelles la réforme judiciaire consistant en l’instauration d’un système judiciaire à trois niveaux et impliquant une diminution des membres des hautes juridictions a été mise en œuvre ne sont pas de nature à corroborer l’argument du Gouvernement selon lequel la cessation anticipée en vertu d’une loi du mandat de tous les membres du Conseil d’État était nécessaire et inévitable aux fins de l’application de ladite réforme.

53. Dans ces conditions, la Cour considère que le fait qu’il ait été mis fin ex lege au mandat du requérant à la date de l’entrée en vigueur de la loi no 6723 ne peut anéantir, rétroactivement, le caractère défendable du droit dont l’intéressé se prétendait titulaire en vertu des règles qui étaient applicables au moment de son élection comme membre du Conseil d’État. Comme indiqué ci-dessus, ces règles prévoyaient clairement les motifs précis pour lesquels il pouvait être mis fin à son mandat. Étant donné qu’il a été fait exception auxdites règles sur le fondement de la loi no 6723, celle-ci constitue l’objet même du « litige » à l’égard duquel se pose la question de savoir si l’on pouvait considérer de manière défendable que les garanties d’équité de la procédure découlant de l’article 6 § 1 devaient s’appliquer. Dans les circonstances de la présente affaire, on ne peut donc pas trancher sur la base de la nouvelle législation la question de savoir s’il existait un droit en droit interne (Baka, précité, § 110 et Grzęda, précité, § 285).

54. À la lumière de ce qui précède, la Cour considère qu’en l’espèce, il y avait une contestation réelle et sérieuse sur un « droit » à ne pas voir son mandat se terminer de manière arbitraire, droit que le requérant pouvait prétendre, de manière défendable, reconnu en droit interne (voir, mutatis mutandis, Bilgen, précité, §§ 63 et 64).

β) Sur le caractère civil du droit revendiqué : le critère Eskelinen

55. La Cour doit ensuite déterminer, à l’aune du critère énoncé dans l’arrêt Vilho Eskelinen et autres (précité), si le « droit » revendiqué par le requérant était de « caractère civil », au sens autonome que prend cette notion à l’article 6 § 1 (Broda et Bojara, précité, § 110). Pour ce faire, elle recherchera si les conditions du critère Eskelinen sont remplies en l’espèce. Les deux conditions posées dans l’arrêt Vilho Eskelinen et autres étant cumulatives, un constat de non-respect de la première suffit pour conclure que l’article 6 est applicable, sans qu’il soit nécessaire de rechercher si la seconde l’est (Baka, précité, § 118).

56. Pour ce qui concerne la première condition du critère Eskelinen, la Cour rappelle que dans l’arrêt Baka (précité), elle a examiné une affaire dans laquelle le requérant avait été empêché d’accéder à un tribunal par le fait, notamment, que la mesure litigieuse, à savoir la cessation prématurée de son mandat de président de la Cour suprême, avait été incluse dans les dispositions transitoires de la Loi fondamentale. M. Baka s’était ainsi vu priver de la possibilité de contester cette mesure devant l’organe judiciaire compétent, alors qu’il aurait pu le faire s’il avait été démis de son mandat en vertu du cadre légal antérieur (ibidem, § 115). Dans ce contexte, la Cour a considéré qu’elle devait déterminer si l’accès à un tribunal avait été exclu en droit interne non pas au moment de l’adoption de la mesure litigieuse concernant le requérant, mais avant celle-ci. Elle a jugé que procéder autrement serait revenu à admettre que la mesure litigieuse elle-même, constitutive de l’ingérence alléguée dans le « droit » du requérant, pouvait en même temps former la base légale de l’impossibilité faite à l’intéressé d’accéder à un tribunal, et que pareille approche aurait ouvert la voie à des abus (ibidem, § 116).

57. Le requérant soutient que selon le cadre légal applicable avant l’adoption de la loi no 6723, la cessation du mandat d’un membre du Conseil d’État par invitation à la démission ou mise à la retraite était soumise à un contrôle juridictionnel en vertu de l’article 75 de la loi no 2575. La Cour a déjà noté plus haut que selon le droit interne pertinent, avant les modifications apportées par la loi no 6723, le mandat des membres du Conseil d’État pouvait prendre fin avant l’âge de départ à la retraite soit, d’une part, en cas de condamnation pénale (paragraphe 25 ci-dessus) ou d’incapacité, pour des raisons de santé, à remplir les fonctions en question (ibidem), ces motifs de cessation anticipée du mandat revêtant une nature objective, soit, d’autre part, en cas de sanction disciplinaire infligée par le Conseil supérieur de discipline du Conseil d’État sous la forme d’une invitation à la démission ou d’une mise à la retraite (paragraphe 23 ci-dessus). Elle observe ensuite qu’en vertu de l’article 75 de la loi no 2575, les décisions du Conseil supérieur de discipline peuvent faire l’objet de recours judiciaires (paragraphe 23 ci-dessus), lesquels, en application des articles 24 et 25 de la même loi, sont formés en première instance et en cassation devant les organes du Conseil d’État (paragraphe 21 ci-dessus). En outre, l’article 83 de la loi en question dispose qu’en cas de condamnation à une peine d’emprisonnement de moins de six mois pour un délit intentionnel, le Conseil supérieur de discipline décide si l’intéressé doit ou non être démis de ses fonctions selon qu’il estime que ledit délit est ou non de nature à porter atteinte à la dignité et à l’honneur de la profession ou à saper le respect général et la confiance dans la profession (paragraphe 25 ci-dessus). La décision du Conseil supérieur de discipline fondée sur cette disposition peut également être soumise au contrôle juridictionnel du Conseil d’État en application des dispositions susmentionnées.

58. La Cour constate par conséquent que le droit interne pertinent, tel qu’il était en vigueur avant l’adoption de la loi no 6723, prévoyait le droit à un tribunal dans les cas, limitativement énumérés, de cessation prématurée du mandat d’un membre du Conseil d’État. Dès lors, elle ne saurait conclure que le droit national « excluait l’accès à un tribunal » (paragraphe 41 ci-dessus), pour contester la régularité d’une cessation anticipée du mandat d’un membre du Conseil d’État. En tout état de cause, le Gouvernement n’a pas démontré de manière convaincante que le droit interne excluait l’accès à un tribunal pour le type de contestation concerné.

59. Pour autant que le Gouvernement soutient que la cessation prématurée du mandat des membres du Conseil d’État prévue par une loi excluant l’accès à un tribunal était requise aux fins de la mise en place d’un système juridictionnel à trois niveaux dans le cadre d’une réforme judiciaire essentielle (paragraphe 33 ci-dessus), la Cour rappelle que la Convention n’empêche pas les États de prendre des décisions légitimes et nécessaires pour réformer leur système judiciaire (Gumenyuk et autres, précité, § 43). Elle considère en outre qu’il ne lui appartient pas de se prononcer sur les buts et l’opportunité de cette réforme, ni de déterminer si celle-ci était justifiée au regard du droit constitutionnel turc. Il lui incombe toutefois d’examiner si la manière dont la réforme a été mise en œuvre concrètement a porté atteinte aux droits des requérants garantis par la Convention (ibidem). En l’espèce, le requérant, comme tous les autres membres du Conseil d’État, était titulaire d’un mandat de membre élu à cette haute juridiction, laquelle était l’organe investi de la responsabilité constitutionnelle de contrôler en dernier ressort les décisions et jugements rendus par les juridictions administratives (paragraphe 19 ci-dessus). La loi no 6723 a mis fin à ce mandat prématurément en l’absence de tout contrôle juridictionnel de la légalité de cette mesure. Par ailleurs, certaines personnes dont le mandat avait cessé en vertu de la loi no 6723 ont été reconduits dans leurs fonctions antérieures de membres du Conseil d’État par le CSJP après la cessation de leur mandat par ladite loi, mais que le requérant a, en revanche, été nommé à un poste de juge instructeur au sein de cette juridiction. Le CSJP n’a pas fait référence aux critères qu’il avait pris en compte lors de la reconduction des personnes réaffectées à leurs postes antérieurs de membre du Conseil d’État dans ses décisions pertinentes (paragraphe 13 ci-dessus), qui n’étaient pas soumises à un contrôle juridictionnel en vertu de l’article 159 de la Constitution (voir, paragraphe 19 ci-dessus). Or, les membres du corps judiciaire doivent bénéficier – tout comme les autres citoyens – d’une protection contre l’arbitraire susceptible d’émaner des pouvoirs législatif et exécutif ; seule une supervision par un organe judiciaire indépendant de la légalité de mesures telles que la révocation est à même d’assurer effectivement pareille protection (voir, mutatis mutandis, Bilgen, précité, § 79 et Grzęda, précité, §§ 327).

60. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que la première condition du critère Vilho Eskelinen n’est pas remplie. Les deux conditions du critère devant être réunies pour que l’application de l’article 6 soit exclue, la Cour considère qu’il n’y a pas lieu de déterminer si la seconde condition est satisfaite (voir, Baka, précité, § 118) et elle conclut que l’article 6 trouve à s’appliquer sous son volet civil.

61. Il s’ensuit que l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement quant à l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention doit être rejetée.

b) Sur l’exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes

62. La Cour note que la Cour constitutionnelle s’est prononcée le 10 novembre 2022 sur le recours individuel du requérant (paragraphe 17 ci‑dessus) et que, par conséquent, cette voie de recours a été exercée. Partant, il convient de rejeter l’exception du Gouvernement relative au non-épuisement des voies de recours internes.

63. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.

2. Sur le fond

1. Arguments des parties

a) Le requérant

64. Le requérant soutient que la mesure de cessation anticipée du mandat des membres des hautes juridictions n’a pas été adoptée dans le cadre d’une réforme judiciaire visant à mettre en place des juridictions d’appel régionales, et il allègue qu’il ressort tant de l’exposé des motifs de la loi no 6723 que des débats parlementaires relatifs à celle-ci et des articles de presse publiés à l’époque des faits que le véritable objectif de l’édiction de ladite mesure par le Gouvernement était l’éviction des membres existants des hautes juridiction. À cet égard, il fait observer que les effectifs des hautes juridictions ont été augmentés en 2011, en 2014 et même en 2017, c’est-à-dire après la cessation du mandat de tous leurs membres lors l’entrée en vigueur de la loi no 6723 en 2016. Il ajoute qu’à supposer même que l’instauration des juridictions d’appel régionales ait nécessité une réduction du nombre des membres des hautes juridictions, il existait plusieurs autres manières de parvenir à cette fin, telle la réduction graduelle de l’effectif de ces juridictions par des départs à la retraite non remplacés. Il considère donc que la mesure litigieuse ne poursuivait pas de but légitime.

65. Le requérant argue en outre qu’il y a des différences considérables entre le statut des membres des hautes juridictions, qui sont soumis à la loi spécifique régissant la haute juridiction concernée, et celui des magistrats siégeant dans les juridictions inférieures, qui relèvent en principe de la loi générale sur les juges et les procureurs, pour ce qui est notamment de l’assurance santé, des procédures disciplinaires et pénales et des candidatures pour siéger à la Cour constitutionnelle et au Conseil supérieur des élections ou pour devenir président de chambre ou président d’une haute juridiction. Il estime ainsi que la cessation de son mandat de membre du Conseil d’État a porté atteinte aux garanties spécifiques dont il bénéficiait en cette qualité, et que cette mesure ne peut par conséquent être considérée comme proportionnée. Il allègue également qu’il faisait partie des membres les plus expérimentés de la haute juridiction et qu’aucun d’entre eux n’a été désigné parmi les nouveaux membres du Conseil d’État, ce qui constitue à ses yeux la preuve que la sélection des nouveaux membres a été opérée d’une manière arbitraire et discriminatoire.

b) Le Gouvernement

66. Le Gouvernement indique que la loi no 6723, qui prévoyait la cessation du mandat des membres des hautes juridictions, a été adoptée par le parlement turc, lequel aurait ainsi exercé dans le cadre d’une réforme judiciaire de grande ampleur le pouvoir discrétionnaire dont il jouissait en vertu de la Constitution, et il estime par suite qu’elle était compatible avec le principe de l’état de droit. Il ajoute qu’une réforme portant réorganisation du système judiciaire justifie une exception au principe de l’inamovibilité des juges, le cas d’espèce constituant, d’après lui, un exemple parfait de pareille exception. Il considère à cet égard que les circonstances de la présente affaire se distinguent de celles en cause dans l’arrêt Baka (précité), expliquant que la loi no 6723 faisait partie d’une réforme judiciaire majeure visant à assurer la mise en œuvre de l’état de droit et à restaurer la confiance du public en la justice en créant un système juridictionnel à trois degrés avec l’instauration des juridictions d’appel régionales. Il soutient en outre que cette réforme impliquait une réduction de sièges au sein des hautes juridictions et qu’elle avait comme conséquence naturelle la cessation du mandat d’un certain nombre de leurs membres, cette mesure n’étant par conséquent, selon lui, aucunement dirigée contre certaines personnes en raison de leurs opinions, de leurs déclarations ou de leurs actes.

67. Le Gouvernement argue par ailleurs que la cessation du mandat des membres des hautes juridictions, telle que prévue par la loi no 6723, garantissait les droits acquis des personnes qu’elle concernait et qu’elle était ainsi proportionnée au but légitime poursuivi. À cet égard, il expose ce qui suit : il a été mis un terme au mandat de tous les membres des hautes juridictions ; le grade des intéressés a été maintenu, de même que leur traitement, qui en dépendait ; les droits acquis découlant du statut de juge, tels que prévus par l’article 139 de la Constitution, ont été respectés ; le CSJP, qui est, selon lui, un organe indépendant et impartial, a été chargé d’élire les nouveaux membres des hautes juridictions ; ceux-ci ont été désignés parmi les membres dont il avait été mis fin au mandat en vertu de la loi no 6723, et non pas parmi l’ensemble des juges remplissant les conditions requises ; et certains postes, tels que les présidents de chambre, ont été exclus de la mesure de cessation des mandats aux fins de la préservation de la mémoire institutionnelle. Il ajoute que la Constitution turque ne prévoit pas de garantie relative à la durée du mandat des membres d’une haute juridiction, mais seulement une garantie concernant l’inamovibilité des magistrats.

68. Le Gouvernement estime enfin que le fait que certains membres des hautes juridictions dont il a été mis fin au mandat en vertu de la loi no 6723 aient été condamnés pour appartenance à l’organisation du nom de FETÖ/PDY doit également être pris en compte dans l’examen de la proportionnalité.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

69. Le droit d’accès à un tribunal a été défini dans l’arrêt Golder c. Royaume-Uni (21 février 1975, § 28-36, série A no 18) comme un aspect du droit à un procès équitable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. Se référant aux principes de la prééminence du droit et de l’interdiction de tout pouvoir arbitraire qui sous-tendent pour une bonne part la Convention, la Cour y a conclu que le droit d’accès à un tribunal est un élément inhérent aux garanties consacrées par l’article 6. Ainsi, l’article 6 § 1 garantit à chacun le droit de faire statuer par un tribunal sur toute contestation portant sur ses droits et obligations de caractère civil (Zubac c. Croatie [GC], no 40160/12, § 76, 5 avril 2018, avec les références citées).

70. En ce qui concerne les questions qui relèvent du champ d’application de la Convention, la jurisprudence de la Cour tend à montrer que, lorsque le justiciable n’a pas accès à un tribunal indépendant et impartial, la question du respect de la prééminence du droit se pose toujours (Golder, précité, § 34). Toutefois, la Cour a elle-même admis que le droit d’accès à un tribunal n’est pas absolu et qu’il peut être soumis à des limitations, pour autant que celles‑ci ne restreignent ni ne réduisent l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, ces limitations ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Baka, § 120, et Zubac, § 78, et Grzęda, § 343, tous précités).

b) Application de ces principes en l’espèce

71. La Cour doit donc rechercher à présent si l’impossibilité dans laquelle le requérant s’est trouvé d’accéder aux tribunaux internes pour faire examiner la contestation réelle et sérieuse portant sur son droit défendable à ne pas voir son mandat de membre du Conseil d’État se terminer d’une manière arbitraire était justifiée au regard des principes généraux qui découlent de sa jurisprudence.

72. Compte tenu de la place éminente qu’occupe la magistrature parmi les organes de l’État dans une société démocratique et de l’importance croissante attachée à la séparation des pouvoirs et à la nécessité de préserver l’indépendance de la justice (Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal [GC], nos 55391/13 et 2 autres, § 196, 6 novembre 2018), la Cour doit être particulièrement attentive à la protection des membres du corps judiciaire contre les mesures touchant à leur statut ou à leur carrière qui sont susceptibles de menacer leur indépendance et leur autonomie (Gumenyuk et autres, précité, § 52).

73. Il est largement admis que les décisions qui touchent à la carrière d’un juge, y compris son statut, doivent être assorties de garanties procédurales et susceptibles de recours : il y va de la confiance du public dans le fonctionnement du système judiciaire (Bilgen, précité, § 96, avec les références qui y sont citées). En l’absence de motifs précis, il peut être incompatible avec l’indépendance de la justice de restreindre le droit pour les membres du corps judiciaire de contester une cessation de mandat anticipée ou une mesure s’analysant en une révocation (Gumenyuk et autres, précité, § 72).

74. La Cour considère que le droit d’accès à un tribunal constitue l’un des droits procéduraux fondamentaux pour la protection des membres du corps judiciaire et que, indépendamment de la question de savoir s’il a été ou non privé de ses droits acquis à raison de la cessation, sans que son statut de magistrat en ait été affecté, de son mandat de membre du Conseil d’État, le requérant aurait dû, en principe, bénéficier d’un accès direct à un tribunal relativement à ses allégations selon lesquelles il avait été mis fin à son mandat de juge au Conseil d’État d’une manière incompatible avec les principes découlant de la Constitution et la Convention.

75. Elle relève, à cet égard, qu’en l’espèce la voie de recours individuel devant la Cour constitutionnelle ne peut être assimilée à un contrôle juridictionnel tel qu’un recours en annulation devant les juridictions administratives contre une mesure de cessation de mandat, puisque, comme le Gouvernement l’a indiqué (paragraphe 33 ci-dessus), ledit recours individuel est un mécanisme extraordinaire visant à permettre à la juridiction constitutionnelle d’examiner les allégations de violation des droits protégés par la Constitution et la Convention. Pour autant que la loi no 6723 prévoyant la mesure litigieuse de cessation de mandat a aussi fait l’objet d’un contrôle de constitutionnalité de la Cour constitutionnelle (paragraphe 27 ci-dessus), la Cour note de surcroît qu’en vertu de l’article 153 de la Constitution, les arrêts rendus par la Cour constitutionnelle ne peuvent avoir d’effet rétroactif (paragraphe 19 ci-dessus) et que le requérant n’était pas partie à la procédure en question devant cette juridiction. Dès lors, même dans l’éventualité où un arrêt d’annulation des dispositions concernées de la loi en question aurait été rendu dans le cadre de cette procédure de contrôle de constitutionnalité, cet arrêt ne pouvait pas fournir au requérant une voie de recours susceptible de lui offrir une possibilité de contester d’une manière effective la cessation de son mandat de membre du Conseil d’État et de remédier aux effets d’une éventuelle violation de la Convention (voir, mutatis mutandis, Gumenyuk et autres, précité, § 62).

76. Pour autant que le Gouvernement argue que la cessation du mandat du requérant était une conséquence inévitable d’une réforme majeure portant sur la réorganisation du système judiciaire et ayant comme répercussion la réduction de l’effectif des hautes juridictions (paragraphe 66 ci-dessus), la Cour estime que, comme exposé ci-dessus (paragraphe 51 ci-dessus), les objectifs de cette réforme pouvaient tout aussi bien être atteints sans restriction de l’accès du requérant à un tribunal aux fins de la contestation de la cessation de son mandat. À cet égard, elle note que les critères sur lesquels le CSJP s’est fondé pour désigner les nouveaux membres du Conseil d’État selon l’effectif réduit applicable après l’adoption de la loi no 6723 n’étaient pas connus et elle relève de surcroît que les intéressés ne disposaient pas davantage d’une voie de recours contre la décision du CSJP relative à la désignation des nouveaux membres selon l’article 159 de la Constitution (paragraphe 19 ci-dessus). Par conséquent, elle juge que l’impossibilité qui a été faite au requérant d’accéder à un tribunal n’était pas une mesure raisonnablement proportionnée au but légitime poursuivi (voir, mutatis mutandis, Gumenyuk et autres, précité, § 74).

77. Quant à l’argument du Gouvernement tendant à une prise en compte du fait que certains membres des hautes juridictions ayant fait l’objet de la mesure de cessation anticipée de mandat prévue par la loi no 6723 auraient été condamnés par la suite pour appartenance à l’organisation FETÖ/PDY (paragraphe 68 ci-dessus), considérée par les autorités turques comme une organisation terroriste ayant fomenté la tentative de coup d’état du 15 juillet 2016, la Cour observe que la loi no 6723 a été adoptée le 1er juillet 2016 (paragraphe 9 ci-dessus), soit bien avant la survenance de la tentative de coup d’État, de la déclaration d’état d’urgence qui s’en est suivie et, le cas échéant, de toute condamnation pénale de magistrats pour appartenance à l’organisation susmentionnée. En tout état de cause, elle rappelle que même dans le cadre d’un état d’urgence, le principe fondamental de la prééminence du droit doit prévaloir. Or, il serait incompatible avec la prééminence du droit dans une société démocratique et avec le principe fondamental qui sous-tend l’article 6 § 1, à savoir que les revendications civiles doivent pouvoir être portées devant un juge pour un contrôle judiciaire effectif, qu’un État puisse, sans réserve ou sans contrôle des organes de la Convention, soustraire à la compétence des tribunaux toute une série d’actions civiles ou exonérer de toute responsabilité des catégories de personnes (voir, mutatis mutandis, Pişkin c.Turquie, no 33399/18, § 153, 15 décembre 2020).

78. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que, à raison de l’absence de contrôle juridictionnel en l’espèce, l’État défendeur a porté atteinte à la substance même du droit pour le requérant d’accéder à un tribunal (Grzęda, précité, § 349).

79. Partant, la Cour conclut qu’il y a eu violation dans le chef du requérant du droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6 § 1 de la Convention.

2. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

80. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

81. Le requérant demande 900 euros (EUR) pour dommage matériel, expliquant que ce montant correspond à la somme qu’il a dû débourser pour les dépenses de santé de son épouse, en règlement d’une opération médicale qu’elle aurait subi après la cessation anticipée de son mandat et qui, selon lui, aurait été prise en charge, en vertu de la loi no 2575, par le Conseil d’État s’il était resté membre de la haute juridiction. Il fournit à cet égard la facture de l’opération médicale en question. Il demande par ailleurs 150 000 EUR pour le dommage moral qu’il estime avoir subi.

82. Le Gouvernement considère que les demandes présentées pour dommages matériel et moral sont non-étayées et excessives, et que le montant sollicité pour dommage moral ne correspond pas aux montants accordés dans la jurisprudence de la Cour. Il soutient en outre qu’il n’y a pas de lien de causalité entre les prétentions relatives aux dommages matériel et moral que le requérant aurait subis et la violation alléguée.

83. La Cour ne distingue aucun lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué. Elle rejette donc la demande formulée à ce titre. Toutefois, elle octroie au requérant 7 800 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.

2. Frais et dépens

84. Le requérant réclame 1 000 EUR au titre des frais d’avocat qu’il dit avoir exposés dans le cadre des procédures menées devant la Cour constitutionnelle et la Cour et soumet, à l’appui de ses prétentions, une facture établie par son avocate. Il demande également 1 000 EUR pour divers frais qu’il affirme avoir engagés, tels des frais postaux et diverses fournitures, sans fournir d’élément à cet égard.

85. Le Gouvernement estime que le requérant n’a produit aucun document convaincant à l’appui de ses demandes au titre des frais et dépens.

86. La Cour rappelle qu’un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens sur le fondement de l’article 41 de la Convention que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (Beeler c. Suisse [GC], no 78630/12, § 128, 11 octobre 2022). En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant l’intégralité de la somme demandée pour frais d’avocat, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, et rejette le restant des demandes relatives aux frais et dépens, faute pour le requérant d’avoir soumis des justificatifs à leur égard.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

1. 7 800 EUR (sept mille huit cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;
2. 1 000 EUR (mille euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 9 avril 2024, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Hasan Bakırcı Arnfinn Bårdsen
Greffier Président


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