PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE TARRICONE c. ITALIE
(Requête no 4312/13)
ARRÊT
Art 3 (matériel) • Traitement inhumain et dégradant • Détenu souffrant de troubles psychiatriques ayant bénéficié d’un traitement médical adéquat tout au long de la période de détention en cause • Aucune raison de s’écarter des conclusions des tribunaux nationaux ayant rejeté ses demandes de libération sur le fondement des rapports du service sanitaire pénitentiaire attestant, de manière cohérente, que le requérant suivait un traitement, qu’il pouvait être soigné en prison et que son état de santé s’améliorait • Nouvelle expertise considérée non nécessaire à la lumière des rapports médicaux disponibles et eu égard à l’imprécision des contestations formées contre ceux-ci • Conclusions des juridictions internes ni déraisonnables ni arbitraires
Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.
STRASBOURG
8 février 2024
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Tarricone c. Italie,
La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
Marko Bošnjak, président,
Alena Poláčková,
Krzysztof Wojtyczek,
Lətif Hüseynov,
Gilberto Felici,
Ivana Jelić,
Raffaele Sabato, juges,
et de Liv Tigerstedt, greffière adjointe de section,
Vu :
la requête (no 4312/13) dirigée contre la République italienne et dont un ressortissant de cet État, M. Alfonso Tarricone (« le requérant »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 28 décembre 2012,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement italien (« le Gouvernement ») le grief fondé sur l’article 3 de la Convention et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 16 janvier 2024,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête concerne, sous l’angle de l’article 3 de la Convention, le maintien en détention du requérant malgré ses troubles psychiatriques ainsi qu’un manque allégué de soins au cours de sa détention.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1963. Il a été représenté par Me C.C. Gervasi, avocat.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. L. D’Ascia, et par MM. M. Di Benedetto et M. Giannuzzi, avocats de l’État.
4. Le requérant souffre de troubles psychiatriques. À la date d’introduction de la requête, il était détenu dans la prison de Campobasso.
1. PREMIÈRES PÉRIODES DE DÉTENTION ET DIAGNOSTIC DES TROUBLES PSYCHIQUES
5. Le requérant, poursuivi pour plusieurs délits, fut soumis à une première détention qui se déroula entre le 14 décembre 1993 et le 2 octobre 1996 dans différentes prisons. À l’époque, le requérant avait accepté de coopérer avec la justice et était donc soumis au régime de protection prévu par le décret-loi no 8 du 15 janvier 1991 (« le décret-loi no 8/1991 »).
6. En août 1996, il manifesta des signes de troubles psychiques et eut des gestes d’automutilation. Le 13 août 1996, dans le cadre d’une procédure pénale dirigée contre lui, la cour d’assises de Foggia ordonna une expertise médicale aux fins d’évaluation de la compatibilité de son état de santé avec une détention. Selon le rapport d’expertise remis le 29 août, le requérant souffrait de troubles anxio-dépressifs qui nécessitaient des contrôles psychiatriques réguliers et une haute surveillance. À cette occasion, l’expert nota qu’eu égard à la pathologie en cause, le suivi d’un traitement hors de prison ne conduirait probablement pas à de meilleurs résultats.
7. Le 2 octobre 1996 le requérant fut remis en liberté.
8. Le 4 juillet 1998, la cour d’appel de Bari le condamna à une peine de trente ans de prison pour homicide, ainsi qu’à une amende de 1 000 000 lires italiennes. Le 18 août 1999, il fut incarcéré.
9. Le requérant fut initialement placé dans l’établissement pénitentiaire d’Alessandria, en régime de haute surveillance. Le 16 septembre 1999, à la suite d’un grave épisode dépressif, il fut conduit à l’hôpital, où fut diagnostiqué un état dépressif pour lequel un traitement fut prescrit. Au cours des mois suivants, l’intéressé assista à plusieurs entretiens psychiatriques et psychologiques, mais selon les rapports établis par les services sanitaires de la prison, il arborait une attitude d’opposition et refusait de suivre le traitement prescrit. Pour cette raison, le 26 juin 2000 un transfert en hôpital psychiatrique judiciaire fut envisagé.
10. Le 28 juin 2000, le requérant fut transféré à la prison de Livourne afin d’être placé en observation psychiatrique. Il y fut examiné par un psychiatre presque quotidiennement et un nouveau traitement fut prescrit. Le rapport final d’observation psychiatrique, rendu le 25 juillet 2000, indiquait que le requérant n’avait pas coopéré au traitement, refusant souvent de le suivre. Les auteurs du rapport qualifièrent cette attitude de « forme de protestation » et considérèrent que les troubles du requérant n’étaient pas d’une gravité telle que l’intéressé ne pût demeurer en prison.
11. Entre le 1er août 2000 et le 21 février 2002, à l’exception d’une courte période où il fut temporairement transféré à la prison de Lecce, le requérant fut détenu dans la prison de Monza, où il fut examiné plusieurs fois par un psychiatre et reçut un traitement qu’il refusa parfois de prendre.
12. Durant cette période, il forma une demande de suspension d’exécution de la peine pour raisons de santé. Par un décret du 26 février 2001, s’appuyant sur les rapports du service sanitaire pénitentiaire et en l’absence de diagnostic de pathologies psychiatriques, le juge de l’application des peines (magistrato di sorveglianza) de Milan le débouta de son action. Le 30 mai 2001, cette décision fut confirmée par le tribunal de l’application des peines (tribunale di sorveglianza).
13. Le 9 mars 2001, le requérant demanda à l’administration pénitentiaire son transfert vers un institut pénitentiaire plus adapté pour le traitement de troubles mentaux. En outre, il chargea un psychiatre externe à la prison d’examiner son état de santé. Dans le rapport qu’il rendit le 9 août 2001, l’expert conclut que l’intéressé souffrait de troubles anxio-dépressifs chroniques découlant principalement de la détention et que les soins disponibles en prison n’étaient pas effectifs.
14. Le 31 janvier 2002, le département de l’administration pénitentiaire ordonna le transfert du requérant dans un service spécialisé. Le 21 février 2002, en application de cette mesure, il fut conduit à la prison San Vittore de Milan, où il fut placé dans un service d’observation psychiatrique. Après avoir effectué plusieurs examens, les psychiatres dudit service indiquèrent, dans un rapport du 11 mars 2002, que le requérant ne coopérait pas, qu’il montrait une attitude oppositionnelle et méprisante vis-à-vis du personnel sanitaire et qu’il refusait les traitements ainsi parfois que la nourriture. Ils conclurent qu’il était impossible de formuler un diagnostic et que la permanence dans le service psychiatrique n’était d’aucune utilité, et confirmèrent le traitement médicamenteux déjà prescrit.
15. Le 14 mars 2002, le requérant fut transféré à la prison de Monza, où, selon son dossier médical, il fut examiné par un psychiatre à deux reprises. Le 20 mars 2002, il demanda de nouveau à intégrer une prison comportant un service psychiatrique.
16. Par suite, le 15 avril 2002, le requérant fut transféré à la prison de Turin, où il fut examiné plusieurs fois par des psychiatres et des psychologues. Lors des entretiens des 20 et 23 avril 2002, le psychiatre nota qu’il ne coopérait pas avec le personnel sanitaire et, considérant qu’il était impossible de formuler un diagnostic précis et que l’état du requérant nécessitait un environnement thérapeutique et clinique plus adéquat, il préconisa la prise en charge de l’intéressé en hôpital psychiatrique judiciaire. Entre le 24 et le 27 avril 2002 le requérant fut hospitalisé et un diagnostic de trouble de la personnalité borderline fut posé. Durant cette période, le requérant accepta ou refusa les médicaments selon les moments.
17. Dans une note rendue le 30 mai 2002 concernant la fiabilité du requérant aux fins de sa coopération avec la justice, la direction antimafia (direzione distrettuale antimafia) du parquet de Bari indiqua que l’intéressé souffrait de troubles psychiatriques importants.
18. Entre le 17 mai et le 8 juin 2002, le requérant fut soumis à une nouvelle période d’observation psychiatrique à la prison de Livourne, où il fut examiné presque chaque jour par les médecins. Ceux-ci prescrivirent un traitement, qu’il refusa à nouveau de suivre. Le rapport final du 5 juin 2002 indiquait qu’un diagnostic de trouble de la personnalité borderline avait été établi, et que ladite pathologie était considérée comme compatible avec la détention en prison.
19. Le 8 juin, il réintégra la prison de Turin et, dans les mois qui suivirent, il fut transféré plusieurs fois dans d’autres établissements pénitentiaires. Il ressort de son dossier médical qu’il continua à être soumis à un régime de haute surveillance et à être examiné par des psychiatres et psychologues.
20. Entre-temps, le requérant avait demandé à nouveau la suspension de l’exécution de la peine ou, à titre subsidiaire, le remplacement de celle-ci par une assignation à résidence pour raisons de santé. Par deux décisions du 9 juillet et du 16 décembre 2002, émises respectivement par le juge de l’application des peines et par le tribunal de l’application des peines, la demande fut rejetée au motif que le requérant était régulièrement suivi en prison et qu’il n’avait indiqué aucune solution alternative qui fût adaptée aux exigences de sécurité.
21. Le requérant, qui était alors incarcéré à la prison de Sulmona, réitéra sa demande. Le tribunal de surveillance de L’Aquila nomma un expert judiciaire en vue d’une évaluation de l’état de santé de l’intéressé et des traitements thérapeutiques qu’il exigeait.
22. Dans son rapport, déposé le 16 avril 2004, l’experte désignée releva que le requérant souffrait de troubles psychiques depuis le début de son incarcération en 1999. Elle nota que les différents diagnostics établis, et par conséquent les traitements prescrits, divergeaient en raison des symptômes constatés, qui avaient varié et étaient difficiles à interpréter. Elle mentionna aussi, incidemment, que le requérant n’avait pas été examiné par un médecin, à la prison de Sulmona, depuis plusieurs mois. Dans les conclusions du rapport, elle affirma que le requérant souffrait de troubles schizophréniques désorganisés, s’exprimant comme suit ;
« Les troubles dont M. Tarricone est atteint sont graves au regard de leur évolution chronique et des incapacités qu’ils entrainent, et ils nécessitent une intervention psychopharmacologique et une réadaptation qui ne peuvent être effectuées que dans des structures psychiatriques spécialisées. Il est donc envisagé de confier M. Tarricone aux services psychiatriques territoriaux (centre de santé mentale territorialement compétent), qui pourront mettre en place un suivi thérapeutique et un programme de réadaptation adéquats et éventuellement trouver une structure psychiatrique apte à accueillir M. Tarricone ».
23. Le requérant mandata un expert qui confirma le diagnostic, ajoutant que la pathologie de l’intéressé avait sévèrement progressé faute de traitement adéquat et que, même si elle ne pouvait être guérie, des soins appropriés, disponibles hors de prison, auraient pu conduire à une amélioration des symptômes. L’expert précisa en outre que les comportements du requérant étaient clairement des symptômes de troubles de type schizophrénique, et exclut toute simulation. Il conclut que, compte tenu de la complexité de la pathologie et des fréquents refus de l’intéressé de suivre la thérapie, qui selon lui étaient typiques des sujets souffrant de schizophrénie, le milieu carcéral n’était pas à même de fournir un traitement adéquat.
24. Le 22 avril 2004, le tribunal de surveillance de L’Aquila prit acte des conclusions des deux psychiatres concernant, en particulier, la détérioration progressive de l’état de santé du requérant et son besoin de traitement intensif dans un centre psychiatrique spécialisé, et il ordonna, sur le fondement de l’article 47 ter de la loi no 354 du 26 juillet 1975 (« la loi sur l’administration pénitentiaire »), l’assignation à résidence du requérant pour une période de six mois, avec placement dans un centre thérapeutique, en remplacement de la détention.
25. Le jour suivant, le requérant fut libéré et placé dans un centre de soins.
26. Le 19 mai 2004, le requérant sortit du centre de soins. Le bulletin de sortie rédigé par celui-ci indiquait que l’intéressé présentait des « troubles simulés avec des symptômes psychiques ». Il ressort de la liste des transferts du requérant que son assignation à résidence fut révoquée le même jour. Aucune autre information n’a été fournie à la Cour concernant les raisons de la sortie de l’intéressé du centre et de son retour en prison.
27. Le 18 juin 2004, l’assignation à résidence fut rétablie, et elle fut appliquée jusqu’au 18 décembre 2004.
2. DERNIÈRE PÉRIODE DE DÉTENTION
28. Le 18 décembre 2004, le requérant retourna à la prison de Sulmona. Au cours des années qui suivirent, il fut transféré à plusieurs reprises dans des établissements pénitentiaires situés respectivement à Rome, Lecce et Sulmona.
29. Entre 2005 et avril 2006, le requérant fut examiné au moins une fois par mois par les psychiatres de la prison où il se trouvait. Par la suite, des entretiens eurent lieu en septembre, octobre et décembre 2006 ; en cette dernière occasion, le 21 décembre 2006, le psychiatre nota que le requérant suivait le traitement et que son état de santé était stable.
30. À une date non précisée du début de 2006, le requérant forma une nouvelle demande d’assignation à résidence sur le fondement de l’article 16 novies du décret-loi no 8/1991 concernant les bénéfices accordés aux détenus qui coopèrent avec la justice. Il invoquait également l’article 47 ter, paragraphe 1 ter, de la loi sur l’administration pénitentiaire, soutenant que son état de santé était incompatible avec la détention.
31. Le 26 mai 2006, le tribunal de l’application des peines de Rome rejeta la requête. Sur le premier moyen, il estima que le requérant ne remplissait pas les conditions requises pour une assignation à résidence, relevant, en particulier, qu’il n’avait pas manifesté de repentir. Quant à son état de santé, visé au second moyen, le tribunal se référa aux rapports du service sanitaire pénitentiaire datés des 15 et 25 février 2006, selon lesquels le requérant était traité en prison de manière adéquate, il n’était pas nécessaire qu’il entretînt des contacts fréquents avec les services sanitaires externes, il suivait le traitement prescrit et son état cognitif montrait des signes d’amélioration.
32. Le 30 juin 2007, un expert désigné par le requérant rendit un rapport dans lequel il confirma le diagnostic de schizophrénie, excluant de nouveau qu’il pût s’agir de troubles simulés. Il y affirmait en outre que l’intéressé était dans un état de confusion mentale et qu’en prison il pouvait bénéficier principalement d’un traitement pharmacologique, alors que le suivi d’un parcours de réadaptation et d’une psychothérapie était, selon lui, également indispensable. Il y notait, enfin, que le requérant refusait souvent de suivre le traitement prescrit et qu’il ne pouvait espérer aucune amélioration de son état de santé tant qu’il demeurerait en prison.
33. Au cours des années suivantes, le requérant forma plusieurs demandes d’assignation à résidence, invoquant soit l’article 16 novies du décret-loi no 8/1991, soit l’article 47 ter, paragraphe 1 ter, de la loi sur l’administration pénitentiaire. Toutes ses demandes furent rejetées par les tribunaux de l’application des peines compétents. En particulier, dans une ordonnance du 3 juillet 2008, le tribunal de l’application des peines de Rome, se penchant sur les troubles psychiques du requérant, se fonda sur des rapports médicaux récemment transmis par le service sanitaire pénitentiaire et conclut que le requérant souffrait de troubles psychiques, mais que son état de santé s’était amélioré et que l’intéressé pouvait être traité de manière adéquate en milieu carcéral.
En outre, par une ordonnance du 8 février 2011 – relative à une demande formulée dans le cadre de l’article 16 novies du décret-loi no 8/1991 (paragraphe 52 ci-dessous), le tribunal de l’application des peines de Rome prit acte du diagnostic de troubles schizophréniques contenu dans l’expertise de 2004 et estima que le requérant souffrait de graves troubles psychiatriques, caractérisés par des « hallucinations auditives, [des] délires de persécution [et d’]évidentes bizarreries de comportement », excluant donc toute simulation des symptômes constatés.
34. Entretemps, le 17 novembre 2010, le requérant avait été transféré à la prison de Campobasso, où il demeura jusqu’à sa libération en 2021. Il ressort de son dossier médical que des entretiens psychiatriques eurent lieu le 26 novembre 2010 et le 28 janvier 2011.
35. Le 28 juillet 2011, le requérant demanda la suspension temporaire de la détention pour le temps nécessaire au traitement de sa pathologie, au sens des articles 146 ou 147 du code pénal, ou, à tout le moins, le remplacement de la détention en prison par une assignation à résidence pour raisons de santé, au sens de l’article 47 ter, paragraphe 1 ter, de la loi sur l’administration pénitentiaire ou encore une hospitalisation dans une structure adéquate, au sens de l’article 11 de la même loi. À l’appui de sa demande, il citait plusieurs documents et rapports médicaux ainsi que la décision d’assignation à domicile du 22 avril 2004, et sollicitait une nouvelle expertise psychiatrique.
36. Dans un rapport établi le 24 août 2011, le service sanitaire pénitentiaire releva que le requérant souffrait de troubles de la personnalité borderline, qu’il faisait l’objet d’une surveillance médicale, qu’il suivait un traitement et qu’il était dans une « condition psychophysique stable » (un buon compenso psico fisico). Il estima qu’il pouvait demeurer en prison, tout en suggérant, en vue d’un meilleur suivi, son transfert dans un autre établissement pénitentiaire garantissant une présence plus importante de psychiatres et psychologues.
37. Le 1er septembre 2011, le juge de l’application des peines de Campobasso rejeta la requête sur la base dudit rapport. Par une ordonnance du 27 octobre 2011, le tribunal de l’application des peines, n’estimant pas nécessaire d’ordonner une nouvelle expertise et se fondant sur le même rapport, confirma la décision de rejet. Il considéra en particulier que le requérant pouvait être traité en prison, le cas échéant avec le concours de services externes ou en faisant l’objet d’hospitalisations ponctuelles si nécessaire.
Le requérant se pourvut en cassation, alléguant qu’en prison il recevait une simple thérapie pharmacologique sans bénéficier du support psychiatrique et psychologique nécessaire. Il s’appuyait principalement sur le rapport rendu par le service sanitaire pénitentiaire le 24 août 2011 (paragraphe 36 ci‑dessus) et sur les rapports d’expertise privés (paragraphes 23 et 32 ci-dessus), stigmatisant la présence selon lui insuffisante de psychiatres et psychologues dans l’endroit où il était détenu.
Le 20 juillet 2012, la Cour de cassation débouta le requérant, concluant que ses pathologies pouvaient être traitées en prison. Elle estima en outre qu’il n’avait pas contesté les rapports du personnel sanitaire de la prison avec suffisamment de précision, et que par conséquent une expertise supplémentaire n’était pas nécessaire.
38. Au cours des années suivantes, le requérant fut examiné par un psychiatre les 20 mars 2012, 20 avril 2013, 1er août 2013, 13 février 2014, 9 septembre 2014, 29 décembre 2014 et 14 janvier 2015. Il ressort des notes prises par le médecin lors de ces entretiens que durant cette période le requérant suivait le traitement prescrit et que celui-ci produisait des effets bénéfiques, le psychiatre préconisant ainsi la mise en place d’un examen tous les six mois.
39. En 2015, le requérant demanda de nouveau la suspension de l’exécution de la peine ou, subsidiairement, son assignation à résidence. Le tribunal invita le service sanitaire pénitentiaire à lui transmettre un rapport mis à jour, lequel fut établi le 29 mai 2015. Le service en question y affirmait que le requérant souffrait d’une pathologie psychiatrique qu’il qualifiait de « psychose non identifiée avec une détérioration cognitive » (psicosi NAS, deterioramento cognitivo) qui pouvait faire l’objet, selon lui, d’un traitement dans la prison où l’intéressé se trouvait, ajoutant qu’il y recevait des soins adéquats. Sur la base de ces éléments, le juge de l’application des peines de Campobasso rejeta la demande le 23 juin 2015. Le tribunal confirma la décision de rejet le 15 juillet 2016.
40. Le Gouvernement allègue en outre que le requérant eut un entretien psychiatrique le 24 mars 2017, circonstance que le requérant ne conteste pas de manière spécifique.
41. Par la suite, le requérant eut des entretiens psychiatriques les 30 novembre 2018, 7 janvier 2019, 15 avril 2019 et 26 septembre 2019. Les notes prises lors de ceux-ci font état d’un bon état de santé de l’intéressé et de son acceptation du traitement prescrit.
42. À la suite de l’introduction de la requête devant la Cour, le Gouvernement a sollicité un rapport psychiatrique actualisé concernant le requérant. Selon le rapport produit, daté du 22 avril 2020, les documents sanitaires relatifs à l’intéressé montrent qu’il a fait l’objet d’un suivi adéquat, assuré également par le biais d’examens et de séjours dans des services psychiatriques externes.
43. Le 28 mars 2021, ayant purgé sa peine, le requérant fut remis en liberté.
LE CADRE JURIDIQUE PERTINENT
44. L’article 11 de la loi no 354 du 26 juillet 1975 (la « loi sur l’administration pénitentiaire ») prévoit que tout établissement pénitentiaire doit disposer d’un service médical et pharmaceutique réservé aux soins aux détenus. Si des soins ou des examens spécialisés sont nécessaires et ne peuvent être effectués par le service médical de l’établissement, les détenus sont alors conduits, sur autorisation de l’autorité judiciaire, dans des hôpitaux civils ou des structures sanitaires externes.
45. Depuis la réforme instaurée par la loi no 419 du 30 novembre 1998 et complétée par le décret du président du Conseil des ministres du 1er avril 2008, le service sanitaire pénitentiaire relève du service sanitaire national, et non pas de l’administration pénitentiaire.
46. La suspension de l’exécution de la peine pour raisons de santé est prévue par les articles 146, 147 et 148 du code pénal. L’article 146 (suspension obligatoire) se lit comme suit en ses passages pertinents en l’espèce :
« L’exécution d’une peine de nature non pécuniaire est suspendue : (...)
(3) si [la peine] doit être exécutée à l’égard d’une personne souffrant (...) d’une maladie particulièrement grave en conséquence de laquelle son état de santé est incompatible avec la détention, si la maladie est à un stade tellement avancé que [ladite personne] ne réagit plus aux traitements, selon les attestations du service sanitaire pénitentiaire ou de service sanitaire externe. »
47. L’article 147 (suspension facultative) dispose notamment ce qui suit :
« L’exécution d’une peine peut être suspendue : (...)
(2) si une peine privative de liberté doit être exécutée à l’égard d’une personne se trouvant en situation d’infirmité physique grave (...). »
48. L’article 148 (infirmité psychique survenue) prévoit en particulier ce qui suit :
« Si, avant ou pendant l’exécution d’une peine d’emprisonnement, la personne condamnée se trouve frappée d’une infirmité psychique, le juge, s’il considère que l’infirmité est d’une telle gravité qu’elle fait obstacle à l’exécution de la peine, ordonne la suspension de celle-ci et le placement [du condamné] dans un hôpital psychiatrique judiciaire (...) ».
Les hôpitaux psychiatriques judiciaires ont été abolis le 31 mars 2015.
49. L’article 47 ter de la loi sur l’administration pénitentiaire prévoit la possibilité de remplacer la détention par une assignation à résidence. Dans ses parties pertinentes, il se lit ainsi :
« 1. La peine d’emprisonnement pour une période non supérieure à quatre ans (...) [peut] être purgée au domicile [du condamné] ou dans un autre lieu d’habitation privée lorsqu’il s’agit ;
(...)
c) d’une personne dont l’état de santé est particulièrement grave et requiert des contacts constants avec les structures hospitalières territoriales ;
(...)
1ter. Lorsque le renvoi obligatoire ou facultatif de l’exécution de la peine peut être prononcé aux termes des articles 146 et 147 du code pénal, le tribunal de l’application des peines peut aussi ordonner la détention domiciliaire lorsque la peine est supérieure à la limite fixée au § 1 (...) »
50. Par un arrêt no 99 du 20 février 2019, la Cour constitutionnelle a déclaré l’inconstitutionnalité de l’article 47 ter, alinéa 1 ter en ce qu’il n’était pas également applicable en cas de grave infirmité psychique.
51. Les demandes de suspension de la peine et d’assignation à résidence sont adressées au juge de l’application des peines, qui statue en urgence et à titre provisoire, et au tribunal de l’application des peines. Les décisions de ce dernier peuvent faire l’objet d’un pourvoi en cassation.
52. Selon la jurisprudence interne, récemment rappelée par l’arrêt de la Cour de Cassation no 26008 du 6 juillet 2022, dans le cadre des requêtes tendant au remplacement de la détention par une assignation à résidence sur le fondement de l’article 47 ter de la loi sur l’administration pénitentiaire, les juges nationaux sont appelés à examiner les exigences de soins qu’impose l’état de santé du détenu et les possibilités concrètes de traitement dans la prison où il purge sa peine et, en cas d’absence de documents sanitaires exhaustifs, ils doivent avoir recours à une expertise médicale indépendante.
53. L’article 16 novies du décret-loi no 8/1991 prévoit que les individus condamnés pour certains délits qui choisissent de coopérer avec la justice peuvent bénéficier d’une libération conditionnelle, de permis de sortie spéciaux ou d’une assignation à résidence, à condition qu’ils n’aient plus de lien avec la criminalité organisée et qu’ils aient manifesté leur repentir.
EN DROIT
54. Le requérant estime qu’il n’a pas reçu de soins adéquats concernant ses troubles psychiatriques. Il invoque l’article 3 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
1. Sur la recevabilité
55. Le Gouvernement excipe d’un non-épuisement des voies de recours internes, sans toutefois indiquer quelle voie de recours aurait dû, selon lui, être exercée par le requérant.
56. Le requérant n’a pas formulé d’observations relativement à l’exception du Gouvernement.
57. La Cour rappelle qu’il incombe au Gouvernement excipant du non‑épuisement de convaincre la Cour de l’existence d’un recours effectif et disponible (voir, parmi d’autres, Molla Sali c. Grèce [GC], no 20452/14, § 89, 19 décembre 2018 et la jurisprudence y citée). En absence de toute indication à cet égard, l’exception soulevée par le Gouvernement doit donc être rejetée.
58. La Cour constate en outre que le Gouvernement n’a pas soulevé d’exception relative au non-respect du délai de six mois[1]. Toutefois, elle a déjà jugé que la règle des six mois est une règle d’ordre public et que, par conséquent, elle a compétence pour l’appliquer d’office (voir, par exemple, Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 138, 20 mars 2018, et Blokhin c. Russie [GC], no 47152/06, § 102, 23 mars 2016).
59. Lorsque la violation alléguée constitue une situation continue contre laquelle il n’existe aucun recours en droit interne, ce n’est que lorsque la situation cesse que le délai de six mois commence à courir (voir Svinarenko et Slyadnev c. Russie [GC], nos 32541/08 et 43441/08, § 86, CEDH 2014 (extraits), et Sy c. Italie, no 11791/20, § 68, 24 janvier 2022). En particulier, lorsqu’un requérant est détenu, la détention doit être considéré comme une « situation continue » tant que celui-ci est restreint dans le même type de centre de détention, dans des conditions substantiellement similaires. Sa remise en liberté ou le changement du régime de sa détention, que ce soit au sein ou en dehors de l’établissement en question, est de nature à mettre fin à la « situation continue ». Une requête relative aux conditions de détention doit donc être déposée dans un délai de six mois à compter de la cessation de la situation incriminée ou, s’il y avait un recours interne effectif à exercer, à compter de la décision définitive intervenue dans le cadre du processus d’épuisement des voies de recours internes (Sy, précité, § 68, et Ananyev et autres c. Russie, nos 42525/07 et 60800/08, §§ 77-78, 10 janvier 2012).
60. En l’espèce, le requérant a été incarcéré à plusieurs reprises. Il a en effet été détenu une première fois du 14 décembre 1993 au 2 octobre 1996, date à laquelle il a été remis en liberté (paragraphes 5 et 7 ci-dessus), puis une deuxième fois, du 18 août 1999 au 23 avril 2004, (paragraphes 8 et 25 ci‑dessus) et pour une brève période entre le 19 mai 2004 et le 18 juin 2004 (paragraphes 26-27 ci-dessus), date à laquelle il a été assigné à résidence, et enfin du 18 décembre 2004 jusqu’à sa libération définitive le 28 mars 2021 (paragraphes 27 et 43 ci-dessus). Étant donné qu’entre ces périodes d’emprisonnement il était en liberté ou assigné à résidence dans un centre de soins, sa détention ne saurait passer pour une « situation continue » appréhendée dans sa globalité.
61. Il en résulte que, pour autant qu’elle concerne les trois premières périodes de détention, la requête est tardive et doit être déclarée irrecevable en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
62. Quant à l’emprisonnement du requérant du 18 décembre 2004 au 28 mars 2021, la Cour note que l’intéressé a changé de lieu de détention à plusieurs reprises. Cependant, elle rappelle qu’un changement de prison, en l’absence d’une modification notable des conditions de détention, ne suffit pas à mettre fin à une situation continue (Ananyev et autres, précité, § 77). En outre, elle observe qu’en l’espèce, le requérant se plaint non pas des conditions de sa détention dans une prison spécifique, mais principalement d’une incompatibilité de son état de santé avec le milieu carcéral et de l’absence de soins adéquats dans tous les endroits où il a été détenu (voir, mutatis mutandis, Haghilo c. Chypre, no 47920/12, § 148, 26 mars 2019). Au vu de ce qui précède et en l’absence de preuve d’un quelconque changement substantiel dans le traitement de la pathologie psychiatrique du requérant dans les différents lieux où il a séjourné, la Cour estime que la période en question s’analyse en une situation continue.
63. Par conséquent, la Cour limitera son examen aux traitements reçus par le requérant pendant la dernière période de détention, qui s’est déroulée du 18 décembre 2004 au 28 mars 2021. Cependant, les évènements relevant des périodes d’incarcération antérieures pourront entrer en ligne de compte dans l’évaluation de cette partie de la requête.
64. Eu égard à ce qui précède, la Cour juge que la partie de la requête relative à ladite période d’incarcération n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Constatant par ailleurs que la requête ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, elle la déclare recevable quant à la période de détention allant du 18 décembre 2004 au 28 mars 2021.
2. Sur le fond
1. Arguments des parties
65. Le requérant soutient que son état de santé mentale n’était pas compatible avec la détention en prison et que, tout au long de son emprisonnement, il n’a pas eu accès aux soins nécessaires au traitement de sa pathologie psychiatrique. Il estime en particulier que l’ensemble des établissements pénitentiaires où il a purgé sa peine, à la seule exception de la prison de Milan, ne disposaient pas de services adéquats, et qu’étant donné qu’il ne pouvait pas être suivi en prison, les autorités nationales auraient dû ordonner son assignation à résidence.
66. Le requérant affirme par ailleurs qu’avant son incarcération en 1993, il ne souffrait d’aucune pathologie et que les premières manifestations de ses troubles psychiques ont eu lieu en 1996, quand il était détenu à la prison d’Alessandria. L’absence de troubles préalables serait démontrée par sa coopération avec la justice et son admission au régime de protection spécial.
67. Il allègue en outre que l’absence de traitement adéquat et de suivi cohérent dont il se plaint, qui selon lui a également découlé de ses fréquents transferts d’une prison à une autre, a engendré une aggravation progressive de son état jusqu’à causer une grave pathologie psychiatrique.
68. Le Gouvernement conteste l’exposé des faits présenté par le requérant. Il soutient tout d’abord que l’intéressé souffrait déjà, selon toute probabilité, de troubles psychiatriques avant le début de sa détention, mais que ceux-ci n’avaient jamais été diagnostiqués faute pour lui d’avoir eu recours à des consultations psychiatriques à cette époque.
69. Quant aux traitements reçus en prison, le Gouvernement affirme que le requérant a été examiné par un psychiatre dès le début de son incarcération et qu’il a ensuite fait l’objet d’un suivi adéquat tout au long de la détention, notamment au moyen de placements en observation psychiatrique. Il argue que malgré le manque de coopération et l’attitude d’opposition de l’intéressé, un diagnostic a été établi et un traitement a été mis en place et que, par conséquent, le requérant a bénéficié de soins constants et adéquats. À cet égard, le Gouvernement renvoie au rapport psychiatrique du 22 avril 2020, selon lequel il ressort des documents sanitaires qu’un suivi et un traitement adéquats ont été dispensés (paragraphe 42 ci-dessus).
70. Le Gouvernement note enfin que les juridictions internes qui ont statué sur les nombreuses demandes d’assignation à résidence formées par le requérant ont toutes rendu des décisions de rejet sur la base d’une appréciation des rapports sanitaires et de l’évolution clinique du requérant, estimant qu’ils montraient que son état de santé mentale était compatible avec une détention au regard des soins disponibles en milieu carcéral. Sur ce point, il se réfère en particulier aux nombreux rapports sanitaires attestant d’un bon état de santé du requérant et de la possibilité, pour les services pénitentiaires concernés, de lui assurer un traitement adéquat, et il considère que le rapport d’expertise rendu le 16 avril 2004 (paragraphe 22 ci-dessus) constitue une opinion contraire isolée.
2. Appréciation de la Cour
1. Principes généraux
71. La Cour rappelle que l’article 3 de la Convention consacre l’une des valeurs les plus fondamentales des sociétés démocratiques. Il prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants, quels que soient les circonstances et le comportement de la victime. Pour tomber sous le coup de cette disposition, un traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, et notamment de la durée du traitement, de ses conséquences physiques ou psychologiques, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (Rooman c. Belgique [GC], no 18052/11, § 141, 31 janvier 2019, et les affaires qui y sont citées).
72. Cette disposition impose en particulier à l’État de s’assurer que tout prisonnier est détenu dans des conditions compatibles avec le respect de la dignité humaine, que les modalités d’exécution de la mesure ne soumettent pas l’intéressé à une détresse ou à une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention et que, eu égard aux exigences pratiques de l’emprisonnement, la santé et le bien-être du prisonnier sont assurés de manière adéquate, notamment par l’administration des soins médicaux requis (Stanev c. Bulgarie [GC], no 36760/06, § 204, CEDH 2012, et Rooman, précité, § 143).
73. La Cour a jugé à maintes reprises que la détention d’une personne malade peut poser des problèmes sur le terrain de l’article 3 de la Convention (Matencio c. France, no 58749/00, § 76, 15 janvier 2004, et Mouisel c. France, no 67263/01, § 38, CEDH 2002‑IX) et qu’une telle détention dans des conditions matérielles et médicales inappropriées peut constituer un traitement contraire à l’article 3 (Venken et autres c. Belgique, nos 46130/14 et 4 autres, §§ 168-171, 6 avril 2021, Sławomir Musiał c. Pologne, no 28300/06, § 87, 20 janvier 2009, et Rooman, précité, § 144).
74. Pour déterminer si la détention d’une personne malade est conforme à l’article 3 de la Convention, la Cour prend en considération plusieurs éléments.
75. Un premier élément est l’état de santé de l’intéressé et l’effet des modalités d’exécution de sa détention sur son évolution. La Cour a jugé que les conditions de détention ne doivent en aucun cas soumettre la personne privée de liberté à des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité propres à humilier, avilir et briser éventuellement sa résistance physique et morale. Elle a reconnu, à cet égard, que les détenus atteints de troubles mentaux sont plus vulnérables que les détenus ordinaires, et que certaines exigences de la vie carcérale les exposent davantage à un danger pour leur santé, renforcent le risque qu’ils se sentent en situation d’infériorité, et sont forcément source de stress et d’angoisse. Une telle situation entraîne la nécessité d’une vigilance accrue dans le contrôle du respect de la Convention (W.D. c. Belgique, no 73548/13, §§ 114 et 115, 6 septembre 2016, et Rooman, précité, § 145).
76. Un deuxième élément est le caractère adéquat ou non des soins et traitements médicaux dispensés en détention. Cette question est la plus difficile à trancher. La Cour rappelle que le simple fait qu’un détenu ait été examiné par un médecin et qu’il se soit vu prescrire tel ou tel traitement ne saurait faire conclure automatiquement au caractère approprié des soins administrés. En outre, les autorités doivent s’assurer que les informations relatives à l’état de santé du détenu et aux soins reçus par lui en détention sont consignées de manière exhaustive, que le détenu bénéficie promptement d’un diagnostic précis et d’une prise en charge adaptée, et qu’il fasse l’objet, lorsque la maladie dont il est atteint l’exige, d’une surveillance régulière et systématique associée à une stratégie thérapeutique globale visant à porter remède à ses problèmes de santé ou à prévenir leur aggravation plutôt qu’à traiter leurs symptômes. Par ailleurs, il incombe aux autorités de démontrer qu’elles ont créé les conditions nécessaires pour que le traitement prescrit soit effectivement suivi. En outre, les soins dispensés en milieu carcéral doivent être appropriés, c’est-à-dire d’un niveau comparable à celui que les autorités de l’état se sont engagées à fournir à l’ensemble de la population. Toutefois, cela n’implique pas que soit garanti à tout détenu le même niveau de soins médicaux que celui des meilleurs établissements de santé extérieurs au milieu carcéral (Blokhin, précité, § 137, et Rooman, précité, §§ 146-147). Dans l’hypothèse où la prise en charge ne serait pas possible sur le lieu de détention, il faut que le détenu puisse être hospitalisé ou transféré dans un service spécialisé (Rooman, précité, § 148).
77. La Cour a également précisé qu’il est essentiel pour un détenu souffrant d’une maladie grave d’être soumis à un examen de son état de santé par un spécialiste de la pathologie en question afin que puisse lui être administré le traitement approprié (Wenner c. Allemagne, no 62303/13, § 56, 1er septembre 2016, et Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95, § 115, CEDH 2001‑III). En cas d’avis médicaux divergents sur le traitement approprié à l’état de santé du détenu, les autorités pénitentiaires et les juridictions nationales peuvent devoir, pour s’acquitter de leur obligation positive découlant de l’article 3, solliciter l’avis d’un expert médical spécialisé (Wenner, précité, § 57, et Xiros c. Grèce, no 1033/07, § 87, 9 septembre 2010).
78. Quant à l’appréciation des preuves, la Cour, sensible à la nature subsidiaire de sa mission, a rappelé à maintes reprises qu’il ne lui appartient pas de se prononcer sur des questions relevant exclusivement du champ de l’expertise médicale (Wenner, précité, § 58, et Amirov c. Russie, no 51857/13, § 89, 27 novembre 2014). Toutefois, eu égard à la vulnérabilité des personnes placées en détention, une fois que le requérant a fourni un commencement de preuve d’un traitement relevant du champ d’application de l’article 3 de la Convention, c’est au Gouvernement qu’il incombe d’apporter des éléments crédibles et convaincants pour démontrer que le requérant a reçu des soins médicaux complets et appropriés en détention (Kondrulin c. Russie, no 12987/15, §§ 56-57, 20 septembre 2016, et Wenner, précité, § 58).
79. Troisièmement, se pose la question du maintien en détention compte tenu de l’état de santé de l’intéressé. Certes, la Convention n’impose aucune « obligation générale » de libérer un détenu pour raisons de santé, même s’il souffre d’une maladie particulièrement difficile à soigner. Il n’en demeure pas moins qu’à cet égard la Cour a reconnu la possibilité que, dans des conditions d’une particulière gravité, l’on puisse se trouver en présence de situations où une bonne administration de la justice pénale commande que soient prises des mesures de nature humanitaire (Bamouhammad c. Belgique, no 47687/13, § 123, 17 novembre 2015 ; voir également Gülay Çetin c. Turquie, no 44084/10, § 102, 5 mars 2013).
80. La Cour a en outre souligné que, même s’il ne lui appartient pas de se prononcer dans l’abstrait sur la manière dont les juges nationaux auraient dû trancher les demandes de libération des détenus, la question de savoir si l’autorité judiciaire compétente a pris suffisamment en compte tous les éléments revêt une importance particulière dans le cadre de l’article 3 de la Convention (Raffray Taddei c. France, no 36435/07, § 60, 21 décembre 2010). Lorsque les autorités nationales décident de placer et de maintenir en prison une personne souffrant de graves problèmes de santé, elles doivent veiller avec une rigueur particulière à ce que les conditions de sa détention répondent aux besoins spécifiques découlant de son infirmité et peser les conséquences de l’emprisonnement, si nécessaire à l’aide d’une expertise médicale (voir Jeanty c. Belgique, no 82284/17, §§ 106 et 109, 31 mars 2020, et Farbtuhs c. Lettonie, no 4672/02, § 56, 2 décembre 2004).
2. Application des principes au cas d’espèce
81. La Cour constate que nul ne conteste que le requérant présentait des problèmes de santé mentale, même si le diagnostic le concernant a changé à plusieurs reprises. Les parties sont cependant en désaccord sur la question de savoir si la pathologie psychiatrique a été causée par la détention ou si le requérant en souffrait déjà avant son incarcération, sans en avoir conscience.
82. La Cour n’estime pas nécessaire de se prononcer sur ce point, étant donné qu’au moment de sa réincarcération le 18 décembre 2004, le requérant souffrait sûrement déjà de troubles psychiatriques importants (paragraphe 22 ci-dessus).
83. L’intéressé ne se plaint pas de l’application d’un régime particulier ni des conditions matérielles de sa détention, mais soutient que la détention elle‑même, combinée avec un manque de soins, a entrainé une détérioration de son état de santé mentale.
84. Cependant, la Cour note que selon les rapports rédigés par le service sanitaire pénitentiaire, l’état de santé du requérant après son retour en prison s’est amélioré progressivement. En particulier, tous les rapports médicaux établis à partir de 2006 attestent que l’état mental de l’intéressé s’était amélioré et stabilisé (paragraphes 29, 31 et 33 ci-dessus) ; cette évolution positive a perduré au cours des années suivantes, un rapport daté de 2011 affirmant ainsi que le requérant était dans une « condition psychophysique stable » (paragraphe 36 ci-dessus) et les médecins de la prison constatant lors des entretiens suivants que la thérapie avait des effets bénéfiques (paragraphe 38 ci-dessus). Enfin, pendant les dernières années de la détention de l’intéressé, les rapports médicaux ont tous conclu que son état de santé était bon (paragraphe 41 ci-dessus).
85. La Cour constate, en outre, que le dossier médical du requérant atteste qu’un traitement pharmacologique et un suivi psychiatrique lui ont été fournis pendant sa détention. En particulier, après sa réincarcération, il a eu des entretiens fréquents avec un psychiatre au cours des années 2005 et 2006 (paragraphe 29 ci-dessus). Il a également été examiné de manière assez régulière à partir de 2010 jusqu’à 2015, ainsi qu’entre 2018 et 2019 (paragraphes 34, 38 et 41 ci-dessus). Quant aux périodes écoulées entre décembre 2006 et novembre 2010 et entre janvier 2015 et novembre 2018, le dossier médical tel qu’il a été produit devant la Cour ne comporte pas d’informations.
86. En vu de ce qui précède, la Cour ne saurait pas considérer que le requérant n’a pas bénéficié d’un traitement tout au long de la détention.
87. Enfin, la Cour rappelle que les juridictions nationales sont les mieux placées pour apprécier cette question, qui est difficile à trancher et requiert souvent une pluralité de connaissances médicales (Ivko c. Russie, no 30575/08, § 100, 15 décembre 2015). De plus, les tribunaux internes, comme la Cour, bénéficient d’une certaine souplesse dans la définition du niveau de soins requis. Si ce niveau doit être « compatible avec la dignité humaine » du détenu, il doit aussi tenir compte des « exigences pratiques de l’emprisonnement » (Golubar c. Croatie, no 21951/15, § 41, 2 mai 2017, et Blokhin, précité, § 138).
88. En l’espèce, le requérant a formé plusieurs recours, invoquant l’incompatibilité de son état de santé avec la détention et demandant à être libéré ou assigné à domicile. Il s’appuyait notamment sur l’expertise psychiatrique de 2004 (paragraphe 22 ci-dessus), sur deux rapports d’expertise privés (paragraphes 23 et 32 ci-dessus) et sur le rapport du service sanitaire pénitentiaire du 24 août 2011 préconisant son transfert dans une prison mieux équipée (paragraphe 36 ci‑dessus).
89. Tous les tribunaux internes ayant statué sur les demandes de libération introduites par le requérant se sont fondés sur les rapports du service sanitaire pénitentiaire, lesquels attestaient tous, de manière cohérente, que le requérant suivait un traitement, qu’il pouvait être soigné en prison et que son état de santé s’améliorait (paragraphes 31, 33, 37 et 39 ci-dessus).
90. La Cour ne voit aucune raison de s’écarter des conclusions auxquelles sont parvenus les tribunaux internes. Elle note en particulier, d’une part, que le seul avis contraire émis par un expert indépendant en 2004 a été suivi d’une période de traitement du requérant dans un cadre externe à la prison et, d’autre part, que les autorités judiciaires saisies se sont, à juste titre, fondées sur une pluralité d’avis plus récents que l’avis en question. Quant au rapport du 24 août 2011, tout en suggérant le transfert du requérant dans une prison mieux équipée, il indiquait expressément que le requérant faisait l’objet d’une surveillance médicale, qu’il suivait un traitement et qu’il était dans une « condition psychophysique stable » (paragraphe 36 ci‑dessus).
91. Même si l’expertise supplémentaire demandée par le requérant aurait probablement pu conduire à une réévaluation plus approfondie de son état de santé, le juge de l’application des peines de Campobasso et, surtout, la Cour de cassation en 2012 ont considéré qu’une nouvelle expertise n’était pas nécessaire à la lumière des rapports médicaux disponibles et eu égard à l’imprécision des contestations formées contre ceux-ci (paragraphe 37 ci‑dessus). La Cour estime donc que les conclusions des juridictions internes ne sont ni déraisonnables ni arbitraires.
92. Compte tenu de ces éléments, la Cour est d’avis qu’à compter de la réincarcération du requérant le 18 décembre 2004, et tout au long de la période de détention qui s’en est suivie, l’intéressé a bénéficié d’un traitement médical adéquat. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 3 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Déclare, à l’unanimité, la requête irrecevable pour autant qu’elle concerne les périodes antérieures au 18 décembre 2004 ;
2. Déclare, à la majorité, la requête recevable pour autant qu’elle concerne la période du 18 décembre 2004 au 28 mars 2021 ;
3. Dit, par quatre voix contre trois, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 8 février 2024, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Liv Tigerstedt Marko Bošnjak
Greffière adjointe Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion dissidente des juges Bošnjak, Jelić et Felici ;
– opinion en partie dissidente et en partie concordante du juge Sabato.
M.B.
L.T.
OPINION DISSIDENTE
DES JUGES BOŠNJAK, JELIĆ ET FELICI
1. Avec tout le respect dû à la majorité, nous ne pouvons malheureusement pas nous rallier au constat de non-violation de l’article 3 de la Convention dans la présente affaire.
2. Nous estimons que les autorités nationales ont manqué à leur obligation de prendre en charge le requérant et de lui dispenser des soins adéquats, et ce à deux égards. D’une part, les autorités ont omis de réévaluer l’état de santé du requérant lors de sa réincarcération en 2004. D’autre part, en l’absence de preuves d’un suivi psychiatrique pendant les périodes respectives allant de décembre 2006 à novembre 2010 et de janvier 2015 à novembre 2018, nous ne pouvons conclure que le requérant a bénéficié d’un traitement adéquat tout au long de sa détention.
3. Le premier point fondant notre raisonnement concerne l’absence de réévaluation de l’état de santé du requérant à la suite de sa réincarcération le 18 décembre 2004. En 2004, une expertise judiciaire conclut que le milieu carcéral ne pouvait apporter un traitement adapté à l’état de santé du requérant (paragraphe 22 de l’arrêt). Nous rejoignons la majorité lorsqu’elle note, à juste titre, la prise en compte de ces conclusions par le tribunal de surveillance de L’Aquila qui ordonna une assignation à résidence et le placement en centre thérapeutique du requérant. Toutefois, nous déplorons qu’aucune mesure n’ait été prise préalablement à la réintégration du requérant en prison. Le requérant est retourné en prison de manière automatique au bout du délai de six mois fixé par le tribunal de L’Aquila (paragraphe 24 de l’arrêt), sans que celui-ci n’ait justifié ce délai. Or, comme la Cour l’a jugé à deux reprises, les décisions relatives au régime pénitentiaire doivent tenir compte de l’état de santé mentale des détenus (Jeanty c. Belgique, no 82284/17, § 106, 31 mars 2020, et Bamouhammad c. Belgique, no 47687/13, § 114, 17 novembre 2015). Dès lors, il pouvait raisonnablement être attendu des autorités qu’elles fondent le retour en prison du requérant sur un réexamen visant à déterminer son aptitude à être réincarcéré et à s’assurer de la satisfaction de ses besoins en milieu carcéral. Les juridictions internes ne procédèrent à un tel réexamen qu’en mai 2006 et ne firent pas à cette occasion mention du rapport de 2004 (paragraphe 31 de l’arrêt). Le caractère automatique de la réintégration du requérant – sans que l’expertise judiciaire n’indique immédiatement la durée de la période passée hors milieu carcéral – et l’absence de réexamen préalable de l’état de santé du requérant ne nous paraissent pas en adéquation avec son état de santé et nous empêchent donc de souscrire à la conclusion de la majorité.
4. Le second point qui emporte selon nous violation de l’article 3 de la Convention est l’absence de preuves relatives au suivi thérapeutique du requérant de décembre 2006 à novembre 2010 puis de janvier 2015 à novembre 2018. Suivant une jurisprudence constante de la Cour citée par la majorité (paragraphe 76 de l’arrêt), lorsque les troubles du requérant l’exigent, les autorités ont l’obligation de procéder à une surveillance régulière de l’état de santé du requérant (Rooman c. Belgique [GC], no 18052/11, § 147, 31 janvier 2019, et Blokhin c. Russie [GC], no 47152/06, § 137, 23 mars 2016). Par ailleurs, la Cour a reconnu que la charge de la preuve en la matière pesait sur les autorités nationales auxquelles il incombait également de s’assurer que les informations relatives à l’état de santé du détenu et aux soins qui lui sont administrés sont consignées de manière exhaustive (Blokhin, précité, §§ 137-140). En l’espèce, alors qu’aucune partie n’a contesté la nécessité d’un suivi régulier des troubles du requérant (voir notamment le paragraphe 69 de l’arrêt dans lequel le Gouvernement soutient que le requérant a bénéficié de soins constants), nécessité établie dès 1996 (paragraphe 6 de l’arrêt), le Gouvernement n’a pas démontré qu’il y ait eu des entretiens psychiatriques ou un traitement administré sur une période cumulée de plus de sept ans. Dans ces conditions, sans indication sur le traitement qu’aurait reçu le requérant ni sur le caractère adéquat de ce traitement, il nous est impossible de conclure que le requérant a bénéficié d’un traitement tout au long de sa détention. Nous regrettons donc le raisonnement peu convaincant de la majorité qui, bien qu’elle admette l’existence d’une interruption (paragraphe 85 de l’arrêt), ne semble pas en tenir compte dans sa conclusion (paragraphe 86 de l’arrêt), à rebours de la jurisprudence établie par elle en la matière.
5. De surcroît, la mention par le gouvernement défendeur d’une visite d’un psychiatre en 2017 (paragraphe 40 de l’arrêt) n’est pas de nature à infléchir notre constat. En effet, dans la mesure où le gouvernement défendeur n’a porté à la connaissance de la Cour ni les causes justifiant cet entretien ni ses éventuelles conséquences thérapeutiques telles la mise en place de soins spécifiques, une telle visite ne peut à elle seule inférer le caractère adéquat du traitement du requérant (voir, mutatis mutandis, Hummatov c. Azerbaïdjan, nos 9852/03 et 13413/04, § 106, 29 novembre 2007) ni même s’apparenter à une mesure participant du suivi du requérant.
6. En outre, la majorité s’appuie sur l’amélioration de l’état de santé du requérant (paragraphe 84 de l’arrêt). Nous sommes en désaccord avec la force probante conférée par la majorité à cet argument. Si la Cour précise que les soins prodigués au détenu doivent tendre vers l’amélioration de son état de santé (Rooman, précité, § 147, dans lequel elle évoque « une stratégie thérapeutique globale visant à porter remède à ses problèmes de santé ou à prévenir leur aggravation plutôt qu’à traiter leurs symptômes »), elle n’a jamais considéré cette obligation comme une obligation de résultat. Elle n’a ainsi jamais fait dépendre son constat de non-violation de l’amélioration de l’état de santé du détenu. Le contraire serait d’autant plus surprenant que l’amélioration de l’état de santé d’un individu résulte de nombreux facteurs autres que le caractère approprié de son traitement. À ce titre, nous soulignons que cette réserve de la Cour est nécessaire en ce qu’elle doit veiller à ne pas se substituer au corps médical en se prononçant sur des questions qui relèveraient exclusivement du champ de l’expertise médicale (paragraphe 78 de l’arrêt).
7. Partant, nous estimons insuffisants les éléments portés à la connaissance de la Cour pour conclure que le Gouvernement a respecté son obligation positive découlant de l’article 3 de la Convention, a minima pour les périodes susmentionnées, à savoir 2004, de décembre 2006 à novembre 2010 et de janvier 2015 à novembre 2018.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE ET EN PARTIE CONCORDANTE DU JUGE SABATO
1. Introduction
1. Bien que je sois d’accord avec la majorité sur la conclusion (paragraphe 61 de l’arrêt de la majorité (« l’arrêt »)) selon laquelle la requête, pour autant qu’elle concerne les trois premières périodes de détention du requérant, est tardive pour non-respect du délai de six mois, et doit donc être déclarée irrecevable en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »), je ne suis pas en mesure de suivre la majorité en ce qui concerne la période de détention qui va du 18 décembre 2004 au 28 mars 2021.
2. En fait, la majorité considère que la requête est recevable en ce qui concerne cette dernière période (paragraphe 63 de l’arrêt), alors qu’à mon humble avis ce volet des griefs est irrecevable quant aux faits antérieurs au passage en force de chose jugée de l’ordonnance du 8 février 2011 (voir paragraphe 32 de la présente opinion) ou, à tout le moins, pour autant que la requête concerne la détention jusqu’au 17 novembre 2010 (voir paragraphe 22 de la présente opinion).
3. Quoi qu’il en soit, j’ai voté avec la majorité en faveur de la non‑violation de l’article 3 de la Convention, en m’accordant avec le dispositif et avec une grande partie du raisonnement de la majorité, à l’exception de certaines divergences d’approche qui seront exposées ci‑dessous.
2. Les faits pertinents
4. Afin d’expliquer mon désaccord concernant la recevabilité, il me faut exposer quelques éléments factuels qui, si la majorité les jugerait non pertinents, sont à mon sens d’une grande importance pour assurer la bonne application de la jurisprudence de la Cour.
5. Étant donné que la requête porte sur les conditions de détention et, en particulier, sur le manque de soins allégué à l’égard d’un patient psychiatrique (voir paragraphes 62 et 83 de l’arrêt), les éléments factuels que j’ai l’intention de souligner visent à révéler l’existence de changements importants dans lesdites conditions de détention (et de traitement psychiatrique) au cours de la période débutant en 2004.
1. Éléments concernant les établissements pénitentiaires et leurs cadres territoriaux
6. Il ressort de la lecture du dossier, et en particulier de l’attestation adressée par le service informatique pénitentiaire à la demande du conseil du requérant et que celui-ci a communiqué à la Cour par un courrier du 5 juin 2019, que le requérant a été détenu :
- du 18 décembre 2004 au 17 novembre 2010 (à l’exception d’environ deux mois entre le 2 février 2005 et le 26 mars 2005), dans l’établissement pénitentiaire de Sulmona, une ville d’un peu plus de 20 000 habitants dans la province de l’Aquila, dotée d’un hôpital de taille petite à moyenne intégré à d’autres hôpitaux de la région au sein des services de la santé publique basés principalement à l’Aquila ; au cours de la courte période susmentionnée en 2005 (presque deux mois), il a été détenu au centre pénitentiaire Rebibbia Nuovo Complesso à Rome, période pendant laquelle un bref transfert de quelques jours vers un établissement pénitentiaire de Lecce a été organisé ; dans le cadre de la détention à Sulmona, il y a eu deux autres transferts de courte durée (quelques jours) vers l’établissement pénitentiaire de Lecce, ainsi qu’une série de transferts pour des consultations médicales externes et pour participer à une audience devant une juridiction;
- du 17 novembre 2010 au 17 décembre 2019, dans un établissement pénitentiaire de Campobasso, une ville d’environ 50 000 habitants, capitale de région et dotée – entre autres – d’un hôpital au moins deux fois plus grand que celui de Sulmona, en situation dominante dans le réseau intégré d’autres établissements de santé basé dans la même ville de Campobasso, qui comprend un département de santé mentale ; dans le cadre du séjour du requérant à Campobasso, il y a eu de nombreux transferts pour des consultations médicales externes et pour une audience, ainsi que – vers la fin de la période – deux sorties pour des « congés » ; au cours de cette période, à savoir le 28 décembre 2012, le requérant a saisi la Cour ; il n’est pas contesté que l’affectation du requérant au centre pénitentiaire de Campobasso a perduré jusqu’à sa remise en liberté le 28 mars 2021, date anticipée par rapport à celle à laquelle était initialement censée expirer sa peine (le 11 novembre 2027), laquelle avait été réduite.
7. En résumé, si l’on fait abstraction de la détention antérieure à décembre 2004, pour laquelle la majorité s’accorde à juger la requête irrecevable, il ne s’agit que de séjours dans deux cadres pénitentiaires et territoriaux différents, puisqu’il n’est pas nécessaire de prendre en compte – comme l’indique la jurisprudence de la Cour à laquelle il sera fait référence – les interruptions de courte durée, parmi lesquelles, à mon avis, il convient également d’inclure celles avec transferts à Lecce (également via Rome), c’est-à-dire dans la région d’origine du requérant, vraisemblablement pour permettre des visites de la famille ou des actions procédurales.
2. Éléments concernant les différents établissements de soins associés au traitement du requérant
8. Ayant ainsi clarifié les éléments concernant les différents cadres territoriaux, force est de constater que, au vu du dossier, les traitements effectivement dispensés au requérant ont été très différents, à tel point qu’on peut supposer que le transfert du requérant en 2010 (de Sulmona à Campobasso, ce dernier lieu étant celui où sa santé s’est sensiblement améliorée – voir paragraphe 85 de l’arrêt) n’est pas sans lien avec la gestion de son état.
9. En particulier, les documents du dossier montrent ceci :
- pendant son séjour à l’établissement pénitentiaire de Sulmona, outre les médecins désignés par l’autorité sanitaire locale pour le suivre à l’intérieur de la prison (dont un psychiatre), le requérant a parfois été soigné à l’hôpital de Sulmona par un « cabinet » (ambulatorio) de neurologie et par un psychiatre ;
- d’autre part, lors du séjour à l’établissement pénitentiaire de Campobasso, on peut constater qu’il y a eu de fréquentes consultations avec des psychiatres de la prison (dans certains cas, également avec un neurologue choisi par le requérant) et en dehors de celle-ci ainsi que, en général, une gestion de l’état du patient sous le contrôle de l’important département de santé mentale de la ville, suivie par le succès thérapeutique que j’ai mentionné.
3. L’application par la majorité de la notion de situation continue à des faits qui ne s’y prêtent pas et la bonne interprétation des précédents Ananyev et Haghilo
10. Peut-être parce qu’elle n’a pas tenu compte des éléments factuels
ci-dessus, la majorité, tout en admettant que « l’intéressé a changé de lieu de détention à plusieurs reprises » (mais, comme je l’ai dit, il s’agit concrètement – dans la période concernée – d’un seul changement, de Sulmona à Campobasso), estime pouvoir tirer de la jurisprudence de la Cour le principe selon lequel « un changement de prison, en l’absence d’une modification notable des conditions de détention, ne suffit pas à mettre fin à une situation continue » (paragraphe 62 de l’arrêt, où la majorité cite à l’appui Ananyev et autres c. Russie, nos 42525/07 et 60800/08, § 77, 10 janvier 2012).
11. En outre, rappelant également (au même paragraphe 62 de l’arrêt) que le requérant se plaint d’une « incompatibilité de son état de santé avec le milieu carcéral » en général, ainsi que « de l’absence de soins adéquats dans tous les endroits où il a été détenu », la majorité cite mutatis mutandis l’arrêt Haghilo c. Chypre, no 47920/12, § 148, 26 mars 2019, et confirme qu’« en l’absence de preuve d’un quelconque changement substantiel dans le traitement de la pathologie psychiatrique (...) dans les différents lieux », toute la période « s’analyse en une situation continue ».
12. La réinterprétation de la notion de situation continue sur la base des deux citations jurisprudentielles précitées suscite la perplexité, comme on le verra en réexaminant le contenu effectif de ces précédents.
13. Si l’on considère également que les deux affaires Ananyev et Haghilo concernent, pour la première, des griefs tirés d’une situation de surpopulation généralisée dans les prisons du pays concerné (à tel point que l’arrêt Ananyev est un arrêt pilote...) et, pour la seconde, deux situations de détention de même nature au vu de l’insignifiance des différences aux fins de l’examen des griefs relatifs à des déficiences structurelles communes, il aurait fallu, à mon avis, que la majorité fasse preuve de la plus grande prudence en élargissant la notion de situation continue sur la base de ces deux affaires au contexte, très différent, du transfert du requérant de Sulmona à Campobasso.
14. En ce qui concerne l’arrêt Ananyev, il me semble approprié de proposer, avant tout, la relecture de son paragraphe 76 :
« La détention d’un requérant dans le cadre du système interne s’effectue rarement dans l’enceinte du même établissement : en général, il passe les premiers jours en garde à vue, puis est transféré plus tard dans une maison d’arrêt pendant l’enquête et le procès et, s’il est reconnu coupable, il commence purger sa peine dans une colonie pénitentiaire. Chacun des différents types de lieu de détention varie donc quant à ses objectifs et aux conditions matérielles qu’il peut offrir. Ainsi, les cellules de détention provisoire situées à l’intérieur des commissariats sont conçues pour une garde à vue de courte durée uniquement et sont rarement dotées des équipements indispensables à une détention prolongée, comme des toilettes, un lavabo ou une cour de promenade (...) La différence entre les conditions matérielles de détention fait présumer que le transfert d’un requérant vers un autre type d’établissement nécessitera le dépôt d’un grief distinct concernant les conditions de détention dans l’établissement précédent dans les six mois suivant ce transfert (...) C’est seulement dans quelques cas exceptionnels, lorsqu’il est allégué que les conditions de détention dans les deux centres se caractérisent principalement par une grave surpopulation, que la Cour a reconnu l’existence d’une « situation continue » englobant le séjour du requérant tant en garde à vue qu’en maison d’arrêt ».
15. L’arrêt Ananyev, comme je l’ai mentionné, concerne les conditions « matérielles » de détention, alors que la présente affaire concerne la fourniture de « services » de santé. Si, par conséquent, pour ce qui est des conditions « matérielles » de détention, la présence d’un lavabo ou d’une cour de promenade fait, dans le premier contexte, une différence telle qu’elle s’analyse en une interruption, ou en une « solution de continuité », de la situation dénoncée, la majorité – dont la motivation exposée au paragraphe 62 de l’arrêt est malheureusement succincte et ne comporte, ne serait-ce que sommairement, aucune véritable analyse des services de santé disponibles – aurait dû, mutatis mutandis par rapport au conditions de l’« organisation » de la prison en liaison avec les soins psychiatriques fournis dans les deux territoires, voir une pertinence novatrice analogue dans la présence, au lieu d’une simple ambulatorio, d’un département de santé mentale beaucoup mieux armé pour soutenir les professionnels de la santé ordinaires affectés à la prison. Un petit espace ouvert qui permet de faire quelques pas en cercle est à une grande cour qui permet de faire des exercices ce qu’un cabinet médical (ambulatorio) est à un département de santé mentale d’une capitale régionale, or la majorité ne l’a pas pris en considération.
16. On peut aussi déduire de la citation du raisonnement de la majorité que j’ai faite au paragraphe 10 de la présente opinion que la majorité a lu les considérations suivantes du paragraphe 77 de l’arrêt Ananyev :
« Pour autant que le requérant séjourne dans le même type de centre de détention, et que les conditions matérielles soient restées substantiellement similaires, il importe peu qu’il ait été transféré (...) d’une maison d’arrêt à une autre au sein de la même région (...) ou même à une maison d’arrêt d’une autre région »
ainsi que, probablement, les considérations dans le même sens de l’arrêt Haghilo, §§ 148-149, pour les résumer ainsi dans la phrase suivante : « un changement de prison, en l’absence d’une modification notable des conditions de détention, ne suffit pas à mettre fin à une situation continue ».
17. Or, avec tout le respect que je dois à la majorité, celle-ci a fait sa synthèse des faits sans tenir compte des éléments suivants :
- les considérations des deux précédents cités ne se référaient qu’à des cas dans lesquels les « conditions matérielles » étaient restées les mêmes (ou, plus précisément, certaines conditions avaient changé, mais il ne s’agissait pas de conditions pertinentes aux fins de la requête, celles-ci étant restées inchangées) ;
- les conditions « matérielles » prises en compte dans les deux précédents devaient être remplacées, en l’espèce, par celles relatives aux services psychiatriques, avec les adaptations nécessaires au regard des principes ;
- et les pièces du dossier montraient que ces conditions « organisationnelles » du service psychiatrique avaient considérablement changé.
18. Aux fins d’évaluer l’incidence des aspects « organisationnels » du service de santé, la majorité aurait également pu tirer profit de la lecture de la phrase suivante dans le même paragraphe 76 de l’arrêt Ananyev, qui évoque indirectement les changements « organisationnels » des soins de santé au sein de la prison :
« Néanmoins, la Cour a jugé qu’un net changement dans le régime carcéral, même lorsqu’il intervient au sein du même établissement, met fin à la « situation continue » susmentionnée et que le délai de six mois serait ainsi calculé à partir de ce moment : tel serait le cas par exemple lorsque le requérant est passé d’une cellule commune à l’isolement (...) ou d’une cellule ordinaire à l’infirmerie. »[2]
19. Je trouve particulièrement opportun ce passage, selon lequel même le transfert d’une cellule ordinaire à l’infirmerie dans le même pénitencier interrompt la continuité de la situation : il en va donc de même, mutatis mutandis et a fortiori, dans le cadre des soins psychiatriques, lorsqu’un changement analogue (les disponibilités en prison passant du soutien d’un simple ambulatorio externe au bénéfice d’un département important et très spécialisé) s’ajoute à un transfert du cadre territorial d’une structure pénitentiaire.
4. L’application que la majorité aurait dû faire de la règle des six mois
20. Au vu des considérations qui précèdent, j’ai le regret de constater que la majorité applique au paragraphe 62 de l’arrêt la règle des six mois tirée de l’article 35 § 1 de la Convention (dans le texte applicable ratione temporis à la présente affaire – voir la note de bas de page au paragraphe 58 de l’arrêt) de manière – je le dis respectueusement – erronée. Cette application, à mon avis, aurait dû être conforme au critère énoncé dans l’arrêt Ananyev, § 78, que la majorité elle-même cite au paragraphe 59 de son arrêt (voir le critère réaffirmé dans l’arrêt Ulemek c. Croatie, no 21613/16, § 92, 31 octobre 2019).
1. L’application de la règle des six mois en ce qui concerne le changement de régime de détention
21. À cet égard, le paragraphe 78 de l’arrêt Ananyev et le paragraphe 92 de l’arrêt Ulemek nous rappellent qu’une période de détention d’un requérant doit être considérée comme une « situation continue » pour autant que la détention se soit déroulée « dans le même type de centre de détention, et que les conditions matérielles soient restées substantiellement similaires »[3] et que « la remise en liberté ou le transfert du requérant vers un autre type de régime de détention, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’établissement, mettrait fin à la ‘situation continue’ »[4].
22. Donc si la requête – comme le paragraphe 59 de l’arrêt nous le rappelle – doit être déposée devant la Cour dans un délai de six mois à compter de la fin de la situation incriminée ou, s’il y avait un recours interne effectif à exercer, à compter de la décision définitive, force est de constater que le volet de la requête relatif à ce qui s’est passé antérieurement au transfert à Campobasso, survenu le 17 novembre 2010, est irrecevable.
2. L’application de la règle des six mois en ce qui concerne les décisions internes définitives
23. Au paragraphe 59 de l’arrêt la majorité accepte, outre le principe selon lequel le délai de six mois court à compter de la « solution de continuité » due à un changement de régime du point de vue des conditions de détention (une « solution de continuité » que l’on peut qualifier de « matérielle »), le fait qu’il y a un second volet du critère (qui s’applique en combinaison avec le premier volet) selon lequel, « s’il y avait un recours interne effectif à exercer », le délai de six mois recommence à courir (aussi) « à compter de la décision définitive » (une « solution de continuité » que l’on peut qualifier de « juridique »). Le critère en deux volets est bien résumé, comme je l’ai mentionné, au paragraphe 78 de l’arrêt Ananyev ; il est repris au paragraphe 92 de l’arrêt Ulemek.
24. J’ai l’impression que la majorité, bien qu’obligée d’appliquer d’office la règle des six mois selon ce critère en deux volets, a traité de la question de la « solution de continuité matérielle » et l’a exclue, mais a estimé qu’elle n’avait pas à traiter de la question de la « solution de continuité juridique ». En effet, alors que la première question est traitée au paragraphe 62, fût-ce seulement en passant, la seconde ne figure nulle part dans l’arrêt.
25. Certes, la règle des six mois étant étroitement liée à l’épuisement des voies de recours internes, force est de constater qu’en l’espèce l’exception formulée par le Gouvernement a été rejetée pour des motifs de forme (paragraphes 55‑57 de l’arrêt). Toutefois, il ne faudrait pas en conclure que le critère en deux volets ne s’applique pas si l’exception de non-épuisement est mal formulée.
26. Par ailleurs, le fait qu’il existait un recours interne effectif et que le requérant ne doutait pas de son efficacité avant l’introduction de la requête est attesté par l’introduction par lui de sa requête avant la Cour après la décision interne définitive de la Cour de cassation du 20 juillet 2012 (paragraphe 37 de l’arrêt) ; sinon, s’il avait été clair d’emblée que le requérant ne disposait d’aucun recours effectif, le délai aurait commencé à courir auparavant, avec pour conséquence – dans ce cas aussi – l’irrecevabilité de la requête (voir, par exemple, Varnava et autres c. Turquie [GC], nos 16064/90 et 8 autres, § 157, CEDH 2009).
27. Pour appliquer le critère de l’arrêt Ananyev dans son second volet, il convient d’examiner dans quels cas les documents fournis par les parties attestent que le requérant a fait usage du régime de recours prévu par l’État défendeur devant le juge ou le tribunal d’application des peines pour obtenir la suspension de l’exécution de la peine ou d’autres mesures telles que l’assignation à résidence (paragraphes de 44 à 52 de l’arrêt).
28. Ce régime de recours – ainsi qu’il ressort de l’arrêt (paragraphes de 35 à 37) – a par ailleurs été utilisé par le requérant dans la procédure à l’issue de laquelle, dans un délai de six mois à compter de la décision finale, il a introduit sa requête devant la Cour :
- par une demande du 28 juillet 2011, le requérant a prié le juge de l’application des peines de Campobasso de suspendre l’exécution de la peine pour infirmité ou, à titre subsidiaire, de prononcer l’assignation à domicile ou la libération pour une courte période afin de se soumettre à un traitement qu’il estimait indisponible en détention ;
- par un décret du 1er septembre 2011, sur la base d’un rapport médical du 24 août 2011, la demande du requérant a été rejetée par le juge d’application des peines, au motif que qu’un traitement était possible en milieu pénitentiaire ;
- par une ordonnance du 27 octobre 2011, le rejet a été confirmé par le tribunal d’application des peines de Campobasso ;
- en troisième instance, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi par arrêt no 29775 du 3 juillet 2012.
29. Une fois constaté que la requête a été introduite devant la Cour dans les six mois à compter de cette décision interne définitive du 3 juillet 2012, il y a lieu de rechercher, afin de déterminer la portée du volet recevable du grief, les « solutions de continuité juridiques » et vérifier, sur la base du critère de l’arrêt Ananyev, quelles ont été les décisions définitives antérieures statuant sur les multiples demandes soumises par le requérant aux juridictions nationales. Ces actions en justice antérieures, qui n’ont pas été suivies d’une requête devant la Cour dans le délai susmentionné, détermineront – en soustrayant la durée de la période pertinente de détention – le volet irrecevable du grief.
30. En outre, la date de passage en force de chose jugée a, comme je l’ai expliqué, une incidence sur le calcul, cette date étant celle à partir de laquelle court le délai de six mois : dans le domaine juridique des recours énoncés aux paragraphes 44 et suivants de l’arrêt, pour déterminer le caractère définitif des décisions internes, il convient de garder à l’esprit que l’autorité de la chose jugée est acquise même en l’absence de recours devant les instances supérieures, du seul fait que les délais de recours ont expiré sans qu’un recours (en deuxième ou en troisième instance) n’ait été formé.
31. Sur la base desdits principes, je peux à présent cerner les « solutions de continuité juridiques » en énumérant brièvement les mesures de rejet des actions formées par le requérant tirées du dossier, avec les dates de prononcé et de dépôt au greffe, ce qui permet de calculer la date de passage en force de chose jugée et, par conséquent, le délai de six mois :
- ordonnance du 28 avril 2006 du tribunal d’application des peines de Rome, déposée au greffe le 26 mai 2006 (voir paragraphe 31 de l’arrêt) ;
- ordonnance du 30 juin 2008[5] de la même juridiction, déposée au greffe le 3 juillet 2008 (voir paragraphe 3 de l’arrêt) ;
- ordonnance du 27 octobre 2009 du tribunal d’application des peines de l’Aquila, déposée au greffe le 10 novembre 2009 (non mentionnée spécifiquement dans l’arrêt ; mais voir paragraphe 33 de l’arrêt) ;
- ordonnance du tribunal d’application des peines de Rome du 1er février 2011, déposée au greffe le 8 février 2011 (voir paragraphe 33 de l’arrêt).
32. Comme on peut le constater, il y a donc eu plusieurs « solutions de continuité juridiques » : il suffit toutefois de s’arrêter uniquement sur la dernière pour conclure à l’irrecevabilité du volet des griefs concernant la détention antérieurement au passage en force de chose jugée de la décision interne du 8 février 2011.
33. Il est dommage que la majorité qui, comme je l’ai dit, mentionne la plupart des éléments factuels susmentionnés ne soit pas arrivée à la même conclusion.
34. Par souci d’exhaustivité, il convient de dire que, même après le dépôt de la requête devant la Cour, le requérant a continué à saisir les juridictions internes, avec tout ce que cela implique en termes de chevauchement des systèmes nationaux et européens : en particulier, les pièces du dossier font état d’un décret du 23 juin 2015 du juge de l’application des peines de Campobasso, déposé le même jour, et d’une ordonnance consécutivement rendue par le tribunal d’application des peines de Campobasso le 5 juillet 2016, déposée le 15 juillet 2016 (voir paragraphe 39 de l’arrêt).
5. Conclusions : un arrêt dangereux qui bafoue la règle des six (quatre) mois et retire aux juridictions nationales – par une conception trop large de la notion de situation continue – la responsabilité partagée du contrôle des conditions de détention
35. La règle des six (aujourd’hui, quatre) mois est d’ordre public, si bien que la Cour a compétence pour l’appliquer d’office, même si le gouvernement n’en a pas excipé ; elle s’explique – entre autres – par le souci des Hautes Parties contractantes à la Convention d’empêcher la constante remise en cause du passé, un impératif légitime d’ordre et de stabilité, ainsi que – dans certains contextes – de paix.
36. Malheureusement, en l’espèce, en retenant une conception excessivement large et – comme je l’estime respectueusement – erronée de la notion de « situation continue », la majorité a jugé qu’elle pouvait faire une application très minimaliste de la règle des six mois et qu’il était admissible de soumettre au contrôle international de la Cour des faits remontant à 2004, soit une dizaine d’années avant la présentation de la requête en 2013 ; ne statuant qu’en 2024, elle a ensuite prolongé sa cognition des faits jusqu’à la libération du détenu, qui a eu lieu en 2021.
37. La présente affaire suscite donc une vive réflexion sur la responsabilité partagée entre les autorités nationales et la Cour ainsi que sur la subsidiarité. Mais ce qui est le plus important, c’est que c’est la sécurité juridique qui est en jeu.
38. Au-delà de toute considération (sur laquelle je ne m’attarderai pas) tenant au fait que, outre ce que j’ai relevé au paragraphe 34 de la présente opinion, ce qui s’est passé entre 2013 et 2021, c’est-à-dire après la saisine de la Cour, a été apprécié à Strasbourg sans que les juridictions nationales n’aient eu la possibilité de jouer leur rôle au préalable, la majorité a permis à un requérant, en saisissant la Cour dans un délai de six mois à compter du passage en force de chose jugée de l’une des nombreuses décisions internes le concernant, de faire réexaminer toutes les situations antérieures, survenues il y a vingt ans et remontant à une dizaine d’années avant la requête, alors que les questions litigieuses avaient été tranchées par de nombreuses décisions internes définitives, que le requérant n’avait pas contestées – alors qu’il aurait dû le faire – par des requêtes introduites en temps utile devant la Cour. Cette technique de prolongation permanente du délai prévu par l’article 35 § 1 de la Convention s’analyse en une abrogation jurisprudentielle de ce délai par la majorité.
39. Le coup ainsi porté à la règle d’ordre public interdisant, pour des raisons de sécurité juridique, la remise en cause constante du passé n’est pas éliminé par le fait que la majorité a néanmoins jugé qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 3 de la Convention. Il est clair, en effet, que dans les affaires futures – si l’approche de la majorité n’est pas corrigée –, les États devront justifier de situations éloignées sans limite de temps, sans que la sécurité juridique ne joue le moindre rôle – au contraire – pour les décisions internes antérieures définitives, même celles n’ayant jamais été suivies de requêtes devant la Cour.
40. Au-delà de tout aspect théorique, d’un point de vue pratique les conséquences, déjà visibles en l’espèce, sont facilement imaginables : la sécurité juridique est amoindrie par la dispersion des preuves (voir les remarques à la fin du paragraphe 85 de l’arrêt, concernant l’indisponibilité d’informations complètes pendant certaines périodes, au sujet desquelles les juges dissidents émettent des doutes qui, à mon avis, ne sont pas fondés[6]), et il existe un risque accru que la Cour joue un rôle – qui n’est pas le sien – non seulement en quatrième instance, mais souvent en première instance lorsqu’elle prononce des constats de fond à la place du juge interne. La règle des six (quatre) mois, si elle avait été bien appliquée, aurait également permis d’éliminer ces risques. Comme la Cour l’a dit, elle aussi « facilite l’établissement des faits dans une affaire » car, avec le temps, il devient problématique d’examiner de manière équitable les questions soulevées (Sabri Güneş c. Turquie [GC], no 27396/06, § 39, 29 juin 2012, et Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal [GC], nos 55391/13 et 2 autres, § 99, 6 novembre 2018).
* * *
[1] Le délai prévu par l’article 35 § 1 de la Convention a été réduit à quatre mois à partir du 1 février 2022, conformément au Protocole n° 15 à la Convention. Cependant, le délai de six mois reste applicable dans la présente affaire (article 8, paragraphe 3 du Protocol no 15).
[2] C’est moi qui souligne.
[3] La majorité ajoute une virgule avant les mots « dans des conditions substantiellement similaires », ce qu’on ne trouve pas dans les textes originaux anglais des arrêts Ananyev et Ulemek (« in the same type of detention facility in substantially similar conditions »). Cette virgule peut conduire à une compréhension différente du texte.
[4] C’est moi qui souligne. Les originaux anglais (« the applicant’s release or transfer to a different type of detention regime, both within and outside the facility, would put an end to the ‘continuing situation’ »), puisqu’ils font mention d’un simple « transfert » de « régime, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’établissement », sont également plus utiles pour comprendre que, en l’espèce, il n’y a pas eu de situation continue (distinction qui est brouillée par la traduction au paragraphe 58 de l’arrêt, où le « transfert de régime » devient, en français, un « changement du régime » : cela ôte de l’importance au transfert en lui-même et ne porte que sur la continuité du régime juridique).
[5] Il est à noter que l’arrêt de la Cour de cassation n° 12621 du 20 mars 2009 rejetant le pourvoi du requérant contre l’ordonnance du 30 juin – 3 juillet 2008 ne figure pas parmi les documents produits, mais peut être consulté dans la base de données publique à disposition de la Cour. Il en résulterait que l’autorité de la chose jugée dans cette procédure serait reportée, de sorte que le délai de six mois expirerait plus tard. La requête étant généralement irrecevable pour la période antérieure à 2011, cette circonstance n’est concrètement pas pertinente.
[6]On peut noter que, encore une fois probablement par manque de documentation en raison du temps écoulé dans l'évaluation périodique de l'état de santé du requérant, les juges dissidents tirent des conclusions négatives sur les événements de 2004, soit près d'une décennie avant l'introduction de la requête et deux décennies avant l’arrêt de la Cour. La règle des six (maintenant quatre) mois, bien appliquée, aurait permis d’éviter de telles appréciations, après le long laps de temps pendant lequel les faits ont été examinés à plusieurs reprises par les juges nationaux et auraient pu être soumis à la Cour. Si l'interprétation acceptée par les juges tant majoritaires que dissidents de la notion de situation continue devait être confirmée, il faudrait que les gouvernements conservent indéfiniment, pendant plusieurs décennies, la documentation de tout type (même celle qui actuellement semble hors de propos) concernant non seulement les détenus, mais aussi toute personne placée sous leur contrôle et à laquelle s'applique l'obligation positive de préservation de la santé : un « Big Brother » impliquant des milliers de personnes, formé dans l’attente d'éventuelles requêtes devant la Cour, qui pourraient être introduites même des décennies après que les décisions internes sont devenues définitives.