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12/03/2024 | CEDH | N°001-231540

CEDH | CEDH, AFFAIRE KANATLI c. TÜRKİYE, 2024, 001-231540


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE KANATLI c. TÜRKİYE

(Requête no 18382/15)

ARRÊT


Art 9 • Liberté de conscience • Condamnation du requérant, se disant objecteur de conscience pour pacifisme, en raison de son refus d’effectuer un service de réserve dans le cadre de ses obligations militaires • Art 9 applicable • Pacifisme pouvant être considéré comme une conviction protégée par l’art 9 • Refus motivé par des convictions atteignant un degré suffisant de force, de sérieux, de cohérence et d’importance • Absence en droit interne de service

de replacement et de procédure accessible et effective relative au droit à l’objection de conscience • Juste...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE KANATLI c. TÜRKİYE

(Requête no 18382/15)

ARRÊT

Art 9 • Liberté de conscience • Condamnation du requérant, se disant objecteur de conscience pour pacifisme, en raison de son refus d’effectuer un service de réserve dans le cadre de ses obligations militaires • Art 9 applicable • Pacifisme pouvant être considéré comme une conviction protégée par l’art 9 • Refus motivé par des convictions atteignant un degré suffisant de force, de sérieux, de cohérence et d’importance • Absence en droit interne de service de replacement et de procédure accessible et effective relative au droit à l’objection de conscience • Juste équilibre non ménagé entre l’intérêt de la société dans son ensemble et celui des objecteurs de conscience

Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.

STRASBOURG

12 March 2024

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Kanatli c. Türkiye,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Arnfinn Bårdsen, président,
Jovan Ilievski,
Egidijus Kūris,
Pauliine Koskelo,
Saadet Yüksel,
Frédéric Krenc,
Diana Sârcu, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier de section,

Vu :

la requête (no 18382/15) dirigée contre la République de Türkiye et dont un particulier, M. Murat Kanatlı (« le requérant »), qui réside sur le territoire de la « République turque de Chypre du Nord » (« RTCN ») et a présenté une pièce d’identité délivrée par celle-ci, a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 6 avril 2015,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 février 2024,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. L’affaire concerne le refus du requérant, qui motive une telle décision par des raisons de conscience, d’accomplir le service de réserve auquel il était appelé. Elle soulève des questions notamment sous l’angle de l’article 9 de la Convention.

EN FAIT

2. Le requérant est né en 1973 et réside à Nicosie en « RTCN ». En 2008, il était le représentant chypriote du Bureau européen de l’objection de conscience (« le BEOC »), une fédération d’associations nationales d’objecteurs de conscience fondée en 1979. En 2009, il fut élu au comité directeur du BEOC. Il a été représenté par Me Ö. Polili, avocat à Nicosie.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent.

4. Le 20 décembre 2005, le service militaire d’un an accompli par le requérant au commandement des forces de sécurité chypriotes turques prit fin. Par la suite, conformément à la réglementation pertinente, l’intéressé fut appelé chaque année à effectuer en caserne militaire un service de réserve d’une journée. Il accomplit ce service les 1er novembre 2006, 31 octobre 2007 et 5 novembre 2008 au commandement du soutien logistique de Dikmen. Le 4 novembre 2009, appelé de nouveau à effectuer un service de réserve au même endroit, il refusa de s’y présenter.

5. La loi no 17/1980 sur la mobilisation dispose que quiconque refuse de répondre à une convocation à un service de réserve en temps de paix encourt une amende d’un montant correspondant au quart du salaire minimum (montant qui équivalait à l’époque à environ 309 livres turques, soit environ 140 euros). En vertu de ces dispositions, le requérant se vit infliger cette amende, qu’il refusa de payer.

6. Le 26 avril 2011, le parquet militaire engagea devant le tribunal des forces de sécurité (Güvenlik Kuvvetleri Mahkemesi) une action pénale contre le requérant. Il était reproché à l’intéressé d’avoir refusé d’obtempérer à un appel de mobilisation et d’avoir contrevenu ainsi aux dispositions des articles 7, 9 et 11 de la loi sur la mobilisation.

7. Le 24 novembre 2011, le requérant comparut devant le tribunal des forces de sécurité. Il invoqua le droit à l’objection de conscience et déclara avoir, en raison de ses convictions pacifistes et antimilitaristes, refusé sciemment d’effectuer son service de réserve. Il précisa qu’il était prêt à accomplir un service civil de remplacement. Il expliqua qu’il était membre du comité directeur du BEOC et qu’il avait participé à de nombreuses manifestations pacifistes telles que, par exemple, la campagne visant à la démilitarisation de Nicosie ou diverses activités prônant la paix et la recherche d’une solution pacifique aux différends opposant les deux parties de Chypre. Contestant par ailleurs le caractère obligatoire du service militaire et arguant que l’absence d’un service de remplacement n’était pas conforme à la Convention, il sollicita l’examen de la constitutionnalité des articles pertinents de la loi sur la mobilisation devant la Haute Cour, agissant en tant que Cour constitutionnelle.

8. Le 8 décembre 2011, le tribunal des forces de sécurité décida de renvoyer devant la Haute Cour la question de constitutionnalité et de suspendre la procédure jusqu’à ce que la haute juridiction eût statué sur ce point.

9. Par un arrêt du 10 octobre 2013, la Haute Cour jugea que les dispositions susmentionnées de la loi sur la mobilisation étaient conformes à la Constitution. Après avoir résumé les arrêts pertinents rendus par la Cour en matière d’objection de conscience, elle constata qu’il n’existait aucune loi instituant un service de remplacement susceptible d’être substitué au service militaire. Elle observa notamment que la loi no 59/2000 sur le service militaire, qui prévoyait le service militaire obligatoire dans les forces armées, ne contenait aucune disposition autorisant d’éventuels objecteurs de conscience à effectuer un service de remplacement. Selon la Haute Cour, il s’agissait par conséquent d’un cas d’absence de réglementation juridique et non d’un conflit entre les dispositions attaquées et la Constitution. Elle conclut qu’une telle situation ne rendait pas inconstitutionnelles les dispositions juridiques attaquées.

Les parties pertinentes de cet arrêt se lisent comme suit :

« La loi no 17/1980 sur la mobilisation (...) énonce les principes réglementant la mobilisation militaire et impose aux citoyens l’obligation de participer à la mobilisation militaire. (...) Le règlement relatif à la mobilisation militaire peut être considéré comme une extension du service national. Le service national est un devoir prévu par la Constitution (...)

(...) En dehors des cas prévus par les lois relatives à la police, seuls ceux qui ne sont pas mentalement ou physiquement aptes au service militaire (...) sont exemptés du service militaire. Ni la loi militaire no 59/2000 ni les autres lois ne prévoient aucune règle exemptant du service militaire ceux dont les croyances seraient en contradiction avec le service militaire.

Lorsqu’elle est appelée à statuer sur la constitutionnalité d’une disposition, la Cour constitutionnelle examine le contenu de la disposition et se prononce sur la question de savoir si une règle de la disposition attaquée est contraire à une règle de la Constitution (...)

Lorsqu’on examine séparément les articles attaqués de la loi no 17/1980 sur la mobilisation et les articles [de la Constitution], on constate qu’aucune des dispositions de la loi en question n’est contraire à la Constitution (...)

Il est manifeste que l’article 4 de la loi militaire no 59/2000, relatif au service militaire obligatoire, et l’article 7 de la loi no 17/1980 sur la mobilisation, relatif à la mobilisation militaire (laquelle est une extension du devoir militaire), réglementent le service national prévu à l’article 74 de la Constitution et constituent en la matière des leges speciales. [Ces] dispositions ne sont pas contraires à la Constitution. Au regard des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme [relatifs à l’objection de conscience], ce ne sont pas les dispositions attaquées qui posent problème, mais c’est l’absence dans la loi militaire d’une disposition prévoyant une exemption pour des raisons de croyance religieuse ou de conscience : en effet, la législation actuelle ne permet pas à des personnes qui refuseraient en raison d’un conflit grave et insurmontable entre l’obligation de servir dans l’armée et leur conscience d’accomplir le service militaire d’effectuer un service civil de remplacement qui serait substitué au service militaire.

(...) [Or] le fait d’instituer ou non dans la législation nationale un service civil de remplacement susceptible d’être substitué au service militaire est laissé à la discrétion et à l’examen des législateurs, c’est-à-dire de l’organe législatif ; à cet égard, il convient de tenir compte également du fait que l’article 74 de la Constitution établit une corrélation entre le service national et les forces armées. »

10. À la suite de l’arrêt de la Haute Cour, l’action pénale devant le tribunal des forces de sécurité reprit son cours.

11. Le 26 novembre 2013, le tribunal des forces de sécurité tint une audience en l’affaire. Le requérant fut inculpé et, à ce stade de la procédure, déclara reconnaître sa culpabilité.

12. Le 21 janvier 2014, le tribunal des forces de sécurité tint une nouvelle audience. Le requérant, cette fois, plaida non coupable. Au cours de l’audience, deux témoins du parquet furent entendus. Le requérant invoqua le droit à l’objection de conscience, expliquant qu’il était athée et pacifiste. Les parties pertinentes en l’espèce des transcriptions du procès-verbal d’audience se lisent comme suit :

« Le requérant [en réponse à son avocat l’interrogeant sur les raisons qui l’avaient conduit à être objecteur de conscience] : [Ma conviction est que] le problème [relatif à la Chypre du Nord] ne peut être réglé par les armes ou par la violence. (...). Compte tenu du fait que la guerre épuise les ressources de l’humanité, [je considère qu’]il faut trouver une solution pacifique. C’est pour ces raisons que nous menons des activités.

L’avocat du requérant : Dans le cadre de ces activités et dans votre vie [en général], avez-vous recours à la violence ?

Le requérant : Non, je n’ai jamais eu recours à la violence physique et j’ai toujours appliqué des méthodes pacifiques.

L’avocat du requérant : Auparavant, vous [aviez effectué votre service militaire]. Comment expliquez-vous cela ?

Le requérant : Je me dois de donner des détails (...). En 1993, j’ai soutenu la campagne menée par S.A., qui se déclarait objecteur de conscience en Türkiye. Par la suite, j’ai participé aux campagnes organisées pour prôner l’objection de conscience en Türkiye (...) La nature humaine change et se développe. Il s’agit d’un processus. La psychologie des gens se détériore (...)

(...)

L’avocat du requérant : Pourquoi vous êtes-vous déclaré objecteur de conscience après votre service militaire, et non pas avant ?

Le requérant : Après sa création, nous sommes entrés en relation avec [le BEOC], et à partir du 15 mai 2008 nous avons commencé à travailler pour que ce mouvement se répande en Chypre du Nord. J’ai appris que [l’objection de conscience] est un droit et qu’il n’y a qu’en Chypre du Nord que ce droit n’est pas reconnu (...). Le 15 mai 2009, je suis devenu membre du comité directeur du BEOC. (...) Porter l’uniforme militaire en étant membre [du BEOC] aurait constitué une contradiction dans ma vie.

L’avocat du requérant : Si un service civil de remplacement d’une journée avait été proposé, auriez-vous effectué un tel service ?

Le requérant : Si le service en question était conforme aux normes internationales, oui, je l’accepterais.

(...)

Le parquet : Vous avez décidé de vous engager dans [le mouvement de] l’objection de conscience en Chypre du Nord ?

Le requérant : Oui. »

Le requérant expliqua ensuite que jusqu’en 2008, il n’avait pas pensé que le service militaire fût en contradiction avec sa conscience, et que ce n’était qu’à partir du 15 mai 2008 qu’il était devenu objecteur de conscience. Il ajouta également qu’il avait répondu aux appels de réserve de 2006 à 2007 parce qu’il considérait le service de réserve comme une sorte d’activité sociale. Il affirma également avoir accompli le service de réserve du 5 novembre 2008. En revanche, expliqua-t-il, il avait refusé d’accomplir le service de réserve en 2009 parce qu’il estimait, à un moment où il exerçait des activités en tant qu’objecteur de conscience, qu’un tel service serait en contradiction avec ses convictions.

Par ailleurs, au procureur qui lui faisait remarquer qu’il fallait qu’une nation subissant une agression armée pût légitimement se défendre, le requérant répondit que la question chypriote ne pouvait être résolue par une action armée, que la guerre épuisait les ressources de l’humanité et qu’il était impliqué dans des activités visant à promouvoir une solution pacifique. Il cita le dicton suivant : « Imaginez une guerre à laquelle personne ne participe ! », et affirma que les objecteurs de conscience luttaient pour qu’advînt un tel monde. Le requérant ajouta que le nombre d’objecteurs de conscience augmentait dans le sud de Chypre et que ces personnes s’efforçaient de parvenir à une situation où le recours aux armes n’aurait aucune place.

13. Le 4 février 2014, l’avocat du requérant et le parquet présentèrent leurs plaidoiries. Le requérant réitéra ses arguments et soutint qu’il ne devait pas être appelé à effectuer de service de réserve ni à porter l’uniforme. Il déclara également qu’il était prêt à accomplir un service de remplacement. Quant au parquet, se référant à la jurisprudence de la Cour, il estima que, compte tenu des faits et des déclarations de l’intéressé, celui-ci ne s’était pas acquitté de la charge de prouver qu’il était objecteur de conscience et qu’il n’avait pas démontré que son opposition au service militaire fût motivée par un conflit grave et insurmontable entre l’obligation de servir dans l’armée et sa conscience ou ses convictions sincères et profondes, de nature religieuse ou autre. Le parquet précisa notamment que, par le passé, le requérant avait déjà effectué son service militaire et les services de réserve qu’il devait.

14. Par un jugement du 25 février 2014, le tribunal des forces de sécurité condamna le requérant à une amende pénale de 500 livres turques (l’équivalent d’environ 167 euros) susceptible, en cas de défaut de paiement, d’être convertie en une peine d’emprisonnement de dix jours, en application de l’article 11 de la loi no 17/1980 sur la mobilisation militaire. Dans ses attendus, le tribunal rappela, après avoir résumé la jurisprudence de la Cour, qu’il n’existait aucune disposition légale permettant aux objecteurs de conscience d’effectuer des travaux d’intérêt général. Nonobstant cette absence, il se pencha également sur la question de savoir si la qualité d’objecteur de conscience pouvait être reconnue au requérant. Sur ce point, le tribunal observa que, devant lui, l’intéressé avait admis n’avoir présenté aux autorités militaires aucune demande relative à son opposition au service militaire, et qu’il avait déclaré par ailleurs que sa participation à trois reprises à des services de réserve avait été bénéfique en ce qu’un tel service avait eu à ses yeux une valeur sociale et qu’il n’y avait pas été soumis à un entraînement armé. Le tribunal releva également que le requérant avait déclaré que la question chypriote ne pouvait être résolue par une action armée, que la guerre épuisait les ressources de l’humanité et qu’il était impliqué dans des activités visant à promouvoir une solution pacifique. Le requérant avait ajouté qu’après avoir accompli son service militaire, il avait fondé le mouvement de l’objection de conscience pour comprendre les problèmes des objecteurs de conscience, que, le 15 mai 2008, il avait rejoint le BEOC et que, le 15 mai 2009, il était élu au comité directeur de cette organisation. Le tribunal fit remarquer qu’en décrivant ses activités, le requérant n’avait fait référence à aucun conflit grave et insurmontable entre l’obligation d’accomplir son service de réserve et sa conscience ou ses convictions sincères et profondes, de nature religieuse ou autre. D’après le tribunal, au contraire, tous les arguments de l’intéressé se rapportaient à ses motivations politiques et à l’espoir qu’il nourrissait qu’une augmentation du nombre d’objecteurs de conscience dans les deux parties de Chypre permettrait d’éviter la guerre. Le tribunal conclut que le requérant ne pouvait être qualifié d’objecteur de conscience au sens que la Cour donnait à ce terme.

15. Le 26 février 2014, le requérant interjeta appel.

16. Le 9 octobre 2014, la cour d’appel rejeta l’appel et confirma définitivement la condamnation du requérant. Elle observa tout d’abord que la Convention était applicable en RTCN. Elle souligna également que l’article 74 de la Constitution décrivait le service national comme un droit et un devoir sacré pour tout citoyen. Elle expliqua que la législation pertinente réglementait le service national par le moyen de la loi sur le service militaire et de la loi sur la mobilisation ; or, releva-t-elle, aucune de ces lois ne prévoyait de service de remplacement pour les objecteurs de conscience. Elle estima qu’en l’absence de dispositions légales relatives à la qualité d’objecteur de conscience et la possibilité éventuelle, pour les personnes concernées, d’effectuer un service de remplacement, le requérant avait l’obligation d’accomplir un service de réserve. Elle jugea toutefois que le tribunal de première instance avait commis une erreur en se prononçant sur la question de savoir si le requérant était ou non objecteur de conscience alors qu’il avait observé qu’il n’y avait pas de législation en la matière. Les parties pertinentes de cet arrêt peut se lire comme suit :

« (...) en l’absence d’une réglementation juridique telle qu’elle a été constatée par le tribunal de première instance, l’appréciation des preuves [en vue d’établir la question de savoir si le requérant était un objecteur de conscience ou non] et le fait de se prononcer sur cette qualité sont en contradiction avec [la] propre conclusion [du tribunal de première instance].

En effet, à la lumière de ce qui précède et eu égard à l’arrêt de la Cour constitutionnelle, l’absence de disposition légale concernant l’objection de conscience dans le droit interne est un fait incontestable (...)

Cela étant, la cour d’appel ne saurait prêter attention aux arguments présentés par l’appelant relatifs à l’objection de conscience.

Pour les mêmes raisons, c’est à bon droit que le tribunal de première instance n’a pas acquitté l’accusé sur la base de sa déclaration selon laquelle il se prévalait de son droit à l’objection de conscience.

Toutefois, c’est à tort que le [même] tribunal a délibéré la question sous l’angle de l’objection de conscience, alors qu’il a constaté l’absence de réglementation légale en la matière. »

17. Il ressort des éléments soumis par les parties qu’à une date qui n’a pas été précisée, le requérant, qui avait refusé de payer l’amende de 500 livres turques, purgea sa peine de dix jours d’emprisonnement.

18. Par la suite, le requérant refusa de se présenter aux services de réserve auxquels il fut appelé les 27 octobre 2010 et 26 octobre 2011. Il fut visé en conséquence par deux actions supplémentaires devant le tribunal des forces de sécurité. Lors de ces procédures, selon des informations fournies par le Gouvernement et qui n’ont pas été contestées par la partie requérante, deux autres questions de constitutionnalité, portant sur des dispositions relatives à l’indépendance du tribunal des forces de sécurité et de la Haute Cour ainsi que sur certaines dispositions relatives à leur fonctionnement, furent référées à la Haute Cour à la demande du requérant. La Haute Cour déclara les dispositions attaquées conformes à la Constitution. À la suite de l’arrêt de la Haute Cour, le tribunal des forces de sécurité reprit l’examen des affaires. Le procureur général de la RTCN fit savoir qu’il ne poursuivrait pas ces actions contre l’intéressé et qu’il requerrait le non-lieu (nolle prosequi). Les parties ne se sont pas prononcées sur l’issue de ces affaires.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS

1. La Constitution

19. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la Constitution se lisent comme suit :

Article 23

« 1) Chacun a droit à la liberté de conscience, de croyance et de conviction religieuse.

2) Les prières, les rites et les cérémonies religieux sont libres à condition qu’ils ne soient pas contraires à l’ordre public ou à la moralité publique ou aux lois visant à garantir ceux-ci.

3) Nul ne peut être contraint de participer à des prières ou à des cérémonies et rites religieux ni de divulguer ses croyances et ses convictions religieuses ; nul ne peut être blâmé ni inculpé à cause de ses croyances ou convictions religieuses.

(...) »

Article 74

« 1) L’accomplissement du service national dans les forces armées est un droit et un devoir sacré pour tout citoyen.

2) Les conditions dans lesquelles s’accomplit le service national sont régies par la loi. »

2. Loi no 59/2000 sur le service militaire

20. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi sur le service militaire se lisent comme suit :

Article 4

« Tout citoyen de la République turque de Chypre du Nord est tenu d’accomplir son devoir militaire. En cas d’urgence, avec l’approbation de l’Assemblée républicaine de la République turque de Chypre du Nord, les femmes en âge d’être appelées peuvent être recrutées dans l’armée. Les questions relatives au recrutement des femmes dans l’armée font l’objet de règles élaborées par le commandement des forces de sécurité, proposées par le Premier ministre et approuvées par le Conseil des ministres. »

Article 18

« Le service militaire est dû pendant une période maximale de trente ans. L’âge d’appel est fixé à 19 ans. (...) »

Article 20

« Le service militaire comporte trois phases : la phase de recrutement, la phase de service actif et la phase de réserve. »

Article 50

« La période s’étendant de la fin de la phase de service actif à la fin de la période de service militaire est appelée la phase de réserve. »

Article 52

« (l) La convocation des réservistes est effectuée sur proposition du commandant des forces de sécurité, avec l’approbation du Premier ministre et sur décision du Conseil des ministres. Les réservistes peuvent être appelés au service militaire, en tout ou en partie, en cas d’urgence ou pendant un état de mobilisation ou, en fonction des besoins, à des fins de sécurité publique, d’entraînement, de manœuvre ou d’exercice militaire.

(2) La durée de l’engagement sur appel (askere alma) aux fins d’entraînement, de manœuvre ou d’exercice militaire est de trente jours par an au maximum.

(...) »

21. Même si le requérant a soutenu devant la Cour que le conseil des ministres a déjà préparé un projet de loi visant à introduire un service civil de remplacement susceptible d’être substitué au service militaire obligatoire, à la connaissance de la Cour, il n’existe pas à ce jour de service de remplacement dans la RTCN.

3. Loi no 17/1980 sur la mobilisation militaire

22. En temps de paix, avec l’approbation du Conseil des ministres, le commandant des forces de sécurité peut convoquer des citoyens pour un service de réserve conformément à la réglementation pertinente. La durée d’un tel engagement ne peut être supérieure à 30 jours par an au total (article 9 de ladite loi). Par ailleurs, le manquement à cet appel est considéré comme une infraction passible d’une amende d’un montant égal au quart du salaire minimum si l’infraction est commise pour la première fois, et à la moitié du salaire minimum en cas de récidive. Le paiement de l’amende par le contrevenant ne le dispense pas d’effectuer le service de réserve en question. Quiconque ne paie pas l’amende et n’accomplit pas ledit service s’expose à une amende d’un montant égal à un mois du salaire minimum et/ou à un an d’emprisonnement, peines majorées, si l’infraction en question est commise pendant l’état de mobilisation, par l’application d’un facteur pouvant aller jusqu’à cinq (article 11).

23. Les dispositions pertinentes de la loi no 17/1980 peuvent se traduire comme suit :

Article 7

« Les préparatifs de mobilisation (...) en temps de paix sont effectués sous forme de mobilisation du personnel, des véhicules, des biens et de services (...)

(1) Mobilisation du personnel :

(a) La mobilisation du personnel englobe l’ensemble des opérations et des services destinés (...) à la formation du personnel (...) en temps de paix (...)

(b) Les citoyens (...) sont tenus de respecter les obligations d’appel (...), d’orientation, de formation et d’armement conformément au règlement sur la mobilisation (...) »

4. Éléments pertinents du droit international

24. Les éléments pertinents en l’espèce du droit international sont notamment exposés dans l’arrêt Bayatyan c. Arménie ([GC], no 23459/03, §§ 50-70, CEDH 2011).

EN DROIT

1. OBSERVATIONS PRÉLIMINAIRES

25. À titre liminaire, la Cour constate – ce qui n’est pas contesté par les parties – que les faits allégués par le requérant relèvent de la « juridiction » de la Türkiye au sens de l’article 1 de la Convention et engagent donc la responsabilité de l’État défendeur au regard de celle-ci (Chypre c. Turquie [GC], no 25781/94, § 77, CEDH 2001‑IV, Djavit An c. Turquie, no 20652/92, §§ 18-23, CEDH 2003‑III, et Boyacı c. Turquie (déc.), no 36966/04, § 31, 23 septembre 2014).

2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 9 DE LA CONVENTION

26. Le requérant se plaint qu’il n’existe pas un droit à l’objection de conscience et allègue que la condamnation dont il a fait l’objet pour avoir refusé, en tant qu’objecteur de conscience, d’effectuer un service de réserve a emporté violation de l’article 9 de la Convention. Cette disposition est ainsi libellée :

« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.

2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

1. Sur la recevabilité

27. Le Gouvernement soulève une exception préliminaire d’incompatibilité ratione personae. À titre subsidiaire, il soutient que l’article 9 n’est pas applicable en l’espèce et qu’en conséquence le grief doit être rejeté pour incompatibilité ratione materiae.

1. Sur la compatibilité ratione personae

28. Le Gouvernement soutient que le requérant n’a pas pu démontrer qu’il était objecteur de conscience et qu’en conséquence le grief de violation de l’article 9 est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention. Il estime que le grief du requérant constitue, dans ces conditions, une actio popularis par laquelle l’intéressé cherche à se plaindre non en son propre nom mais au nom de l’ensemble des objecteurs de conscience. En ce qui concerne les deux autres actions pénales intentées contre le requérant, le Gouvernement rappelle que le parquet a indiqué qu’il ne les poursuivrait pas et qu’il requerrait le non-lieu. Il souligne également que le requérant a atteint l’âge de 40 ans en 2013 et qu’il n’a donc plus aucune obligation d’effectuer de service de réserve au regard de la réglementation en vigueur.

29. Le requérant, de son côté, conteste ces thèses : il soutient que le grief ne relève pas de l’actio popularis et plaide l’applicabilité de l’article 9.

30. La Cour relève en premier lieu que l’argument selon lequel le grief du requérant constitue une actio popularis vise avant tout la qualité de victime du requérant au regard de l’article 9 de la Convention. Elle rappelle à ce sujet sa jurisprudence constante qui veut que la Convention ne reconnaît pas l’actio popularis et que la Cour n’a pas normalement pour tâche d’examiner dans l’abstrait la législation et la pratique pertinentes, mais de rechercher si la manière dont elles ont été appliquées au requérant ou l’ont touché a donné lieu à une violation de la Convention. Il s’ensuit que pour pouvoir introduire une requête en vertu de l’article 34 de la Convention, une personne doit pouvoir démontrer qu’elle a « subi directement les effets » de la mesure litigieuse. Cette condition est nécessaire pour que soit enclenché le mécanisme de protection prévu par la Convention, même si ce critère ne doit pas s’appliquer de façon rigide, mécanique et inflexible tout au long de la procédure (Roman Zakharov c. Russie [GC], no 47143/06, § 164, CEDH 2015).

31. En l’espèce, le requérant, qui avait refusé de donner suite à un appel à effectuer un service de réserve, a fait l’objet d’une procédure pénale devant le tribunal des forces de sécurité. Cette procédure s’est soldée par sa condamnation à une amende pénale que le requérant a refusé de payer et qui, en conséquence, a été convertie en une peine d’emprisonnement de dix jours. Par ailleurs, selon les éléments du dossier, l’intéressé a purgé cette peine d’emprisonnement. Par conséquent, la Cour conclut que l’intéressé peut se prétendre victime d’une violation de cette disposition. Il convient donc de rejeter l’exception d’incompatibilité ratione personae soulevée par le Gouvernement.

32. En second lieu, quant à la question de savoir si les convictions du requérant entrent dans le champ d’application de l’article 9 § 1 de la Convention, la Cour l’examinera ci-dessous.

2. Sur l’applicabilité de l’article 9 de la Convention

a) Arguments des parties

1. Le Gouvernement

33. Le Gouvernement répète que, compte tenu des arguments présentés aux autorités nationales par le requérant pour justifier son opposition au service militaire, l’on ne saurait conclure que l’obligation d’effectuer un service de réserve fût de nature à faire naître chez l’intéressé un conflit grave et insurmontable avec ses convictions. Il estime que les déclarations du requérant devant les juridictions nationales démontrent que l’objection de l’intéressé à l’égard du service militaire était fondée sur son activisme en tant que défenseur des objecteurs de conscience. Or pareils arguments ne peuvent selon lui être considérés comme une « conviction » qui atteindrait un certain degré de force, de sérieux, de cohérence et d’importance, si bien que l’article 9 ne trouverait pas à s’appliquer.

34. Pour étayer sa thèse, le Gouvernement souligne tout d’abord que l’intéressé a, sans opposer la moindre objection à cet égard, accompli son service militaire d’un an en 2005 et effectué un service de réserve à trois reprises entre 2006 et 2008. Il soutient que si le requérant avait été personnellement et véritablement objecteur de conscience, il aurait informé les autorités de son objection au service de réserve et aurait, pendant ces périodes-là, formulé des demandes visant à faire valoir cette objection. Or, l’objection du requérant à l’accomplissement de son devoir de réserviste était liée à son appartenance au BEOC plutôt qu’aux impératifs de sa conscience. Par conséquent, en introduisant cette requête devant la Cour, il chercherait à défendre simplement les droits des potentiels objecteurs de conscience (paragraphe 12 ci-dessus).

35. Le Gouvernement souligne également que la participation du requérant au développement du mouvement de l’objection de conscience en RTCN à partir de 2007 ne l’a pas empêché d’effectuer ensuite sans aucune objection un service de réserve le 5 novembre 2008. Or, l’objection de conscience implique une opposition réelle et sérieuse, fondée sur des motifs de conscience, au recours à la force meurtrière, ce qui ne serait pas le cas en l’espèce.

36. Le Gouvernement observe en outre que lorsque le requérant a invoqué pour la première fois un moyen de défense fondé sur la qualité d’objecteur de conscience au cours de la procédure devant le tribunal des forces de sécurité, cette juridiction a procédé à une appréciation sur la base des éléments de preuve dont elle disposait, et notamment à un examen des déclarations du requérant sur ses opinions et ses activités ainsi que de son comportement. Dans son jugement du 24 février 2014, le juge du fond a également examiné la question de l’objection du requérant à l’accomplissement de son devoir militaire et a conclu que la description par le requérant de ses activités ne faisait apparaître aucun conflit grave et insurmontable entre l’obligation où il était d’accomplir le service de réserve, d’une part, et sa conscience, d’autre part. D’après ce juge, au contraire, tous les arguments du requérant étaient centrés sur ses motivations politiques et sur l’espoir qu’une augmentation du nombre d’objecteurs de conscience dans les deux parties de Chypre permettrait d’éviter la guerre. Or, souligne le Gouvernement, le juge du fond, qui était mieux placé pour apprécier ces déclarations, a considéré que le requérant ne pouvait être qualifié d’objecteur de conscience au sens qui lui avait été donné par la Cour. Le Gouvernement ajoute que de toute manière, il est douteux que la protection de l’article 9 de la Convention couvre le genre de conceptions, utopiques selon lui, dont il s’agit en l’espèce. Il conclut, partant, à l’incompatibilité ratione materiae de ce grief.

37. Pour justifier son argument relatif à l’inapplicabilité de l’article 9, le Gouvernement avance un second moyen, qu’il tire de la nature même du service de réserve. Il explique qu’il s’agit d’un service semblable à un service civil ou social au cours duquel les personnes concernées, d’après lui, ne sont pas soumises à un entraînement armé. De fait, argue-t-il, le requérant a lui-même admis dans ses déclarations devant le tribunal des forces de sécurité qu’à aucune des trois occasions où il avait effectué un service de réserve il n’avait eu à accomplir un service proprement militaire, et que ses fonctions étaient alors semblables à celles d’un ouvrier d’usine et relevaient du domaine de la logistique. Comme le rappelle le Gouvernement, l’intéressé a notamment précisé devant les juridictions internes que le lieu où il avait accompli son service de réserve était le commandement du soutien logistique, et a expliqué que l’expérience consistant à participer à un tel service sans être impliqué dans aucune tâche militaire avait à ses yeux une valeur sociale. Le Gouvernement fait valoir par ailleurs que l’intéressé a également admis qu’il n’avait présenté aux autorités aucune demande relative à son objection au service militaire pour des raisons de conscience. Au demeurant, explique le Gouvernement, le requérant savait que, pas plus que lors de ses précédentes convocations pour un service de réserve, il ne serait tenu cette fois-ci de prendre les armes ou d’effectuer des exercices armés. Quant au port de l’uniforme pendant un service de réserve qui n’impliquait par ailleurs aucun recours à la force, le Gouvernement estime qu’il n’était pas en soi de nature à engendrer un conflit grave entre un tel service et la conscience du requérant. Le Gouvernement conclut en faisant remarquer que si le requérant avait effectué son service de réserve le 4 octobre 2009, il n’aurait pas plus qu’aux trois occasions précédentes été tenu d’accomplir des tâches militaires.

38. Par conséquent, selon le Gouvernement, le requérant n’est pas en mesure de justifier par des raisons de conscience son absence au service de réserve le 4 octobre 2009, et les faits en question ne constituent pas une « pratique » au sens de l’article 9 étant donné que le service de réserve que le requérant était appelé à accomplir à cette date n’était pas de nature armée.

2. Le requérant

39. Le requérant, quant à lui, soutient tout d’abord que son opposition au service militaire constitue un élément essentiel de ses convictions pacifistes et que les autres aspects énumérés par le Gouvernement (son statut de membre du comité directeur du BEOC, les diverses activités qu’il entreprend en faveur de la reconnaissance du droit à l’objection de conscience) ne sont qu’une illustration supplémentaire de ces convictions. De toute manière, à ses yeux, il n’incombait pas au tribunal des forces de sécurité de se pencher sur la question de savoir s’il était ou non objecteur de conscience. En effet, explique-t-il, en vertu du principe de séparation des pouvoirs, c’est aux autorités administratives qu’il appartenait de se prononcer au préalable sur cette question avant que les juridictions en décident. Le requérant rejette également la thèse du Gouvernement relative à l’appréciation par le tribunal de première instance de sa qualité d’objecteur de conscience : il fait valoir que de toute manière la cour d’appel ne s’est pas prononcée sur la question de savoir s’il était ou non objecteur de conscience et a considéré que le tribunal de première instance n’aurait pas dû statuer sur ce point. Il souligne par ailleurs que le non-lieu requis par le parquet n’est pas définitif et que celui-ci est susceptible de le poursuivre après que la Cour aura rendu sa décision en l’espèce.

40. Il soutient que l’absence d’une loi relative à l’objection de conscience pose en soi un problème au regard des obligations positives de l’État en pareille matière. Il considère qu’étant donné cette lacune législative, il aurait été absurde de sa part d’informer au préalable les autorités administratives ou militaires de son opposition au service militaire. Se référant aux textes internationaux (paragraphe 24 ci-dessus), il soutient également qu’un objecteur de conscience peut demander à bénéficier du statut correspondant à tout moment, avant ou après son incorporation dans les forces armées. De même, il observe que l’objection de conscience n’est pas limitée à l’usage des armes, mais couvre l’ensemble du service militaire.

41. Le requérant argue par ailleurs que le service de réserve est un service instauré pour préparer la mobilisation dans la perspective d’une guerre. Il fait valoir que ce service est effectué dans les casernes de l’armée et géré par les officiers de l’armée. Il explique en outre avoir effectué les précédents services de réserve dans l’unité du soutien logistique, qui était, entre autres, responsable des munitions de l’armée. Il indique par ailleurs que pour un tel service, la loi ne prévoit aucun service civil de remplacement. Il ajoute que dans le cadre de ce service, il peut advenir qu’on lui demande par exemple de porter l’uniforme militaire ou d’utiliser des armes : par sa nature même, explique-t-il, un tel service est donc complètement militaire et ne peut être considéré comme un service civil. Le requérant affirme qu’au demeurant le gouvernement défendeur n’a pas soutenu que le service de réserve ne constituât pas un service militaire.

b) Appréciation de la Cour

42. La Cour rappelle que l’opposition au service militaire, lorsqu’elle est motivée par un conflit grave et insurmontable entre l’obligation de servir dans l’armée et la conscience d’une personne ou ses convictions sincères et profondes, de nature religieuse ou autre, constitue une conviction atteignant un degré suffisant de force, de sérieux, de cohérence et d’importance pour entraîner l’application des garanties de l’article 9 de la Convention (Bayatyan c. Arménie [GC], no 23459/03, § 110, CEDH 2011).

43. Dans le même temps, elle a déjà jugé que lorsqu’un individu, invoquant l’article 9, demande à bénéficier d’un privilège (Kosteski
c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 55170/00, § 39, 13 avril 2006) ou du droit à l’objection de conscience (Enver Aydemir c. Turquie, no 26012/11, § 81, 7 juin 2016), il n’est pas contraire à l’article 9 d’exiger un certain niveau de preuve pour justifier cette demande et de ne pas accorder le bénéfice demandé si cette justification n’est pas fournie (Dyagilev c. Russie, no 49972/16, § 62, 10 mars 2020). C’est en effet la question de la portée et des limites de la liberté de religion et de conscience qui est alors en jeu (Enver Aydemir, précité, § 78).

44. En l’espèce, l’intéressé déclare être l’adepte d’une philosophie pacifiste et antimilitariste, et se dit objecteur de conscience. Pour expliquer devant les juridictions internes son opposition au service militaire, il s’est notamment référé à son activisme en faveur de l’objection de conscience et à ses prises de position favorables à une solution pacifique aux problèmes résultant de la division de Chypre. La Cour relève par ailleurs que le Gouvernement, quant à lui, soutient qu’on ne saurait considérer le requérant comme un objecteur de conscience et estime douteux que l’article 9 de la Convention couvre le genre de conceptions, utopiques selon lui, dont il s’agit en l’espèce. Elle note que pour le Gouvernement, l’objection du requérant à l’accomplissement de son devoir militaire reposait de toute manière non pas sur des raisons de conscience, mais plutôt sur l’activisme de l’intéressé en faveur des objecteurs de conscience et sur son appartenance au BEOC.

45. La Cour rappelle que les organes de la Convention ont considéré qu’en tant que philosophie, le pacifisme peut être considéré comme une conviction (« belief ») protégée par l’article 9 de la Convention (Arrowsmith c. Royaume-Uni, no 7050/75, rapport de la Commission du 12 octobre 1978, Décisions et rapports (DR) 19, p. 33).

46. Certes, comme le Gouvernement l’a souligné, le requérant s’est déclaré objecteur de conscience après 2008, c’est-à-dire après avoir effectué non seulement son service militaire obligatoire en 2005, mais aussi deux services de réserve après cette dernière date. En outre, il a accompli son service de réserve le 5 novembre 2008, nonobstant le fait que, selon ses dires, il était devenu objecteur de conscience le 15 mai 2008 (paragraphe 12
ci-dessus). Ces éléments ont notamment conduit le tribunal de première instance à conclure que l’objection du requérant au service militaire n’était pas motivée par des convictions sincères et profondes qui entraient en conflit, de manière sérieuse et insurmontable, avec son obligation d’effectuer le service de réserve (paragraphe 14 ci-dessus).

47. Cependant, la Cour note que cette appréciation du tribunal de première instance n’a pas été retenue par la cour d’appel, qui a mis l’accent sur l’absence de réglementation en la matière. En effet, la cour d’appel a considéré que le tribunal de première instance avait commis une erreur en se prononçant sur la question de savoir si le requérant était ou non objecteur de conscience dans la mesure où il n’y avait pas de possibilité d’exemption (paragraphe 16 ci-dessus). L’appréciation de la cour d’appel était dès lors exclusivement fondée sur l’impossibilité légale pour le requérant d’être reconnu comme objecteur de conscience. Or, cette question est au cœur du grief du requérant (Savda c. Turquie, no 42730/05, §§ 96-97, 12 juin 2012) et sera examinée ci-après (paragraphes 64-69). En effet, en l’état de la législation applicable, le requérant n’avait pas la possibilité d’introduire une demande d’exemption, ni a fortiori de l’étayer, et s’exposait, en cas de refus, à des poursuites pénales (voir Savda, précité, §§ 96-97, et Tarhan c. Turquie, no 9078/06, §§ 58-59, 17 juillet 2012).

48. Dans ces conditions, et au vu des déclarations du requérant devant les juridictions nationales et devant la Cour, de ses activités militantes, ainsi que de la manière dont il insiste sur son refus de servir dans l’armée malgré les mesures prises à son encontre, la Cour est prête à considérer que l’objection du requérant à l’accomplissement du service de réserve – indépendamment de la nature de ce service – était motivée par des convictions atteignant un degré suffisant de force, de sérieux, de cohérence et d’importance pour entraîner l’application des garanties de l’article 9 de la Convention.

49. Quant au second moyen que le Gouvernement tire de la nature même du service de réserve, la Cour constate que les faits de la présente affaire diffèrent considérablement de ceux énoncés dans les affaires où il s’agissait d’un service militaire obligatoire au sens strict du terme. En effet, la Cour doit connaître de circonstances dans lesquelles un requérant invoque le droit à l’objection de conscience dans le cadre du service de réserve et non dans le cadre du service militaire obligatoire. À cet égard, elle prend note de l’argument du Gouvernement selon lequel un tel service, qui ne dure qu’une seule journée (mais qui est susceptible de s’étendre sur une période totale de trente jours par an (paragraphe 22 ci-dessus)), ne comportait dans le cas du requérant aucune activité militaire. La nature du service en cause serait donc sensiblement distincte de celle que la Cour a eu à examiner dans le cadre du service militaire obligatoire.

50. La Cour ne peut cependant souscrire à la thèse du Gouvernement. Tout d’abord, elle observe qu’en vertu de l’article 20 de la loi no 59/2000 sur le service militaire, la phase de réserve fait partie du service militaire (paragraphe 20 ci-dessus). Dans son arrêt du 10 octobre 2013, la Haute Cour a d’ailleurs considéré que la mobilisation militaire est une extension du devoir militaire (paragraphe 9 ci-dessus). En outre, dans plusieurs décisions adoptées au sujet de l’affaire du requérant, les juridictions nationales n’ont accordé aucun poids aux caractéristiques spécifiques du service de réserve. La Cour renvoie également à son arrêt Adyan et autres c. Arménie (no 75604/11, §§ 68-69, 12 octobre 2017), dans lequel elle a examiné le service de remplacement proposé aux objecteurs de conscience en Arménie et considéré que le fait qu’un tel service comportât une dimension civile n’était pas suffisant, d’autres facteurs – tels que l’exercice d’une autorité, l’existence de contrôles et de règles applicables, ou encore les apparences – devant être pris en compte pour déterminer si un tel service présente un caractère véritablement civil.

51. Au vu de ce qui précède, il convient de rejeter l’exception d’incompatibilité ratione materiae soulevée par le Gouvernement.

52. Constatant par ailleurs que le grief formulé sur le terrain de l’article 9 de la Convention, tel qu’exposé ci-dessus, n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond
1. Arguments des parties

53. Le requérant admet que l’ingérence litigieuse était prévue par la loi. Il argue cependant, sans donner de détails sur ce point, que les dispositions invoquées par le Gouvernement n’étaient pas prévisibles. Pour ce qui est des buts légitimes éventuellement poursuivis par l’ingérence en question, il conteste la thèse du Gouvernement selon laquelle cette ingérence visait à protéger la sécurité et l’ordre public. À ses yeux, le fait de dispenser un petit nombre d’objecteurs de conscience du service militaire obligatoire n’aurait aucun effet négatif sur la sécurité ou l’ordre public. Par ailleurs, il soutient que le conseil des ministres a déjà préparé en 2018 un projet de loi visant à introduire un service civil de remplacement susceptible d’être substitué au service militaire obligatoire. Il rappelle en outre que la République de Chypre reconnaît le droit à l’objection de conscience. S’agissant de l’argument du Gouvernement selon lequel il avait à sa disposition la possibilité de ne pas être condamné à une amende ou du moins, en payant l’amende, de ne pas être visé par une peine d’emprisonnement, le requérant argue que le paiement d’une telle amende aurait également été en contradiction avec son opposition au service militaire.

54. Quant au Gouvernement, il argue qu’à supposer qu’il y ait eu ingérence dans l’exercice par le requérant des droits garantis par l’article 9, une telle ingérence était justifiée. Premièrement, elle aurait été prévue par la loi, en l’occurrence par les lois no 59/2000 sur le service militaire et no 17/1980 sur la mobilisation, dispositions juridiques à la fois accessibles et suffisamment précises selon lui ; et du reste, la législation nationale ne reconnaîtrait pas le droit à l’objection de conscience.

55. Le Gouvernement soutient aussi que ladite ingérence poursuivait les buts légitimes que constituent la protection de la sécurité publique et la défense de l’ordre public.

56. Deuxièmement, l’ingérence aurait été nécessaire dans une société démocratique. Le Gouvernement soutient à cet égard que les États contractants devraient disposer d’une large marge d’appréciation en ce qui concerne la préparation militaire aux fins de protection de la sécurité publique et de défense de l’ordre public, et il explique notamment que l’obligation où se trouvait le requérant, en vertu de la réglementation en vigueur, d’effectuer jusqu’à l’âge de 40 ans un service de réserve était une conséquence du fait qu’il avait accompli, sans soulever aucune objection de conscience à cet égard, son service militaire obligatoire d’un an. Le Gouvernement explique qu’un tel service est nécessaire à la défense nationale étant donné, précise‑t‑il, que Chypre n’a pas été en mesure de parvenir à un désarmement complet.

57. Par ailleurs, d’après le Gouvernement, l’absence d’un droit à l’objection de conscience et d’un service civil de remplacement n’est pas en l’espèce constitutive d’une violation de l’article 9. Selon lui, les autorités nationales doivent disposer d’une certaine marge d’appréciation dans leur évaluation de chaque demande d’objection de conscience. Il serait par conséquent légitime qu’elles procèdent à un examen préalable d’une demande de cette nature afin de déterminer s’il convient de reconnaître à la personne concernée la qualité d’objecteur de conscience. Le Gouvernement ajoute à cet égard que bien qu’il n’existe aucune définition de ce terme, le Comité des droits de l’homme des Nations Unies a estimé que l’objection de conscience est fondée sur le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion, un tel droit pouvant s’avérer incompatible avec l’obligation de recourir à la « force meurtrière ».

58. Renvoyant enfin à l’appréciation opérée par le tribunal de première instance, le Gouvernement estime que l’intéressé, qui a déclaré envisager le service de réserve comme un événement social semblable à un service civil de remplacement, aurait pu assister au dernier service de réserve en considérant qu’il était tenu d’accomplir non pas un service armé, mais un devoir comparable à un service civique social. Le Gouvernement argue qu’au moment où il a été appelé à effectuer un service de réserve pour la quatrième fois au même endroit, le requérant savait qu’il s’agirait de participer à des exercices de même nature que par le passé. L’intéressé aurait donc eu à sa disposition la possibilité de ne pas être condamné à une amende ou du moins, en payant l’amende, de ne pas être visé par une peine d’emprisonnement. Faisant valoir que l’avocat du requérant n’a pas adressé au tribunal de première instance une demande en remise de peine, le Gouvernement conclut que la peine en question ne peut passer pour ayant été disproportionnée par rapport à l’infraction commise, et il répète que l’intéressé avait la possibilité, en payant l’amende, de faire en sorte qu’aucune autre procédure ne fût engagée contre lui.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes pertinents

59. Telle que la protège l’article 9 de la Convention, la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises d’une « société démocratique » au sens de la Convention. Cette liberté figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie. Elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va du pluralisme – chèrement conquis au cours des siècles – consubstantiel à pareille société (voir, mutatis mutandis, Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, § 31, série A no 260-A, et Buscarini et autres c. Saint-Marin [GC], no [24645/94](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2224645/94%22%5D%7D), § 34, CEDH 1999-I).

60. L’article 9 n’autorise aucune restriction quelle qu’elle soit à la liberté de pensée et de conscience ou à la liberté d’avoir ou d’adopter la religion ou la conviction de son choix. Il distingue la liberté de pensée, de conscience, de religion et la liberté de manifester sa religion ou conviction. La liberté de conscience est protégée sans réserve au même titre que le droit de chacun d’avoir ou d’adopter la religion ou la conviction de son choix et fait partie du noyau dur de l’article 9 de la Convention.

61. La Cour rappelle que, dans les affaires contre la Türkiye, la Cour a conclu à la violation de l’article 9 de la Convention du fait de la condamnation de témoins de Jéhovah, pour s’être soustraits au service militaire obligatoire, alors que la loi ne prévoyait pas de service civil de remplacement. Elle a estimé que de telles condamnations n’étaient pas nécessaires dans une société démocratique au sens de l’article 9 (Erçep c. Turquie, no 43965/04, 22 novembre 2011, Buldu et autres c. Turquie, no 14017/08, 3 juin 2014 ; voir également dans un autre contexte, Teliatnikov c. Lituanie, no 51914/19, 7 juin 2022).

62. La Cour a également trouvé une violation de l’article 9 dans des cas de personnes invoquant des convictions pacifistes. Dans ces affaires, la Cour s’est placée sur le terrain des obligations positives de l’État, concluant à une violation du fait de l’absence, dans l’ordre juridique interne, d’un service de remplacement et d’une procédure effective et accessible qui aurait permis aux requérants de faire établir s’ils avaient ou non le droit de bénéficier du statut d’objecteur de conscience (Savda, précité, § 100, et Tarhan, précité, § 62).

63. Dans tous les cas, les États contractants disposent d’une certaine marge d’appréciation pour définir les circonstances dans lesquelles ils reconnaissent le droit à l’objection de conscience et mettre en place des mécanismes permettant d’examiner une demande d’objection de conscience (Enver Aydemir, précité, § 81).

b) Application de ces principes

64. En l’espèce, la Cour observe que le requérant ne se plaint pas seulement d’une action de l’État, mais aussi et surtout d’un manquement de celui-ci à mettre en œuvre le droit à l’objection de conscience. Par ailleurs, il reproche à l’État de ne pas avoir prévu une procédure qui lui aurait permis de demander que soit déterminé s’il remplissait ou non les conditions pour bénéficier d’un tel droit.

65. La Cour relève que, comme les juridictions nationales l’ont noté (paragraphes 9 et 16 ci-dessus), la législation nationale pertinente, qui prévoyait le service militaire obligatoire dans les forces armées dont le service de réserve fait partie (paragraphe 20 ci-dessus), ne contenait aucune disposition autorisant d’éventuels objecteurs de conscience à effectuer un service de remplacement. La possibilité d’effectuer un service de remplacement n’étant pas prévue, le requérant a dû faire face à une procédure pénale qui s’est soldée par sa condamnation et par un emprisonnement.

66. Certes, c’est en l’espèce non pas du service militaire obligatoire qu’il s’agit, mais du service de réserve, qui ne dure qu’une seule journée, mais qui est susceptible de s’étendre sur une période totale de trente jours par an. La Cour renvoie à cet égard aux considérations formulées au paragraphe 50
ci-dessus. Il s’agit en l’occurrence, comme les juridictions nationales l’ont constaté, d’une prolongation du service militaire effectuée, sous l’autorité et la supervision d’officiers de l’armée, dans une caserne militaire. Le Gouvernement ne soutient pas par ailleurs que ce service est distinct de l’armée sur les plans hiérarchique et institutionnel.

67. Or, la Cour a déjà jugé qu’un système qui ne prévoit aucun service de remplacement et aucune procédure accessible et effective au travers de laquelle un individu aurait pu faire établir s’il pouvait ou non bénéficier du droit à l’objection de conscience ne peut passer pour avoir ménagé un juste équilibre entre l’intérêt de la société dans son ensemble et celui des objecteurs de conscience (Savda, précité, § 100, Tarhan, précité, § 62).

68. La Cour ne voit pas de raisons de se départir de sa jurisprudence en l’espèce, en l’absence de raisons convaincantes avancées par le Gouvernement.

69. Dès lors, la Cour estime qu’il y a eu violation dans le chef du requérant de l’article 9 de la Convention.

3. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE LA CONVENTION

70. Invoquant l’article 5 §§ 1, 4 et 5 de la Convention, le requérant soutient que la peine d’emprisonnement qui lui a été infligée n’avait pas de base légale et était arbitraire, et qu’il n’a pas bénéficié du droit d’introduire un recours devant un tribunal afin que celui-ci statuât à bref délai sur la légalité de sa détention.

Il se plaint également, sous l’angle des articles 6 et 13 de la Convention, d’un défaut de motivation des décisions judiciaires le concernant et de ce que la législation nationale n’aurait pas été interprétée en ayant égard aux obligations internationales de l’État défendeur.

Enfin, invoquant l’article 14 de la Convention combiné avec son article 9, il se plaint d’une discrimination fondée sur le sexe.

71. Eu égard au constat de violation auquel elle est parvenue sur le terrain de l’article 9 de la Convention (paragraphe 69 ci-dessus), la Cour estime avoir examiné les principales questions juridiques que pose la présente affaire. Au vu de l’ensemble des faits de la cause, elle considère qu’il n’y a lieu de statuer séparément ni sur la recevabilité ni sur le bien‑fondé des griefs fondés sur les articles 5, 6, 13 et 14 de la Convention.

4. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

72. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

73. Le requérant demande 40 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’il estime avoir subi.

74. Le Gouvernement considère que cette demande est excessive.

75. La Cour estime que le requérant a subi un dommage moral à raison de sa condamnation pour avoir refusé, pour des raisons de conscience, d’accomplir un service de réserve dans l’armée. Statuant en équité, elle octroie 9 000 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

2. Frais et dépens

76. Le requérant réclame 2 363 EUR au titre des frais et dépens qu’il dit avoir engagés dans le cadre des procédures menées devant les juridictions internes et devant la Cour. À l’appui de cette demande, il présente une facture d’honoraires d’un montant de 2 000 EUR et des reçus relatifs à des frais de procédure.

77. Le Gouvernement conteste cette demande.

78. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (Beeler c. Suisse [GC], no 78630/12, § 128, 11 octobre 2022). En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant l’intégralité de la somme demandée, à savoir 2 363 EUR tous frais confondus, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare le grief formulé sur le terrain de l’article 9 recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 9 de la Convention ;
3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément la recevabilité ni le bien‑fondé des griefs formulés sur le terrain des articles 5, 6, 13 et 14 de la Convention ;
4. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

1. 9 000 EUR (neuf mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;
2. 2 363 EUR (deux mille trois cent soixante-trois euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 12 mars 2024, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Hasan Bakırcı Arnfinn Bårdsen
Greffier Président


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-231540
Date de la décision : 12/03/2024
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 9 - Liberté de pensée, de conscience et de religion (Article 9-1 - Liberté de conscience);Préjudice moral - réparation (Article 41 - Préjudice moral;Satisfaction équitable)

Parties
Demandeurs : KANATLI
Défendeurs : TÜRKİYE

Origine de la décision
Date de l'import : 13/03/2024
Fonds documentaire ?: HUDOC

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