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20/02/2024 | CEDH | N°001-231082

CEDH | CEDH, AFFAIRE DEDE c. TÜRKİYE, 2024, 001-231082


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE DEDE c. TÜRKİYE

(Requête no 48340/20)

ARRÊT

Art 10 • Obligations positives • Licenciement d’un employé d’une banque, soumise aux règles de droit privé à l’époque des faits, pour avoir envoyé depuis sa boîte mail professionnelle un courriel interne au personnel du service de ressources humaines critiquant les méthodes de gestion de l’actionnaire principal • Courriel litigieux jugé de nature à perturber la paix et la tranquillité sur le lieu de travail • Absence d’examen suffisamment approfondi par les juridic

tions nationales de critères établis par la jurisprudence de la Cour européenne • Motifs non pertinents e...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE DEDE c. TÜRKİYE

(Requête no 48340/20)

ARRÊT

Art 10 • Obligations positives • Licenciement d’un employé d’une banque, soumise aux règles de droit privé à l’époque des faits, pour avoir envoyé depuis sa boîte mail professionnelle un courriel interne au personnel du service de ressources humaines critiquant les méthodes de gestion de l’actionnaire principal • Courriel litigieux jugé de nature à perturber la paix et la tranquillité sur le lieu de travail • Absence d’examen suffisamment approfondi par les juridictions nationales de critères établis par la jurisprudence de la Cour européenne • Motifs non pertinents et suffisants • Absence de juste équilibre entre le droit du requérant à la liberté d’expression et le droit de son employeur de protéger ses intérêts légitimes

Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.

STRASBOURG

20 février 2024

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Dede c. Türkiye,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Arnfinn Bårdsen, président,
Jovan Ilievski,
Egidijus Kūris,
Pauliine Koskelo,
Saadet Yüksel,
Frédéric Krenc,
Diana Sârcu, juges,
et de Dorothee von Arnim, greffière adjointe de section,

Vu :

la requête (no 48340/20) dirigée contre la République de Türkiye et dont un ressortissant de cet État, M. Mehmet Tahir Dede (« le requérant ») a saisi la Cour le 9 octobre 2020 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement ») le grief fondé sur l’article 10 de la Convention,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 janvier 2024,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La requête concerne le licenciement du requérant, employé d’une banque soumise à l’époque des faits aux règles de droit privé, au motif que l’intéressé avait envoyé au personnel du service des ressources humaines de son entreprise un courriel critiquant les méthodes de gestion d’un responsable de haut niveau de l’entreprise. Le requérant se plaint d’une violation de ses droits au titre des articles 6, 8 et 10 de la Convention ainsi que de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

EN FAIT

2. Le requérant est né en 1979 et réside à Maidenhead au Royaume-Uni. Il a été représenté par Me N. Açıkgöz, avocat.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. Hacı Ali Açıkgül, chef du service des droits de l’homme au ministère de la Justice de Türkiye.

1. le licenciement du requÉrant

4. Le requérant est un ingénieur en informatique. À l’époque des faits, il était employé en tant qu’expert en informatique à Takasbank (société anonyme d’échanges et de conservation d’Istanbul) sur la base d’un contrat de travail à durée indéterminée soumis au code du travail, qui avait commencé le 16 juillet 2010. Takasbank est une institution fournissant des services de compensation, de règlement, de garde et de gestion des risques pour les instruments financiers échangés sur les bourses turques conformément à la loi sur le marché financier et aux règlements de l’Autorité des marchés financiers.

5. Le 6 décembre 2016, le requérant envoya, depuis sa boîte mail professionnelle, un courriel au personnel du service des ressources humaines de Takasbank en mettant en copie le directeur adjoint de l’entreprise, responsable du service informatique. Ce courriel avait pour sujet « Jeff Bezos contre H.K. » et portait sur les pratiques managériales de H.K., qui était le président du conseil d’administration de Borsa Istanbul – la bourse de Türkiye située à Istanbul –, l’actionnaire principal de Takasbank. Le courriel se lisait comme suit :

« Jeff Bezos

L’un des hommes d’affaires les plus riches d’Amérique.

La valeur nette [...] de l’entreprise Amazon qu’il a fondée est de 292,6 milliards de dollars [...], [et est] onzième au classement des entreprises innovantes dans le monde, 237e au classement Global 2000, [et est] la 12e marque la plus prestigieuse au monde.

Sa fortune personnelle s’élève à 65,6 milliards de dollars (...) [Elle se situe] au 2e rang du classement Forbes 400, au 2e rang du classement des entreprises de technologie. [Jeff Bezos est la] 5e personne la plus riche au monde et la 17e personne la plus puissante au monde.

Avec sa seule fortune personnelle, il représente une puissance qui peut à elle seule acheter environ 50 Borsa Istanbul ou au moins les cinq premières banques cotées en bourse.

H.K.

Contrôleur des comptes senior, responsable de la rentabilité, conseiller auprès du ministère des Finances, directeur de service au ministère des Finances, membre du conseil d’administration de l’Autorité des marchés financiers, président du conseil d’administration de Borsa Istanbul.

Il a suivi un MBA à Exeter entre 2008 et 2010.

Jeff Bezos contre H.K. – Principes de travail

1. Les managers ne devraient jamais être dans une pièce séparée de celle dans laquelle leur personnel se trouve. Ils devraient exercer leurs fonctions dans les mêmes conditions (Jeff Bezos). – Le personnel ne devrait pas travailler dans la même pièce que celle dans laquelle leur manager travaille, et les réunions en tête-à-tête avec ce dernier devraient faire l’objet d’un rendez-vous. [De plus], lorsque [les managers] pénètrent dans l’entreprise, ils devraient entrer non pas par la porte d’entrée [principal] mais par la porte arrière, [en éprouvant de la peur], sans être vus de personne, comme s’ils étaient des fugitifs (H.K.).

2. [La formation] du personnel est importante. Des mesures devraient être prises à cet effet et le personnel devrait être récompensé (Jeff Bezos). – Les compensations accordées aux employés en ce qui concerne leurs compétences ne devraient pas leur être versées. Par exemple, la compensation offerte pour la [connaissance] des langues étrangères ne devrait pas être maintenue, [ainsi l’opportunité de supprimer une telle compensation pourrait être saisie sans risquer de perdre les employés qui, au vu du contexte de la crise économique, ne seraient pas en mesure de trouver un autre emploi] (H.K.).

3. Les conditions de vie du personnel ne devraient jamais être restreintes, [le personnel] devrait se sentir libre au sein de l’entreprise (Jeff Bezos). – [Tout ce que je dis sera fait], du seuil de la porte emprunté par le personnel pour entrer dans l’entreprise jusqu’aux endroits où celui-ci marchera (H.K.).

4. [L’amélioration] du niveau de vie du personnel accroît la rentabilité de l’entreprise (Jeff Bezos). – Même [les indemnités de transport] mensuelles accordées au personnel devraient être supprimées, après tout, nous fournissons un service de navette (H.K.).

5. Dans le processus de recrutement, il faudrait absolument organiser des épreuves de connaissances et d’aptitudes, et il est essentiel de procéder au développement du personnel ainsi employé en fonction de ses capacités (Jeff Bezos). – Il n’y a pas besoin d’épreuves pour recruter, la priorité des recrutements doit être donnée à [l’entourage et aux amis] (H.K.).

J’espère que ces trois points expliquent pourquoi 70 % des 500 plus grandes sociétés au monde sont des entreprises américaines et pourquoi il n’y a pas une seule entreprise turque.

Comme je sais que vous, en tant que service du personnel, ne pourrez pas transmettre courageusement ce que j’ai dit et que vous ne vous trouvez pas assez forts pour agir, je pense que vous en prendrez au moins note comme un petit [bout] d’information, même si je sais qu’elle ne sera d’aucune utilité.

[Meilleures salutations] »

6. Le même jour, l’employeur du requérant ouvrit une enquête disciplinaire contre l’intéressé en raison de ce courriel et l’invita à présenter sa défense.

7. Le 7 décembre 2016, le requérant soumit son mémoire en défense. Il y faisait état d’une situation stressante pour lui en raison d’une importante charge de travail et d’une réduction de ses droits sociaux, tels que la compensation financière offerte pour la connaissance des langues étrangères et l’aide prévue pour financer l’abonnement aux transports locaux. Il indiquait qu’il avait partagé avec ses managers ses préoccupations à ce sujet, ces derniers n’avaient pas répondu de manière positive, et qu’il avait écrit le courriel en question parce qu’on lui avait dit que ces pratiques avaient été décidées par H.K. et émanaient du nouveau conseil d’administration. Il précisait en outre qu’il avait rédigé un courriel d’excuses à H.K. et réitérait ses regrets.

8. Le même jour, la commission disciplinaire de Takasbank infligea au requérant une sanction de licenciement en vertu du droit de résiliation de l’employeur pour un motif juste conformément à la législation sociale. Elle considéra à cet égard que l’intéressé avait commis l’un des actes, prévus à l’article 72 § 1 g) du règlement du personnel, appelant la sanction de licenciement, à savoir « menacer, provoquer et commettre des actes de violence ou proférer des insultes, [tenir] des propos injurieux, menaçants et humiliants par écrit, oral ou par courrier électronique en utilisant les moyens de communication de la banque, ou adopter un comportement dégradant ou immoral ». Elle indiqua que le requérant avait agi en méconnaissance de ses obligations d’ordre professionnel, prévues à l’article 23 § 1 b) et d) du règlement du personnel, à savoir celles de « se conformer à la discipline professionnelle » et « d’agir avec le sens du devoir d’un membre de la banque, d’établir la réputation et la confiance requises par ce devoir, d’avoir un comportement courtois et respectueux à l’intérieur et à l’extérieur de la banque ».

Dans la motivation de sa décision, la commission disciplinaire considéra qu’en mentionnant le nom de H.K., qui était président du conseil d’administration de Borsa Istanbul (Société anonyme de la bourse d’Istanbul), et qui n’avait aucune fonction dans les organes dirigeants de Takasbank ou aucune relation contractuelle avec Takasbank, le requérant avait écrit, dans un style et langage moqueurs, un texte accusateur, non conforme à la réalité et non fondé sur les informations et documents concrets, dépassant les limites de la critique et allant jusqu’à l’insulte. Elle ajouta que le requérant avait porté atteinte à la respectabilité de H.K. en employant à son sujet des expressions telles que « contrôleur des comptes senior, responsable de la rentabilité » ; ces expressions n’étaient citées en tant qu’élément du curriculum vitae de H.K. dans aucune source accessible au public. Elle estima que, pour critiquer la politique salariale de la banque et certaines de ses pratiques, le requérant avait encore évoqué le nom de H.K. et utilisé des expressions dures et choquantes pouvant être qualifiées d’insulte et de calomnie qui étaient non conformes à la réalité et non fondées sur une quelconque information ou document concret, à savoir « transformer la crise économique en une opportunité », « tout ce que je dis sera fait », et « la priorité des recrutements doit être donnée à [l’entourage et aux amis] ». Elle ajouta que le requérant avait fait des accusations dont le contenu était politique en inventant des jeux de mots dans l’expression « akpil » qui contenait le sigle du parti au pouvoir utilisé par l’intéressé pour se référer à la carte d’abonnement aux transports en commun à Istanbul (Akbil).

9. Le 8 décembre 2016, l’employeur informa le requérant de sa décision de rompre le contrat de travail de celui-ci à cette date pour un motif juste en application de la décision de la commission disciplinaire et en vertu de l’article 25 II du code du travail.

2. la procÉdure en annulation de la mesure de licenciement prise contre le requérant

10. Le 2 février 2017, le requérant saisit le tribunal du travail d’Istanbul (« le tribunal du travail ») d’une action en annulation de la mesure de licenciement prise contre lui. Il demanda au tribunal en question d’annuler la décision de résiliation de son contrat de travail et d’ordonner sa réintégration dans le poste qu’il occupait ainsi que le paiement par son ancien employeur des indemnités liées à son licenciement. Devant cette juridiction, il soutenait que dans son courriel il avait comparé dans les limites de la critique les pratiques et politiques de Jeff Bezos et H.K. adoptées dans leurs entreprises respectives et que le fait qu’un employé s’exprime sur les dysfonctionnements qu’il constatait sur son lieu de travail ne pouvait être considéré comme contraire à la morale et à la bonne foi eu égard à la liberté d’expression prévue par la Constitution. Il alléguait en outre que dans le texte de son courriel il n’avait pas visé la personnalité, l’honneur et la dignité de H.K., mais avait seulement exprimé son mécontentement quant aux pratiques managériales utilisées, lesquelles avaient eu un impact négatif sur lui. Il expliquait que son mécontentement s’était manifesté dans un style certes désagréable, mais dans les limites de la tolérance et d’une manière à attirer l’attention de son interlocuteur. Il estimait donc que ses actes et déclarations, exprimés sans outrepasser les limites de la critique admissible, ne justifiaient pas son licenciement pour un motif juste.

11. Le 15 juin 2017, le tribunal du travail donna gain de cause au requérant, considérant que le licenciement de l’intéressé devait être déclaré nul. Il ordonna ainsi la réintégration de celui-ci dans son poste ainsi que le versement des indemnités liées à son licenciement. Il estima que le contenu du courrier électronique en question n’était pas de nature à porter atteinte à l’honneur et à la réputation de l’employeur ou à le dégrader. En outre, il considéra que, dans la décision de licenciement, l’employeur n’indiquait pas quel équipement professionnel avait été utilisé par le requérant pour poursuivre des buts autres que celui d’accomplir ses tâches professionnelles ni quelles déclarations faites par l’intéressé ou quel comportement de celui‑ci étaient considérés comme non conformes à la morale et à la bonne foi ; et que le dossier ne contenait pas d’éléments de preuve indiquant que le requérant avait accompli des actes susceptibles d’être retenus comme étant des motifs de licenciement. Il conclut donc que l’employeur n’avait pas réussi à prouver que le licenciement était fondé sur un motif juste ou valable.

12. Le 27 septembre 2018, la cour régionale d’appel d’Istanbul, saisie d’un pourvoi en appel formé par l’employeur, infirma le jugement du tribunal du travail. Elle considéra que la rupture du contrat de travail en question reposait sur un motif valable.

Elle releva d’abord que, selon l’article 25 II b) du code du travail (paragraphe 18 ci-dessous), portant sur le droit de l’employeur de procéder à une résiliation immédiate pour un motif juste, le fait pour un employé de tenir des propos ou de commettre des actes de manière à porter atteinte à l’honneur et à la dignité de l’employeur ou à un membre de la famille de ce dernier, ou le fait de procéder à une dénonciation ou accusation infondée et attentatoire à l’honneur et à la dignité de l’employeur constituait un motif juste susceptible de justifier la résiliation d’un contrat de travail. Elle exposa toutefois que les propos, visés à l’article susmentionné, tenus par l’employé à la suite d’une provocation de l’employeur ou d’un représentant de celui-ci devaient être considérés comme étant un motif valable de résiliation, disposé à l’article 18 du code du travail (paragraphe 17 ci-dessous), si ce comportement avait causé des désagréments sur le lieu de travail.

Elle estima qu’en l’espèce le contenu du courriel litigieux dépassait les limites de la critique admissible et était de nature à accuser et défier H.K., qui était président du conseil d’administration de Borsa Istanbul. Par ailleurs, elle considéra que, quand bien même le requérant s’en serait pris aux pratiques managériales adoptées sur le lieu de travail et décidés par l’employeur, le fait que l’intéressé eût utilisé des expressions dépassant les limites de la critique, même si ces expressions ne contenaient aucune insulte ni menace, avait causé des désagréments sur le lieu de travail. Elle conclut que, dans ces circonstances, l’employeur n’était pas tenu de maintenir le contrat de travail du requérant et qu’il pouvait le résilier pour un motif valable en vertu de l’article 18 du code du travail (paragraphe 17 ci-dessous).

13. Le 17 avril 2019, la Cour de cassation, saisie d’un pourvoi formé par le requérant, confirma l’arrêt de la cour régionale au motif que la rupture du contrat de travail en cause était conforme à la procédure et à la loi.

3. le recours individuel introduit par le requÉrant devant la cour constitutionnelle

14. Le 13 juin 2019, le requérant introduisit un recours individuel devant la Cour constitutionnelle. Il soutint, entre autres, que les déclarations faites par un employé sur les problèmes rencontrés sur son lieu de travail étaient protégées par la liberté d’expression.

15. Le 29 avril 2020, la Cour constitutionnelle déclara le recours individuel du requérant irrecevable pour défaut manifeste de fondement. Elle estima qu’en l’espèce il n’y avait pas eu ingérence dans les droits et libertés prévus par la Constitution et qu’en tout état de cause, cette ingérence ne constituait pas une violation.

LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT

16. Le statut juridique des contrats de travail des employés est régi par le code du travail (la loi no 4857 du 22 mai 2003, entrée en vigueur le 10 juin 2003). Le code du travail prévoit principalement deux types de résiliation du contrat de travail par l’employeur : la résiliation pour un motif valable (geçerli nedenle fesih) et la résiliation pour un motif juste (haklı nedenle fesih).

La résiliation pour un motif valable, couramment appelée « résiliation valable » (geçerli fesih), est régie par les articles 17-21 du code du travail. Elle est soumise à certaines exigences de forme : émission d’un avis de résiliation revêtant la forme écrite et indiquant le motif du licenciement en des termes clairs et précis ; recueil des observations de l’employé concerné sur le motif indiqué (article 19 §§ 1 et 2 de la loi précitée). Par ailleurs, en cas de résiliation valable, l’employeur est tenu de verser à l’employé une indemnité de départ et d’ancienneté (kıdem ve ihbar tazminatı).

La résiliation pour un motif juste, couramment appelée « résiliation juste » (haklı fesih), est régie par l’article 25 de la loi précitée. Alors que le recours à la révocation pour un motif valable n’est pas possible en l’absence du recueil des observations en défense de l’employé, l’exercice par l’employeur du droit de résiliation conformément aux conditions énoncées au sous-paragraphe II de l’article 25 n’est pas soumis à cette obligation (article 19 § 2 de la loi précitée).

Un arrêt de principe adopté par l’assemblée plénière des chambres civiles de la Cour de cassation le 12 avril 2017 (E.2014/7-2461, K.2017/719), tel que cité à l’arrêt Pişkin c. Turquie (no 33399/18, § 35, 15 décembre 2020), explique les différences entre les deux types de résiliation comme suit :

« (...) La résiliation pour un motif juste et la résiliation pour un motif valable sont régies séparément dans la loi no 4857 et les motifs des deux types de résiliation sont différents (...). Le motif valable est énoncé à l’article 18 de la loi no 4857 et, bien qu’il ne soit pas aussi grave qu’un motif juste, un motif valable découle du comportement du salarié, du manque de compétence ou des exigences de l’entreprise. Contrairement à la résiliation pour un motif valable, la résiliation pour un motif juste est énoncée séparément en ce qui concerne le salarié et l’employeur : l’article 24 de la loi no 4857 réglemente le droit du salarié de résilier immédiatement [le contrat] pour un motif juste, tandis que l’article 25 de la même loi réglemente le droit de l’employeur de résilier immédiatement le contrat de travail pour un motif juste. Contrairement à [ce qui préside à] la résiliation valable, les cas ouvrant droit à la résiliation pour un motif juste sont énumérés individuellement dans les dispositions susmentionnées. Par ailleurs, bien que l’employeur n’ait aucune obligation de verser une indemnité de départ et d’ancienneté en cas de cessation d’emploi pour un motif juste, le salarié a droit à une indemnité de départ et d’ancienneté en cas de cessation d’emploi pour un motif valable. »

17. L’article 18 du code du travail, intitulé « Résiliation pour un motif valable », est ainsi libellé en ses passages pertinents en l’espèce :

« Tout employeur qui met fin à un contrat de travail à durée indéterminée concernant un contrat de services de six mois d’ancienneté au moins dans une entreprise de trente employés ou plus doit fonder la cessation d’emploi sur un motif valable résultant de la compétence ou du comportement de l’employé [concerné] ou des exigences de l’entreprise ou du travail (...)

(...) »

18. L’article 25 du même code, intitulé « Droit de l’employeur de procéder à une résiliation immédiate pour un motif juste », se lit comme suit en ses passages pertinents en l’espèce :

« Dans les cas [exposés] ci-dessous, l’employeur peut résilier un contrat de travail à durée indéterminée ou déterminée avant la fin du contrat ou sans [respecter] le délai de préavis.

(...)

II. Situations incompatibles avec les règles morales et la bonne volonté ou autres situations similaires :

(...)

b) Le fait de tenir des propos ou de commettre des actes (...) de manière à porter atteinte à l’honneur et à la dignité de l’employeur ou à un membre de la famille de ce dernier, ou le fait de procéder à une dénonciation ou accusation infondée et attentatoire à l’honneur et à la dignité (...) de l’employeur

(...) »

19. L’article 23 § 1 b) et d) du règlement du personnel de Takasbank, intitulé « Devoirs et Responsabilités » se lit comme suit :

« l) Les principaux devoirs et responsabilités du personnel de la banque sont les suivants :

(...)

b) Tous les membres du personnel de la banque sont tenus de faire preuve de diligence et d’attention dans l’exercice de leurs fonctions, de travailler efficacement, de protéger les intérêts de la banque, de s’abstenir de tout comportement susceptible de nuire matériellement et moralement à la banque, de se conformer aux règles de la profession et d’observer strictement les mesures prises pour assurer la sécurité ou la confidentialité.

(...)

d) Le personnel est tenu d’agir avec le sens du devoir qu’un membre de la banque doit avoir, d’établir la réputation et la confiance requises par ce devoir, d’adopter un comportement courtois et respectueux à l’intérieur et à l’extérieur de la banque.

(...) »

20. L’article 72 de ce règlement, intitulé « Situations appelant la sanction de licenciement », dispose ce qui suit :

« 1) Les situations appelant la sanction de licenciement sont énumérées ci-dessous :

(...)

g) menacer, provoquer et commettre des actes de violence ou proférer des insultes, [tenir] des propos injurieux, menaçants et humiliants par écrit, oral ou par courrier électronique en utilisant les moyens de communication de la banque, ou adopter un comportement dégradant ou immoral, commettre des attouchements à l’égard [d’autres personnes], provoquer ou participer à des bagarres sur le lieu de travail pour quelque raison que ce soit, se livrer à des agissements constitutifs de harcèlement physique à l’égard de ses collègues de travail.

(...) »

EN DROIT

1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

21. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, le requérant reproche aux juridictions nationales de ne pas avoir apporté, dans leurs décisions ayant rejeté ses recours, une motivation suffisante qui aurait permis de répondre à ses principaux arguments.

22. Sur le terrain de l’article 8 de la Convention, il reproche également aux autorités nationales de ne pas avoir protégé son droit au respect de la vie privée contre une atteinte qui résulterait de son licenciement.

23. Invoquant l’article 10 de la Convention, l’intéressé estime en outre que son licenciement est constitutif d’une atteinte à son droit à la liberté d’expression.

24. Invoquant enfin l’article 1 du Protocole no 1, il se plaint d’avoir été privé de ses salaires et autres droits découlant de son contrat de travail à la suite de son licenciement qu’il considère illégal et injuste.

25. Elle note qu’en l’espèce, en soulevant les griefs susmentionnés, le requérant se plaint essentiellement de son licenciement qui a eu pour motif principal les actes auxquels l’intéressé s’était livré relevant de l’exercice par lui de son droit à la liberté d’expression. Dès lors, eu égard aux griefs formulés et aux circonstances entourant le licenciement du requérant qui faisaient l’objet de ses griefs, la Cour estime qu’il convient d’examiner les faits dénoncés sous le seul angle de l’article 10 de la Convention, qui est ainsi libellé en ses passages pertinents en l’espèce :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

1. Sur la recevabilité

26. Le Gouvernement soulève deux exceptions d’irrecevabilité tirées respectivement du non-épuisement des voies de recours internes et d’un défaut manifeste de fondement du grief. En ce qui concerne la première exception, il reproche au requérant de ne pas avoir intenté des procédures en vue de demander une prime d’ancienneté ainsi qu’une indemnité compensatoire de préavis, qui selon lui sont dans les circonstances de l’espèce des voies de recours effectives. En effet, il soutient que la cour régionale d’appel a considéré que le contrat de travail du requérant avait été résilié pour un motif valable, ce qui donnait à l’intéressé la possibilité de demander des indemnités. Pour ce qui est de la deuxième exception, le Gouvernement considère que le requérant a eu la possibilité de soulever ses griefs au niveau national devant les autorités judiciaires indépendantes, lesquelles ont dûment examiné les griefs en question conformément au principe de subsidiarité, et qu’il n’appartient pas à la Cour d’agir comme juge de quatrième instance.

27. Le requérant conteste les exceptions du Gouvernement. Il expose qu’il a présenté ses allégations de violation des droits qu’il tire de la Convention assorties des demandes d’indemnisation formées devant les autorités nationales à tous les stades et que les procédures relatives à la prime d’ancienneté et à l’indemnité compensatoire de préavis ne relèvent pas de l’objet de cette requête. Il allègue en outre que les autorités nationales n’ont pas dûment examiné ses allégations de violation et que leurs décisions étaient arbitraires et déraisonnables.

28. S’agissant de la première exception, la Cour rappelle que les personnes qui entendent la saisir de leurs griefs ne sont tenues d’exercer que les voies de recours effectives et susceptibles de redresser la violation qu’elles allèguent (Paksas c. Lituanie [GC], no 34932/04, § 75, CEDH 2011 (extraits)). Elle note que dans le cadre de cette requête le requérant se plaint de son licenciement en alléguant que celui-ci a porté atteinte à son droit à la liberté d’expression et qu’il a épuisé toutes les voies de recours disponibles et effectives pour contester cette mesure. Elle observe ensuite que les procédures mentionnées par le Gouvernement dans son exception concernent la possibilité d’obtenir des indemnités liées au licenciement du requérant et que l’issue de ces procédures ne peuvent apporter un redressement approprié au grief de l’intéressé (voir, mutatis mutandis, Melike c. Turquie, no 35786/19, § 25, 15 juin 2021). Partant, il convient de rejeter cette exception.

29. Quant à l’exception relative à un défaut manifeste de fondement, la Cour estime que les arguments exposés en ce qui concerne cette exception soulèvent des questions appelant un examen au fond du grief fondé sur l’article 10 de la Convention et non un examen de la recevabilité de ce grief (Melike, précité, § 26).

30. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.

2. Sur le fond
1. Arguments des parties

a) Le requérant

31. Le requérant soutient qu’il a été licencié pour avoir formulé des critiques en ce qui concerne les pratiques managériales de son employeur. Il estime que l’acte qui lui a été reproché relevait de l’exercice de son droit à la liberté d’expression et qu’il y a donc eu une ingérence dans l’exercice de ce droit.

32. Tout en reconnaissant que les dispositions légales sur lesquelles l’ingérence litigieuse a été fondée, telles qu’exposées par le Gouvernement, étaient claires, accessibles et prévisibles, le requérant allègue que ces dispositions ont été appliquées par les autorités nationales d’une manière incorrecte et arbitraire, ayant entraîné une violation de son droit à la liberté d’expression. En outre, il conteste l’argument du Gouvernement selon lequel l’ingérence poursuivait le but légitime de la protection de la réputation et des droits d’autrui.

33. S’agissant de la nécessité de l’ingérence, le requérant se réfère à cet égard à l’arrêt Heinisch c. Allemagne (no 28274/08, CEDH 2011 (extraits)) rendu par la Cour, pour arguer que la dénonciation par un employé de conduites inappropriées constatées sur son lieu de travail est protégée par la liberté d’expression. Il soutient que le courriel qu’il a envoyé aux instances dirigeantes de son employeur visait à véhiculer ses critiques, raisonnables et acceptables, sur l’approche managériale suivie et le fonctionnement de l’entreprise assuré par ses supérieurs hiérarchiques ainsi que sur les atteintes alléguées portées aux droits des employés, et que son courriel n’était en aucune façon de nature à léser la réputation de l’entreprise ni celle de ses dirigeants. Il considère donc que le licenciement dont il a fait l’objet, la sanction la plus lourde prévue par le code du travail, ne constituait pas une mesure proportionnée dans une société démocratique.

b) Le Gouvernement

34. Le Gouvernement considère qu’en l’espèce il n’y a pas eu ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression, qui serait attribuable aux autorités publiques. Il réitère à cet égard ses observations sur la recevabilité du grief et souligne que le contrat de travail du requérant a été résilié par une banque privée. Pour le cas où l’existence d’une ingérence serait admise par la Cour, il estime que la présente affaire devrait être examinée sous l’angle des obligations positives découlant de l’article 10.

35. Il soutient que cette ingérence était prévue par l’article 18 du code du travail et l’article 23 du règlement du personnel de Takasbank, qui répondent selon lui aux critères de clarté, d’accessibilité et de prévisibilité, et qu’elle poursuivait le but légitime du maintien de l’ordre et de la sécurité sur le lieu de travail.

36. Quant à la nécessité de l’ingérence, le Gouvernement considère que les juridictions nationales ont ménagé un juste équilibre entre le droit du requérant à la liberté d’expression et ses devoirs découlant de ses relations de travail avec son employeur. Il explique à cet égard que l’employeur a mis fin au contrat de travail de l’intéressé en jugeant que le courriel de celui-ci, qui avait été envoyé au personnel du service des ressources humaines ainsi qu’à son supérieur hiérarchique, était insultant, abusif et humiliant. En outre, il estime que les expressions employées dans ce courriel, dépassant selon les autorités nationales les limites de la critique admissible, étaient néfastes au maintien de l’ordre sur le lieu de travail et étaient de nature à y causer des inconvénients et des désagréments. Enfin, il affirme que la cour régionale d’appel a modifié le fondement de la rupture du contrat de travail de l’intéressé, au motif qu’une telle résiliation était constitutive d’une rupture pour « motif valable », prévu à l’article 18 du code du travail (paragraphe 17 ci-dessus), et non d’une rupture pour « motif juste », prévu à l’article 25 du code du travail (paragraphe 18 ci-dessus), qui avait été retenue initialement par l’employeur, afin d’établir un équilibre plus approprié entre les intérêts en jeu.

2. Appréciation de la Cour

37. La Cour rappelle que la protection de l’article 10 de la Convention s’étend à la sphère professionnelle en général (Melike, précité, § 39, et Herbai c. Hongrie, no 11608/15, § 36, 5 novembre 2019) et que cette disposition s’impose non seulement dans les relations entre employeur et employé lorsque celles-ci obéissent au droit public mais peut également s’appliquer lorsque ces relations relèvent, comme en l’espèce, du droit privé (Heinisch, § 44, précité, et Fuentes Bobo c. Espagne, no 39293/98, § 38, 29 février 2000). En effet, l’exercice réel et effectif de la liberté d’expression ne dépend pas simplement du devoir de l’État de s’abstenir de toute ingérence, mais peut exiger des mesures positives de protection jusque dans les relations des individus entre eux et, dans certains cas, l’État a l’obligation positive de protéger le droit à la liberté d’expression, même contre des atteintes provenant de personnes privées (Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06 et 3 autres, § 59, CEDH 2011).

38. Dans la présente affaire, la mesure litigieuse, à savoir le licenciement du requérant, a été adoptée non pas par une autorité publique mais par l’employeur de l’intéressé, une banque privée, conformément aux règles du droit du travail, et confirmée par les juridictions nationales. Le licenciement du requérant ne résulte donc pas d’une intervention directe des autorités nationales. La responsabilité des autorités serait néanmoins engagée si les faits dénoncés résultaient d’un manquement de leur part à assurer au requérant la jouissance du droit consacré par l’article 10 de la Convention. Dans ces conditions, la Cour estime qu’il y a lieu d’examiner la présente requête sous l’angle des obligations positives incombant à l’État défendeur sur le terrain de l’article 10 (ibidem, §§ 60 et 61, et Melike, précité, § 40).

39. Si la frontière entre les obligations positives et les obligations négatives de l’État au regard de la Convention ne se prête pas à une définition précise, les principes applicables sont néanmoins comparables. En particulier, dans les deux cas, il faut prendre en compte le juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents, l’État jouissant en toute hypothèse d’une marge d’appréciation (Palomo Sánchez et autres, précité, § 62).

40. La question principale qui se pose en l’espèce est donc de savoir si l’État défendeur était tenu de garantir le respect de la liberté d’expression du requérant en accueillant la demande tendant à l’annulation du licenciement de celui-ci. La Cour a donc pour tâche de déterminer dans la présente affaire si les juridictions nationales, en rejetant la demande du requérant susmentionnée, ont dûment garanti le droit de l’intéressé à la liberté d’expression tel qu’il est garanti par l’article 10 dans le contexte des relations de travail et l’ont mis en balance d’une manière adéquate avec le droit de l’employeur à la protection de ses intérêts (Herbai, précité, § 39). Pour ce faire, elle doit établir si la sanction imposée au requérant par son employeur était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier étaient « pertinents et suffisants » (Palomo Sanchez et autres, § 63).

41. La Cour rappelle à cet égard que pour pouvoir prospérer, les relations de travail doivent se fonder sur la confiance entre les personnes. Même si la bonne foi devant être respectée dans le cadre d’un contrat de travail n’implique pas un devoir de loyauté absolue envers l’employeur ni une obligation de réserve entraînant la sujétion du travailleur aux intérêts de l’employeur, certaines manifestations du droit à la liberté d’expression qui pourraient être légitimes dans d’autres contextes ne le sont pas dans le cadre de la relation de travail (Palomo Sánchez et autres, précité, § 76).

42. La Cour note qu’en l’espèce l’employeur du requérant a mis fin au contrat de travail de ce dernier, sanction de licenciement qui a été infligée à l’intéressé au motif que celui-ci avait envoyé depuis sa boîte mail professionnelle un courriel interne au personnel du service de ressources humaines et au directeur adjoint pour critiquer les pratiques managériales de l’entreprise. La commission disciplinaire de l’employeur a notamment considéré que le contenu de ce courriel était accusateur, non conforme à la réalité et moqueur à l’égard de H.K., qui était président du conseil d’administration de Borsa Istanbul, actionnaire principal de l’entreprise employant le requérant, et qu’il renfermait des expressions pouvant être qualifiées d’insulte et de calomnie et dépassait ainsi les limites de la critique admissible à l’égard de H.K. (paragraphes 8 et 9 ci-dessus).

43. Dans le cadre de la procédure en annulation de la mesure de licenciement engagée par le requérant, la cour régionale d’appel a infirmé le jugement du tribunal du travail, qui avait précédemment annulé le licenciement du requérant. La cour d’appel considéra qu’en l’espèce la résiliation du contrat de travail était justifiée par un motif valable, prévu à l’article 18 du code du travail (paragraphe 17 ci-dessus), et non par un motif juste, prévu à l’article 25 du code du travail (paragraphe 18 ci-dessus). Elle a estimé que, si les expressions figurant dans le courriel du requérant ne contenaient aucune insulte ou menace, elles dépassaient tout de même les limites de la critique admissible, et qu’elles avaient ainsi causé des désagréments sur le lieu de travail (paragraphe 12 ci-dessus). La Cour de cassation a confirmé la décision de la cour régionale d’appel comme étant conforme à la procédure et à la loi sans davantage motiver sa décision (paragraphe 13 ci-dessus). La Cour constitutionnelle, quant à elle, s’est contentée d’indiquer qu’il n’y avait aucune ingérence, en l’espèce, dans les droits du requérant de nature à constituer une violation (paragraphe 14 ci‑dessus).

44. La Cour observe d’emblée que le licenciement du requérant trouve son origine dans les propos que celui-ci a tenus à l’endroit de H.K., qui était le président du conseil d’administration de Borsa Istanbul à l’époque des faits, lorsque l’intéressé a critiqué dans son courriel les pratiques et le style de management adoptés par H.K. en faisant une comparaison entre les actes et les décisions de ce dernier et ceux de Jeff Bezos en ce qui concerne la gestion de leurs entreprises respectives. Elle observe ensuite que les juridictions nationales ne précisent pas dans leurs décisions le lien professionnel spécifique entre H.K. et le requérant, qui, à l’époque des faits, travaillait à Takasbank. Elle observe en outre que selon les autorités nationales il y avait un certain lien entre la protection de la réputation de H.K. d’une part, et le maintien de la paix et de la tranquillité sur le lieu de travail d’autre part ; et que les juridictions nationales ont ainsi estimé que le fait que le courriel du requérant contenait des expressions dépassant la critique admissible concernant H.K. avait causé des désagréments sur le lieu de travail (paragraphe 12 ci-dessus). La Cour considère que les autorités nationales ont ainsi poursuivi des buts légitimes reconnus par l’article 10 § 2 de la Convention, à savoir la protection de la réputation ou des droits d’autrui, y compris les intérêts de l’employeur sur le lieu de travail.

45. Analysant les raisonnements des décisions rendues en l’espèce par les juridictions nationales, la Cour relève que, pour arriver à la conclusion susmentionnée selon laquelle le courriel du requérant avait perturbé l’ordre et la tranquillité de son lieu de travail en y causant des désagréments, ces juridictions ne semblent pas avoir procédé à un examen suffisamment approfondi de la teneur du courriel litigieux, du contexte dans lequel celui s’inscrivait, de sa portée et son impact potentiels, des conséquences négatives que le courriel aurait causées à l’employeur ou sur le lieu de travail ni de la gravité de la sanction infligée au requérant, qui sont les facteurs que la Cour a déjà pris en compte dans les affaires relatives à la liberté d’expression des employés (voir, entre autres, Palomo Sanchez, précité, § 70 ; Melike, précité, §§ 46 et 53 ; voir aussi, mutatis mutandis, Rubins c. Lettonie, no 79040/12, §§ 82, 13 janvier 2015).

46. À cet égard, notant d’abord que les propos litigieux du requérant avaient été véhiculés dans un courrier électronique, la Cour rappelle qu’outre la substance des idées et informations exprimées, l’article 10 protège aussi leur mode d’expression (Palomo Sanchez, précité, § 53). En ce qui concerne le contenu du courriel du requérant, la Cour rappelle qu’une distinction claire doit être faite entre critique et insulte, cette dernière pouvant, en principe, justifier des sanctions (ibidem, § 67). En effet, une atteinte à l’honorabilité des personnes faite par voie d’expressions grossièrement insultantes ou injurieuses au sein du milieu professionnel revêt, en raison de ses effets perturbateurs, une gravité particulière, susceptible d’entraîner des sanctions sévères (ibidem, § 76).

47. Or, prêtant une attention particulière à la teneur du courriel du requérant, la Cour constate que l’intéressé y a émis essentiellement des critiques acerbes contre H.K., en alléguant que les pratiques managériales de ce dernier étaient inconciliables avec une approche de management moderne, sans toutefois employer une quelconque expression injurieuse ou grossière envers H.K, ce qui a d’ailleurs été relevé par la cour régionale d’appel (paragraphe 12 ci-dessus). Dans le courriel litigieux, le requérant reprochait notamment à H.K. d’être distant à l’égard de ses employés, d’avoir supprimé les aides financières allouées à ces derniers, offertes pour leur connaissance des langues étrangères et pour financer leurs abonnements aux transports en commun, d’exercer un style de management autoritaire s’apparentant à du micro-management et de faire preuve de favoritisme dans le recrutement (paragraphe 5 ci-dessus).

48. La Cour observe ensuite que les propos litigieux tenus par le requérant, véhiculés par son courriel au sein de l’entreprise, s’inscrivent dans le contexte particulier de la suppression des avantages dont il bénéficiait auparavant, qui avaient été offerts pour sa connaissance des langues étrangères et pour financer son abonnement aux transports en commun, ainsi que des doléances qu’il avait précédemment portées à l’attention de ses managers à ce propos (paragraphe 7 ci-dessus). Ainsi, la Cour constate qu’à la suite des échanges non concluants qu’il avait eus avec ses supérieurs sur ces sujets, le requérant a dénoncé dans son courriel les dysfonctionnements allégués dans la gestion de l’entreprise et que de telles critiques revêtaient sans conteste un intérêt pour l’entreprise concernée (voir, mutatis mutandis, Palomo Sanchez, précité, § 72). Néanmoins, les juridictions internes ne semblent pas avoir suffisamment pris en considération dans les raisonnements de leurs décisions le contexte dans lequel les propos du requérant s’inséraient, ni en particulier les litiges susmentionnés survenus entre le requérant et l’employeur (paragraphes 12, 13 et 15).

49. Certes, dans son courriel, le requérant a utilisé un langage sarcastique. Il a par exemple insinué que H.K. craignait ses employés et se comportait comme un fugitif sur le lieu de travail, qu’il saisissait les opportunités pour diminuer les bénéfices financiers des employés, et qu’il usait de ses privilèges au profit de son entourage. En outre, il a affirmé que le service des ressources humaines était trop craintif pour se résoudre à transmettre son courriel aux personnes concernées et à agir en conséquence. Toutefois, la Cour rappelle que des propos offensants peuvent sortir du champ de la protection de la liberté d’expression lorsqu’ils reviennent à dénigrer gratuitement, par exemple si l’insulte est leur seul but, et qu’en revanche l’utilisation de formules vulgaires n’est pas en elle-même déterminante dans l’appréciation d’un propos offensant, car elle peut fort bien avoir une visée strictement stylistique (Tuşalp c. Turquie, nos 32131/08 41617/08, § 48, 21 février 2012). En l’espèce, elle estime que, eu égard à l’objet du courriel en cause, au contexte dans lequel celui-ci a été envoyé et aux destinataires auxquels il s’adresse, le style et le contenu provocateurs et quelque peu offensants de ce courriel ne peuvent être considérés comme gratuitement insultants dans le cadre du débat d’intérêt dans lequel celui-ci s’inscrivait. À cet égard, la Cour rappelle que les formes d’expression artistique et de commentaire social telles que la satire, de par l’exagération et la déformation de la réalité qui les caractérisent, et par l’emploi d’un ton ironique et sarcastique visent naturellement à provoquer et à agiter (voir, mutatis mutandis, Vereinigung Bildender Künstler c. Autriche, no 68354/01, § 50, 25 janvier 2007). Elle rappelle en outre que le devoir de loyauté, de réserve et de discrétion des salariés travaillant sous le régime du droit privé envers leur employeur ne peut pas être aussi accentuée que l’obligation de loyauté et de réserve exigée des membres de la fonction publique (Melike, § 48, Heinisch, § 64, tous deux précités, et Catalan c. Roumanie, no 13003/04, § 56, 9 janvier 2018). En tout état de cause, la Cour note qu’en l’espèce, dans son arrêt où elle a considéré que le contenu du courriel litigieux avait dépassé les limites de la critique admissible, la cour d’appel régionale n’a pas précisé les expressions spécifiques renfermées dans le courriel qu’elle avait retenues à l’appui de cette conclusion et qu’elle n’a pas davantage évalué le langage employé par le requérant à la lumière des principes susmentionnés (paragraphe 12 ci‑dessus).

50. Par ailleurs, la Cour note que l’envoi par le requérant du courriel en question a été effectué en interne c’est-à-dire à un groupe de destinataires restreints se trouvant au sein de l’entreprise, à savoir l’équipe des ressources humaines concernée ainsi que le directeur adjoint responsable du service dans lequel travaillait l’intéressé. Les autorités n’ont pas allégué que ce courriel, qui n’était pas destinée à être diffusée au public, avait été révélé au public ou partagé avec d’autres employés de l’entreprise en dehors des voies de recours appropriées. La Cour constate donc l’impact du courriel litigieux sur l’employeur et dans le lieu de travail devait être très limité (voir, mutatis mutandis, Matalas c. Grèce, no 1864/18, § 55, 25 mars 2021). Or, ni la cour régionale d’appel, qui est parvenue à la conclusion selon laquelle le courriel du requérant avait causé des désagréments sur le lieu de travail – désagréments qu’elle ne précise d’ailleurs pas – , ni la commission disciplinaire de l’employeur, dans sa décision de sanction, ne font mention des problèmes spécifiques qui seraient survenus sur le lieu de travail à la suite de l’envoi du courriel litigieux. Dès lors, la Cour ne peut que constater qu’en l’espèce les autorités nationales, dans les raisonnements de leurs décisions, n’ont pas cherché à établir d’une manière circonstanciée si le courriel litigieux du requérant avait provoqué des désagréments sur le lieu de travail ou avait eu un impact négatif sur l’employeur d’une autre manière et elles n’ont pas non plus recherché comment le courriel aurait pu provoquer de tels désagréments ou aurait eu un impact négatif sur l’employeur.

51. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que les autorités nationales n’ont pas tenu compte de tous les faits et facteurs pertinents dans les circonstances de l’espèce pour arriver à leur conclusion selon laquelle l’acte litigieux du requérant était de nature à perturber la paix et la tranquillité sur le lieu de travail de l’intéressé. Elles n’ont pas cherché à évaluer notamment la capacité du courriel en cause à provoquer des conséquences dommageables sur le lieu de travail du requérant, compte tenu de sa teneur, du contexte professionnel dans lequel il s’inscrivait, ainsi que de sa portée et de son impact potentiels sur le lieu de travail (voir, mutatis mutandis, Melike, précité, § 53). Dès lors, les motifs retenus en l’espèce pour justifier le licenciement du requérant ne peuvent être considérés comme pertinents et suffisants.

52. Quant à la gravité de la sanction, la Cour constate que la commission disciplinaire de l’employeur, dont la décision a été in fine approuvée par les juridictions nationales, a imposé au requérant la sanction maximale applicable, à savoir la résiliation immédiate du contrat de travail de celui-ci, sans considérer la possibilité d’infliger une sanction plus légère dans les circonstances de l’espèce (voir, mutatis mutandis, Fuentes Bobo, précité, § 49, Melike, précité, § 54, Herbai, précité, § 49, et Rubins, précité, § 92).

53. À la lumière des considérations qui précèdent, la Cour estime qu’en l’espèce les autorités nationales n’ont pas démontré de manière convaincante dans les raisonnements de leurs décisions que le rejet du recours du requérant en annulation de la mesure de licenciement était fondé sur un juste équilibre entre le droit de l’intéressé à la liberté d’expression, d’une part, et le droit de son employeur de protéger ses intérêts légitimes, d’autre part. Elle juge donc que les autorités nationales n’ont pas dûment rempli leurs obligations positives au titre de l’article 10 de la Convention.

54. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

2. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

55. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

56. Le requérant demande 10 000 euros (EUR) au titre du dommage matériel pour les salaires et autres bénéfices personnels dont il aurait été privé en raison de son licenciement. Il présente un tableau indiquant son affiliation à la sécurité sociale au fil de ses années de service. Il sollicite en outre 50 000 EUR au titre du dommage moral qu’il estime avoir subi.

57. Le Gouvernement considère que la demande présentée au titre du dommage matériel est excessive et non étayée. Il soutient par ailleurs que la demande pour dommage moral est dépourvue de lien de causalité avec la violation alléguée, et il estime qu’en tout état de cause cette demande est excessive et non étayée et qu’elle ne correspond pas aux montants alloués dans la jurisprudence de la Cour.

58. Le requérant n’ayant fourni aucun élément de preuve ou document pertinent qui permettrait de quantifier le dommage matériel qu’il allègue avoir subi, la Cour rejette la demande présentée à cet égard. En revanche, elle octroie au requérant 2 600 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.

2. Frais et dépens

59. Le requérant réclame 5 000 EUR au titre des frais d’avocat dans le cadre des procédures menées devant les juridictions internes et devant la Cour. Il présente à cet égard une convention d’honoraires d’avocat signée par lui et son avocat précisant qu’il devra payer à celui-ci 2 000 EUR pour l’introduction d’un recours individuel devant la Cour constitutionnelle et 3 000 EUR pour l’introduction d’une requête devant la Cour.

60. Le Gouvernement invite la Cour à ne pas octroyer de somme au requérant quant aux frais et dépens, soutenant que l’intéressé n’a pas présenté de demande à ce titre.

61. La Cour note d’abord que le requérant a en fait présenté une demande relative aux frais et dépens dans ses observations parvenues le 14 février 2022. Elle rappelle qu’un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens sur le fondement de l’article 41 de la Convention que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (Beeler c. Suisse [GC], no 78630/12, § 128, 11 octobre 2022). En l’espèce, compte tenu des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant la somme de 1 000 EUR pour les frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure interne et devant elle, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
3. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

1. 2 600 EUR (deux mille six cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;
2. 1 000 EUR (mille euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 20 février 2024, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Dorothee von Arnim Arnfinn Bårdsen
Greffière adjointe Président


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