PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE PAJĄK ET AUTRES c. POLOGNE
(Requête no 25226/18 et 3 autres – voir liste en annexe)
ARRÊT
Art 6 § 1 (civil) • Accès à un tribunal • Absence de raisons sérieuses propres à justifier une absence exceptionnelle de contrôle juridictionnel de la cessation anticipée des fonctions de juge des requérantes en conséquence de décisions unilatérales du ministre de la Justice, représentant du pouvoir exécutif, et du Conseil national de la Magistrature, organe subordonné à ce dernier • Art 6 § 1 applicable à la lumière de la seconde condition posée dans l’arrêt Vilho Eskelinen et autres c. Finlande [GC]
Art 14 (+ Art 8) • Discrimination • Sexe • Vie privée • Mise à la retraite anticipée cinq ans plus tôt que pour des juges masculins dans une situation analogue • Effet combiné de la législation opérant une différenciation entre hommes et femmes relativement à l’âge de départ à la retraite des juges et refus ministériels d’autoriser la poursuite de l’exercice par les requérantes de leurs fonctions au-delà de l’âge tel qu’abaissé • Nuisance aux carrières professionnelles respectives et importantes répercussions sur le montant des pensions de retraite • Impossibilité d’exercer à la retraite un emploi de nature à permettre d’atteindre un épanouissement professionnel satisfaisant
STRASBOURG
24 octobre 2023
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Pająk et autres c. Pologne,
La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
Marko Bošnjak, président,
Krzysztof Wojtyczek,
Péter Paczolay,
Erik Wennerström,
Raffaele Sabato,
Lorraine Schembri Orland,
Ioannis Ktistakis, juges,
et de Renata Degener, greffière de section,
Vu :
les requêtes (nos 25226/18 et 3 autres, voir liste en annexe) dirigées contre la République de Pologne et dont quatre ressortissantes de cet État, Mmes Lucyna Pająk, Marta Kuzak, Elżbieta Kabzińska et Danuta Jezierska (« les requérantes »), ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») aux dates indiquées dans le tableau joint en annexe,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement polonais (« le Gouvernement ») les griefs concernant les articles 6 § 1, 14 de la Convention combiné avec l’article 8 de celle-ci et/ou l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention et l’article 13 de celle-ci et de déclarer la requête no 8378/19 irrecevable pour le surplus,
la décision de traiter en priorité les requêtes (article 41 du règlement de la Cour (« le règlement »),
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 septembre 2023,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. Les requêtes concernent l’allégation des requérantes selon laquelle elles n’ont pas disposé d’un recours juridictionnel au travers duquel elles auraient pu contester le refus du ministre de la Justice et du Conseil national de la Magistrature (« le CNM »)[1], respectivement, de les autoriser à continuer
à exercer leurs fonctions de juge au-delà de l’âge de la retraite (« stan spoczynku »[2]), lequel était alors fixé à 60 ans pour les juges féminins. Elles soulèvent en outre une question relative à la compatibilité des départs à la retraite respectifs de trois des quatre requérantes avec le principe de la non-discrimination fondée sur le sexe et l’âge.
EN FAIT
2. La liste des requérantes et de leurs représentants respectifs figure en annexe.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. J. Sobczak, du ministère des Affaires étrangères.
4. À l’époque des faits, les requérantes exerçaient la fonction de juge respectivement au tribunal de district de Nowy Targ depuis 1987 et 1986, au tribunal régional de Kielce depuis 1989 et à la cour d’appel de Szczecin depuis 2004. Depuis 2000, la troisième requérante était également présidente de la chambre commerciale du tribunal régional de Kielce. Le 7 mars 2016, le 18 janvier 2017, le 13 décembre 2013 et le 2 avril 2015 respectivement, chacune des requérantes susmentionnées atteignit l’âge de 60 ans.
5. Le 12 août et le 1er octobre 2017 entrèrent en vigueur respectivement la loi du 12 juillet 2017 portant modification de la loi du 27 juillet 2001 sur l’organisation des juridictions de droit commun (« la loi Pusp ») et de certaines autres lois (ci-après « la loi du 12 juillet 2017 », paragraphe 24 ci‑dessous) et la loi du 16 novembre 2016 portant modification de la loi sur les retraites et les pensions au titre du fonds d’assurances sociales et de certaines autres lois (ci-après « la loi du 16 novembre 2016 », paragraphe 25 ci‑dessous). En conséquence de l’entrée en vigueur de ces lois, d’une part, la continuation de l’exercice de la fonction de juge au-delà de l’âge de la retraite fut subordonnée à l’autorisation du ministre de la Justice et, d’autre part, l’âge de départ à la retraite des juges fut abaissé de 67 à 60 ans pour les femmes et à 65 ans pour les hommes.
6. Les 5 et 4 octobre 2017 et le 14 mars 2018, se fondant sur l’article 26 § 1 de la loi du 16 novembre 2016 et sur l’article 69 § 1 de la loi Pusp (paragraphes 27 et 25 ci‑dessous), chacune des requérantes adressa au ministre de la Justice une déclaration indiquant son souhait de continuer à exercer sa fonction jusqu’à l’âge de 70 ans. Les déclarations respectives des trois premières requérantes furent accompagnées de certificats médicaux attestant que l’état de santé de chacune des intéressées leur permettait de siéger. La quatrième requérante indiqua quant à elle dans sa déclaration qu’elle ne soumettrait pas de certificat médical au ministre de la Justice au motif que les juges masculins n’étaient pas tenus de le faire dans des circonstances analogues et que pareille obligation lui paraissait par conséquent discriminatoire à son égard et contraire aux articles 32 et 33 de la Constitution (paragraphe 22 ci-dessous), à l’article 113 du code de travail, à l’article 157 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (« le TFUE », paragraphe 59 ci-dessous) et à la directive 2000/78/ CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail (« la directive 2000/78/ CE », paragraphe 61 ci-dessous).
7. Par des lettres du 23 novembre 2017 et du 3 janvier 2018, se fondant sur l’article 69 §§ 1, 1b et 3 alinéa 1 de la loi Pusp (paragraphes 24-25 ci‑dessous), le ministre de la Justice informa les première, deuxième et troisième requérantes qu’il ne consentait pas à la poursuite de l’exercice par elles de leurs fonctions. Aucune de ces lettres ne précisait quels étaient les motifs des décisions ministérielles. Le 23 mars 2018, statuant en application de l’article 69 §§ 1 et 1b de la loi Pusp (paragraphes 24 - 25 ci‑dessous), le ministre de la Justice informa la quatrième requérante qu’il ne consentait pas à la continuation de l’exercice par elle de ses fonctions au-delà de l’âge de la retraite au motif qu’elle n’avait pas soumis le certificat médical requis.
8. Par des lettres du 11 avril 2018, se fondant sur l’article 26 § 1 de la loi du 16 novembre 2016 (paragraphe 27 ci-dessous), le ministre de la Justice informa les première, deuxième et quatrième requérantes de leurs départs à la retraite respectifs avec effet au 1er avril 2018.
1. LES FAITS CONCERNANT LA TROISIÈME REQUÉRANTE
9. En conséquence des changements législatifs intervenus en 2017, le système d’élection des membres du CNM fut modifié, d’une part, et deux nouvelles chambres furent créées au sein de la Cour suprême, d’autre part. Le 6 mars 2018, le Sejm (la chambre basse du Parlement) élut les nouveaux membres du CNM récemment institué et, le 10 octobre, le président de la République procéda à la nomination des juges de la chambre du contrôle extraordinaire et des affaires publiques de la Cour suprême (l’une des deux nouvelles chambres de la haute juridiction nationale)[3].
10. Le 8 mars 2018, s’appuyant sur l’article 26 § 2 de la loi du 16 novembre 2016 (paragraphe 28 ci-dessous), la troisième requérante adressa au ministre de la Justice une déclaration indiquant son souhait de prendre sa retraite dans les conditions garanties par la loi Pusp dans sa version applicable jusqu’au 30 septembre 2017.[4]
11. Par une lettre du 27 mars 2018, se fondant sur l’article 26 § 2 de la loi du 16 novembre 2016, combiné avec l’article 69 §§ 1 et 1a de la loi Pusp dans sa version applicable avant le 30 septembre 2017, le ministre de la Justice informa la troisième requérante qu’elle resterait en fonction jusqu’au 13 décembre 2018.
12. Le 23 mai 2018 entra en vigueur la loi du 12 avril 2018 portant modification de la loi Pusp, de la loi sur le CNM et de la loi sur la Cour suprême (« la loi du 12 avril 2018 », paragraphe 26 ci-dessous). En conséquence de l’entrée en vigueur de cette loi, la compétence de décision en matière de prolongation des fonctions de juge au-delà de l’âge de la retraite fut dévolue au CNM.
13. Par une lettre du 11 juin 2018, la troisième requérante adressa au CNM une déclaration indiquant son souhait de continuer à exercer sa fonction jusqu’à l’âge de 70 ans. Cette déclaration fut accompagnée de certificats médicaux attestant que l’état de santé de l’intéressée lui permettait de siéger.
14. Par une résolution du 25 juillet 2018, qui fut communiquée à la troisième requérante le 21 août 2018, le CNM, en application de l’article 69 § 1 b de la loi Pusp (paragraphe 26 ci-dessous), refusa d’autoriser l’intéressée à continuer à exercer sa fonction jusqu’à l’âge de 70 ans, estimant que ni l’intérêt de la justice ni l’intérêt général ne l’exigeaient. Pour parvenir à sa décision sur ce point, le CNM prit en compte les éléments du dossier de l’intéressée, parmi lesquels ses données statistiques pour la période de janvier à juin 2018, le relevé de ses absences autres que ses congés annuels et son rapport d’évaluation établi par le président du tribunal régional de Kielce. Dans les motifs de sa résolution, le CNM observa que, bien que le rapport d’évaluation de l’intéressée fût positif, il n’y avait pas de risque que le départ à la retraite de celle-ci entravât considérablement le travail de ce tribunal. Le CNM indiqua en marge de sa résolution que celle-ci était définitive (« ostateczna »).
15. Par une lettre du 30 août 2018, la troisième requérante invita le CNM à lui indiquer les recours qu’elle pouvait exercer pour se plaindre de la résolution du CNM. En l’absence de réaction de la part du CNM à son invitation, la troisième requérante réitéra sa demande sur ce point.
16. Par une lettre du 4 octobre 2018, le vice-président du CNM informa la troisième requérante que la question soulevée par elle était régie par « les dispositions de la loi communément applicable et, tout particulièrement, par celles de la loi Pusp et celles de la loi du 12 mai 2011 sur le CNM ».
2. LES FAITS CONCERNANT LA QUATRIÈME REQUÉRANTE
17. Entretemps, le 28 mars 2018, la quatrième requérante avait demandé au ministre de la Justice d’annuler la décision ministérielle la concernant (paragraphe 7 ci-dessus), mais en vain. Le même jour elle attaqua devant la Cour suprême la décision ministérielle en question. Dans son recours, elle soutint tout particulièrement que l’application à sa situation de la législation opérant des différenciations entre femmes et hommes en ce qui concerne l’âge de départ à la retraite des juges avait emporté violation à son égard du principe de l’égalité des individus devant la loi consacrée par les dispositions pertinentes de la Constitution et lui avait fait subir en outre une discrimination fondée sur le sexe. Elle argua que le ministre de la Justice n’était pas habilité à décider s’il y avait lieu ou non de l’autoriser à siéger au-delà d’un nouvel âge de départ à la retraite. Sur ce point, elle indiqua tout particulièrement que l’article 26 § 1 de la loi du 16 novembre 2016 ne contenait aucun renvoi à l’application des dispositions de l’article 69 § 1b de la loi Pusp (paragraphes 27 et 25 ci-dessous) desquelles le ministre de la Justice tirait sa compétence alléguée en la matière. Elle soutint que, même si la disposition précitée ne lui conférait explicitement aucun droit de recours contre la décision ministérielle litigieuse, en l’espèce, le droit en question et la compétence de la Cour suprême pour examiner des recours en la matière découlaient des dispositions de l’article 78 de la Constitution combinées à celles de l’article 75 § 4 de la loi Pusp, telles qu’elles avaient été appliquées à son litige par analogie. Elle indiqua de plus qu’il se dégageait de la lettre de l’article 127 § 4 de la loi du 28 janvier 2016 sur le parquet que les procureurs se trouvant dans une situation analogue pouvaient attaquer la décision ministérielle devant la Cour suprême. Elle ajouta enfin qu’il ressortait du libellé des dispositions de l’article 75 §§ 3 et 4 de la loi Pusp[5] que quelques‑unes des décisions ministérielles relatives aux juges étaient bel et bien susceptibles de recours devant la Cour suprême.
18. Faisant suite à la lettre ministérielle du 11 avril 2018 (paragraphe 8 ci‑dessus), la quatrième requérante adressa au ministre de la Justice le 17 avril 2018 une lettre l’invitant à lui indiquer les recours dont elle disposait pour se plaindre des lettres ministérielles du 23 mars 2018 et de celle précitée.
19. Par une lettre du 10 mai 2018, le ministre compétent informa la quatrième requérante que son refus de l’autoriser à continuer à exercer ses fonctions de juge et la lettre que l’intéressée lui avait adressée, l’informant de son départ à la retraite, étaient insusceptibles de recours.
20. Répliquant au recours de la requérante, le ministre de la Justice indiqua que seules ses décisions et celles du CNM, qui étaient limitativement énumérées dans la loi Pusp, étaient susceptibles de recours devant la Cour suprême. Cette observation concernait les décisions ministérielles relatives au transfert d’un juge sur un autre lieu d’affectation, celles portant refus de congé pour motif de santé, celles relatives au départ à la retraite d’un juge ainsi que celles concernant la réintégration d’un juge dans ses anciennes fonctions dans la magistrature. Les décisions relevant des litiges ayant trait aux rapports de service des juges étaient en principe insusceptibles de recours. Les éventuelles dérogations au principe en question étaient interprétées de manière stricte. La décision par laquelle le ministre de la Justice autorisait la continuation de l’exercice des fonctions des juges au-delà de l’âge de la retraite était dépourvue de caractère administratif. Par conséquent, ni le code de procédure administrative ni la loi du 30 août 2002 sur la procédure applicable aux juridictions administratives (« la loi Ppsa », paragraphes 35‑37 ci-dessous) ne s’appliquaient à l’adoption de cette décision.
21. Par une décision I NO 18/18 du 27 février 2019, la chambre du contrôle extraordinaire et des affaires publiques de la Cour suprême déclara le recours de la requérante irrecevable. Dans les motifs de sa décision, cette chambre fit observer que :
– il se dégageait des dispositions transitoires de l’article 26 § 1 de la loi du 16 novembre 2016 dans leur version applicable à compter du 1er octobre 2017 qu’en cas de réalisation de la condition énoncée par ces dispositions, à savoir que lorsqu’un juge féminin atteignait l’âge de 60 ans à la date d’entrée en vigueur de cette loi ou dans un délai de moins de six mois à compter de la même date, le juge concerné partait à la retraite le premier jour suivant l’expiration de ce délai ;
– il ressortait en outre de la lettre des dispositions précitées que ce n’était que lorsque le juge intéressé exprimait au ministre de la Justice son souhait de continuer à siéger au-delà de l’âge de la retraite fixé de la sorte et lui soumettait en même temps un certificat médical attestant que son état de santé lui permettait de siéger que le juge en question pouvait rester en exercice au‑delà de l’âge de la retraite. Ces conséquences légales se produisaient de droit sans qu’aucune autorisation de la part du ministre de la Justice fût requise. Le ministre compétent intervenait dans cette procédure particulière en tant que simple destinataire de la déclaration accompagnée du certificat médical requis du juge concerné. L’argument de la requérante relatif à l’absence alléguée d’un quelconque lien entre, d’une part, l’article 26 § 1 de la loi du 16 novembre 2016 et, d’autre part, la procédure prévue par l’article 69 § 1b de la loi Pusp était donc fondé ;
– le ministre de la Justice était habilité à autoriser la prolongation de l’exercice des fonctions de juge au-delà de l’âge de la retraite uniquement dans les situations prévues par l’article 69 § 1 de la Pusp et non par n’importe quelle disposition législative ;
– dès lors que la continuation de l’exercice des fonctions de juge au-delà de l’âge de la retraite n’était soumise à aucune autorisation ministérielle préalable, il n’existait en l’espèce aucune base légale ou factuelle à un quelconque contentieux entre l’intéressée et le ministre de la Justice. Le recours contre la décision ministérielle mise en cause par l’intéressée était par conséquent sans objet ;
– la requérante n’ayant pas soumis au ministre de la Justice le certificat médical prouvant son aptitude à siéger, l’effet prévu par l’article 26 § 1 de la loi du 16 novembre 2016, à savoir le maintien de l’intéressée dans ses fonctions, ne s’était pas produit en ce qui la concernait. La lettre ministérielle du 23 mars 2018 indiquait simplement à l’intéressée les effets qui découlaient de droit de cette situation et ne pouvait par conséquent être considérée comme une décision ministérielle, qui aurait été susceptible de recours juridictionnel ;
– le renvoi à l’article 26 § 1 de la loi du 26 novembre 2016 dans l’article 69 § 1 de la loi Pusp ne justifiait pas la conclusion qu’en cas de réalisation des conditions énoncées dans la première des dispositions précitées on pouvait appliquer la procédure prévue par l’article 69 § 1b de la loi Pusp. De plus, aucune des dispositions de la loi du 26 novembre 2016 ne renvoyait à celles précitées de la loi Pusp, ce qui en l’occurrence justifiait la conclusion que l’application de ces dernières dispositions n’était pas du tout envisagée par ces premières. En outre, il découlait du caractère transitoire de l’article 26 § 1 de la loi du 26 novembre 2016 que la réglementation de la question du départ à la retraite de l’ensemble des juges qui seraient concernés par cette disposition législative aurait pu avoir été différente de celle de la loi Pusp. Les éventuelles différences de réglementation en la matière pouvaient en outre se justifier tant par l’impératif de protection des droits acquis que par le principe d’inamovibilité et enfin le libre choix en la matière des juges concernés ;
– elle-même [la chambre compétente] ne pouvait connaître du premier des deux griefs de la plaignante. Dès lors qu’en l’espèce le départ à la retraite de l’intéressée était intervenu de droit sans que le ministre de la Justice eût dû intervenir, statuer sur le grief en question reviendrait à contrôler in abstracto la législation applicable au regard de la Constitution et du droit pertinent de l’Union européenne. Or, seule la Cour constitutionnelle pourrait se prononcer en la matière.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE PERTINENTS
1. LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTiNENTS
1. La Constitution polonaise
22. Les articles pertinents de la Constitution disposent :
Article 32
« 1. Tous les individus sont égaux devant la loi. Tous ont droit à un traitement égal par les pouvoirs publics.
2. Nul ne peut faire l’objet d’une discrimination dans la vie politique, sociale ou économique pour quelque raison que ce soit. »
Article 33
« 1. Dans la République de Pologne, la femme et l’homme ont des droits égaux dans la vie familiale, politique, sociale et économique.
2. La femme et l’homme ont notamment des droits égaux dans le domaine de la formation, de l’emploi et de l’avancement ; ils ont droit à une rémunération égale pour un travail de valeur égale, à la sécurité sociale et à l’accès aux emplois, aux fonctions, aux dignités et aux distinctions. »
Article 45
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement, sans retard excessif, par un tribunal compétent, indépendant et impartial.
(...) »
Article 77
« (...)
2. La loi ne peut interdire à personne la voie judiciaire pour faire valoir ses libertés et ses droits violés. »
Article 78
« Chacune des parties dispose d’un droit de recours contre les jugements et décisions rendus en première instance. Les exceptions à ce principe et la procédure de recours sont fixées par la loi. »
Article 177
« Les juridictions de droit commun administrent la justice dans toutes les affaires à l’exception de celles réservées à la compétence d’autres juridictions. »
Article 180
« 1. Les juges sont inamovibles.
2. Un juge ne peut être révoqué, suspendu de ses fonctions, déplacé dans un autre ressort ou investi d’une autre fonction contre sa volonté qu’en vertu d’une décision de justice, et uniquement dans les cas prévus par la loi.
3. Un juge peut être mis à la retraite à la suite d’une maladie ou d’une infirmité le rendant incapable d’exercer ses fonctions. La procédure et le mode de recours en justice sont prévus par la loi.
4. Une loi définit les limites d’âge entraînant la retraite.
5. En cas de modification de l’organisation juridictionnelle ou du ressort d’une juridiction, le juge ne peut être déplacé dans une autre juridiction ou mis à la retraite que s’il conserve sa pleine rémunération. »
Article 184
« La Haute Cour administrative et les autres juridictions administratives exercent, dans les limites prévues par la loi, un contrôle sur l’activité de l’administration publique. Ce contrôle consiste également à statuer sur la conformité avec les lois des délibérations des collectivités territoriales et des actes normatifs des organes territoriaux de l’administration gouvernementale. »
Article 186
« 1. Le Conseil national de la magistrature veille à l’indépendance des juridictions et des juges.
(...) »
Article 190
« (...)
4. Une décision de la Cour constitutionnelle déclarant non conforme à la Constitution, au traité ou à la loi l’acte normatif ayant fondé une décision de justice définitive, une décision administrative définitive ou une décision portant sur une autre affaire peut donner lieu à la réouverture de la procédure, l’annulation de la décision ou toute autre mesure, selon les principes et modalités prévus par les dispositions applicables à la procédure en question.
(...) »
2. La loi Pusp et les modifications subséquentes de celle-ci
23. L’article 69 §§ 1 et 3 de cette loi dans sa version antérieure à l’entrée en vigueur des modifications législatives de 2017 (paragraphes 24-25 ci‑dessous) était libellé comme suit :
« 1. Les juges partent à la retraite le jour de leur 67e anniversaire ou le jour indiqué au paragraphe 1a, sauf s’ils adressent au ministre de la Justice, au plus tard six mois avant d’atteindre l’âge précité, une déclaration indiquant leur souhait de continuer à exercer leur fonction et présentent un certificat, établi dans les conditions applicables aux candidats à la magistrature du siège, attestant que leur état de santé leur permet de siéger.
1a. L’âge de départ à la retraite des juges féminins et des juges masculins nés avant le 30 septembre 1973 et le 30 septembre 1953, respectivement, est le même que l’âge minimum de départ à la retraite fixé par les dispositions des articles 24 alinéas 1a point 61-84 et 1b et 27 alinéa 3 de la loi du 17 décembre 1998 sur les retraites et les pensions (...)
(...)
3. Lorsqu’un juge fait une déclaration et présente un certificat au sens du paragraphe 1, il ne peut exercer sa fonction que jusqu’à l’âge de 70 ans révolus. Le juge concerné peut prendre sa retraite à tout moment en adressant une déclaration à cet effet au ministre de la Justice. »
24. La loi du 12 juillet 2017 est entrée en vigueur le 12 août 2017. En conséquence de ces modifications, l’article 69 de la loi Pusp était ainsi libellé :
« 1. Les juges partent à la retraite le jour de leur 67e anniversaire ou le jour indiqué au paragraphe 1a, sauf s’ils adressent au ministre de la Justice, douze mois au plus tôt et six mois au plus tard avant d’atteindre l’âge précité, une déclaration indiquant leur souhait de continuer à exercer leur fonction et présentent un certificat, établi dans les conditions applicables aux candidats à la magistrature du siège, attestant que leur état de santé leur permet de siéger.
1a. L’âge de départ à la retraite des juges féminins et des juges masculins nés avant le 30 septembre 1973 et le 30 septembre 1953 respectivement est le même que l’âge minimum de départ à la retraite fixé par les dispositions des articles 24 alinéas 1a point 61-84 et 1b et 27 alinéa 3 de la loi du 17 décembre 1998 sur les retraites et les pensions.
1b. Le ministre de la Justice peut autoriser un juge à continuer d’exercer ses fonctions, compte tenu des impératifs d’utilisation rationnelle des membres du personnel des juridictions de droit commun et des besoins résultant de la charge de travail des différentes juridictions. Lorsqu’un juge atteint l’âge visé au paragraphe 1 avant la fin de la procédure de prolongation de son mandat, il demeure en fonction jusqu’à la clôture de ladite procédure.
(...)
3. Lorsque le ministre de la Justice délivre une autorisation au sens du paragraphe 1b, le juge concerné ne peut continuer à siéger que jusqu’à l’âge de 70 ans révolus. (...) »
25. La loi du 16 novembre 2016 (paragraphes 27-28 ci-dessous) est entrée en vigueur le 1er octobre 2017. L’article 7 de cette loi énonçait ce qui suit :
« Les modifications ci-après sont introduites dans la loi (...) Pusp :
1) à l’article 69 :
a) le paragraphe 1 est libellé comme suit :
« 1. Les juges partent à la retraite le jour de leur 60e anniversaire pour les femmes et le jour de leur 65e anniversaire pour les hommes, sauf s’ils adressent au ministre de la Justice, douze mois au plus tôt et six mois au plus tard avant d’atteindre l’âge précité, une déclaration indiquant leur souhait de continuer à exercer leur fonction et présentent un certificat, établi dans les conditions applicables aux candidats à la magistrature du siège, attestant que leur état de santé leur permet de siéger.
b) le paragraphe 1a est abrogé. »
26. La loi du 12 avril 2018 est entrée en vigueur le 23 mai 2018. Elle a modifié le libellé de l’article 69 de la loi Pusp, qui se lit ainsi :
« 1. Les juges partent à la retraite le jour de leur 65e anniversaire, sauf s’ils adressent au CNM, douze mois au plus tôt et six mois au plus tard avant d’atteindre l’âge précité, une déclaration indiquant leur souhait de continuer à exercer leur fonction et présentent un certificat, établi dans les conditions applicables aux candidats à la magistrature du siège, attestant que leur état de santé leur permet de siéger.
(...)
1b. Le CNM peut autoriser un juge à continuer d’exercer ses fonctions si des impératifs liés à l’intérêt de la justice ou à l’intérêt général en particulier le justifient, compte tenu de l’utilisation rationnelle des membres du personnel des juridictions de droit commun et des besoins résultant de la charge de travail des différentes juridictions. La résolution [y afférente] du CNM est définitive (ostateczna). Lorsqu’un juge atteint l’âge visé au paragraphe 1 avant la fin de la procédure de prolongation de son mandat, il demeure en fonction jusqu’à la clôture de ladite procédure.
2b. Les juges féminins partent à la retraite à leur demande à l’âge de 60 ans, indépendamment de leur ancienneté en tant que procureur ou juge.
3. Lorsque le CNM délivre une autorisation au sens du paragraphe 1b, le juge concerné ne peut continuer à siéger que jusqu’à l’âge de 70 ans révolus. (...) »
3. La loi du 16 novembre 2016
27. Selon la disposition transitoire de l’article 26 § 1 de cette loi, un juge qui, à la date de l’entrée en vigueur de la loi, a atteint l’âge de 60 ans pour les femmes et 65 ans pour les hommes ou bien aura atteint l’un de ces âges respectifs au plus tard dans les six mois à compter de la date en question, part à la retraite le premier jour suivant l’expiration de ce délai, sauf si préalablement il effectue ou a effectué une déclaration [appropriée] et présente le certificat médical visé à l’article 69 § 1 de la loi à laquelle il est renvoyé à l’article 7 [de la loi Pusp].
28. L’article 26 § 2 de la même loi dispose que le juge visé au paragraphe 1 peut partir à la retraite le jour indiqué dans la législation antérieure [à l’entrée en vigueur de cette loi] si au plus tard dans les six mois suivant l’entrée en vigueur de cette loi il déclare son souhait d’exercer ce droit. [6]
4. La loi du 12 mai 2011 sur le CNM (« la loi sur le CNM ») dans sa formulation applicable à l’époque des faits
29. L’article 3 § 2 alinéa 2 de la loi sur le CNM prévoyait que le CNM examinait les demandes de départ à la retraite des juges.
30. Selon l’article 44 §§ 1 et 2, le participant à la procédure [devant le CNM] pouvait exercer un recours devant la Cour suprême contre une résolution du CNM pour cause de non-conformité à la loi, sauf en cas de disposition contraire de la loi et à l’exception des cas indiqués à l’article 3 § 2 alinéa 2 de la loi sur le CNM (relatifs aux demandes de mise à la retraite de juge). Le recours en question était formé par l’intermédiaire du président du CNM dans un délai de deux mois à compter de la date de communication de la résolution litigieuse du CNM avec les motifs invoqués par celui-ci à l’intéressé.
31. Dans sa décision du 27 mars 2012 III KRS 5/12, la Cour suprême a jugé que la disposition de l’article 44 § 1 de la loi sur le CNM, interprétée à la lumière de l’ensemble des dispositions pertinentes de ladite loi, de celles de la Constitution et de celles des lois relatives à l’organisation du système judiciaire (la loi Pusp, la loi Ppsa et la loi sur la Cour suprême), ne privait pas le juge intéressé de son droit d’attaquer devant elle-même la résolution du CNM relative à sa mise à la retraite.
5. Le code de procédure administrative (« le CPA »)
32. Selon l’article 16 §§ 1 et 2 du CPA, les décisions administratives qui ne sont plus susceptibles de recours devant une instance administrative ou de réexamen sont définitives (ostateczne). Ces décisions peuvent être annulées, modifiées ou invalidées lorsque la loi le prévoit ; il en va de même pour la réouverture de la procédure y afférente.
33. En conséquence de l’entrée en vigueur de la modification législative au CPA du 7 avril 2017, la notion de « décision administrative revêtue de l’autorité de la chose jugée » (decyzja prawomocna) a été introduite en droit de la procédure administrative. La disposition de l’article 16 § 3 du CPA dans sa formulation applicable postérieurement à l’adoption de cette modification législative énonce que les décisions administratives, qui ne sont plus susceptibles de recours devant un tribunal, acquièrent l’autorité de la chose jugée.
34. Dans l’arrêt I OSK 11152/16 du 30 septembre 2016, la Cour administrative suprême a indiqué que la décision administrative définitive était à distinguer de celle qui était revêtue de l’autorité de la chose jugée. La haute juridiction administrative a précisé que la première des décisions susmentionnées acquiert l’autorité de la chose jugée en conséquence de l’expiration du délai de recours dont elle est susceptible, du rejet de ce recours par le tribunal administratif et de la déclaration d’irrecevabilité du recours en question prononcée par le tribunal impliqué.
6. La loi Ppsa
35. L’article 1 de la loi Ppsa détermine la procédure applicable au contrôle juridictionnel relatif au contentieux des actes et actions de l’administration publique ainsi qu’aux contentieux d’un autre type lorsque des dispositions spécifiques sont prévues à cet effet.
36. Selon l’article 3 §§ 1 à 3, les juridictions administratives contrôlent l’administration publique et appliquent à cet égard les mesures prévues par la loi. Font l’objet de leur contrôle ; 1) les décisions administratives ; 2) les ordonnances administratives qu’elles soient définitives ou susceptibles de recours et les ordonnances sur le fond ; 3) les ordonnances susceptibles de recours rendues dans des procédures d’exécution ou conservatoires ; 4) les actes ou actions de l’administration publique, autres que ceux énoncés aux points 1 à 3, qui portent sur des droits ou obligations découlant de la loi ; 5) les actes de droit local émanant d’entités de l’administration locale ou de l’administration territoriale ; 6) les actes d’administration publique, autres que ceux indiqués au point 5, émanant d’autorités de l’administration locale ou de leurs groupements intercommunaux ; 7) les actes de contrôle à l’égard d’organes de différentes entités de l’administration locale ; et 8) l’inaction des autorités dans des cas indiqués aux points 1 à 4.
En outre, les juridictions administratives statuent également dans toutes les affaires qui relèvent de leur compétence en vertu des dispositions spécifiques en matière de contrôle juridictionnel, et elles appliquent à cet égard les mesures prévues par ces dispositions.
37. Selon l’article 5 §§ 1 à 3 de la loi Ppsa, les juridictions administratives sont incompétentes pour connaître des contentieux en matière de subordination organisationnelle des organes de l’administration publique, de subordination hiérarchique des supérieurs et des subordonnés, et de refus de nomination à un poste ou à une fonction dans les organes de l’administration publique sauf si l’obligation de procéder à une telle nomination découle des dispositions de la loi.
7. Le code civil
38. En vertu de l’article 417¹ §§ 1, 2 et 4 du code civil, quiconque estime avoir subi un préjudice du fait de l’adoption d’un acte normatif peut introduire une demande en réparation dès lors qu’une procédure pertinente a permis de conclure à l’incompatibilité de l’acte normatif en question avec la Constitution, un accord international ou une loi. Quiconque estime avoir subi un préjudice à raison d’une décision de justice ou d’une décision émanant d’une autorité publique peut, sauf disposition légale contraire, introduire une demande en réparation dès lors qu’une procédure pertinente a permis de conclure au caractère irrégulier de la décision en question ou d’établir que l’acte normatif sur lequel la décision en question était fondée était contraire à la Constitution, à un accord international ou à une loi. Si un préjudice a résulté de la non-adoption d’un acte normatif dont l’adoption est rendue obligatoire par la loi, le tribunal statuant sur une éventuelle action indemnitaire introduite par la victime doit déterminer si la situation consécutive à une telle omission législative est régulière ou non.
8. La jurisprudence pertinente de la Cour constitutionnelle
39. Dans sa jurisprudence bien établie, la Cour constitutionnelle a examiné à plusieurs occasions la question des garanties relatives à l’indépendance juridictionnelle et, tout particulièrement, celle des garanties concernant la stabilité du mandat de juge. Elle a en outre constamment mis en avant les enjeux de la mission dévolue au CNM en matière de préservation de l’indépendance et de l’impartialité juridictionnelles.
40. Ainsi, dans l’arrêt K 3/98 du 24 juin 1998, la Cour constitutionnelle, statuant dans le cadre du contrôle préventif de certaines dispositions de la loi du 17 décembre 1997 portant modification de la loi Pusp dans sa version applicable alors, a, entre autres, examiné à l’aune des dispositions de l’article 180 de la Constitution, qui énoncent le principe d’inamovibilité des juges, celles des dispositions incriminées qui abaissaient l’âge de la retraite des juges de 70 ans à 65 ans et habilitaient le CNM à autoriser la continuation de l’exercice des fonctions de juge au-delà du nouvel âge de la retraite. La Cour constitutionnelle a indiqué que :
– les dispositions de l’article 180 de la Constitution (...) constituent l’un des principaux instruments de sauvegarde de l’indépendance judiciaire. À cet égard, le principe de l’inamovibilité des juges revêt une importance fondamentale, dès lors qu’il s’oppose à ce que le pouvoir de décision autonome dans les matières touchant au statut de juge soit laissé à la discrétion des représentants du pouvoir exécutif. C’est pour cette raison que la Constitution impose au législateur de fixer une limite d’âge à partir de laquelle les juges doivent prendre leur retraite. En vertu des dispositions de la loi Pusp, cette limite d’âge est fixée à 70 ans et elle est maintenue. Cela implique qu’au-delà de la limite d’âge en question nul ne peut siéger dans aucun des tribunaux indiqués à l’article 175 de la Constitution ;
– pour autant, les dispositions précitées ne peuvent pas être interprétées comme empêchant le législateur de prévoir d’autres limites d’âge de départ à la retraite de juge, y compris celles obligatoires. À cet égard, les dispositions de l’article 180 § 4 de la Constitution exigent uniquement que ces limites d’âge, d’un côté, soient fixées en tenant compte des principes constitutionnels relatifs à l’organisation du système judiciaire et de celui d’indépendance juridictionnelle et, de l’autre, soient respectueuses d’un ou plusieurs buts légitimes ;
– la législation litigieuse est conforme aux conditions précitées, dès lors que, d’une part, elle maintient la limite d’âge maximale et uniforme de la retraite des juges (70 ans) et, d’autre part, subordonne le maintien du juge dans ses fonctions au-delà de la limite d’âge de 65 ans à l’autorisation du CNM. Si la mise en œuvre des attributions en la matière du CNM s’accompagne d’une certaine discrétion, la question qui se pose en l’espèce est celle de savoir si la règlementation y afférente est respectueuse du principe d’indépendance juridictionnelle. Or habiliter l’organe politique extérieur au pouvoir judiciaire (en l’occurrence, le ministre de la Justice) à décider de la continuation de l’exercice des fonctions juridictionnelles au-delà de l’âge de la retraite – comme cela a été le cas auparavant à l’époque de la République populaire de Pologne – serait inacceptable. En l’espèce, la compétence de décision en matière de prolongation de l’exercice des fonctions juridictionnelles a été dévolue au CNM, organe dont la mission principale est de préserver l’indépendance judiciaire et dont la composition est une garantie concernant la prise des décisions sur le sort des juges par leurs pairs. Rien ne permet de soupçonner que le CNM serait enclin à user de ses attributions au détriment de l’indépendance judiciaire. (...)
41. Dans l’arrêt SK 7/06 du 24 octobre 2007, la Cour constitutionnelle a écarté les dispositions législatives applicables aux juges stagiaires que le ministre de la Justice pouvait habiliter à exercer les fonctions judiciaires (« les assesseurs »). Elle a observé que :
– au cours de leur mandat, les assesseurs ne jouissent pas de la garantie d’une certaine stabilité analogue à celle des juges professionnels et, par conséquent, les dispositions qui leur sont applicables sont contraires à l’article 45 de la Constitution. Cet article exige que chaque « cause », au sens de la Constitution, soit examinée par « un tribunal » qui satisfasse aux conditions de compétence, d’indépendance et d’impartialité requises. En ce qui concerne, plus particulièrement, l’impartialité juridictionnelle, celle-ci doit être comprise comme englobant tant l’absence de parti pris vis-à-vis des parties à la procédure que l’indépendance vis-à-vis des organes judiciaires et extrajudiciaires et, tout particulièrement, des politiques, et l’intégrité personnelle du juge. L’impartialité juridictionnelle ainsi interprétée implique en contrepartie une certaine stabilité d’emploi et de mandat du juge ;
– la législation litigieuse, d’un côté, ne précise pas la durée minimale du mandat des assesseurs et, de l’autre, rend possible leur révocation au cours du mandat sans en préciser les conditions. De plus, elle habilite le ministre de la Justice à révoquer les intéressés. Cette législation est, par conséquent, contraire au principe d’indépendance juridictionnelle nonobstant la possibilité dont l’assesseur concerné dispose de soumettre la décision ministérielle de révocation au contrôle juridictionnel. Confier l’exercice du pouvoir judiciaire aux assesseurs non dotés de garanties d’indépendance suffisantes peut ébranler la confiance des justiciables envers les tribunaux et nuire à l’autorité des décisions judiciaires.
42. Enfin, dans l’arrêt SK 57/06 du 27 mai 2008, la Cour constitutionnelle s’est penchée, entre autres, sur les missions du CNM et la place qui lui est attribuée dans l’organisation de l’État. Elle a déclaré ce qui suit. Ainsi qu’il ressort de sa jurisprudence constante, le CNM est une autorité publique centrale, indépendante et sui generis. Sa mission principale est de préserver l’indépendance et l’impartialité judiciaires. Parmi les dossiers dont le CNM est saisi l’on distingue ceux des juges et ceux des candidats au poste de juges particuliers. Les résolutions rendues par le CNM lorsque celui-ci statue sur ces dossiers sont considérées comme des décisions administratives. Dans ce cas, le CNM doit être considéré comme l’autorité de l’administration publique. Toutefois, cette observation ne s’applique pas à l’ensemble des dossiers qu’il traite.
9. La jurisprudence pertinente des juridictions administratives
1. Les décisions II GSK 92/19 et II GSK 93/19 du 15 octobre 2019 de la Cour administrative suprême
43. Dans les décisions susmentionnées, la Cour administrative suprême s’est prononcée sur les pourvois en cassation formés par des plaignantes, qui dénonçaient le rejet pour irrecevabilité par le tribunal administratif de leurs recours respectifs contre le refus du ministre de la Justice intervenu en décembre et novembre 2017, respectivement, d’autoriser la prolongation de l’exercice de leurs fonctions de juge jusqu’à l’âge de 70 ans. La haute juridiction administrative a accueilli les pourvois en cassation qui lui avaient été soumis, a annulé les décisions attaquées et a renvoyé les dossiers respectifs des plaignantes au tribunal administratif pour réexamen. Dans les attendus de ces décisions, la Cour administrative suprême a fait observer que dès lors qu’à la date de l’entrée en vigueur de la loi du 16 novembre 2016, chacune des plaignantes intéressées avait atteint l’âge de 60 ans, leurs situations respectives auraient dû avoir été examinées à l’aune des dispositions pertinentes de l’article 26 § 1 de cette loi et non celles de l’article 69 §§ 1 et 1b de la loi Pusp. Elle a indiqué que la conclusion à laquelle elle était parvenue sur ce point était la même que celle que la Cour suprême avait explicitée dans ses décisions (paragraphe 52 ci-dessous). Elle a dit que la juridiction de renvoi déterminerait à l’aune des dispositions pertinentes de la Constitution si les décisions ministérielles critiquées avaient une quelconque base légale ou non et a ajouté qu’à cette fin elle prendrait en considération les dispositions de l’article 26 § 1 de la loi du 16 novembre 2016, desquelles il ressortait que la prolongation de l’exercice des fonctions de juge au-delà de l’âge de la retraite ne dépendait pas d’une autorisation ministérielle.
2. Les jugements VI SA/Wa 2682/19, VI SA/Wa 2408/18 et VI SA/Wa 2554/1 du 30 avril 2020 du tribunal administratif régional de Varsovie
44. Dans ces jugements, le tribunal susvisé, statuant en tant que juridiction de renvoi, s’est déclaré compétent pour connaître des recours formés par les plaignantes susmentionnées, a invalidé les décisions ministérielles mises en cause devant lui et a condamné le ministre de la Justice aux frais et dépens. Dans les attendus de ces jugements, le tribunal administratif a constaté que les lettres ministérielles communiquant aux plaignantes le refus du ministre compétent de les autoriser à continuer à siéger au-delà de l’âge de la retraite s’analysaient en des décisions administratives illégitimes. Il a considéré que le droit de continuer à exercer la fonction de juge au-delà de l’âge précité, dont chacune des plaignantes était à n’en pas douter titulaire, découlait directement des dispositions de l’article 26 § 1 de la loi du 16 novembre 2016 sans qu’aucune autorisation ministérielle fût requise. Il a estimé, d’une part, que les lettres ministérielles en question étaient sans aucun rapport avec un contentieux éventuel de subordination hiérarchique des plaignantes et du ministre compétent et, d’autre part, qu’elles ne procédaient pas d’une quelconque prérogative du ministre de la Justice en matière organisationnelle, prérogative qui faisait en l’espèce défaut. Il a ajouté que les lettres ministérielles incriminées s’analysaient en une règlementation illégitime ‑ mais faisant autorité – du statut juridique de juge des plaignantes (« (...) Pismo organu (...) - wbrew stanowisku Ministra - uznać zatem bezsprzecznie należy za decyzję administracyjną, gdyż organ w nim we władczy sposób rozstrzygnął sprawę indywidualną skarżącej. Odrębną kwestią jest natomiast rzeczywisty brak podstawy prawnej do działania organu. (...) »), qui s’appliquait en l’absence d’un quelconque lien de subordination hiérarchique entre les protagonistes.
45. Renvoyant à la jurisprudence de la Cour suprême (paragraphe 52 ci‑dessous), le tribunal administratif a jugé que la situation, où aucune juridiction nationale ne s’estime compétente pour connaître de recours de la part d’un particulier dénonçant une décision d’une autorité publique, est inconcevable dans un état de droit en démocratie.
3. Les arrêts II GSK 846/20, II GSK 934/20, II GSK 875/20 du 16 octobre, du 26 novembre et du 8 décembre 2020 de la Cour administrative suprême
46. Par ces arrêts, la Cour administrative suprême statuant en dernier ressort a rejeté les pourvois en cassation que le ministre de la Justice avait formés contre les jugements précités du tribunal administratif régional de Varsovie (paragraphes 44-45 ci-dessus).
47. Dans les attendus des arrêts en question, la Cour administrative suprême a indiqué que :
– le droit à un tribunal fait l’objet de la réglementation prévue à l’article 45 § 1 de la Constitution combiné aux articles 2 et 77 § 2 de celle-ci. Les dispositions de l’article 184 de la Constitution, celles de l’article 1 de la loi Ppsa et celles de l’article 1 § 1 de la loi sur l’organisation des tribunaux administratifs (« la loi Pusa ») déterminent, quant à elles, l’étendue du contrôle juridictionnel à l’égard de l’administration publique. Ainsi qu’il se dégage [de sa jurisprudence pertinente], en cas de doute quant à la compétence du juge administratif en matière de contrôle de la légalité des actes ou actions de l’administration publique, les affaires concernées doivent toujours être tranchées en faveur d’un tel contrôle sauf s’il est évident que l’action litigieuse n’est pas imputable à l’administration publique. Il ressort en outre du libellé des dispositions de l’article 45 § 1 de la Constitution, telles qu’elles sont interprétées d’une manière constante par la Cour constitutionnelle, que le silence de la loi quant à l’existence de l’accès à un tribunal relativement au litige pouvant être qualifié de « cause »[7] ne doit pas être assimilée à l’absence d’un tel accès. Il est en plus indiqué dans [sa jurisprudence] que chaque acte administratif, qui a des répercussions tant sur les droits et libertés constitutionnels d’un particulier que sur la mise en œuvre des principes constitutionnels de caractère organique, doit pouvoir être contrôlé par le juge administratif. Il se dégage enfin de l’arrêt SK 12/99 du 10 juillet 2000 de la Cour constitutionnelle, qu’en cas de silence de la loi sur le fait qu’un acte ou une action de l’administration publique soient susceptibles de recours juridictionnel, l’article 184 de la Constitution constitue en soi la base légale d’un tel recours ;
– elle-même [la Cour administrative suprême], statuant en considération de l’ensemble des principes constitutionnels précités, estime que la décision ministérielle relative à l’autorisation de la continuation de l’exercice des fonctions de juge au-delà de l’âge de la retraite doit faire l’objet d’un contrôle juridictionnel ;
– dès lors qu’en vertu des dispositions des articles 184 et 177 de la Constitution, la compétence en matière d’administration de la justice est dévolue principalement aux tribunaux ordinaires, la compétence des tribunaux d’un autre type doit être explicitement énoncée dans les dispositions spécifiques. Il en va ainsi pour les tribunaux administratifs, compte tenu du libellé de l’article 184 de la Constitution ;
– l’article 3 § 2 de la loi Ppsa énonce une présomption en faveur de la compétence des tribunaux administratifs en matière de contrôle de l’administration publique. Cette présomption n’est réfutable qu’en cas de disposition de la loi qui énonce explicitement la compétence d’un autre tribunal ;
– la question de savoir si la décision ministérielle portant refus d’autoriser la continuation de l’exercice des fonctions de juge au-delà de l’âge de la retraite est susceptible de recours devant le juge administratif doit être tranchée à l’aune des dispositions de la Constitution régissant le statut de juge, en particulier, celles des articles 178, 179, 180 §§ 1 à 3 et 181 de la Constitution. Ainsi qu’il se dégage de la jurisprudence pertinente de la Cour constitutionnelle, les dispositions précitées, en particulier celles de l’article 180 de la Constitution, sont la garantie de la bonne application des principes d’indépendance et d’impartialité juridictionnelles et de celle du droit à un tribunal ;
– la décision par laquelle le représentant du pouvoir exécutif prive illégalement le juge de ses attributions en matière d’autorité judiciaire non seulement constitue une ingérence dans la sphère des droits et des libertés fondamentaux du juge en question mais encore entraîne des répercussions négatives sur le mandat et la relation de travail de celui-ci. La décision sur ce point doit pouvoir être soumise au contrôle d’un tribunal ;
– la composition des organes de l’autorité judiciaire ne devrait en aucun cas être subordonnée à une quelconque décision des autorités de l’administration publique. Subordonner la continuation de l’exercice de la fonction de juge à l’autorisation du représentant du pouvoir exécutif serait contraire aux principes d’indépendance et d’impartialité juridictionnelles. En pareille situation, les juges pourraient subir des pressions extérieures ce qui impliquerait que les justiciables pourraient douter de l’indépendance et de l’impartialité de ceux-ci ;
– il ressort de l’arrêt du 24 juin 2019 dans l’affaire Commission c. Pologne, C-619/18, EU :C :2019 :531, que la Pologne a manqué à ses obligations en vertu de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa TFUE, d’une part, en abaissant l’âge de départ à la retraite et en l’appliquant aux juges en fonction nommés à la Cour suprême jusqu’au 3 avril 2018 et, d’autre part, en accordant au président de la République de Pologne le pouvoir discrétionnaire de prolonger la fonction judiciaire active des juges en question au-delà de l’âge de la retraite, tel qu’abaissé. Ainsi qu’il se dégage en outre de l’arrêt du 5 novembre 2019 dans l’affaire Commission c. Pologne [Indépendance des juridictions de droit commun] C 192/18, EU :C :2019 :924 [paragraphes 2‑71 ci-dessous], la Pologne a enfreint le droit de l’Union en conférant en application de [...] la loi du 12 juillet 2017 [...] au ministre de la Justice le pouvoir de prolonger la période d’activité des juges des juridictions de droit commun au-delà des nouveaux âges du départ à la retraite, tels qu’abaissés en vertu de la même loi ;
– elle ne souscrit pas à l’avis que la Cour suprême avait explicité dans sa décision I NO 11/18 du 18 juillet 2019 (paragraphe 52 ci-dessous) à propos de l’exclusion du droit d’accès à un tribunal relativement au contentieux de continuation de l’exercice de la fonction de juge au-delà de l’âge de la retraite. Si, pendant la période du 12 août 2017 au 22 mai 2018, la décision ministérielle en la matière était insusceptible de recours devant la haute juridiction, il n’en allait pas de même pour le tribunal administratif. En l’espèce, l’intérêt de la requérante à voir la décision ministérielle la concernant déclarée nulle et non avenue était évident. Dès lors que cette décision était contraire aux dispositions des articles 178 § 1 et 180 § 1 de la Constitution, la maintenir en vigueur serait allé à l’encontre des principes de l’état de droit en démocratie.
10. La jurisprudence pertinente de la chambre du contrôle extraordinaire et des affaires publiques de la Cour suprême
1. L’arrêt I NO 57/18 du 26 mars 2019, la décision I NO 13/19 du 9 avril 2019 et la jurisprudence d’application pertinente de ceux-ci
48. Dans l’arrêt précité, la chambre compétente de la Cour suprême a déclaré que la résolution du CNM relative à la continuation de l’exercice de la fonction de juge au-delà de l’âge de la retraite était susceptible de recours devant elle. Elle a considéré que la résolution du CNM sur ce point était soumise à son contrôle de légalité en application de l’article 44 § 1 de la loi sur le CNM, sauf en cas de disposition contraire de la loi. Elle a ajouté que le « caractère définitif » (ostateczność) de la résolution en question du CNM, au sens de l’article 69 § 1b de la loi Pusp, impliquait la conclusion selon laquelle pareille résolution était susceptible d’être soumise à un contrôle de légalité de la part d’un tribunal mais non de la part d’une quelconque autorité publique hiérarchiquement supérieure au CNM.
49. Dans sa décision du 9 avril 2019, la même chambre de la Cour suprême a retenu une solution opposée à celle présentée ci-dessus, considérant que la notion de « caractère définitif » de la résolution portant refus du CNM d’autoriser la continuation de l’exercice des fonctions de juge au-delà de l’âge de la retraite impliquait que la résolution en question du CNM était insusceptible de recours.
50. La première des deux approches jurisprudentielles de la chambre compétente de la Cour suprême présentées ci-dessus a été entérinée dans une série de décisions subséquentes (I NO 3/20, I NO 189/19, I NO 190/19 des 11, 13 et 26 février 2020, I NO/187/19 du 6 mai 2020, 2020 I NO 3/20 du 3 juin 2020 et I NO 77/20 du 15 juillet 2020) et la deuxième a été reprise par la même chambre de la haute juridiction nationale dans une seule décision (I NO/77/20 du 12 août 2020).
51. Par une résolution I NZP 3/21 du 30 juin 2021, la formation élargie de la même chambre de la Cour suprême s’est prononcée sur une question préjudicielle que l’une de ses formations ordinaires lui avait soumise relativement aux incohérences de sa jurisprudence en la matière. La formation susvisée de la chambre impliquée de la Cour suprême s’est ralliée à la première de deux approches jurisprudentielles présentées ci-dessus.
2. Les décisions I NO 18/18 du 27 février 2019 (paragraphe 21 ci‑dessus) et I NO 11/18 du 18 juillet 2019
52. Dans les décisions susmentionnées, la chambre du contrôle extraordinaire et des affaires publiques de la Cour suprême s’est déclarée incompétente pour connaître de recours formés par des juges qui dénonçaient le refus du ministre de la Justice de les autoriser à continuer à exercer leurs fonctions au-delà de l’âge de la retraite. Dans la deuxième des décisions précitées, la chambre compétente de la Cour suprême a fait observer que les dispositions de l’article 26 § 1 de la loi du 16 novembre 2016 avaient d’une part un caractère autonome par rapport à celles de l’article 69 §§ 1, 1b et 3 de la loi Pusp et constituaient d’autre part la base légale de fixation par les autorités compétentes des conditions ouvrant droit à la retraite à l’ensemble des juges intéressés qui, à la date de l’entrée en vigueur de la loi précitée, avaient atteint l’âge de 60 ans. Elle a considéré qu’il ressortait de la lettre de l’article précité de la loi en question qu’aucune autorisation ministérielle semblable à celle dont il était question à l’article 69 § 1b de la loi Pusp n’était requise pour que les juges relevant de la catégorie ci-dessus puissent continuer à siéger au-delà de l’âge de la retraite. Elle a indiqué que les premières des dispositions précitées ne contenaient aucun renvoi aux deuxièmes. Elle a ajouté que les conséquences légales prévues par ces premières dispositions, à savoir le maintien du juge intéressé dans ses fonctions, intervenaient de droit. Elle a relevé que le ministre de la Justice ne disposait d’aucune compétence de décision en la matière et qu’il intervenait en tant que simple destinataire de la déclaration de la personne concernée indiquant son souhait de continuer à exercer sa fonction de juge.
2. LES TEXTES INTERNATIONAUX PERTINENTS
1. Nations unies
53. La Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, adoptée le 18 décembre 1979 par l’Assemblée générale des Nations unies, engage les États signataires ou adhérents à éliminer toute forme de discrimination envers les femmes. Cette convention est ainsi libellée en ses parties pertinentes en l’espèce :
« Les États parties à la présente Convention,
Notant que la Charte des Nations unies réaffirme la foi dons les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine et dans l’égalité des droits de l’homme et de la femme,
Notant que la Déclaration universelle des droits de l’homme affirme le principe de la non-discrimination et proclame que tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droit, et que chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés qui y sont énoncés, sans distinction aucune, notamment de sexe,
Notant que les États parties aux Pactes internationaux relatifs aux droits de l’homme ont l’obligation d’assurer l’égalité des droits de l’homme et de la femme dans l’exercice de tous les droits économiques, sociaux, culturels, civils et politiques,
(...)
Rappelant que la discrimination à l’encontre des femmes viole les principes de l’égalité des droits et du respect de la dignité humaine, qu’elle entrave la participation des femmes, dans les mêmes conditions que les hommes, à la vie politique, sociale, économique et culturelle de leur pays, qu’elle fait obstacle à l’accroissement du bien-être de la société et de la famille et qu’elle empêche les femmes de servir leur pays et l’humanité dans toute la mesure de leurs possibilités,
Conscients que le rôle traditionnel de l’homme dans la famille et dans la société doit évoluer autant que celui de la femme si on veut parvenir à une réelle égalité de l’homme et de la femme,
(...)
Sont convenus de ce qui suit :
Article 11
1. Les États parties s’engagent à prendre toutes les mesures appropriées pour éliminer la discrimination à l’égard des femmes dans le domaine de l’emploi, afin d’assurer, sur la base de l’égalité de l’homme et de la femme, les mêmes droits, et en particulier :
a) Le droit au travail en tant que droit inaliénable de tous les êtres humains ;
b) Le droit aux mêmes possibilités d’emploi, y compris l’application des mêmes critères de sélection en matière d’emploi ;
c) Le droit au libre choix de la profession et de l’emploi, le droit à la promotion, à la stabilité de l’emploi et à toutes les prestations et conditions de travail, le droit à la formation professionnelle et au recyclage, y compris l’apprentissage, le perfectionnement professionnel et la formation permanente ;
d) Le droit à l’égalité de rémunération, y compris de prestation, à l’égalité de traitement pour un travail d’égale valeur aussi bien qu’à l’égalité de traitement en ce qui concerne l’évaluation de la qualité du travail ;
e) Le droit à la sécurité sociale, notamment aux prestations de retraite, de chômage, de maladie, d’invalidité et de vieillesse ou pour toute autre perte de capacité de travail, ainsi que le droit à des congés payés ;
f) Le droit à la protection de la santé et à la sécurité des conditions de travail, y compris la sauvegarde de la fonction de reproduction.
(...) »
2. Conseil de l’Europe
1. Le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe
54. En ses parties pertinentes, la Recommandation CM/Rec (2010)12 du Comité des Ministres aux États membres sur les juges : indépendance, efficacité et responsabilités, adoptée le 17 novembre 2010, se lit comme suit :
Chapitre VI – Statut du juge
« Sélection et carrière
44. Les décisions concernant la sélection et la carrière des juges devraient reposer sur des critères objectifs préétablis par la loi ou par les autorités compétentes. Ces décisions devraient se fonder sur le mérite, eu égard aux qualifications, aux compétences et à la capacité à statuer sur les affaires en appliquant le droit dans le respect de la dignité humaine.
(...)
Inamovibilité et terme des fonctions
49. L’inamovibilité constitue l’un des éléments clés de l’indépendance des juges. En conséquence, les juges devraient être inamovibles tant qu’ils n’ont pas atteint l’âge obligatoire de la retraite, s’il en existe un.
50. Le terme des fonctions des juges devrait être établi par la loi. Il ne devrait être mis fin à une nomination définitive qu’en cas de manquement grave d’ordre disciplinaire ou pénal établi par la loi, ou lorsque le juge ne peut plus accomplir ses fonctions judiciaires. Un départ anticipé à la retraite ne devrait être possible qu’à la demande du juge concerné ou pour des motifs d’ordre médical.
51. Lorsque la procédure de recrutement prévoit une période probatoire ou une durée déterminée, la décision relative à la confirmation ou à la reconduction de la nomination ne devrait être prise que conformément au paragraphe 44, afin d’assurer pleinement le respect de l’indépendance judiciaire.
(...) »
2. La Commission de Venise
55. Les passages pertinents de l’avis sur le projet de loi portant modification de la loi sur le Conseil national de la Justice[8], sur le projet de loi portant modification de la loi sur la Cour suprême, proposés par le président de la République de Pologne, et sur la loi sur l’organisation des tribunaux ordinaires, adopté par la Commission de Venise lors de sa 113e session plénière, tenue à Venise les 8 et 9 décembre 2017 (CDL-AD (2017)031) se lisent ainsi :
« b. Projet de loi sur la Cour suprême
(...)
2. Retraite anticipée d’un grand nombre de juges chevronnés
44. Le paragraphe 4 de l’article 180 de la Constitution dit que l’âge de la retraite des juges est fixé dans la loi. L’article 36 du projet de loi fixe à 65 ans celui des juges de la Cour suprême (il est de 70 ans dans le régime actuel).
45. Il appartient au législateur démocratique de fixer l’âge de la retraite des juges. La Commission de Venise observe toutefois qu’il semble être maintenu à 67 ans pour les juges des juridictions inférieures (paragraphe 1 de l’article 69 de la loi sur les tribunaux ordinaires).
L’écart est difficilement explicable : les juges des plus hautes juridictions ont normalement une longue carrière derrière eux, et rien ne justifie un âge de la retraite inférieur. La tendance européenne générale consiste à fixer pour eux un âge supérieur.
46. L’application de ce nouvel âge de la retraite aux juges actuellement en fonction (article 108) est encore plus problématique que le nouvel âge en soi. Un nombre notable de juges devront ainsi prochainement prendre leur retraite — il pourrait s’agir de près de 40 % des juges de la Cour suprême. On ne voit pas très bien les raisons d’une proposition aussi radicale, qui pourrait nuire au bon fonctionnement de la Cour.
47. Sur le plan pratique, on comprend mal pourquoi une personne jugée apte à remplir des charges officielles pendant plusieurs années encore en serait d’un jour à l’autre déclarée incapable. On peut lire l’exposé des motifs comme sous-entendant que la réforme aurait pour effet que la plupart des juges chevronnés, dont certains ont exercé sous le régime précédent, prendraient leur retraite. Si c’est bien cela, c’est une approche inacceptable : si les autorités ont des doutes sur la loyauté de certains juges, elles devraient déclencher les procédures disciplinaires ou de lustration existantes, et non pas modifier l’âge de la retraite.
48. Sur le plan théorique, la mise à la retraite anticipée de juges en place porte atteinte à leur inamovibilité et à l’indépendance de la Cour en général. À propos de l’inamovibilité, qui touche aux droits individuels du juge, la Commission de Venise a déjà indiqué qu’une réforme très similaire en Hongrie portait atteinte « aux règles et principes fondamentaux d’indépendance, de statut et d’inamovibilité des juges » (...)
49. Cette retraite anticipée affecte les droits individuels du juge, et pourrait aussi « entraver le fonctionnement des tribunaux, compromettre la continuité et la sécurité du droit, mais aussi ouvrir la voie à des ingérences dans la composition du pouvoir judiciaire »
50. La Commission de Venise attire l’attention des autorités polonaises sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative au droit des agents publics à l’accès à la justice, en particulier l’arrêt de la Grande Chambre en l’affaire Baka c. Hongrie. Il s’agissait de la cessation prématurée des fonctions du Président de la Cour suprême hongroise, sans possibilité de saisir le juge pour s’y opposer. Le projet de loi a pour effet que les juges polonais menacés de retraite anticipée n’auraient aucune voie de recours à leur disposition. Eu égard à l’évolution récente de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, l’absence de voies de recours paraît ici problématique.
51. La Commission s’inquiète des dispositions qui permettent aux juges (y compris les juges actuellement en fonction) atteignant l’âge de la retraite de demander d’être maintenus dans leur fonction (paragraphe 1 de l’article 36). Aucune logique apparente ne permet de déterminer les fonctions de quels juges peuvent être prolongées ; cela semblerait être laissé à la discrétion du Président de la République, qui peut ainsi exercer une influence indue sur les juges approchant de l’âge de la retraite.
52. En conclusion, la Commission recommande vivement que la proposition d’effet immédiat de l’abaissement de l’âge de la retraite sur les juges actuellement en fonction soit abandonnée, et que la prolongation des fonctions au-delà de l’âge normal de la retraite ne soit pas laissée à la discrétion du Président de la République, un élu politique.
(...)
c. La loi sur les tribunaux ordinaires
(...)
7. Pouvoirs directs du ministre de la Justice à l’égard des juridictions
(...)
b. Prolongation des fonctions au-delà de l’âge de la retraite
109. Le ministre de la Justice peut prolonger, à son gré, les fonctions d’un juge au-delà de l’âge de la retraite (article 69, paragraphe 1b). La loi ne précise pas de durée ; la prolongation peut être autorisée pour une courte période de manière que le juge demeure dans l’incertitude et devienne plus sensible aux pressions. Il conviendrait de supprimer cette possibilité, car elle fait dépendre la carrière des juges (d’ordinaire les juges les plus chevronnés) du ministre. (...) »
56. Les passages pertinents de l’avis sur la loi CLXII de 2011 sur le statut juridique et la rémunération des juges, et la loi CLXI de 2011 sur l’organisation et l’administration des tribunaux de la Hongrie, adopté par la Commission de Venise lors de sa 90e session plénière (Venise, 16-17 mars 2012, CDL-AD (2012)001) se lisent ainsi :
« IX. Questions transitoires
1. Age de la retraite
102. Dans le cadre de la réforme du système judiciaire, le Parlement hongrois entendait « introduire une réglementation sectoriellement neutre de l’âge de la retraite ». La Commission de Venise a été informée du fait que l’âge général de la retraite, c’est-à-dire l’âge d’ouverture du droit à une pension complète, était de 62 ans pour les juges qui pouvaient choisir de demeurer en fonction jusqu’à 70 ans, âge obligatoire de la retraite. En application de l’article 12 des dispositions transitoires de la Loi fondamentale et de la LSJRJ, la limite d’âge supérieure sera fusionnée avec l’âge de la retraite de manière que toute personne ayant atteint l’âge de la retraite soit dans l’obligation de prendre sa retraite. Des exceptions visant à maintenir la limite d’âge supérieure fixée à 70 ans pour « certains magistrats » (apparemment le procureur général, le président de la Cour des comptes et les juges de la Cour constitutionnelle) sont toutefois prévues.
103. La Commission de Venise croit comprendre que l’âge général de la retraite fixé à 62 ans sera progressivement relevé à 63 ans en 2014, puis à 65 ans à long terme en fonction de l’année de naissance. Elle note que cet âge est considéré comme un âge minimum dans de nombreux secteurs qui conservent la limite d’âge supérieure de 70 ans qui est en principe considérée comme la limite maximale dans le système judiciaire.
104. La Commission de Venise examine cette question non pas sous l’angle particulier de la discrimination en fonction de l’âge, mais sous celui de ses effets sur l’indépendance du système judiciaire. Sous cet angle, l’effet rétroactif de la nouvelle réglementation est préoccupant. Toute une génération de juges, qui accomplissaient leurs tâches sans défaillance particulière et qui pouvaient et devaient poursuivre leur mission, doivent prendre leur retraite. La Commission ne voit rien qui justifie concrètement l’obligation pour les juges de prendre leur retraite (y compris pour de nombreux hauts magistrats). L’absence de justification convaincante est sans doute l’une des raisons pour lesquelles les questions relatives à la motivation de la nouvelle réglementation ont été publiquement posées.
105. La modification soudaine de la limite d’âge supérieure est source de problème : une proportion importante de juges hongrois (près de 10 %) va prendre sa retraite à bref délai (entre 225 et 270 juges sur les 2 900 juges que compte la Hongrie). L’argument avancé selon lequel le nombre supérieur de juges plus jeunes aux « qualifications à jour » augmentera l’efficacité de la justice, car ces juges devraient être « plus à même de faire face à une charge travail supérieure » et être « plus ambitieux et plus souples », doit être écarté car insuffisamment étayé. (...) »
3. Le Conseil consultatif des juges européens (« le CCJE »)
57. La Magna Carta des juges (Principes fondamentaux) a été adoptée par le CCJE en novembre 2010. Ses passages pertinents se lisent ainsi :
« (...) Indépendance des juges
2. L’indépendance et l’impartialité du juge sont des conditions préalables indispensables au fonctionnement de la justice.
3. L’indépendance du juge doit être statutaire, fonctionnelle et financière. Par rapport aux autres pouvoirs de l’État, elle doit être garantie aux justiciables, aux autres juges et à la société en général, par des règles internes au niveau le plus élevé. Il appartient à l’État et à chaque juge de promouvoir et préserver l’indépendance judiciaire.
4. L’indépendance du juge doit être garantie dans le cadre de l’activité judiciaire, en particulier pour le recrutement, la nomination jusqu’à l’âge de la retraite, la promotion, l’inamovibilité, la formation, l’immunité judiciaire, la discipline, la rémunération et le financement du système judiciaire.
Garanties de l’indépendance
5. Les décisions sur la sélection, la nomination et la carrière doivent être fondées sur des critères objectifs et prises par l’instance chargée de garantir l’indépendance.
(...)
7. Après consultation du pouvoir judiciaire, l’État doit assurer les moyens humains, matériels et financiers nécessaires au bon fonctionnement de la justice. Le juge doit bénéficier d’une rémunération et d’un système de retraite appropriés et garantis par la loi, qui le mettent à l’abri de toute influence indue.
(...) »
58. L’avis no1(2001) du CCJE à l’attention du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe sur les normes relatives à l’indépendance et l’inamovibilité des juges, adopté à Strasbourg le 23 novembre 2001, se lit comme suit dans ses parties pertinentes :
« (...)
Conditions d’exercice (inamovibilité et régime de sanctions disciplinaires)
57. Selon un grand principe de l’indépendance judiciaire, l’exercice de la fonction occupée par un juge doit être garanti jusqu’à l’âge légal de la retraite ou l’expiration du mandat confié pour la durée déterminée : voir les principes fondamentaux des Nations Unies paragraphe 12 ; la Recommandation no R (94) 12 Principe I(2)(a) (ii) et (3) et Principe VI (1) et (2). Selon la Charte européenne, ce principe s’étend à la désignation ou la nomination dans un service ou un lieu différents sans le consentement de l’intéressé (sauf en cas de réorganisation judiciaire ou de mutation temporaire), mais la Charte comme la Recommandation no R (94) 12 précisent que la mutation peut être ordonnée à titre de sanction disciplinaire.
(...)
59. L’existence d’exceptions aux règles d’inamovibilité, notamment celles qui découlent de sanctions disciplinaires, conduit immédiatement à s’intéresser à l’instance et à la méthode par laquelle les juges peuvent être sanctionnés, ainsi qu’aux motifs des sanctions disciplinaires. La Recommandation no R (94) 12, Principe VI (2) et (3), insiste sur la nécessité d’une définition précise des infractions pour lesquelles un juge peut être révoqué, et de procédures disciplinaires respectant les exigences liées aux droits de la défense de la Convention européenne des Droits de l’Homme. Elle ajoute en outre que "les États devraient étudier la possibilité de constituer, conformément à une loi, un organe compétent spécial chargé d’appliquer les sanctions et mesures disciplinaires, lorsqu’elles ne sont pas examinées par un tribunal, et dont les décisions devraient être contrôlées par un organe judiciaire supérieur, ou qui serait lui-même un organe judiciaire supérieur". La Charte européenne assigne ce rôle à une instance indépendante qui devrait "intervenir" dans tous les aspects de la sélection et de la carrière de chaque juge.
(...)
Conclusions
(...)
(5) Le CCJE estime que si la nomination est provisoire ou pour une durée limitée, l’instance responsable de l’objectivité et la transparence de la méthode employée pour la nomination ou la reconduction à une fonction de juge à temps plein, sont d’une importance capitale (voir aussi paragraphe 3.3 de la Charte européenne) (paragraphe 53).
(...)
(7) Le CCJE estime que l’inamovibilité des juges devrait être un élément exprès de l’indépendance consacrée au niveau interne le plus élevé (...).
(...) »
3. L’Union Européenne
1. Le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (« le TFUE »)
59. L’article 157 du TFUE est ainsi libellé en ses dispositions pertinentes en l’espèce :
« 1. Chaque État membre assure l’application du principe de l’égalité des rémunérations entre travailleurs masculins et travailleurs féminins pour un même travail ou un travail de même valeur.
2. Aux fins du présent article, on entend par rémunération, le salaire ou traitement ordinaire de base ou minimum, et tous autres avantages payés directement ou indirectement, en espèces ou en nature, par l’employeur au travailleur en raison de l’emploi de ce dernier.
[...]
4. Pour assurer concrètement une pleine égalité entre hommes et femmes dans la vie professionnelle, le principe de l’égalité de traitement n’empêche pas un État membre de maintenir ou d’adopter des mesures prévoyant des avantages spécifiques destinés à faciliter l’exercice d’une activité professionnelle par le sexe sous-représenté ou à prévenir ou compenser des désavantages dans la carrière professionnelle. »
2. La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne
60. L’article 47 du titre VI de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne intitulé « Justice » dispose :
« Toute personne dont les droits et libertés garantis par le droit de l’Union ont été violés a droit à un recours effectif devant un tribunal dans le respect des conditions prévues au présent article.
Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi. (...)
(...) »
3. La directive 2006/54/ CE du Parlement européen et du Conseil du 5 juillet 2006 relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité des chances et de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d’emploi et de travail (« la directive 2006/54/ CE »)
61. Les dispositions pertinentes de cette directive énoncent :
L’article 5
« (...) toute discrimination directe ou indirecte fondée sur le sexe est proscrite dans les régimes professionnels de sécurité sociale, en particulier en ce qui concerne :
a) le champ d’application de tels régimes et les conditions d’accès à de tels régimes ;
(...) »
L’article 9
« Exemples de discrimination »
« 1. Sont à classer au nombre des dispositions contraires au principe de l’égalité de traitement celles qui se fondent sur le sexe, soit directement, soit indirectement, pour :
(...)
f) imposer des âges différents de retraite ;
(..) »
4. L’arrêt du 5 novembre 2019 dans l’affaire Commission/Pologne (Indépendance des juridictions de droit commun) C-192/18, EU:C:2019:924
62. Dans son arrêt, la CJUE (grande chambre) a déclaré que les règles polonaises relatives à l’âge du départ à la retraite des juges et des magistrats du parquet, telles qu’applicables après l’entrée en vigueur de la loi du 12 juillet 2017, étaient contraires au droit de l’Union. La CJUE a accueilli le recours en manquement que la Commission avait introduit contre la République de Pologne le 15 mars 2018 et constaté que cet État membre avait manqué aux obligations qui lui incombaient en vertu du droit de l’Union, d’une part en instaurant un âge du départ à la retraite différent pour les femmes et les hommes appartenant à la magistrature polonaise et, d’autre part, en abaissant l’âge du départ à la retraite des juges des juridictions de droit commun et en conférant au ministre de la Justice le pouvoir de prolonger la période d’activité de ces juges.
63. Concernant les âges de départ à la retraite s’appliquant respectivement aux magistrats féminins et aux magistrats masculins, la CJUE a tout d’abord constaté que les pensions de retraite dont bénéficient ces magistrats relèvent de l’article 157 TFUE, selon lequel chaque État membre assure l’application du principe de l’égalité des rémunérations entre travailleurs masculins et travailleurs féminins pour un même travail. Elle a noté aussi que les régimes de pension en cause entraient également dans le champ d’application des dispositions de la directive 2006/54 consacrées à l’égalité de traitement dans les régimes professionnels de sécurité sociale.
64. Rappelant que la fixation d’une condition d’âge différente selon le sexe pour l’octroi d’une pension constituant une rémunération au sens de l’article 157 TFUE était contraire à cette disposition, la CJUE a constaté que les dispositions de l’article 13, points 1 à 3, de la loi modificative du 12 juillet 2017, en ce qu’elles fixaient l’âge du départ à la retraite des magistrats des juridictions de droit commun et du parquet, respectivement, à 60 ans pour les femmes et à 65 ans pour les hommes, se fondaient sur le sexe pour imposer des âges différents de retraite. Ce faisant, lesdites dispositions introduisaient des conditions directement discriminatoires fondées sur le sexe, notamment, en ce qui concerne le moment auquel les intéressés peuvent bénéficier d’un accès effectif aux avantages prévus par les régimes de pension concernés.
65. La CJUE a rejeté l’argument de la Pologne selon lequel les différences ainsi prévues entre magistrats féminins et magistrats masculins en matière d’âge d’accès à une pension de retraite constituent une mesure de discrimination positive. Elle a considéré que, en effet, ces différences ne sont pas de nature à compenser les désavantages auxquels sont exposées les carrières des fonctionnaires féminins en aidant ces femmes dans leur vie professionnelle et en remédiant aux problèmes qu’elles peuvent rencontrer durant leur carrière. La Cour a dès lors conclu que la législation en cause violait l’article 157 TFUE ainsi que la directive 2006/54.
66. S’agissant de la mesure consistant à conférer au ministre de la Justice le pouvoir d’autoriser ou non la continuation de l’exercice des fonctions des juges des juridictions de droit commun au-delà du nouvel âge du départ à la retraite, tel qu’abaissé, la CJUE a rappelé que l’indispensable liberté des juges à l’égard de toutes interventions ou pressions extérieures exige certaines garanties propres à protéger la personne de ceux qui ont pour tâche de juger, telles que l’inamovibilité. Elle a relevé que l’exigence d’indépendance impose que les règles gouvernant le régime disciplinaire et, partant, une révocation éventuelle de ceux qui ont pour tâche de juger présentent les garanties nécessaires afin d’éviter tout risque d’utilisation d’un tel régime en tant que système de contrôle politique du contenu des décisions judiciaires. Elle a ajouté qu’ainsi l’édiction de règles qui définissent, notamment, tant les comportements constitutifs d’infractions disciplinaires que les sanctions concrètement applicables, qui prévoient l’intervention d’une instance indépendante conformément à une procédure qui garantit pleinement les droits consacrés aux articles 47 et 48 de la Charte, notamment les droits de la défense, et qui consacrent la possibilité de contester en justice les décisions des organes disciplinaires constitue un ensemble de garanties essentielles aux fins de la préservation de l’indépendance du pouvoir judiciaire.
67. La CJUE a dit que, eu égard à l’importance cardinale du principe d’inamovibilité, une exception à celui-ci ne saurait être admise que si elle est justifiée par un objectif légitime et proportionné au regard de celui-ci et pour autant qu’elle n’est pas de nature à susciter des doutes légitimes, dans l’esprit des justiciables, quant à l’imperméabilité des juridictions concernées à l’égard d’éléments extérieurs et à leur neutralité par rapport aux intérêts qui s’affrontent.
68. Elle a considéré que le mécanisme critiqué devant elle avait trait à la possibilité, pour des juges en exercice bénéficiant donc des garanties inhérentes à l’exercice de ces fonctions, de poursuivre l’exercice de celles-ci au-delà de l’âge normal du départ à la retraite, et que ledit mécanisme concernait, dès lors, les conditions de déroulement et de cessation de la carrière de ceux-ci. Elle a ajouté que s’il appartient aux seuls États membres de décider s’ils autorisent ou non une telle prolongation de l’exercice de fonctions juridictionnelles au‑delà de l’âge normal du départ à la retraite, il demeure que, lorsque ceux‑ci optent pour un tel mécanisme, ils sont tenus de veiller à ce que les conditions et les modalités auxquelles se trouve soumise une telle prolongation ne soient pas de nature à porter atteinte au principe de l’indépendance des juges.
69. La CJUE a jugé que la circonstance qu’un organe tel que le ministre de la Justice fût investi du pouvoir de décider ou non d’accorder une prolongation éventuelle de l’exercice des fonctions juridictionnelles au‑delà de l’âge normal du départ à la retraite n’était pas suffisante, à elle seule, pour conclure à l’existence d’une atteinte au principe d’indépendance des juges. Elle a dit que toutefois il y avait lieu de s’assurer que les conditions de fond et les modalités procédurales présidant à l’adoption de telles décisions soient telles qu’elles ne puissent pas faire naître, dans l’esprit des justiciables, des doutes légitimes quant à l’imperméabilité des juges concernés à l’égard d’éléments extérieurs et à leur neutralité par rapport aux intérêts qui s’affrontent. La CJUE a ajouté que de telles modalités devaient, ainsi, en particulier, permettre d’exclure non seulement toute influence directe, sous forme d’instructions, mais également les formes d’influence plus indirecte susceptibles d’orienter les décisions des juges concernés.
70. Selon la CJUE, les conditions de fond et les modalités procédurales entourant le pouvoir de décision du ministre de la Justice en matière d’autorisation ou non de la continuation de l’exercice des fonctions des juges des juridictions de droit commun au-delà du nouvel âge du départ à la retraite, tel qu’abaissé, étaient, en l’espèce, de nature à engendrer des doutes légitimes quant à l’imperméabilité des juges concernés à l’égard d’éléments extérieurs et à leur neutralité. En effet, d’une part, les critères mentionnés à l’article 69 § 1b de la loi Pusp, sur le fondement desquels le ministre est appelé à prendre sa décision, étaient trop vagues et non vérifiables, et cette décision ne devait pas être motivée et ne pouvait faire l’objet d’un recours juridictionnel. D’autre part, ladite disposition n’impartissait pas au ministre concerné un délai au cours duquel celui-ci devait prendre sa décision à cet égard. Il en découlait que la durée de la période pendant laquelle les juges étaient susceptibles de demeurer dans l’attente de la décision du ministre relevait de la discrétion de ce dernier.
71. La combinaison de la mesure d’abaissement de l’âge normal du départ à la retraite des juges des juridictions de droit commun et de celle consistant à conférer au ministre de la Justice le pouvoir discrétionnaire d’autoriser la poursuite de l’exercice des fonctions de ceux-ci au-delà du nouvel âge ainsi fixé, durant dix années pour les magistrats féminins et cinq années pour les magistrats masculins, méconnaissait, aux yeux de la CJUE, le principe d’inamovibilité des juges, lequel requiert que les juges puissent demeurer en fonction tant qu’ils n’ont pas atteint l’âge obligatoire du départ à la retraite ou jusqu’à l’expiration de leur mandat lorsque celui-ci revêt une durée déterminée. La combinaison des mesures susmentionnées était de nature à créer, dans l’esprit des justiciables, des doutes légitimes quant au fait que le nouveau système pourrait en réalité viser à permettre au ministre, agissant d’une manière discrétionnaire, d’écarter, une fois atteint l’âge normal du départ à la retraite nouvellement fixé, certains groupes de juges tout en maintenant en fonction une autre partie de ceux-ci.
5. L’arrêt du 6 novembre 2012 dans l’affaire Commission/Hongrie, C‑286/12, EU:C:2012/687
72. Dans l’arrêt susmentionné, la CJUE a déclaré que l’abaissement radical de l’âge de la retraite des juges hongrois constituait une discrimination non justifiée fondée sur l’âge et qu’il y avait eu, par conséquent, un manquement de la part de la Hongrie aux dispositions pertinentes de la directive 2000/78/CE.
73. En Hongrie, jusqu’au 31 décembre 2011, les juges, procureurs et notaires pouvaient rester en fonction jusqu’à l’âge de 70 ans. Cependant, la législation hongroise ayant été modifiée en 2011, à partir du 1er janvier 2012, les juges et procureurs ayant atteint l’âge général de la retraite, à savoir 62 ans, devaient cesser leurs fonctions. Pour les juges et procureurs ayant atteint cet âge avant le 1er janvier 2012, la législation hongroise précisait que leurs fonctions prenaient fin le 30 juin 2012. Ceux qui atteignaient cet âge entre le 1er janvier 2012 et le 31 décembre 2012, devaient cesser leurs fonctions le 31 décembre 2012. À partir du 1er janvier 2014, les notaires devaient également cesser d’exercer leurs fonctions le jour où ils atteignaient l’âge général de la retraite.
74. En conséquence de ces modifications législatives la Commission a introduit un recours en manquement contre la Hongrie.
75. La CJUE a constaté, tout d’abord, que les juges, procureurs et notaires ayant atteint l’âge de 62 ans étaient dans une situation comparable à celle des personnes moins âgées qui exercent les mêmes professions. Toutefois, les premières, en raison de leur âge, étaient contraintes de cesser l’exercice de leurs fonctions de sorte qu’elles étaient soumises à un traitement moins favorable que celui réservé aux personnes restant en activité. La CJUE a donc relevé que cette situation constituait une différence de traitement directement fondée sur l’âge.
76. Elle a jugé que des objectifs légitimes relevant de la politique sociale, tels que ceux liés à la politique de l’emploi, du marché du travail ou de la formation professionnelle, pouvaient justifier une dérogation au principe d’interdiction des discriminations fondées sur l’âge. À cet égard, elle a constaté que les objectifs invoqués par la Hongrie, à savoir la nécessité d’uniformiser les limites d’âge de la retraite des professions de la fonction publique et la mise en place d’une structure d’âge plus équilibrée facilitant l’accès des jeunes juristes aux professions concernées, relevaient bien de la politique sociale.
77. Cependant, en ce qui concerne l’objectif d’uniformisation, la CJUE a souligné que les personnes concernées par la législation contestée pouvaient demeurer en fonction, avant le 1er janvier 2012, jusqu’à l’âge de 70 ans, ce qui a fait naître à leur égard l’espérance fondée de leur maintien en fonction jusqu’à cet âge. Or, la législation contestée a procédé à un abaissement abrupt et considérable de la limite d’âge de cessation obligatoire d’activité, sans prévoir des mesures transitoires de nature à protéger la confiance légitime de ces personnes. Ainsi, celles-ci sont obligées de quitter d’office et définitivement le marché du travail sans avoir eu le temps de prendre les mesures, notamment de nature économique et financière, qu’une telle situation nécessite. La CJUE a noté à cet égard que, d’une part, la pension de retraite de ces personnes était inférieure d’au moins 30% à leur rémunération et, d’autre part, la cessation d’activité ne tenait pas compte des périodes de contribution et ne garantissait donc pas le droit à une pension à taux plein.
78. La CJUE a relevé ensuite l’existence d’une contradiction entre l’abaissement immédiat de huit ans de l’âge de départ à la retraite pour ces professions, sans prévoir un étalement graduel de cette modification, et le rehaussement de 3 ans de l’âge de départ à la retraite pour le régime général des pensions (à savoir le passage de 62 à 65 ans) qui devait s’effectuer à partir de 2014 sur une période de huit ans. Or, cette contradiction suggérait, selon la CJUE, que les intérêts de ceux qui étaient affectés par l’abaissement de la limite d’âge n’étaient pas été pris en compte de la même façon que ceux des autres employés de la fonction publique pour lesquels la limite d’âge avait été rehaussée. Elle a conclu par conséquent que l’abaissement radical de huit ans de l’âge de départ à la retraite des professions concernées n’était pas une mesure nécessaire pour atteindre l’objectif visant à uniformiser l’âge de la retraite des professions du service public.
79. S’agissant de l’objectif avancé par la Hongrie, visant à mettre en place une structure d’âge plus équilibrée, la CJUE, tout en reconnaissant que la réglementation nationale pouvait faciliter à court terme l’accès des jeunes juristes aux professions concernées, a noté que les effets immédiats attendus, apparemment positifs, étaient susceptibles de remettre en cause la possibilité de parvenir à une « structure d’âge » réellement équilibrée à moyen et long termes. En effet, elle a constaté que, si au cours de l’année 2012, le renouvellement du personnel des professions concernées serait soumis à une accélération très significative, huit classes d’âge ayant été remplacées par une seule (celle de 2012), ce rythme de rotation subirait un ralentissement tout aussi radical en 2013 lorsqu’une classe d’âge seulement devrait être remplacée. Elle a ajouté que, de surcroît, ce rythme de rotation serait de plus en plus lent à mesure que la limite d’âge de cessation obligatoire d’activité s’élèverait progressivement de 62 ans à 65 ans entraînant même une dégradation des possibilités d’accès des jeunes juristes aux professions judiciaires. Pour la CJUE, il s’ensuivait que la réglementation nationale contestée n’était pas appropriée à l’objectif poursuivi visant à mettre en place une « structure d’âge » plus équilibrée.
EN DROIT
1. JONCTION DES REQUÊTES
80. Eu égard à la similarité de l’objet des requêtes, la Cour juge opportun de les examiner ensemble dans un arrêt unique.
2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
81. La première et la deuxième requérante allèguent n’avoir pas bénéficié du droit d’accès à un tribunal relativement à leurs litiges respectifs ayant trait à la continuation de l’exercice de leurs fonctions de juge au-delà de l’âge de la retraite, tel qu’abaissé par la nouvelle législation, en l’occurrence jusqu’à l’âge de 70 ans.
La troisième requérante se plaint quant à elle de n’avoir pas disposé d’un recours juridictionnel pour contester la résolution, selon elle, injustifiée et arbitraire, du CNM (paragraphe 14 ci-dessus).
Pour sa part, la quatrième requérante affirme n’avoir pas eu accès à un tribunal relativement au litige ayant trait à ses conditions de service et à la continuation de l’exercice de ses fonctions de juge au-delà de l’âge de la retraite, tel qu’abaissé par la nouvelle législation.
Les requérantes invoquent expressément et en substance l’article 6 § 1 de la Convention, lequel en ses passages pertinents en l’espèce est ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
1. Sur la recevabilité
1. Sur l’exception d’incompatibilité ratione materiae des requêtes avec les dispositions de la Convention
a) Arguments des parties
1. Le Gouvernement
82. Le Gouvernement soutient que les requêtes sont incompatibles ratione materiae avec les dispositions de la Convention. Il argue qu’aucun droit de caractère « civil » dont les intéressées auraient été titulaires n’est en jeu et que, par conséquent, l’article 6 sous son volet civil est inapplicable en l’espèce. En ce qui concerne tout particulièrement, la quatrième requérante, il affirme que celle-ci n’a pas été privée du droit d’accès à un tribunal.
83. Renvoyant à la jurisprudence, selon lui, pertinente de la Cour constitutionnelle polonaise, le Gouvernement expose qu’aucun droit à l’exercice de prérogatives de puissance publique, notamment celui de se maintenir dans les fonctions de juge au-delà d’un certain âge, n’est garanti, que ce soit en vertu du droit national ou sous l’angle de la Convention. Il argue que le principe de protection des droits de l’homme repose sur une distinction claire entre l’individu et les pouvoirs publics, que le but de la Convention européenne des droits de l’homme et des autres traités internationaux de protection des droits de l’homme est de protéger les droits subjectifs des individus face à la puissance publique et que seul l’individu est titulaire de droits et obligations dans sa relation à l’État. Il considère qu’un organe de l’État ne peut être titulaire de droits fondamentaux, et que son statut dépend des tâches et pouvoirs qui sont les siens ainsi que de ses interactions avec les autres organes de l’État. Il plaide que les actes accomplis à titre officiel ne peuvent pas relever de droits garantis, et que ces considérations s’appliquent à l’ensemble des juges, notamment ceux qui souhaiteraient exercer leurs fonctions au‑delà de l’âge de la retraite.
84. Le Gouvernement considère que la fonction de juge, qu’elle soit exercée au niveau national ou au niveau international, est d’abord et avant tout un service rendu à la collectivité et que les principes de l’indépendance de la justice et de l’inamovibilité des juges relèvent de la sphère du droit objectif. Il indique que les démocraties constitutionnelles accordent une certaine sphère de pouvoir autonome aux juges et protègent cette sphère contre l’empiètement du pouvoir législatif ou du pouvoir exécutif. Il argue que l’indépendance de la justice et l’inamovibilité des juges ont été établies non pour protéger les intérêts individuels des juges ou leur permettre de s’épanouir, mais pour protéger l’intérêt public à l’équité des procédures de justice et au bon fonctionnement du système judiciaire. Il soutient que les garanties susmentionnées ne peuvent s’analyser en droits individuels du juge. Il en déduit que le refus opposé par l’autorité publique compétente à une demande d’autorisation de poursuite de l’exercice des fonctions de juge au-delà de l’âge de la retraite n’emporte à l’égard du juge intéressé aucune violation d’un de ses droits individuels. Il ajoute que si le juge jouit au cours de son mandat d’une certaine stabilité, c’est pour protéger l’exercice adéquat du pouvoir judiciaire par le tribunal dont le juge en question est membre.
85. Le Gouvernement expose que les requérantes en l’espèce n’ont pas été révoquées de leurs fonctions de juge respectives mais se sont vu uniquement refuser le droit de s’y maintenir jusqu’à l’âge de 70 ans, soit bien au-delà de l’âge de la retraite qui leur était applicable. Il ajoute que les intéressées, une fois admises à la retraite, ont conservé leur statut de magistrat ainsi que l’ensemble des privilèges et des émoluments attachés à ce statut.
86. Le Gouvernement indique, d’une part, que le refus ministériel d’autoriser la poursuite de l’exercice par les requérantes des fonctions de juge était légitime et, d’autre part, qu’il s’inscrivait dans une réforme gouvernementale dont le but était d’améliorer le fonctionnement du service public de la justice et d’optimiser la gestion de ses ressources humaines.
87. Concernant plus particulièrement la quatrième requérante, le Gouvernement expose qu’en conséquence de la non-présentation au ministre de la Justice du certificat médical requis, l’intéressée n’a pas satisfait à l’une des conditions auxquelles l’octroi de l’autorisation ministérielle de continuation de l’exercice des fonctions de juge était subordonné. Il argue que la quatrième requérante, en tant que juge expérimentée, aurait dû savoir qu’en application de l’article 26 §§ 1 et 2 de la loi du 16 novembre 2016, elle pouvait soit rester en fonction jusqu’à l’âge de 65 ans sans devoir obtenir une quelconque autorisation ou prouver son aptitude à siéger, soit continuer de siéger jusqu’à l’âge de 70 ans sous réserve de démontrer au préalable au ministre compétent son aptitude à cet égard. Il avance que le départ à la retraite de la quatrième requérante est imputable au choix délibéré de celle-ci de ne pas satisfaire à cette condition d’obtention de l’autorisation ministérielle. Il ajoute que l’obligation faite aux juges qui souhaitent siéger au-delà de l’âge de la retraite de prouver leur aptitude en ce sens n’est pas nouvelle et qu’elle est légitime au regard des impératifs de bonne administration de la justice.
88. Renvoyant à la jurisprudence Cimperšek (Cimperšek c. Slovénie, no 58512/16, 30 juin 2020, § 35), le Gouvernement argue que la quatrième requérante n’a acquis aucun droit à la poursuite de ses fonctions au-delà de l’âge de la retraite et que, de surcroît, elle était de ce fait clairement exclue du droit d’accéder à un tribunal, ce qui implique, selon lui, que l’intéressée ne peut pas se prétendre titulaire d’un quelconque droit « civil ».
89. Le Gouvernement soutient que, pour ce qui concerne les première, deuxième et troisième requérantes, les deux conditions cumulatives du « critère Vilho Eskelinen » sont remplies, de sorte que, selon lui, l’article 6 est inapplicable à la cause de ces requérantes.
90. S’agissant du premier des critères en question, le Gouvernement argue que le cadre normatif applicable à l’époque pertinente privait expressément les intéressées du droit d’accéder à un tribunal. Concernant plus particulièrement les deux premières d’entre elles, il indique que la législation qui leur était applicable soumettait la continuation de l’exercice par elles de leurs fonctions de juge à une autorisation ministérielle, dont l’octroi, explique-t-il, tenait compte des impératifs de bonne gestion des ressources humaines des tribunaux et des besoins particuliers résultant de leur charge de travail. Il soutient que la décision ministérielle en la matière est considérée comme un acte d’un organe interne de l’autorité judiciaire et une émanation des prérogatives dévolues au ministre de la Justice en matière organisationnelle (acta iure imperii). Il estime que la décision ministérielle en question ne s’analyse pas en une décision administrative ni en un acte ou une mesure comme ceux ou celles qui sont susceptibles de recours devant le tribunal administratif, en application de la loi Ppsa. Il considère que l’argument soulevé par lui sur ce point trouve appui dans la jurisprudence pertinente des juridictions administratives, d’où il se dégage, selon lui, que les litiges ayant trait aux rapports de service des juges, qui prennent leur source dans les décisions d’organes internes des tribunaux, du ministre de la Justice, du CNM et du président de la République, se situent en dehors du champ de compétence des juridictions susmentionnées.
91. Le Gouvernement soutient que rien ne lui permet d’affirmer qu’en la matière les décisions susceptibles de recours sont la règle et non une exception. Il argue que cette observation est d’autant plus pertinente que pareille exclusion découle selon lui de ce que les décisions ministérielles en question relèvent du seul droit public. Il considère que la situation des requérantes en tant que juges souhaitant siéger au-delà de l’âge de la retraite ne confère aucun droit de caractère « civil » aux intéressées et doit être distinguée de celle des requérants dans les affaires Baka (Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, 23 juin 2016), Denisov (Denisov c. Ukraine [GC], no76639/11, 25 septembre 2018) et Vilho Eskelinen (Vilho Eskelinen et autres c. Finlande [GC], no 63235/00, CEDH 2007 II). Il conclut qu’en ce qui concerne la première et la deuxième requérante, la première condition du « critère Vilho Eskelinen » est remplie, et qu’il en va de même pour la troisième requérante, eu égard aux énoncés univoques de l’article 69 § 1b de la loi Pusp concernant le caractère définitif de la résolution du CNM de refuser la poursuite par l’intéressée de ses fonctions de juge.
92. Renvoyant à la jurisprudence nationale (paragraphes 43-47 ci-dessus), le Gouvernement estime que la quatrième requérante n’a pas été privée du droit d’accès à un tribunal, dès lors que, selon lui, elle a pu contester devant le tribunal administratif la décision ministérielle rendue en sa défaveur. Il en tire la conclusion que le grief formulé par la quatrième requérante sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention est incompatible ratione materiae avec cette disposition.
93. En ce qui concerne la deuxième condition du « critère Vilho Eskelinen », le Gouvernement considère qu’elle est également remplie s’agissant des première, deuxième et troisième requérantes. Il expose à cet égard que les griefs de chacune de ces trois requérantes ont trait à la participation à l’exercice par elles de prérogatives de la puissance publique. Il argue que les décisions par lesquelles les autorités publiques compétentes statuent sur la poursuite de l’exercice des fonctions de juge au‑delà de l’âge de la retraite sont considérées comme des actes d’organes internes de l’autorité judiciaire et non comme les décisions administratives. Il soutient qu’en l’espèce les décisions ministérielles critiquées poursuivaient l’objectif d’amélioration de la gestion des ressources humaines des tribunaux d’une manière respectueuse du principe d’utilisation rationnelle des ressources en question et en considération des éventuels besoins particuliers des tribunaux résultant de leur charge de travail.
94. Sans nier la nécessité et la légitimité des normes en matière d’indépendance des juges, le Gouvernement considère celles-ci comme un des obstacles possibles à la répartition adéquate des effectifs du service public de la justice entre les différents tribunaux en cas de besoins particuliers, lesquels, explique-t-il, peuvent découler de changements de compétence de ceux-ci, de l’apparition de catégories de litiges ou de nouvelles juridictions spécialisées ou de l’évolution de la charge de travail des tribunaux existants. Il affirme que le transfert des postes des anciens juges retraités vers les tribunaux qui en auraient le plus besoin du fait de leur charge de travail élevée constitue la mesure la plus adéquate à mettre en œuvre dans les situations de ce type.
95. Renvoyant aux passages pertinents en l’espèce de l’article 180 § 4 de la Constitution, le Gouvernement expose, d’une part, que la limite d’âge à laquelle le juge doit prendre sa retraite est fixée par la loi, et, d’autre part, que la continuation de l’exercice des fonctions de juge au-delà de l’âge de la retraite est une exception au principe énonçant qu’un juge part à la retraite après avoir atteint l’âge précité. Il indique qu’en conséquence de l’instauration de l’exception ci-dessus en la matière, le législateur national a été habilité à subordonner la continuation de l’exercice des fonctions de juge au-delà de l’âge de la retraite à des conditions supplémentaires, parmi lesquelles l’obtention de l’autorisation requise de la part de l’autorité publique compétente. Il estime qu’il ne fait aucun doute que, eu égard au caractère exceptionnel de la continuation de l’exercice des fonctions de juge au-delà de l’âge de la retraite, cette continuation ne devrait pas être considérée comme automatique. Il soutient que nul ne peut tirer de cette possibilité une quelconque espérance de voir son souhait personnel en la matière se réaliser, y compris s’il a satisfait à l’ensemble des conditions requises à cette fin. Il ajoute que le législateur national a à juste titre subordonné la continuation de l’exercice des fonctions de juge au-delà de l’âge de la retraite à l’autorisation préalable de l’organe interne de l’autorité judiciaire, lequel est investi de compétences de décision en matière organisationnelle du pouvoir judiciaire.
96. Le Gouvernement expose qu’en l’espèce le ministre de la Justice a statué en sa qualité d’organe central de l’administration gouvernementale chargé de superviser la gestion administrative des tribunaux. Il réitère son argument selon lequel la ratio legis de la disposition de l’article 69 §§ 1 et 1b de la loi Pusp, en application de laquelle le ministre compétent avait pris ses décisions concernant les requérantes, était d’améliorer le fonctionnement des tribunaux et celui du service public de la justice dans son ensemble.
97. Le Gouvernement expose que, à la suite de l’entrée en vigueur de l’amendement législatif du 23 mai 2018 (paragraphe 26 ci-dessus), la compétence de décision en matière de prolongation des fonctions de juge au‑delà de l’âge de la retraite a été dévolue au CNM, organe constitutionnel chargé de préserver l’indépendance de la justice. Il considère que ces modifications législatives ont supprimé les éventuels inconvénients allégués de l’intervention ministérielle incriminée.
98. En conclusion, le Gouvernement soutient que les deux conditions du « critère Vilho Eskelinen » sont remplis dans le cas de la première, la deuxième et la troisième requérante, et que, par conséquent, l’article 6 de la Convention sous son volet civil n’est pas applicable aux intéressées. Il estime qu’il en va de même pour la quatrième requérante pour les raisons qui ont été exposées ci-dessus.
2. Les requérantes
99. Les requérantes rejettent les arguments du Gouvernement. Renvoyant à leur tour aux « critères Vilho Eskelinen », elles exposent que leurs requêtes respectives à la Cour européenne des droits de l’homme ont trait à la cessation des fonctions de juge et estiment qu’elles relèvent, par conséquent, bel et bien du champ d’application de l’article 6 § 1 de la Convention.
100. S’appuyant sur la jurisprudence nationale (paragraphes 43-44 ci‑dessus), la première et la deuxième requérante soutiennent, d’une part, qu’elles-mêmes sont, à n’en pas douter, titulaires du droit de continuer d’exercer leurs fonctions de juge jusqu’à l’âge de 70 ans et, d’autre part, que la poursuite de leurs fonctions au-delà de l’âge de la retraite n’était subordonnée à aucune autorisation ministérielle. Elles indiquent que ni leur aptitude à siéger jusqu’à l’âge en question ni leur notoriété professionnelle n’ont été remises en cause par le ministre de la Justice. Elles affirment qu’en conséquence d’interventions ministérielles, selon elles, illégitimes et arbitraires, elles ont été privées de la jouissance du droit de continuer d’exercer leurs fonctions de juge jusqu’à l’âge de 70 ans. Elles ajoutent que les lettres ministérielles du 23 novembre 2018 et celles des 10 et 11 avril 2018 respectivement ne constituent pas des décisions ministérielles, lesquelles, avancent-elles, étaient susceptibles de recours.
101. Les requérantes susmentionnées indiquent que les conditions auxquelles la législation nationale pertinente subordonne la continuation de l’exercice des fonctions de juge jusqu’à l’âge de 70 ans sont restées les mêmes tout long de la durée de leurs carrières professionnelles respectives, malgré les amendements successifs apportés à la législation sur le statut des juges des juridictions de droit commun. Elles considèrent par conséquent qu’elles étaient en l’espèce fondées à nourrir une espérance légitime de pouvoir se maintenir dans leurs fonctions respectives jusqu’à l’âge en question. Elles indiquent qu’elles ont été contraintes de quitter leurs postes rapidement, sans avoir eu le temps de prendre leurs dispositions, notamment de nature financière, pour faire face à la réduction de leur revenu. Elles exposent que les émoluments actuellement perçus par elles ne représentent que 75 % du traitement perçu par elles au titre du dernier poste occupé. Elles ajoutent qu’en application des dispositions de l’article 105 § 1 de la loi Pusp combiné avec l’article 86 de celle-ci, les juges retraités ne peuvent exercer aucune activité rémunérée, excepté une activité à caractère éducatif pour un seul employeur.
102. Pour les requérantes susmentionnées, ainsi qu’il se dégage de l’article 89 § 2 de la loi Pusp, dont la formulation serait restée la même pendant toute la durée de leurs carrières professionnelles respectives, les juges polonais ont le droit de soumettre à un tribunal leurs litiges ayant trait à leurs conditions de service (« sprawy o roszczenia ze stosunku służbowego »). Les intéressées en déduisent qu’entre juillet 1986 et décembre 1987 et avril 2018, respectivement, elles n’étaient pas exclues du droit d’accéder à un tribunal.
103. La troisième requérante soutient, quant à elle, que son exclusion du droit d’accès à un tribunal ne reposait en tout état de cause sur aucun motif légitime. Renvoyant aux observations soumises par le Commissaire aux droits de l’homme de la République de Pologne dans l’affaire Grzęda (Grzęda c. Pologne [GC], no 43572/18, 15 mars 2022), elle indique que les mesures incriminées par elle ne sont qu’un exemple parmi tant d’autres des décisions de l’actuel gouvernement polonais visant à discréditer les juges polonais et à nuire à leur indépendance.
104. La troisième requérante considère que le refus du CNM de l’autoriser à continuer à siéger jusqu’à l’âge de 70 ans était injustifié et arbitraire. Elle soutient que les éléments statistiques sur lesquels le CNM s’est fondé pour parvenir à sa conclusion sur ce point étaient dénués de pertinence à cette fin. Elle expose avoir repris ses fonctions le 1er avril 2018 et avoir été en plus en congé annuel du 6 au 16 avril 2018 et qu’au cours de cette période aucun nouveau dossier ne lui fut attribué. Elle indique que la chambre du tribunal régional de Kielce, dans laquelle elle avait siégé, comptait alors en son sein trois juges délégués d’instances inférieures à la sienne, ce qui vient contredire, selon elle, l’argument du CNM à propos du manque d’utilité de son éventuel maintien dans ses fonctions. Elle ajoute que la chambre du tribunal concerné qu’elle présidait alors a toujours affiché de bons résultats en matière juridictionnelle et que son travail à elle a été toujours bien apprécié dans son milieu professionnel.
105. Pour sa part, la quatrième requérante soutient que le litige qui est l’objet de sa requête devant la Cour européenne des droits de l’homme relève du contentieux du travail et concerne, par conséquent, bel et bien ses droits de caractère « civil » au sens de l’article 6 de la Convention. Elle expose qu’en conséquence de son départ à la retraite, qu’elle qualifie d’abrupt et de prématuré, elle a dû renoncer à une vie active avec toutes les répercussions négatives que cette mesure a engendrées pour elle, entre autres sur le plan financier. Elle ajoute que la pension de retraite qu’elle perçoit actuellement est inférieure à celle à laquelle elle aurait pu prétendre si elle avait continué à siéger.
106. Tout en se disant consciente de la portée de l’article 180 § 4 de la Constitution, la quatrième requérante renvoie aux dispositions de l’article 180 § 1 de la Constitution relatives à l’inamovibilité des juges. Elle indique que les circonstances dans lesquelles un juge peut être démis de ses fonctions sont limitativement énumérées à l’article 180 §§ 2, 3 et 5 de la Constitution et sont considérées comme une exception au principe d’inamovibilité des juges.
107. La quatrième requérante expose qu’à l’époque de sa prise de fonction en 1991, l’âge de la retraite des juges féminins et masculins était fixé à 65 ans. Elle estime que, même si en conséquence de l’amendement de 2013 à la loi Pusp l’âge en question a été porté à 67 ans, les dispositions de l’article 69 § 1a de la même loi, dans leur version applicable entre le 1er janvier 2013 et le 30 septembre 2017, lui garantissait toujours le droit de prendre sa retraite à l’âge initialement prévu, soit 65 ans.
108. Renvoyant à la jurisprudence Baka (Baka précité, §§ 108‑110) et Broda et Bojara (Broda et Bojara c. Pologne, no 26691/18 et 27367/18, §§ 107-108, 29 juin 2021), la quatrième requérante soutient qu’elle avait le droit en l’espèce de continuer d’exercer sa fonction de juge à tout le moins jusqu’à l’âge de 65 ans. Elle considère qu’en conséquence de l’intervention ministérielle incriminée par elle, une contestation a surgi entre elle et le ministre de la Justice relativement au droit en question. Elle indique que l’intervention ministérielle en cause a eu des répercussions bien plus importantes sur sa vie personnelle et professionnelle que celles en cause dans les deux affaires précitées.
109. La quatrième requérante affirme qu’aucune disposition de la législation nationale n’excluait expressément le droit d’accéder à un tribunal dans son cas. Elle estime que, quand bien même elle se trouverait effectivement exclue du droit en question, pareille exclusion serait objectivement injustifiée pour les raisons explicitées dans la jurisprudence Bilgen (Bilgen c. Turquie, no 1571/07, 9 mars 2021).
b) Appréciation de la Cour
1. Principes pertinents relatifs à l’applicabilité du volet civil de l’article 6 § 1
110. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence bien établie, pour que l’article 6 § 1 trouve à s’appliquer sous son volet « civil », il faut qu’il y ait « contestation » sur un « droit » que l’on peut prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne, que ce droit soit ou non protégé par la Convention. Il doit s’agir d’une contestation réelle et sérieuse, qui peut concerner aussi bien l’existence même d’un droit que son étendue ou ses modalités d’exercice. L’issue de la procédure doit être directement déterminante pour le droit en question, un lien ténu ou des répercussions lointaines ne suffisant pas à faire entrer en jeu l’article 6 § 1 (voir, parmi beaucoup d’autres, Baka précité, § 100, Boulois c. Luxembourg [GC], no 37575/04, § 90, CEDH 2012, Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres c. Roumanie [GC], no 76943/11, § 71, CEDH 2016 (extraits), et Regner c. République tchèque [GC], no 35289/11, § 99, CEDH 2017 (extraits)).
111. L’article 6 § 1 n’assure aux « droits et obligations » de caractère civil aucun contenu matériel déterminé dans l’ordre juridique des États contractants : la Cour ne saurait créer, par voie d’interprétation de l’article 6 § 1, un droit matériel n’ayant aucune base légale dans l’État concerné (Baka, précité, § 101, et Denisov précité, § 45). Il faut prendre pour point de départ les dispositions du droit national pertinent et l’interprétation que les juridictions internes en donnent (Károly Nagy c. Hongrie [GC], no 56665/09, § 62, CEDH 2017, et Regner, précité, § 100).
112. Les droits ainsi conférés par les législations nationales peuvent être soit matériels, soit procéduraux, soit encore une combinaison des deux (Denisov, précité, § 46, et Regner, précité, § 101).
113. La Cour rappelle de plus que la portée de la notion de « caractère civil » au sens de l’article 6 n’est pas limitée par l’objet immédiat du litige. En effet, la Cour a dégagé une approche plus large selon laquelle le volet « civil » englobe des affaires qui, si elles n’apparaissent pas a priori toucher un droit civil, n’en ont pas moins pu avoir des répercussions directes et notables sur un droit de nature pécuniaire ou non pécuniaire dont l’intéressé est titulaire (Denisov, précité, § 51, et les références qui y sont citées).
114. Par ailleurs, pour ce qui est du caractère « civil » d’un tel droit au sens de l’article 6 de la Convention, la Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, les litiges opposant l’État à ses fonctionnaires entrent en principe dans le champ d’application de cette disposition sauf si deux conditions, cumulatives, sont remplies. En premier lieu, le droit interne de l’État concerné doit avoir expressément exclu l’accès à un tribunal pour le poste ou la catégorie de salariés en question. En second lieu, cette dérogation doit reposer sur des motifs objectifs liés à l’intérêt de l’État (Vilho Eskelinen et autres, précité, § 62, Regner, précité, § 107, et Baka, précité, § 103).
115. La Cour rappelle également que la portée du volet « civil » a été nettement étendue dans le contentieux de la fonction publique. Eu égard à la situation au sein des États contractants et à l’impératif de non-discrimination entre agents publics et employés du secteur privé, la Cour, dans l’arrêt Vilho Eskelinen et autres précité, a établi une présomption que l’article 6 de la Convention trouve à s’appliquer aux « conflits ordinaires du travail » entre les agents publics et l’État, et elle a dit qu’il appartient à l’État défendeur de démontrer, premièrement, que d’après le droit national l’agent public en question n’avait pas le droit d’accéder à un tribunal, et, deuxièmement, que l’exclusion des droits garantis par l’article 6 était fondée s’agissant de cet agent (ibidem, § 62).
116. Si, dans l’arrêt Vilho Eskelinen et autres, la Cour a dit que son raisonnement se limitait à la situation des fonctionnaires (ibidem, § 61), les critères établis dans cet arrêt ont été appliqués par la Cour à des litiges concernant des juges. Dans l’affaire Baka, notamment, la Grande Chambre a souligné que, s’ils ne font pas partie de l’administration au sens strict, les magistrats n’en font pas moins partie de la fonction publique au sens large (voir, Baka, précité, § 104, et les références qui y sont citées).
117. La Cour a appliqué les critères énoncés dans l’arrêt Vilho Eskelinen et autres (précité) à tous les types de litiges concernant des juges, y compris des litiges relatifs à leur recrutement ou à leur nomination (Juričić c. Croatie, no 58222/09, 26 juillet 2011), à leur carrière ou à leur promotion (Dzhidzheva‑Trendafilova c. Bulgarie (déc.), no 12628/09, 9 octobre 2012, et Tsanova-Gecheva c. Bulgarie, no 43800/12, 15 septembre 2015, §§ 85-87), à leur mutation (Tosti c. Italie (déc.). no 27791/06, 12 mai 2009, et Bilgen précité, § 79), à leur suspension (Paluda c. Slovaquie, no 33392/12, §§ 33‑34, 23 mai 2017, et Camelia Bogdan c. Roumanie, no 36889/18, § 70, 20 octobre 2020), à une procédure disciplinaire dirigée contre un juge (Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal [GC], no 55391/13 et 2 autres, § 120, 6 novembre 2018, Di Giovanni c. Italie, no 51160/06, §§ 36-37, 9 juillet 2013, et Eminağaoğlu c. Turquie, no 76521/12, § 80, 9 mars 2021), ainsi qu’à une révocation (Oleksandr Volkov c. Ukraine, no 21722/11, §§ 91 et 96, CEDH 2013, Kulykov et autres c. Ukraine, no 5114/09 et 17 autres, §§ 118 et 132, 19 janvier 2017, Sturua c. Géorgie, no 45729/05, § 27, 28 mars 2017, Kamenos c. Chypre, no 147/07, §§ 82 88, 31 octobre 2017, et Olujić c. Croatie, no 22330/05, §§ 31-43, 5 février 2009), à une réduction de salaire après une condamnation pour une grave infraction disciplinaire (Harabin c. Slovaquie, no 58688/11, §§ 118-123, 20 novembre 2012), à la cessation d’un mandat (de président de la Cour suprême, de président d’une cour d’appel ou de vice-président d’un tribunal régional et de membre du Conseil national de la Magistrature) sans cessation des fonctions de juge (Baka, §§ 34 et 107-111, Denisov, § 54, Broda et Bojara, §§ 121-123 et Grzęda, §§ 265‑328, tous les quatre précités) ou encore à l’interdiction faite à un juge d’exercer ses fonctions judiciaires consécutivement à une réforme législative (Gumenyuk c. Ukraine, no 11423/19, §§ 61 et 65-67, 22 juillet 2021). Elle a également appliqué le « critère Vilho Eskelinen » à un litige qui portait sur la cessation prématurée d’un mandat de procureur principal (Kövesi c. Roumanie, no 3594/19, §§ 124-125, 5 mai 2020).
118. La Cour rappelle que, bien qu’en principe la Convention ne garantisse aucun droit à exercer telle ou telle fonction publique au sein de l’administration judiciaire (Dzhidzheva-Trendafilova, décision précitée, § 38, et Harabin c. Slovaquie (déc.), no 62854/00, Recueil des arrêts et décisions 2004-VI), un tel droit peut exister au niveau interne. Si l’accès à un emploi et aux fonctions exercées peut constituer en principe un privilège qu’on ne saurait faire judiciairement sanctionner, tel n’est pas le cas du maintien ou des conditions d’exercice d’une telle relation professionnelle. Par exemple, dans l’arrêt Baka précité, la Cour a reconnu que le requérant avait le droit, au regard du droit national, d’accomplir l’intégralité de son mandat de six ans à la présidence de la Cour suprême hongroise (Baka, précité, §§ 107‑111, et Denisov, précité, § 46). En outre, dans l’arrêt Gumenyuk précité, la Cour a jugé que tous les requérants avaient droit, en vertu du droit interne, de rester juges jusqu’à leur retraite en l’absence de l’un des motifs exceptionnels de cessation anticipée des fonctions prévus par la Constitution (Gumenyuk, précité, §§ 50-51).
119. La Cour rappelle enfin avoir dit que la relation de travail entre les juges et l’État doit se comprendre à la lumière des garanties spécifiques essentielles à l’indépendance de la justice. Ainsi, lorsqu’il est fait référence à « la confiance et la loyauté spéciales » exigées des juges, il s’agit de la loyauté envers la prééminence du droit et la démocratie et non envers les détenteurs de la puissance publique. La nature complexe de la relation de travail entre les juges et l’État commande que les premiers soient suffisamment éloignés des autres branches de l’État dans l’exercice de leurs fonctions pour pouvoir rendre, sans craintes ni faveurs, des décisions fondées a fortiori sur les exigences du droit et de la justice. Il serait illusoire de croire que les juges peuvent faire respecter l’état de droit et donner effet à la Convention s’ils sont privés par le droit interne des garanties posées par la Convention sur les questions touchant directement à leur indépendance et à leur impartialité (Grzęda, § 264, Bilgen, § 79, et Broda et Bojara, § 120, tous les trois précités).
2. Application en l’espèce des principes susmentionnés
α) Sur l’existence d’un droit
120. En l’espèce, la Cour observe qu’en conséquence de l’adoption par le ministre de la Justice et le CNM, respectivement, des décisions incriminées par les requérantes, une contestation a surgi quant au droit pour les intéressées de poursuivre l’exercice de leurs fonctions de juge jusqu’à l’âge de 70 ans. Ainsi qu’il se dégage de la lettre des dispositions nationales pertinentes tant antérieures que postérieures à l’entrée en vigueur des amendements législatifs de 2017, la continuation de l’exercice des fonctions de juge au-delà de l’âge de la retraite était subordonnée, d’une part, à l’introduction par le juge intéressé auprès du ministre de la Justice d’une déclaration en ce sens, et, d’autre part, à la présentation au ministre compétent par le juge en question d’un certificat médical indiquant que son état de santé lui permettait de siéger (paragraphes 23-27 ci-dessus). Elle note qu’en conséquence de l’entrée en vigueur de l’amendement législatif du 23 mai 2018, la possibilité pour un juge de poursuivre l’exercice de ses fonctions au‑delà de l’âge de la retraite fut en plus assujettie à l’autorisation du CNM, lequel statuait en fonction d’impératifs liés aux intérêts de la justice et à l’intérêt général (paragraphe 26 ci-dessus).
121. Statuant sur la base des éléments en sa possession, la Cour observe que la première, la deuxième et la troisième requérante ont chacune présenté leurs déclarations respectives au ministre de la Justice et ont de surcroît soumis au ministre compétent les certificats médicaux y afférents (paragraphe 6 ci-dessus). Elle observe que la troisième requérante a effectué des démarches similaires auprès du CNM relativement à sa demande (paragraphe 13 ci-dessus) et que, à l’appui de cette demande, elle a soumis des éléments indiquant que son éventuel maintien dans ses fonctions serait dans l’intérêt de la justice et de l’intérêt général. La Cour relève que dans la procédure devant elle-même la troisième requérante met en cause l’appréciation à laquelle le CNM est parvenu sur ces points et qu’elle argue, entre autres, que cette appréciation était arbitraire et dénuée de fondement. Eu égard à l’ensemble des éléments en sa possession, la Cour estime que les allégations de la troisième requérante sur ce point ne sont ni farfelues ni manifestement infondées.
122. La Cour observe que la quatrième requérante a satisfait à la première des conditions susmentionnées (paragraphe 6 ci-dessus) mais qu’elle en a en même temps contesté la deuxième, arguant que, dans les circonstances particulières de la cause, cette condition était constitutive à son égard d’une discrimination fondée sur le sexe. Compte tenu des éléments en sa possession (paragraphes 22, 59, 62-71 ci-dessus) et de ses conclusions ci-dessous (paragraphes 259-265 ci-dessous), la Cour estime que les allégations de la quatrième requérante sur ce point sont défendables.
123. La Cour observe qu’à la suite des refus du ministre de la Justice et du CNM d’autoriser la poursuite de l’exercice des fonctions de juge par les requérantes, celles-ci ont été contraintes de prendre leurs retraites respectives entre cinq à neuf ans avant les dates jusqu’auxquelles elles espéraient pouvoir encore siéger. Elle prend note des arguments que les intéressées lui ont soumis en l’espèce au sujet des répercussions que la situation exposée ci‑dessus avait engendrées pour elles sur le plan tant personnel que financier (paragraphes 101, 105 et 273-274).
124. La Cour relève que les principes constitutionnels relatifs à l’indépendance de la magistrature et à l’inamovibilité des juges protégeaient les requérantes d’une cessation illégitime et arbitraire de leurs fonctions. L’article 180 de la Constitution établissait en effet que les juges ne pouvaient être révoqués et suspendus de leurs fonctions qu’en vertu d’une décision de justice et uniquement dans les cas prévus par la loi. L’article 178 de la Constitution garantissait quant à lui l’indépendance des juges (paragraphe 22 ci-dessus).
125. À la lumière de ce qui précède, la Cour considère que la contestation qui a surgi en l’espèce avait trait tant au droit pour les requérantes de continuer l’exercice de leurs fonctions de juge au-delà de l’âge de la retraite qu’aux modalités d’exercice de ce droit. Cette contestation était « réelle », étant donné qu’il était question de savoir si les requérantes avaient le droit de poursuivre l’exercice de leurs fonctions au-delà l’âge de la retraite. Elle était en outre « sérieuse », compte tenu du statut de juge des requérantes et des conséquences que la cessation anticipée de leurs fonctions respectives a emportées pour elles. Enfin, elle était « directement déterminante » pour le droit en cause, les décisions incriminées du ministre de la Justice et du CNM, respectivement, ayant eu pour résultat de mettre fin prématurément à l’exercice actif par les requérantes de leurs fonctions de juge.
β) Sur le « caractère civil » du droit en cause : application des « critères Vilho Eskelinen »
126. La Cour doit à présent déterminer, à l’aune du critère énoncé dans l’arrêt Vilho Eskelinen et autres (précité) et récemment réaffirmé dans l’arrêt Grzęda (précité), si le « droit » revendiqué par les requérantes était de « caractère civil », au sens autonome que cette notion prend à l’article 6 § 1.
127. Elle juge non convaincante la thèse du Gouvernement selon laquelle l’article 6 § 1 est inapplicable dans son volet civil au seul motif que le litige en question relève du droit public et qu’aucun droit à caractère « civil » n’est en cause. Ainsi qu’il a été indiqué ci‑dessus, le volet civil de cette disposition peut trouver à s’appliquer à un litige relevant du droit public si les considérations de droit privé priment sur les considérations de droit public eu égard aux conséquences directes sur un droit civil de nature pécuniaire ou non pécuniaire.
128. La Cour suit les critères de la jurisprudence Vilho Eskelinen et autres (arrêt précité) et présume de manière générale que les « conflits ordinaires du travail » des membres de la fonction publique, dont ceux des magistrats, produisent de telles conséquences directes sur les droits civils de ceux-ci (Vilho Eskelinen et autres, précité, § 62, Baka, précité, § 104 et Denisov, précité, § 53). Elle souligne que rien en principe ne justifie de soustraire aux garanties de l’article 6 les conflits ordinaires du travail – tels ceux portant sur un salaire, une indemnité ou d’autres droits de ce type – à raison du caractère spécial de la relation entre le fonctionnaire concerné et l’État en question.
129. Se tournant vers la présente espèce, la Cour observe que les litiges respectifs des requérantes avaient trait à la continuation par elles de l’exercice des fonctions de juge au-delà de l’âge de la retraite, en l’occurrence jusqu’à 70 ans. Elle note que les décisions du ministre de la Justice et du CNM, respectivement, portant refus d’autoriser les requérantes concernées de poursuivre l’exercice de leurs fonctions jusqu’à l’âge précité ont mis fin aux carrières actives de juge des intéressées et se sont soldées par leur départ à la retraite. Elle observe que la CJUE a dit dans son arrêt précité (paragraphes 62‑71 ci-dessus) que le mécanisme, en vertu duquel le ministre de la Justice était habilité à autoriser la continuation de l’exercice des fonctions juridictionnelles actives des juges au-delà de l’âge du départ à la retraite, avait trait aux conditions de déroulement et de cessation de la carrière des juges en question. La Cour partage la conclusion de la haute juridiction européenne sur ce point et considère par conséquent que les litiges qui font l’objet des présentes requêtes constituent, à n’en pas douter, des exemples parmi tant d’autres de litiges ordinaires du travail au sens de sa jurisprudence précitée.
130. La Cour rappelle que, en ce qui concerne les litiges relevant de cette catégorie, il y aura présomption que l’article 6 trouve à s’appliquer, et il appartiendra à l’État défendeur de démontrer, premièrement, que d’après le droit national un requérant fonctionnaire n’a pas le droit d’accéder à un tribunal, et, deuxièmement, que l’exclusion des droits garantis à l’article 6 est fondée s’agissant de ce fonctionnaire.
‒ Le droit national a-t-il privé les requérantes du droit d’accès à un tribunal ?
131. La Cour rappelle que, pour que la première des conditions dégagées dans l’arrêt Vilho Eskelinen et autres soit remplie, l’État défendeur doit avoir expressément prévu, dans son droit interne, l’exclusion de l’accès à un tribunal pour le poste ou la catégorie salariale concernés (Baka, précité, § 113).
132. Elle rappelle que, dans les rares affaires où elle a jugé que la première condition du critère « Vilho Eskelinen » était remplie, l’exclusion de l’accès à un tribunal pour le poste en question était claire et « expresse » (Baka, précité, § 113). Par exemple, dans l’affaire Suküt c. Turquie (déc.), no 29773/00, 1er septembre 2007), qui avait trait à la retraite anticipée d’un militaire pour motifs disciplinaires, la Constitution turque prévoyait clairement que les décisions du Conseil supérieur militaire échappaient à tout contrôle juridictionnel. Il en allait de même des décisions du Conseil supérieur des juges et procureurs dans les affaires Apay et Nazsiz (décisions précitées), qui concernaient respectivement la nomination et la révocation disciplinaire de procureurs (voir aussi Özpınar c. Turquie, no 20999/04, § 30, 19 octobre 2010, qui portait sur la révocation d’un juge pour motifs disciplinaires).
133. La Cour rappelle en outre avoir dit récemment que la première condition du « critère Vilho Eskelinen » peut être considérée comme satisfaite lorsque, même en l’absence d’une disposition expresse à cet effet, il a été démontré sans ambiguïté que le droit interne exclut l’accès à un tribunal pour le type de contestation concerné. Elle considère donc que cette condition est d’abord remplie lorsque le droit interne renferme une exclusion explicite du droit d’accès à un tribunal, mais qu’elle peut aussi l’être lorsque l’exclusion en question est de nature implicite, en particulier lorsqu’elle découle d’une interprétation systémique du cadre juridique applicable ou du corpus législatif dans sa globalité (Grzęda, précité, § 292).
134. En l’espèce, la Cour observe que les points de vue du Gouvernement et ceux de la première, de la deuxième et de la troisième requérante divergent sur la question de savoir si la première condition du critère « Vilho Eskelinen » est satisfaite. Ces requérantes arguent que, pendant toute la durée de leurs carrières respectives, elles n’étaient pas exclues du droit d’accès à un tribunal. Pour sa part, le Gouvernement soutient le contraire, mais ses observations sur ce point sont incohérentes. Ainsi qu’il se dégage de ces observations, les requérantes concernées auraient été exclues du droit d’accéder à un tribunal en vertu du cadre réglementaire qui leur était applicable à l’époque considérée (paragraphe 90 ci-dessus) et auraient eu en même temps à leur disposition plusieurs recours juridictionnels pour contester les décisions en leur défaveur rendues par ministre de la Justice et par le CNM respectivement (paragraphes 143-144 ci-dessous). La Cour observe en outre que les observations du Gouvernement résumées aux paragraphes 82 et 92 ci-dessus indiquent que la quatrième requérante n’était pas exclue du droit d’accéder à un tribunal et que celles résumées au paragraphe 88 ci-dessus font ressortir le contraire. Elle note que la quatrième requérante s’accorde quant à elle avec le Gouvernement sur le premier de ces deux points mais pour des raisons qui sont différentes de celles avancées par lui. Quoi qu’il en soit, la Cour considère que, dans les circonstances particulières de la présente affaire, la deuxième condition du même critère n’est pas remplie (voir, mutatis mutandis, Grzęda précité, § 294).
‒ L’exclusion alléguée des requérantes de l’accès à un tribunal reposait-elle sur des motifs objectifs liés à l’intérêt de l’État ?
135. En ce qui concerne la seconde condition du critère Vilho Eskelinen et autres, le Gouvernement soutient que le grief formulé par les requérantes concerne l’exercice de la puissance publique. La Cour rappelle à cet égard que le simple fait qu’une personne relève d’un secteur ou d’un service qui participe à l’exercice de la puissance publique n’est pas en soi déterminant. Pour que l’exclusion soit justifiée, il faut que l’État montre que l’objet du litige est lié à l’exercice de l’autorité étatique ou remet en cause le lien spécial de confiance et de loyauté entre l’intéressé et l’État (Vilho Eskelinen et autres, précité, § 62).
136. La Cour rappelle avoir souligné dans sa jurisprudence récente le rôle particulier du pouvoir judiciaire dans la société : comme garant de la justice, valeur fondamentale dans un État de droit, il doit jouir de la confiance des citoyens pour mener à bien sa mission (Baka, précité, § 164, et les références qui y sont citées). Cette considération est tout aussi pertinente dans le cas de l’adoption d’une mesure touchant la carrière d’un juge, telle la cessation des fonctions juridictionnelles de l’intéressé. Compte tenu de la place éminente qu’occupe la magistrature parmi les organes de l’État dans une société démocratique et de l’importance croissante qui s’attache à la prééminence du droit et à la séparation des pouvoirs et à la nécessité de préserver l’indépendance de la justice (Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, § 196, et Guðmundur Andri Ástráðsson [GC], no 26374/18, § 233, 1er décembre 2020), la Cour doit se montrer particulièrement attentive à la protection des juges lorsqu’il s’agit de résoudre des litiges relatifs au maintien en fonction, à la révocation ou aux conditions de service de ceux-ci.
137. À cet égard, après l’arrêt Vilho Eskelinen et autres (précité), la Cour n’a eu à connaître que de quelques cas où elle a été appelée à discuter du second critère dégagé par elle : dans l’affaire Suküt (décision précitée), où il était question de la mise à la retraite anticipée d’un militaire pour des raisons disciplinaires, et dans l’affaire Spūlis et Vaškevičs c. Lettonie ((déc.), nos 2631/10 et 12253/10, 18 novembre 2014), qui concernait le retrait de leur attestation de sécurité à un requérant qui avait été chargé de tâches de renseignement et de contre-espionnage et à un autre requérant qui occupait l’un des postes les plus élevés au sein du service des recettes de l’État et était responsable du département des enquêtes criminelles des douanes. Dans chacune de ces affaires, elle a estimé que l’exclusion de l’accès à un tribunal était justifiée parce que l’objet du litige était lié à l’exercice de l’autorité étatique ou remettait en cause le « lien spécial de confiance et de loyauté » entre l’individu concerné et l’État, en tant qu’employeur.
138. La Cour constate que la jurisprudence précitée, qui avait trait à un officier de l’armée et à des hauts fonctionnaires, tous rattachés hiérarchiquement au pouvoir exécutif de l’État, ne peut être transposée aux circonstances de la présente affaire, qui concerne des membres du pouvoir judiciaire. Pour la Cour, le critère selon lequel l’objet du litige est lié à la remise en cause du lien spécial de confiance et de loyauté doit être lu à la lumière des garanties d’indépendance du pouvoir judiciaire. Ces deux notions, à savoir le lien spécial de confiance et de loyauté exigé des fonctionnaires et l’indépendance du pouvoir judiciaire, ne sont pas aisément conciliables. Si la relation de travail entre un fonctionnaire et l’État peut traditionnellement être définie sur la base de la confiance et de la loyauté envers le pouvoir exécutif dans la mesure où les employés de l’État sont tenus de mettre en œuvre les politiques gouvernementales, les membres du pouvoir judiciaire bénéficient de garanties spécifiques considérées comme essentielles à l’exercice des fonctions judiciaires et sont soumis au devoir, entre autres, de contrôle des actes du gouvernement. La nature complexe de la relation de travail entre les membres de la magistrature et l’État commande que le pouvoir judiciaire soit suffisamment éloigné des autres branches de l’État dans l’exercice de ses fonctions afin qu’il puisse rendre des décisions fondées a fortiori sur les exigences du droit et de la justice, sans craintes ni faveurs. Il serait illusoire de croire que les magistrats peuvent faire respecter l’État de droit et donner effet au principe de prééminence du droit si le droit interne les prive de la protection de la Convention sur les questions touchant directement à leur indépendance et à leur impartialité (voir, mutatis mutandis, Kövesi, § 124, Bilgen, § 79, Broda et Bojara, § 120 et Grzęda, § 302, tous les quatre précités).
139. En l’espèce, la Cour observe que le Gouvernement défendeur ne lui a soumis aucun argument propre à lui permettre d’établir que l’objet du litige – la cessation des fonctions de juges des requérantes consécutive à leurs départs anticipés à la retraite – relevait de l’exercice de l’autorité étatique et que l’exclusion des garanties de l’article 6 était donc objectivement justifiée. Elle considère que l’absence de contrôle juridictionnel de la légalité des décisions mettant fin à l’exercice actif des fonctions de juge des intéressées ne peut servir l’intérêt d’un État qui respecte le principe de prééminence du droit (Kövesi, précité, § 124). La Cour note en outre que les décisions ministérielles défavorables aux requérantes n’étaient pas motivées, et que celle du CNM rendue en défaveur de la troisième requérante était accompagnée d’une motivation libellée en termes généraux, ce qui l’empêche d’autant plus de considérer que le litige avait trait à des raisons exceptionnelles et impérieuses propres à justifier l’exclusion de ces décisions du contrôle juridictionnel (voir, mutatis mutandis, Bilgen, précité, § 80). Elle considère que les juges doivent pouvoir jouir d’une protection contre l’arbitraire des pouvoirs législatif et exécutif, et que seul un contrôle de la légalité de la mesure litigieuse, opéré par un organe judiciaire indépendant, peut assurer l’effectivité d’une telle protection (voir, mutatis mutandis, Kövesi, précité, § 124). Eu égard à l’évolution de sa jurisprudence en la matière, fondée également sur plusieurs textes internationaux (paragraphes 54-57 ci-dessus), la Cour considère que l’accès à un tribunal doit être garanti, en tant que principe général, lorsque la cessation des fonctions de juge ou celle d’un mandat (de président de la Cour suprême, de président d’une cour d’appel ou de vice-président d’un tribunal régional et de membre du CNM) sans cessation des fonctions de juge (Baka, §§ 34 et 107‑11, Broda et Bojara, §§ 121-123 et Grzęda, §§ 265-328, tous précités) est en jeu, que cette cessation intervienne pour des motifs disciplinaires ou bien résulte de l’adoption de nouvelles règles (relativement à l’abaissement de l’âge de la retraite, à la mise en place de la réforme du CNM ou à la modification des pouvoirs des présidents et des vice-présidents des tribunaux).
140. Dès lors, même à supposer que la première des conditions du « critère Vilho Eskelinen » soit remplie, le Gouvernement n’est pas en mesure de démontrer que l’exclusion des requérantes du droit d’accès à un tribunal à l’époque considérée était justifiée par des motifs relevant de l’intérêt de l’État et que l’objet du litige était lié à l’exercice de l’autorité étatique ou remettait en cause le « lien spécial de confiance et de loyauté » qui existait entre les intéressées et l’État employeur. En effet, compte tenu du statut particulier des membres du corps judiciaire et de l’importance du contrôle juridictionnel des procédures concernant la révocation ou la destitution des juges, la Cour estime qu’on ne saurait affirmer qu’un lien spécial de confiance entre l’État et les requérantes justifiait l’exclusion des droits garantis par la Convention (voir, mutatis mutandis, Savino et autres c. Italie, no 17214/05 et 2 autres, § 78, 28 avril 2009, Grzęda précité, § 325).
141. L’article 6 § 1 de la Convention est donc applicable à la lumière de la seconde condition posée dans l’arrêt Vilho Eskelinen et autres.
142. Partant, il y a lieu de rejeter l’exception préliminaire d’inapplicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention formulée par le Gouvernement.
2. Sur l’exception de non-épuisement des voies de recours internes
a) Arguments des parties
1. Le Gouvernement
143. Le Gouvernement soutient que les requérantes n’ont pas épuisé les voies de recours internes. Il estime que si la première, la deuxième et la troisième requérante considéraient que l’absence d’un recours pour contester les décisions rendues en leur défaveur par le ministre de la Justice et le CNM respectivement était contraire à leur droit à un tribunal, elles auraient pu se plaindre devant la Cour constitutionnelle des dispositions de l’article 69 §§ 1 et 1b de la loi Pusp, en application desquelles les décisions en question avaient été adoptées, et arguer que les dispositions susmentionnées étaient contraires à l’article 78 de la Constitution. Il affirme que si la Cour constitutionnelle avait statué en faveur des intéressées, les autorités nationales concernées se seraient trouvées dans l’obligation de modifier la législation pertinente de manière à offrir aux requérantes susmentionnées un recours utile pour contester les décisions rendues en leur défaveur par le ministre de la Justice et le CNM respectivement. Il ajoute que les requérantes concernées auraient alors pu engager une action en dommages et intérêts contre l’État sur le fondement de l’article 417¹ du code civil (paragraphe 38 ci-dessus).
144. Renvoyant à la jurisprudence nationale (paragraphes 43‑52 ci‑dessus), le Gouvernement soutient que la première, la deuxième et la quatrième requérantes ont eu la possibilité d’attaquer devant le tribunal administratif les décisions ministérielles qui leur étaient défavorables et que la troisième requérante a pu contester devant la Cour suprême la résolution rendue en sa défaveur par le CNM.
2. Les requérantes
145. Les requérantes susmentionnées rejettent les arguments du Gouvernement.
146. La première et la deuxième d’entre elles exposent que, entre le 1er octobre 2017 et le 23 mai 2018, les décisions ministérielles en leur défaveur étaient insusceptibles de recours. Elles indiquent qu’à la date de l’instauration du recours en la matière, laquelle était consécutive à l’entrée en vigueur de l’amendement législatif du 23 mai 2018 (paragraphe 26 ci-dessus), elles n’étaient plus en fonction. Elles arguent de plus que la Cour constitutionnelle polonaise ne peut pas être considérée comme un « tribunal », au sens de la Constitution polonaise, et que, par conséquent, la plainte mentionnée par le Gouvernement (paragraphe 143 ci-dessus) ne constitue pas non plus un recours « efficace », au sens de la Convention. Elles opèrent une distinction entre, d’une part, leurs situations respectives et, d’autre part, celles dans lesquelles les juges polonais sont autorisés de former un recours auprès de la Cour suprême et qui sont limitativement énumérées à l’article 73 § 2 de la loi Pusp combiné avec les articles 70, 71, 74 § 2 alinéas 1 et 2 de la même loi.
147. La troisième requérante indique quant à elle qu’il ressort de la lettre des dispositions nationales applicables à la date de l’introduction de sa requête à la Cour européenne des droits de l’homme que la résolution du CNM portant refus d’autoriser la continuation de l’exercice des fonctions de juge au-delà de l’âge de la retraite était insusceptible de recours. Elle indique que ce n’est que bien plus tard que la Cour suprême s’est déclarée compétente en matière d’examen des recours de ce type.
148. Pour sa part, la quatrième requérante affirme que non seulement la décision ministérielle en sa défaveur ne contenait aucune instruction à propos d’éventuels recours mais qu’en outre la lettre ministérielle du 10 mai 2018 (paragraphe 19 ci-dessus) indiquait clairement que la décision ministérielle en question était insusceptible de recours. Elle ajoute que les conclusions de la réplique ministérielle à la plainte introduite par elle devant la Cour suprême (paragraphe 20 ci-dessus) étaient identiques. Elle considère que les affirmations du Gouvernement à propos du caractère effectif d’une plainte devant les tribunaux administratifs sont, d’une part, incohérentes et, d’autre part, dénuées de fondement, dès lors que, selon elle, il était évident que, eu égard à l’état de la jurisprudence nationale à l’époque, le recours en question n’était pas encore « effectif » à l’époque pertinente. Elle expose que ce n’est qu’en avril 2020 que le tribunal administratif de Varsovie, statuant en tant que juridiction de renvoi, s’était pour la première fois déclaré compétent pour connaître de plaintes de ce type. Elle ajoute qu’elle-même, se fondant sur les dispositions pertinentes de l’article 75 § 4 de la loi Pusp combiné avec l’article 78 de la Constitution, a contesté devant la Cour suprême la décision ministérielle rendue en sa défaveur, ce qui, d’après elle, amène à conclure que les voies de recours internes ont été épuisées.
b) Appréciation de la Cour
149. La Cour considère que l’exception soulevée par le Gouvernement, pour autant qu’elle a trait aux recours susmentionnés (paragraphe 144 ci‑dessus), est étroitement liée à la question de savoir si les requérantes ont eu accès à un tribunal, comme l’exige l’article 6 § 1 de la Convention. Dès lors, elle décide de la joindre au fond.
150. Pour autant que le Gouvernement cite la plainte constitutionnelle, la Cour rappelle que la finalité de l’article 35 § 1, qui énonce la règle de l’épuisement des voies de recours internes, est de ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou de redresser les violations alléguées contre eux avant que la Cour n’en soit saisie (Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 74, CEDH 1999-V). Il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement de convaincre la Cour que le recours était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits, c’est-à-dire qu’il était accessible, était susceptible d’offrir au requérant le redressement de ses griefs et présentait des perspectives raisonnables de succès (voir, parmi beaucoup d’autres, Vernillo c. France, 20 février 1991, série A no 198, § 27 et Dalia c. France, 19 février 1998, § 38, Recueil 1998 I).
151. La Cour rappelle en outre qu’elle a déterminé les circonstances dans lesquelles il pouvait être exigé d’un requérant polonais qu’il utilise une plainte constitutionnelle aux fins de l’épuisement des voies de recours internes. Ainsi, cette plainte peut constituer un recours efficace, au sens de la Convention, uniquement lorsque : a) une décision individuelle susceptible d’avoir violé la Convention a été adoptée en application directe d’une disposition de la législation nationale considérée comme étant inconstitutionnelle, et b) les dispositions procédurales applicables à la révision d’une telle décision individuelle permettent, à la suite de l’adoption d’un arrêt de la Cour constitutionnelle constatant l’inconstitutionnalité d’une loi, soit d’annuler ladite décision soit de rouvrir la procédure à l’issue de laquelle celle-ci a été adoptée (voir, parmi beaucoup d’autres, Szott‑Medyńska et autres c. Pologne (déc.), no 47414/99, 9 octobre 2003, Pachla c. Pologne (déc.), no 8812/02, 8 novembre 2005, et Liss c. Pologne (déc.), no 14337/02, 16 mars 2010, Urban c. Pologne (déc.), no 29690/06, 7 septembre 2010, et Hösl‑Daum et autres (déc.), no 10613/07, § 42, 7 octobre 2014).
152. En l’espèce, la Cour observe que le Gouvernement est resté en défaut d’établir que l’exercice par les intéressées d’un éventuel recours constitutionnel aurait pu soit donner lieu à l’annulation des décisions rendues en défaveur des requérantes par le ministre de la Justice et le CNM respectivement soit déboucher sur une reprise de la procédure nationale à l’issue de laquelle les décisions en question avaient été adoptées. Elle note que le Gouvernement n’a pas indiqué non plus sur la base de quelles dispositions de la législation nationale les requérantes pouvaient demander la réouverture de la procédure interne en question.
153. Pour autant que le Gouvernement mentionne la possibilité pour les requérantes d’engager une action en dommages et intérêts sur le fondement de l’article 417 du code civil (paragraphe 143 ci-dessus), la Cour observe, en prenant en considération ses constats ci-dessus relatifs à un éventuel recours constitutionnel, que les affirmations du Gouvernement concernant l’action dont l’exercice dépendrait du succès préalable du recours constitutionnel en question, restent spéculatives. La Cour relève qu’au-delà d’un effet purement compensatoire, le recours mentionné par le Gouvernement n’aurait pu produire aucun effet de nature à remédier au grief des requérantes relatif à l’absence alléguée d’accès à un tribunal.
154. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime qu’en l’espèce le Gouvernement défendeur n’a pas prouvé que les conditions cumulatives de l’affaire Szott-Medyńska et autres fussent remplies, ce qui eût emporté obligation pour les requérantes d’exercer un recours constitutionnel.
155. Dans ces circonstances, elle considère qu’en l’espèce la plainte constitutionnelle n’était pas un recours à épuiser.
156. Partant, elle rejette, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention, l’exception de non‑épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement, pour autant qu’elle concerne la plainte susmentionnée.
3. Sur l’exception de non-respect du délai de six mois par la quatrième requérante
a) Arguments des parties
157. Le Gouvernement soutient que la requête de la quatrième requérante est tardive au regard du délai de six mois prévu par l’article 35 § 1 de la Convention. Il considère qu’en l’espèce, ce délai a commencé à courir à la date de la lettre ministérielle du 11 avril 2018, date à laquelle l’intéressée a été informée de son départ à la retraite. Il soutient, d’un côté, qu’il était dès le départ évident que le recours exercé par la quatrième requérante devant la Cour suprême était voué à l’échec, et, de l’autre, que l’intéressée aurait dû introduire un recours devant les tribunaux administratifs au lieu et à la place de celui exercé devant la Cour suprême.
158. La requérante soutient pour sa part avoir respecté le délai prévu par l’article 35 § 1 de la Convention. Elle indique avoir saisi la Cour dans les six mois suivant le rejet par la Cour suprême de son recours contre la décision ministérielle rendue en sa défaveur. Elle conteste les affirmations du Gouvernement selon lesquelles le recours en question aurait été manifestement voué à l’échec, indiquant à cet égard qu’il n’existait à l’époque considérée aucune jurisprudence nationale dans laquelle les décisions ministérielles analogues à celles en l’espèce auraient été susceptibles de recours. Elle précise également que la décision ministérielle litigieuse ne contenait aucune instruction à propos d’éventuels recours au moyen desquels elle aurait pu attaquer cette décision. Elle ajoute que ce n’est qu’en conséquence de la décision rendue en sa défaveur par la Cour suprême qu’il était devenu clair que la haute juridiction nationale s’estimait incompétente pour examiner des recours similaires au sien.
b) Appréciation de la Cour
159. La Cour rappelle que, dans le cadre de l’épuisement des voies de recours internes, le délai de six mois court à compter de la décision définitive (Lekič c. Slovénie [GC], no 36480/07, § 65, 11 décembre 2018). Lorsqu’il est d’emblée clair que le requérant ne dispose d’aucun recours effectif, le délai de six mois court à compter de la date des actes ou mesures dénoncés ou de la date à laquelle l’intéressé en prend connaissance ou en ressent les effets ou le préjudice (Dennis et autres c. Royaume-Uni (déc.), no 76573/01, 2 juillet 2002). En outre, l’article 35 § 1 ne saurait être interprété d’une manière qui exigerait qu’un requérant saisisse la Cour de son grief avant que la situation relative à la question en jeu n’ait fait l’objet d’une décision définitive au niveau interne. Par conséquent, lorsqu’un requérant utilise un recours apparemment disponible et ne prend conscience que par la suite de l’existence de circonstances qui le rendent ineffectif, il peut être indiqué de considérer comme point de départ de la période de six mois la date à laquelle le requérant a eu ou aurait dû avoir pour la première fois connaissance de cette situation (Varnava et autres c. Turquie [GC], nos 16064/90 et 8 autres, § 143, CEDH 2009).
160. En l’espèce, la Cour relève que la lettre ministérielle, à laquelle le Gouvernement se réfère dans ses observations résumées au paragraphe 157 ci-dessus, ne saurait être considérée comme la « décision définitive » aux fins du calcul du délai de six mois, au sens de la jurisprudence précitée au paragraphe 159. Elle note que la lettre ministérielle susmentionnée informait simplement la quatrième requérante de la date de son départ à la retraite et qu’elle n’avait en soi aucune répercussion sur la durée du mandat de juge de l’intéressée. Elle ne partage pas non plus l’argument du Gouvernement selon lequel, au moment de l’introduction de la requête de la quatrième requérante, l’intéressée aurait dû savoir que le recours exercé par elle devant la Cour suprême était alors manifestement voué à l’échec et que celui qu’elle aurait pu introduire devant les juridictions administratives aurait produit des effets de nature à remédier à ses griefs (voir, mutatis mutandis, Mocanu et autres c. Roumanie [GC], nos 10865/09 et 2 autres, § 227, CEDH 2014 (extraits)). La Cour renvoie aux observations qu’elle a formulées aux paragraphes 173 à 179 ci-dessous. En l’espèce, elle note, d’un côté, que la mesure consistant à conférer au ministre de la Justice le pouvoir d’autoriser ou non la continuation de l’exercice des fonctions de juge au-delà de l’âge du départ à la retraite était nouvelle à l’époque des faits et, d’un autre côté, que la décision ministérielle litigieuse ne précisait pas si la décision ministérielle en question était ou non susceptible de recours. En outre, ainsi qu’il ressort des éléments en sa possession, la Cour observe que la déclaration de compétence de la Cour administrative suprême en matière d’examen de recours analogues est postérieure à la date d’introduction de la requête de la quatrième requérante (paragraphe 43 ci-dessous). Elle prend note également des arguments de l’intéressée à propos de la Cour suprême selon lesquels celle-ci était compétente pour examiner des recours similaires au sien (paragraphe 17 ci‑dessus).
161. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime qu’on ne saurait faire grief à la quatrième requérante d’avoir exercé le recours en cause devant la Cour suprême. Elle considère par conséquent que, pour ce qui concerne le grief formulé sur le terrain de l’article 6 de la Convention, le délai de six mois a commencé à courir le jour de l’adoption par la haute juridiction nationale de sa décision sur le recours en question, en l’occurrence le 27 février 2019. Il s’ensuit que le grief a été présenté dans les délais.
162. Dans ces circonstances, la Cour rejette l’exception de non-respect par la quatrième requérante du délai de six mois.
4. Conclusion sur la recevabilité
163. Constatant que les griefs ne sont pas manifestement mal fondés ni irrecevables pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour les déclare recevables.
2. Sur le fond
1. Arguments des parties
164. La première, la deuxième et la troisième requérante n’ont pas fait d’autres observations que celles qui sont résumées ci-dessus (paragraphes 99‑104).
165. La quatrième requérante soutient quant à elle qu’en conséquence de la décision rendue en sa défaveur par la chambre du contrôle extraordinaire et des affaires publiques de la Cour suprême (paragraphe 21 ci-dessus), elle a été privée de son droit à voir un tribunal statuer sur ses prétentions ayant trait à son départ anticipé à la retraite. Elle considère que la restriction qui en a résulté pour elle en matière d’accès à un tribunal ne poursuivait pas de but légitime. Elle argue que la restriction incriminée découle de l’application de dispositions nationales, irrespectueuses à ses yeux, du principe de la prééminence du droit. Elle ajoute qu’en l’espèce la décision relative à la poursuite de ses fonctions de juge au-delà de l’âge de la retraite a été laissée à l’entière discrétion du ministre de la Justice, sans qu’elle ait pu soumettre la décision ministérielle en question au contrôle d’un organe judiciaire indépendant. Elle indique que la décision ministérielle précitée n’était accompagnée d’aucune motivation et estime qu’elle était par conséquent entachée d’arbitraire. La quatrième requérante considère que l’absence d’un recours pour contester la décision ministérielle rendue en sa défaveur était en outre irrespectueuse du principe de la prééminence du droit, en ce qu’elle aurait eu pour effet de conférer au représentant du pouvoir exécutif le pouvoir de décision discrétionnaire en matière de durée de la carrière professionnelle de juge. Pareille situation était, selon elle, contraire au principe d’indépendance du pouvoir judiciaire et à celui de l’inamovibilité des juges.
166. Le Gouvernement se limite à soutenir que l’article 6 de la Convention n’a pas été violé et que la quatrième requérante plus particulièrement a pu saisir le tribunal administratif.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
167. La Cour rappelle que le droit d’accès à un tribunal – c’est à dire le droit de saisir un tribunal en matière civile – constitue un élément inhérent au droit énoncé à l’article 6 § 1 de la Convention, qui pose les garanties applicables en ce qui concerne tant l’organisation et la composition du tribunal que la conduite de la procédure. Le tout forme le droit à un procès équitable protégé par l’article 6 § 1 (Baka, précité, § 120).
168. La Cour rappelle de plus que le droit à un procès équitable, garanti par l’article 6 § 1 de la Convention, doit s’interpréter à la lumière du principe de la prééminence du droit, qui exige l’existence d’une voie judiciaire effective permettant de revendiquer les droits civils (Běleš et autres c. République tchèque, no 47273/99, § 49, CEDH 2002-IX, Al-Dulimi et Montana Management Inc. c. Suisse [GC], no 5809/08, § 126, CEDH 2016). Chaque justiciable possède le droit à ce qu’un tribunal connaisse de toute contestation relative à ses droits et obligations de caractère civil. C’est ainsi que l’article 6 § 1 consacre le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès, à savoir le droit de saisir un tribunal en matière civile, ne constitue qu’un aspect (Cudak c. Lituanie [GC], no 15869/02, § 54, CEDH 2010, Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 36, série A no 18, et Prince Hans-Adam II de Liechtenstein c. Allemagne [GC], no 42527/98, § 43, CEDH 2001 VIII).
169. La Cour rappelle en outre que le droit d’accès à un tribunal doit être « concret et effectif » et non « théorique et illusoire » (voir en ce sens Bellet c. France, 4 décembre 1995, § 36, série A no 333-B). L’effectivité du droit d’accès à la justice demande qu’un individu jouisse d’une possibilité claire et concrète de contester un acte constituant une ingérence dans ses droits (De Geouffre de la Pradelle c. France, 16 décembre 1992, série A no 253-B). Le degré d’accès offert par la législation nationale et son interprétation par les tribunaux nationaux doivent également être suffisants pour garantir à un individu le « droit à un tribunal », eu égard au principe de l’État de droit dans une société démocratique (Georgel et Georgeta Stoiescu, no 9718/03, § 74, 26 juillet 2011).
170. Toutefois, le droit d’accès aux tribunaux n’est pas absolu ; il peut donner lieu à des limitations. Celles-ci ne sauraient restreindre l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tel que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Zubac c. Croatie [GC], no 40160/12, § 78, 5 avril 2018, et Baka, précité, § 120).
b) Application en espèce
171. En l’espèce, la Cour rappelle tout d’abord sa conclusion exposée ci‑dessus quant aux points de savoir si l’article 6 de la Convention sous son volet civil était applicable aux faits de la présente espèce et si les requérantes avaient, en conséquence, un droit à voir leur cause examinée par « un tribunal », au sens de cette disposition de la Convention.
172. Elle observe que les décisions litigieuses ont été adoptées par le ministre de la Justice et le CNM, respectivement. La Cour examinera successivement chacune de ces décisions.
173. La Cour observe qu’en conséquence de l’entrée en vigueur en octobre 2017 de la loi du 16 novembre 2016 (paragraphe 27 ci-dessus), l’âge de départ à la retraite des juges en fonction à l’époque des faits a été abaissé respectivement à 60 ans pour les magistrats féminins et à 65 ans pour les magistrats masculins. Ainsi qu’il se dégage du libellé des dispositions pertinentes de cette loi (idem), les juges ayant atteint l’âge de la retraite partaient à la retraite sauf s’ils adressaient au ministre de la Justice dans un délai qui leur était imparti à cette fin une déclaration qui indiquait leur souhait de continuer d’exercer leurs fonctions et s’ils présentaient un certificat attestant de leur aptitude à siéger. La Cour observe que, même si chaque requérante a adressé au ministre compétent une déclaration en ce sens (paragraphe 6 ci-dessus), le ministre concerné statuant en application des dispositions pertinentes, selon lui, de la loi Pusp n’avait pas consenti à la poursuite des fonctions respectives des intéressées jusqu’à l’âge de 70 ans. Elle observe qu’en conséquence de la décision ministérielle sur ce point, les requérantes ont été contraintes de prendre leurs retraites respectives en avril 2018 à l’exception de la troisième requérante, qui était la seule à avoir été ultérieurement autorisée par le ministre de la Justice à continuer de siéger jusqu’au mois de décembre 2018, soit jusqu’à l’âge de la retraite applicable antérieurement. Ainsi qu’il ressort des constats résumés ci-dessus au paragraphe 44 du tribunal administratif régional de Varsovie, la Cour observe que les lettres ministérielles communiquant aux plaignantes des affaires analogues le refus du ministre de la Justice de les autoriser à continuer à siéger au-delà de l’âge de la retraite, s’analysaient en une règlementation illégitime - mais faisant autorité - du statut juridique de juge des intéressées. Dans ces circonstances, il est clair aux yeux de la Cour que le ministre de la Justice disposait à l’époque pertinente d’un pouvoir de décision en matière de prolongation de l’exercice du mandat de juge au-delà de l’âge de la retraite.
174. La Cour observe qu’il ressort des éléments en sa possession que la législation pertinente en vigueur à l’époque des faits ne précisait pas si la décision ministérielle relative à la prolongation de l’exercice des fonctions de juge était susceptible de recours. Elle note que les première et deuxième requérantes se sont abstenues de contester les décisions ministérielles rendues en leur défaveur, au motif qu’il n’y avait aucun recours effectif pour ce faire. Elle note ensuite que la quatrième requérante a, quant à elle, invité le ministre de la Justice à lui indiquer les recours au moyen desquels elle pouvait contester sa décision. Elle observe qu’en réponse, le ministre concerné a informé l’intéressée que sa décision était insusceptible de recours. Elle note enfin que, nonobstant la communication ministérielle sur ce point, la quatrième requérante a attaqué la décision litigieuse du ministre impliqué devant la Cour suprême, mais en vain.
175. Ainsi qu’il se dégage des conclusions de l’arrêt de la CJUE mentionné aux paragraphes 62 à 71 ci-dessus, la décision ministérielle en matière d’autorisation ou non de la continuation de l’exercice des fonctions des juges au-delà du nouvel âge du départ à la retraite ne pouvait faire l’objet à l’époque des faits d’un recours juridictionnel, en conséquence de quoi la haute juridiction européenne avait conclu au manquement de la Pologne aux obligations, que lui impose l’article 19, paragraphe 1, second alinéa TFUE, de prévoir un système de voies de recours assurant un contrôle juridictionnel effectif dans les domaines couverts par le droit de l’Union.
176. La Cour note qu’en l’espèce, le Gouvernement a soutenu que la décision litigieuse du ministre de la Justice aurait été, d’un côté, exclue de la voie judiciaire (paragraphes 90-91) et, de l’autre susceptible de recours devant le juge administratif (paragraphes 92 et 144). Elle note que, pour étayer sa position sur ce dernier point, le Gouvernement se réfère à des exemples de jurisprudence des juridictions administratives (paragraphes 43‑47).
177. La Cour relève qu’il se dégage des exemples de jurisprudence soumis par le Gouvernement que le tribunal administratif régional de Varsovie ayant tranché des litiges analogues à ceux des première, deuxième et quatrième requérantes s’est déclaré incompétent pour en connaître (paragraphe 43 ci-dessus). Elle note que ce n’est qu’à la suite de la décision de cassation rendue par la Cour administrative suprême en octobre 2019 que le tribunal administratif, statuant en tant que juridiction de renvoi, a procédé au revirement de sa jurisprudence sur ce point et a statué en faveur des plaignantes (paragraphes 44-45 ci-dessus). Elle note que, dans la jurisprudence de la Cour administrative suprême, laquelle s’était constituée postérieurement à l’introduction des présentes requêtes devant elle, la haute juridiction administrative, statuant en dernier ressort et en considération des arrêts de la CJUE intervenus dans l’intervalle, a entériné l’approche jurisprudentielle susmentionnée du tribunal administratif régional de Varsovie (paragraphes 46-47 ci‑dessus).
178. La Cour ne peut que saluer l’approche qui transparaît de cette jurisprudence de la Cour administrative suprême. Elle constate néanmoins que, d’un côté, celle-ci a émergé environ deux ans et demi suivant l’introduction des présentes requêtes auprès d’elle et que, de l’autre, le Gouvernement ne lui a communiqué aucun élément d’information quant aux suites données par le ministre de la Justice aux décisions dans les affaires analogues susmentionnées aux paragraphes 44-45 du tribunal administratif régional de Varsovie.
179. Dans ces conditions, la Cour considère que les exemples de jurisprudence soumis par le Gouvernement ne sont pas à même de confirmer l’existence d’une pratique interne qui aurait permis aux requérantes d’avoir accès à l’époque des faits à un tribunal aux fins du contrôle de la décision ministérielle portant refus de prolonger l’exercice de leurs fonctions de juge au-delà de l’âge de la retraite.
180. La Cour relève ensuite qu’en conséquence de la modification législative subséquente, le pouvoir d’autoriser ou non la continuation de l’exercice des fonctions des juges au-delà de l’âge de la retraite a été dévolu au CNM. Elle note que la troisième requérante a indiqué à celui-ci son souhait de continuer à exercer sa fonction jusqu’à l’âge de 70 ans en s’appuyant à cette fin sur ces nouvelles dispositions législatives. Elle observe que le CNM a rejeté la demande de l’intéressée, en indiquant de surcroît qu’en vertu des dispositions de l’article 69 § 1b de la loi Pusp, sa décision y afférente était « définitive ». Elle note que les éléments d’information communiqués à la troisième requérante par le vice-président du CNM ne précisaient pas quels étaient les recours dont la résolution du CNM rendue en défaveur de l’intéressée pouvait faire l’objet.
181. Elle observe qu’il ressort des déclarations faites par le Gouvernement à ce propos que la résolution du CNM en question aurait été, d’un côté, insusceptible de recours (paragraphe 91 ci-dessus) et, de l’autre, susceptible de recours devant la Cour suprême (paragraphe 144 ci-dessus). Elle considère par conséquent que ces déclarations sont également incohérentes.
182. Elle note que, même si quelques exemples de la jurisprudence, présentés aux paragraphes 48 et 50 ci-dessus, de la chambre du contrôle extraordinaire et des affaires publiques de la Cour suprême viennent étayer les déclarations faites par le Gouvernement sur ce dernier point, cette jurisprudence a été incohérente pendant longtemps.
183. Quoi qu’il en soit, la Cour rappelle ses constats dans l’affaire Dolinska-Ficek et Ozimek c. Pologne (nos 49868/19 et 57511/19, 8 novembre 2021), selon lesquels la même chambre de la Cour suprême ne répond pas aux conditions prescrites pour « un tribunal indépendant et impartial établi par la loi », au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. Elle considère, par conséquent, que même si la troisième requérante avait eu la possibilité de contester la résolution du CNM rendue en sa défaveur devant la chambre du contrôle extraordinaire et des affaires publiques de la Cour suprême, cela n’aurait pas garanti l’examen de ses griefs par un « tribunal », au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.
184. Dans ces circonstances, la Cour n’est pas convaincue que les recours évoqués par le Gouvernement aient été effectifs. Elle constate, par conséquent, que le droit des requérantes d’accéder à un tribunal a été restreint.
185. Quant au caractère légitime de la restriction incriminée, la Cour observe qu’il se dégage des observations du Gouvernement (paragraphes 86, 90 et 93-94 ci-dessus) que l’exclusion dans le chef des requérantes d’un recours qui leur eût permis de se plaindre du refus du ministre de la Justice et du CNM respectivement de les autoriser à poursuivre l’exercice de leurs fonctions de juge aurait répondu à l’impératif d’amélioration de l’efficacité du service public de la justice.
186. Sans contester la légitimité du but invoqué de la restriction litigieuse en tant que tel, la Cour note avec une profonde préoccupation qu’il se dégage des conclusions tant de l’avis de la Commission de Venise (paragraphe 55 ci‑dessus) que de l’arrêt de la CJUE (paragraphes 62-71 ci‑dessus) que le mécanisme incriminé en vertu duquel la poursuite de l’exercice des fonctions de juge au-delà de l’âge de la retraite est autorisée aurait servi au représentant du pouvoir exécutif à indûment écarter un grand nombre de juges chevronnés et à exercer une influence indue sur ceux se rapprochant de l’âge de la retraite.
187. La Cour souligne dans ce contexte l’importance croissante que les instruments internationaux et ceux du Conseil de l’Europe, ainsi que la jurisprudence des juridictions internationales et la pratique d’autres organes internationaux accordent au respect de l’équité procédurale dans les affaires concernant la révocation ou la destitution de juges, et notamment à l’intervention d’une autorité indépendante des pouvoirs exécutif et législatif pour toute décision touchant à la cessation du mandat d’un juge (Baka, précité, § 121, et Kövesi, précité, § 156, en ce qui concerne les procureurs). Elle souligne aussi l’importance croissante qui s’attache à la séparation des pouvoirs et à la nécessité de préserver l’indépendance de la justice (Ramon Nunez de Carvalho e Sá, § 196, Baka, § 165, Broda et Bojara, § 143, tous les trois précités).
188. En l’espèce, la Cour observe que, par jeu de l’effet combiné de la législation abaissant l’âge de la retraite des juges féminins à 60 ans et des refus respectifs du ministre de la Justice et du CNM d’autoriser les requérantes à poursuivre l’exercice de leurs fonctions au-delà de l’âge de la retraite, les intéressées ont été contraintes de prendre leur retraite entre cinq à neuf ans plus tôt que prévu. Elle note qu’en conséquence de l’application des mesures précitées aux requérantes, celles-ci ont été purement et simplement écartées de la magistrature. Partant, elle considère que les mesures incriminées ont été constitutives d’une ingérence du ministre de la Justice et du CNM respectivement dans l’exercice par les intéressées de leurs fonctions juridictionnelles.
189. La Cour observe que l’analyse de la jurisprudence interne qui a été portée à sa connaissance démontre que le ministre de la Justice ne disposait d’aucune compétence décisionnelle lui permettant d’autoriser la continuation de l’exercice des fonctions des juges dans des situations analogues à celles des requérantes en l’espèce et que, par conséquent, les éventuelles décisions ministérielles en la matière étaient considérées comme illégitimes (paragraphes 44-47 ci-dessus).
190. La Cour relève que les décisions rendues respectivement par le ministre compétent et par le CNM en défaveur des requérantes ont été adoptées en application de critères qui étaient vagues et imprécis. Elle note également que les décisions ministérielles en question n’étaient soumises à aucune condition de délai et n’étaient pas non plus accompagnées d’une quelconque motivation. Elle observe en outre que la décision ministérielle susmentionnée n’était soumise à l’époque considérée à aucune forme de contrôle de la part d’un organe externe au ministre compétent et indépendant vis-à-vis de celui-ci. Elle rappelle dans ce contexte l’importance que les organes du Conseil de l’Europe accordent au principe qui exige que les décisions concernant la sélection et la carrière des juges reposent sur des critères objectifs préétablis par la loi ou par les autorités compétentes et que l’instance qui intervient dans tous les aspects de la sélection et de la carrière des juges soit indépendante (paragraphes 54 et 57 ci-dessus).
191. La Cour estime que des considérations similaires à celles exposées ci-dessus s’appliquent à la décision du CNM concernant la troisième requérante. Elle note que, même si à la différence des décisions ministérielles précitées, la décision du CNM était motivée, cette motivation était libellée en termes généraux et stéréotypés. À cet égard, la Cour prend note des arguments de la troisième requérante à propos de ses difficultés alléguées à comprendre les motifs de la décision du CNM libellée de la sorte.
192. La Cour observe que le Gouvernement, dans ses observations (paragraphe 97 ci-dessus), soutient que les inconvénients allégués de l’intervention ministérielle incriminée par les requérantes ont été supprimés à la suite de l’entrée en vigueur de l’amendement législatif du 23 mai 2018. La Cour ne souscrit pas à cet argument. À cet égard, elle renvoie aux constats concernant le défaut d’indépendance de l’actuel CNM et de la subordination de celui-ci aux autorités politiques que la Grande Chambre a formulé dans l’affaire Grzęda (précitée, § 322) et qui se dégagent d’une série d’arrêts pertinents de la Cour concernant la Pologne (voir, Reczkowicz v. Pologne, no 42447/19, §§ 269-276, 22 juillet 2021, Dolinska-Ficek et Ozimek c. Pologne, précité, §§ 290-312 et 316, et Advance Pharma c. Pologne, no 1469/20, §§ 216-217, 3 février 2022). Elle note que, pour parvenir à ses constats sur ces points, la Grande Chambre s’est appuyée, entre autres, sur la jurisprudence pertinente de la Cour suprême polonaise, de laquelle il se dégage que le CNM en l’état actuel ne présente pas de garanties suffisantes d’indépendance à l’égard des pouvoirs exécutif et législatif (ibidem, § 319).
193. La Cour considère que, compte tenu des éléments précités et des circonstances ayant entouré les départs respectifs des requérantes de la magistrature, celles-ci pouvaient légitimement soupçonner un élément d’arbitraire dans les décisions du ministre de la Justice et du CNM les visant. La Cour rappelle que l’arbitraire, qui implique la négation de l’état de droit (Al-Dulimi et Montana Management Inc., précité, § 145), est tout aussi intolérable en matière de droits procéduraux qu’en matière de droits substantiels (Muhammad et Muhammad c. Roumanie [GC], no 80982/12, § 118, 15 octobre 2020).
194. Statuant sur la base de l’ensemble des éléments en sa possession, la Cour ne peut que conclure que les départs à la retraite respectifs des requérantes n’étaient entourés d’aucune des exigences fondamentales de l’équité procédurale. Elle souligne aussi que les décisions ministérielles rendues en défaveur des requérantes n’étaient accompagnées d’aucune motivation et que seule la décision du CNM concernant la troisième requérante était motivée de manière stéréotypée et succincte. Elle estime que, dans un cadre juridique comme celui de l’espèce, où le représentant du pouvoir exécutif et le CNM subordonné aux autorités politiques disposent d’un pouvoir de décision en matière de prolongation de la durée du mandat de juge, l’absence de tout contrôle de la légalité de ces décisions ne peut être dans l’intérêt de l’État. La Cour relève que le cadre juridique national, qui avait été appliqué aux requérantes, ne les protégeait d’aucune manière que ce soit contre la cessation arbitraire de leurs fonctions de juge (paragraphes 23‑26 ci-dessus). Elle considère cependant que les magistrats doivent bénéficier d’une protection contre l’arbitraire du pouvoir exécutif, et que seul le contrôle par un organe judiciaire indépendant de la légalité d’une telle décision de révocation est à même de rendre ce droit effectif (voir, mutatis mutandis, Kövesi, § 124, et Broda et Bojara, § 146, tous deux précités).
195. Ainsi qu’il se dégage des conclusions de l’avis de la Commission de Venise (paragraphe 55 ci-dessus), celle-ci a recommandé la suppression de la possibilité dont le ministre de la Justice était investi alors de prolonger, à son gré, les fonctions d’un juge au-delà de l’âge de la retraite, au motif, entre autres, que cette possibilité rendait le juge intéressé sujet aux pressions. De plus, dans son arrêt (paragraphes (62-71 ci-dessus), la CJUE a examiné la mesure consistant à conférer au ministre de la Justice le pouvoir d’autoriser ou non la continuation de l’exercice des fonctions des juges au-delà du nouvel âge du départ à la retraite, tel qu’abaissé. Ainsi qu’il se dégage des conclusions sur ce point de l’arrêt de la CJUE, le mécanisme dont la mesure en question était assortie, combinée avec la mesure d’abaissement de l’âge normal du départ à la retraite à 60 ans pour les juges féminins et à 65 pour les juges masculins, méconnaissait le principe d’inamovibilité des juges.
196. La Cour n’aperçoit aucun motif de s’écarter des conclusions sur ces points de chacune des instances susmentionnées. Comme celles-ci, elle considère que les décisions, qui avaient été adoptées dans le chef de chacune des requérantes en application du mécanisme national incriminé, ont été constitutives d’une immixtion arbitraire et irrégulière du représentant de l’autorité exécutive et de l’organe subordonné à celle-ci dans la sphère d’indépendance et d’inamovibilité des juges.
197. La Cour redit que, compte tenu de la place éminente qu’occupe la magistrature parmi les organes de l’État dans une société démocratique et de l’importance qui s’attache à la séparation des pouvoirs et à la nécessité de préserver l’indépendance de la justice (Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal précité, § 196, avec la jurisprudence citée), elle-même doit être particulièrement attentive à la protection des membres du corps judiciaire contre les mesures susceptibles de menacer leur indépendance et leur autonomie (Bilgen, précité, § 58). Elle rappelle de plus que les juges ne peuvent faire respecter l’état de droit et donner effet à la Convention que si le droit interne ne les prive pas des garanties requises en vertu de la Convention sur les questions touchant directement à leur indépendance et à leur impartialité (Grzęda précité, § 264).
198. La Cour considère que dès lors que, comme en l’espèce, il est question de cessation anticipée des fonctions de juge en conséquence de décisions unilatérales du représentant du pouvoir exécutif et de l’organe subordonné à ce dernier, il devrait y avoir des raisons sérieuses propres à justifier une absence exceptionnelle de contrôle juridictionnel. Or, le Gouvernement n’en a fourni aucune à la Cour en l’espèce (Bilgen précité, § 96).
199. Dans ces circonstances, la Cour conclut que l’État défendeur a porté atteinte à la substance même du droit pour les requérantes d’accéder à un tribunal (voir, mutatis mutandis, Baka, précité, § 121).
200. Partant, la Cour rejette l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par Gouvernement, pour autant qu’elle concerne les recours internes indiqués ci-dessus (paragraphe 144), et conclut à la violation dans le chef des requérantes du droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6 § 1 de la Convention.
3. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 8 DE CELLE-CI
201. Invoquant les articles 13, 14 et 17 de la Convention, la première et la deuxième requérante se plaignent que les conditions ayant entouré leurs départs anticipés à la retraite ont été constitutives à leur égard d’une discrimination fondée sur le sexe en matière d’emploi. Elles allèguent, tout particulièrement, que ces mesures ont non seulement été contraires aux dispositions sur l’égalité des sexes dans la fonction publique, celles en matière d’instruction, d’emploi, de carrière, de rémunération pour un travail à valeur égale et de protection sociale de la Constitution polonaise mais encore ont entraîné des répercussions néfastes sur leurs situations financières, professionnelles, sociales et personnelles respectives. Les première et deuxième requérantes allèguent, quant à elles, que les mesures incriminées non seulement ont entraîné une réduction de leurs émoluments et ont diminué leurs perspectives de pension de retraite mais encore ont mis fin à leur vie professionnelle active à l’époque où elles étaient âgées respectivement de 62 ans et 61 ans et étaient, à n’en pas douter, aptes à continuer à siéger. Les intéressées se plaignent en outre d’avoir été privées de leur droit de continuer à exercer leur profession à laquelle elles se sont toujours dévouées et laquelle leur procurait une satisfaction personnelle importante. Les mêmes requérantes allèguent de plus que leurs départs à la retraite respectifs sont intervenus en l’absence d’une quelconque protection contre l’arbitraire de la part des autorités nationales et qu’elles en ont éprouvé une frustration.
La quatrième requérante se plaint, quant à elle, que l’obligation qui lui a été faite de prendre sa retraite anticipée s’analyse en une ingérence injustifiée dans sa sphère privée et en une discrimination à son égard fondée sur le sexe et l’âge, lesquelles seraient toutes deux contraires à l’article 8 de la Convention, seul et combiné avec l’article 14 de celle-ci. En sus des griefs comparables à ceux résumés ci-dessus formulés par la première et la deuxième requérantes, la quatrième requérante en soulève d’autres à propos du caractère, à ses yeux, discriminatoire à son égard de l’obligation lui ayant été faite de prouver au ministre de la Justice qu’elle était apte à siéger, alors que tel n’était pas le cas des juges masculins se trouvant dans une situation analogue.
202. Le Gouvernement conteste ces allégations.
203. Maîtresse de la qualification juridique des faits qui lui sont soumis, la Cour n’est pas liée par celle que leur attribuent les requérants ou les gouvernements (Emel Boyraz c. Turquie, no 61960/08, § 33, 2 décembre 2014). En l’espèce, statuant en vertu du principe jura novit curia, elle examinera les faits de la présente espèce à la lumière des dispositions pertinentes de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 de celle-ci, lesquelles sont ainsi libellées :
Article 8
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée (...)
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
Article 14
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur (...) la religion (...) ou toute autre situation »
1. Sur la recevabilité
1. Sur l’exception d’incompatibilité ratione materiae des griefs avec les dispositions de la Convention
a) Arguments des parties
204. Le Gouvernement plaide l’irrecevabilité des griefs résumés ci-dessus (paragraphe 201), estimant qu’ils sont incompatibles ratione materiae avec les dispositions de la Convention. Il soutient que les requérantes susmentionnées n’ont subi aucune discrimination par rapport à des juges masculins. À cet égard, il indique tout particulièrement qu’en application des dispositions transitoires de l’article 26 § 2 de la loi du 16 novembre 2016 (paragraphe 28 ci-dessus) les intéressées avaient eu chacune la possibilité de conserver leurs fonctions jusqu’à l’âge de 65 ans, ce qui, explique-t-il, leur a permis de bénéficier de conditions de départ à la retraite analogues à celles applicables aux juges masculins. Répliquant aux allégations de la quatrième requérante, il soutient que celle-ci ne peut se prétendre titulaire d’un quelconque droit à ne pas subir de discrimination, dès lors que, d’une part, aucun droit à l’exercice de la fonction publique jusqu’à un certain âge n’est garanti, que ce soit en vertu du droit interne ou sous l’angle de la Convention, et que, d’autre part, l’article 14 de la Convention n’a pas d’existence indépendante.
205. Les requérantes susmentionnées répliquent que leurs départs anticipés à la retraite ont eu des répercussions négatives évidentes sur leurs sphères privées au sens de l’article 8 de la Convention, et qu’en conséquence de l’application des mesures précitées elles ont été traitées moins favorablement que les juges masculins se trouvant dans une situation analogue. La quatrième requérante ajoute, quant à elle, que son départ anticipé à la retraite s’est soldé par une réduction de son revenu et que les répercussions sur sa sphère privée de la mesure en question ont été plus graves que celles dont il est question dans les affaires Denisov et Gumenyuk, qui, d’après elle, sont similaires à la sienne.
b) Appréciation de la Cour
206. La Cour rappelle que l’article 14 de la Convention protège les personnes placées dans des situations analogues contre toute différence de traitement non justifiée dans la jouissance des droits et libertés que leur garantit la Convention. Cette disposition n’a pas d’existence indépendante puisqu’elle vaut uniquement pour la jouissance des droits et libertés que les autres clauses normatives de la Convention et des Protocoles consacrent. Toutefois, elle peut entrer en jeu même sans un manquement aux exigences de ces clauses et, dans cette mesure, possède une portée autonome. Pour qu’elle trouve à s’appliquer, il suffit que les faits du litige tombent sous l’empire de l’une au moins desdites clauses (voir, mutatis mutandis, Inze c. Autriche, 28 octobre 1987, § 36, série A no 126). En conséquence, la Cour recherche d’abord si les faits de la cause tombent dans le champ d’application de l’article 8 et se prononcera ensuite sur l’applicabilité de l’article 14.
207. En l’espèce, la Cour observe que les requérantes se plaignent non pas de n’avoir pas pu exercer leur droit de rester en fonction jusqu’à l’âge de 70 ans en tant que tel mais d’avoir subi une discrimination fondée sur le sexe et l’âge en matière d’emploi, et tout particulièrement de retraite, de pensions et de durée de leur relation de travail (Emel Boyraz précité, § 42).
208. La Cour rappelle que, si aucun droit général à un emploi ni aucun droit à l’accès à la fonction publique ou au choix d’une profession particulière ne peut se dégager de l’article 8, la notion de « vie privée », au sens large, n’exclut pas en principe les activités de nature professionnelle ou commerciale (Denisov, précité, § 100). D’ailleurs, tout bien considéré, c’est dans leur travail que la majorité des gens ont beaucoup d’occasions de nouer des liens avec le monde extérieur. La vie professionnelle fait donc partie de cette zone d’interaction entre l’individu et autrui qui, même dans un contexte public, peut dans certaines circonstances relever de la « vie privée » (ibidem).
209. La typologie des affaires dont la Cour a été saisie dans le cadre de litiges professionnels relevant de l’article 8 est variée. Il s’agit en particulier du retour à la vie civile de militaires, de révocations de la magistrature, de la révocation d’un juge de ses fonctions administratives et de l’impossibilité faite aux juges de la Cour suprême d’exercer leurs fonctions de juge sans jamais avoir été formellement révoqués. D’autres affaires concernaient des restrictions à l’accès à l’emploi dans la fonction publique, la perte d’un emploi hors du secteur public ainsi que des restrictions à l’accès à certains métiers du secteur privé (ibidem, § 101).
210. Dans les affaires entrant dans la catégorie susmentionnée, la Cour applique la notion de « vie privée » en suivant deux approches différentes : α) le constat de l’existence d’une question relevant de la « vie privée » comme motif du litige (approche fondée sur les motifs) et β) la déduction de l’existence d’une question relevant de la « vie privée » au regard des conséquences de la mesure dénoncée (approche fondée sur les conséquences).
211. Lorsque les motifs à la base de l’adoption d’une mesure touchant la vie professionnelle d’une personne n’ont aucun rapport avec sa vie privée, une question peut néanmoins se poser sur le terrain de l’article 8 si cette mesure a eu ou peut avoir de graves conséquences négatives sur sa vie privée. Dans les affaires où la Cour retient l’approche fondée sur les conséquences de la mesure en cause, l’analyse de la gravité de celles-ci occupe une place importante (ibidem, §§ 107 et 110).
212. Si l’approche fondée sur les conséquences est suivie, le seuil de gravité à atteindre pour chacun des aspects susmentionnés revêt une importance cruciale. C’est au requérant qu’il incombe d’établir de manière convaincante que ce seuil a été atteint dans son cas. Il doit produire des éléments prouvant les conséquences de la mesure en cause. La Cour ne reconnaîtra l’applicabilité de l’article 8 que si ces conséquences sont très graves et touchent sa vie privée de manière particulièrement notable (ibidem, § 116).
213. La Cour a énoncé des critères permettant d’apprécier le sérieux ou la gravité des violations alléguées dans le cadre de différents régimes. Le préjudice subi par le requérant s’apprécie par rapport à sa vie avant et après la mesure en question. La Cour estime en outre que, pour déterminer la gravité des conséquences dans un litige professionnel, il convient d’analyser au regard des circonstances objectives de l’espèce la perception subjective que le requérant dit être la sienne. Pareille analyse englobe les conséquences tant matérielles que non matérielles de la mesure en cause. Il reste toutefois que c’est au requérant de définir et préciser la nature et l’étendue de son préjudice, lequel doit avoir un lien de causalité avec la mesure en cause.
214. En l’espèce, la Cour observe qu’aucun élément relatif à la vie privée ne figurait dans les motifs de la décision ministérielle portant refus d’autoriser la continuation de l’exercice des fonctions de juge des première, deuxième et quatrième requérantes. Elle considère qu’il faut par conséquent rechercher si, au vu du dossier et des allégations étayées formulées par les requérantes, cette mesure a eu de graves conséquences négatives sur les aspects constitutifs de leur « vie privée », à savoir i) leur « cercle intime », ii) la possibilité pour elles de nouer et de développer des relations avec autrui ou iii) leur réputation.
215. Concernant les conséquences des départs à la retraite respectifs des première, deuxième et quatrième requérantes sur leur « cercle intime », la Cour observe, d’un côté, que les mesures litigieuses ont entraîné une abrupte réduction des émoluments perçus par elles de 25 % par rapport au dernier traitement touché et constate, de l’autre, que ces mesures ont eu en outre des répercussions négatives sur les perspectives de retraite des intéressées, eu égard au calcul de leur pension de retraite en fonction de leur ancienneté. Elle note que, même si les affirmations des requérantes à propos de ce dernier point paraissent spéculatives, les intéressées en l’espèce ont néanmoins produit une estimation détaillée de leur manque à gagner qui en avait résulté (paragraphe 273 ci-dessous) (voir, a contrario, Denisov, précité, § 122). Elle prend note des arguments des requérantes susmentionnées selon lesquels, en conséquence de l’abaissement abrupt de l’âge de départ à la retraite des juges féminins, elles se sont vues contraintes de quitter leurs postes rapidement sans avoir eu le temps de prendre leurs dispositions pour faire face à la baisse de leur revenu et qu’en raison des restrictions applicables aux juges retraités en matière d’emploi, elles disposent actuellement de peu de possibilités d’avoir une activité rémunérée.
216. La Cour rappelle avoir jugé que, même si l’élément pécuniaire du litige a été considéré comme important aux fins de l’applicabilité de l’article 6 sous son volet civil, cette conclusion ne fait pas automatiquement tomber ce litige sous le champ d’application de l’article 8 de la Convention (Denisov, précité, § 122).
217. Pour ce qui est des possibilités de nouer et de maintenir des relations avec autrui, la Cour observe que toutes les requérantes sans aucune exception insistent sur les répercussions négatives des mesures litigieuses sur leurs carrières professionnelles respectives et leurs perspectives d’épanouissement personnel et professionnel. Elle prend note des déclarations des intéressées à propos du sentiment de satisfaction et d’accomplissement de soi que leur profession leur procurait. Elle relève qu’en conséquence de l’application des mesures litigieuses aux requérantes, il a été mis fin prématurément à leurs carrières professionnelles respectives sans que les intéressées aient eu la possibilité de s’épanouir professionnellement ailleurs. Elle observe de plus que les requérantes ont non seulement été privées de la possibilité de poursuivre leur travail judiciaire mais encore ont été purement et simplement écartées du monde du travail en général et contraintes de prendre leurs retraites respectives huit, neuf et sept ans avant les dates jusqu’auxquelles elles espéraient pouvoir encore siéger (voir, a contrario, Denisov, précité, § 123, où la révocation du requérant de ses fonctions de président de la cour d’appel, intervenue environ deux ans avant qu’il n’atteignit l’âge de la retraite, n’a pas entraîné sa destitution de la magistrature, et Grazuleviciute c. Lituanie, no 53176/17, 14 mars 2022, où il était question de suspension disciplinaire de la requérante de son poste de chercheuse mais non de celui de médecin). Eu égard à la durée de cette période et compte tenu du fait que l’expérience acquise avec l’âge est considérée comme un atout pour la carrière de juge, la Cour considère que les mesures litigieuses ont eu, à n’en pas douter, des répercussions négatives évidentes sur la carrière et les perspectives d’épanouissement professionnel et personnel des première, deuxième et quatrième requérantes. Elle souscrit en outre à l’argument des intéressées à propos du sentiment de frustration, voir même d’exclusion sociale, que la situation exposée ci-dessus a dû leur causer.
218. Quant à la réputation professionnelle et sociale des première, deuxième et quatrième requérantes, la Cour note que, même si les décisions ministérielles litigieuses et les lettres ministérielles leur communiquant leurs départs à la retraite respectifs ne faisaient état d’aucune insuffisance professionnelle de la part des intéressées, en l’espèce, elle-même ne peut faire abstraction du contexte sous-jacents des mesures en question. Elle note qu’il se dégage des éléments en sa possession (paragraphes 55 et 62-71 ci-dessus) que les départs à la retraite des requérantes sont intervenus dans le cadre d’une réforme gouvernementale controversée à propos de laquelle la CJUE et la Commission de Venise avaient toutes les deux estimé que cette réforme avait été inspirée de la volonté de l’exécutif d’évincer les juges les plus expérimentés et potentiellement indésirables. Elle observe en outre que les mesures litigieuses ont été prises en application de la législation nationale, à propos de laquelle la CJUE a établi que cette législation se fondait sur le sexe pour imposer des âges différents de départ à la retraite des juges (paragraphes 62-71 ci-dessus). Eu égard aux constats de la CJUE sur ce point, elle estime que les mesures litigieuses ont eu, à n’en pas douter, dans une dimension plus large, des répercussions négatives sur l’intégrité des requérantes (voir, a contrario, Denisov, précité, § 129) et sur la sphère privée de celles-ci, protégée par l’article 8 de la Convention.
219. La Cour observe qu’en l’espèce, les mesures incriminées ont été appliquées aux requérantes qui, certes, en tant que professionnelles du droit avaient été averties de leur illégalité mais avaient été en même temps privées d’un quelconque moyen de protection juridique contre l’arbitraire des autorités nationales. Dans ces circonstances, la Cour souscrit à l’argument des intéressées à propos du sentiment de frustration que la situation décrite ci‑dessus a dû leur causer.
220. En conséquence, si l’on analyse la perception subjective des requérantes à l’aune des éléments objectifs et si l’on apprécie les conséquences matérielles et non matérielles de leurs départs à la retraite respectifs sur la base des éléments produits devant la Cour, il y a lieu de conclure que ces mesures ont atteint le niveau de gravité nécessaire pour qu’une question se pose sur le terrain de l’article 8 de la Convention combiné avec l’article 14.
221. Partant, il y a lieu de rejeter l’exception préliminaire d’inapplicabilité de l’article 8 de la Convention combiné avec l’article 14 formulée par le Gouvernement.
2. Sur l’exception de non-épuisement des voies de recours internes
a) Arguments des parties
222. Le Gouvernement soutient que la première et la deuxième requérante ne se sont pas prévalues des dispositions de l’article 26 § 2 de la loi du 16 novembre 2016 pour bénéficier de conditions de départ à la retraite analogues à celles qui étaient applicables aux juges masculins. Il argue de plus que, si les requérantes susmentionnées considéraient que les décisions ministérielles en leur défaveur étaient contraires à leur droit au respect de leur vie privée et à celui de ne pas subir de discrimination, elles auraient pu se plaindre devant la Cour constitutionnelle des dispositions de l’article 69 §§ 1 et 1b) de la loi Pusp, en application desquelles ces décisions avaient été adoptées, et plaider que les dispositions susmentionnées étaient contraires aux articles 32, 47 et 60 de la Constitution. Il affirme de plus que les première, deuxième et quatrième requérantes ont eu la possibilité d’attaquer devant le tribunal administratif les décisions ministérielles en leur défaveur.
223. La première et la deuxième requérante répliquent que ni les dispositions de l’article 69 §§ 1 et 1b de la loi Pusp ni celles de l’article 26 § 2 de la loi du 16 novembre 2016 ne leur étaient applicables. Par ailleurs, la première, la deuxième et la quatrième requérante soutiennent que l’exception soulevée par le Gouvernement, pour autant qu’elle concerne la possibilité alléguée pour elles d’attaquer les décisions ministérielles en leur défaveur devant le tribunal administratif, est dénuée de fondement pour des motifs qui sont les mêmes que ceux qu’elles ont exposé ci-dessus aux paragraphes 146 et 148.
b) Appréciation de la Cour
224. La Cour estime que l’exception soulevée par le Gouvernement, pour autant qu’elle concerne la possibilité alléguée pour les requérantes de se prévaloir des dispositions de l’article 26 § 2 de la loi du 16 novembre 2016, est étroitement liée à la question de savoir si les requérantes ont subi en l’espèce une discrimination fondée sur le sexe contraire aux dispositions précitées de la Convention.
225. Dès lors, elle décide de joindre cette partie de l’exception au fond.
226. Renvoyant aux constats qu’elle a formulés ci-dessus au sujet de la plainte constitutionnelle (paragraphes 152, 154-156) et de la plainte devant le tribunal administratif (paragraphes 177-179 et 200), la Cour considère qu’ils sont également pertinents pour les griefs exposés ci-dessus, qui concernent l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 de celle‑ci.
227. Par conséquent, elle rejette l’exception de non-épuisement des voies de recours internes, pour autant qu’elle concerne la plainte constitutionnelle et la plainte devant le tribunal administratif.
3. Sur l’exception de non-respect du délai de six mois par la quatrième requérante
a) Arguments des parties
228. Le Gouvernement soulève l’exception de tardiveté de la requête de la quatrième requérante analogue à celle qu’il avait formulée ci-dessus relativement au grief tiré de l’article 6 de la Convention (paragraphe 157).
229. La quatrième requérante n’a pas fait d’autres observations que celles qui sont présentées ci-dessus (paragraphe 158).
b) Appréciation de la Cour
230. La Cour considère que les conclusions auxquelles elle est parvenue en ce qui concerne l’exception similaire formulée sur le terrain de l’article 6 de la Convention (paragraphes 159-162), sont pertinentes également pour l’exception de tardiveté soulevée par le Gouvernement relativement au grief de la quatrième requérante fondé sur l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 de celle-ci.
231. Dans ces circonstances, la Cour rejette l’exception de non-respect par la quatrième requérante du délai de six mois.
4. Sur l’exception relative au caractère prétendument abusif de la requête no 43949/19
a) Arguments des parties
232. Le Gouvernement soutient que la requête no43949/19 est irrecevable, la quatrième requérante ayant, selon lui, abusé de son droit de recours individuel. Il indique que celle-ci, dans ses observations à la Cour européenne des droits de l’homme, a tout particulièrement laissé entendre que les juges masculins souhaitant siéger au-delà de l’âge de départ à la retraite n’avaient aucune obligation de justifier leur aptitude en ce sens au ministre de la Justice. Le Gouvernement repousse cette allégation. Selon lui, la quatrième requérante n’a pas non plus informé la Cour européenne des droits de l’homme de la possibilité qu’elle avait en application de l’article 26 § 2 de la loi du 16 novembre 2016 de rester en fonction jusqu’à l’âge de 65 ans sans qu’aucune autorisation ministérielle fût requise.
233. La quatrième requérante combat ces arguments.
b) Appréciation de la Cour
234. La Cour rappelle que, sauf cas exceptionnels, une requête ne peut être rejetée comme étant abusive que si elle a été fondée sciemment sur des faits controuvés en vue de tromper la Cour (Varbanov c. Bulgarie, no 31365/96, § 36, 5 octobre 2000). Ce type d’abus peut également être commis par inaction, lorsque le requérant omet dès le début d’informer la Cour d’un élément essentiel pour l’examen de l’affaire (Martins Alves c. Portugal (déc.), no 56297/11, 21 janvier 2014).
235. Dans le cas d’espèce, la Cour ne décèle aucun abus du droit de recours individuel de la part de la quatrième requérante. Elle note que l’intéressée a indiqué, d’une part, que les juges féminins ayant atteint l’âge de 60 ans étaient tenus de soumettre au ministre de la Justice le certificat de santé requis afin de lui prouver leur aptitude à siéger et, d’autre part, que la même obligation s’appliquait aux juges masculins ayant atteint l’âge de 65 ans. La Cour observe que c’est justement cette différence de traitement entre les catégories des juges susmentionnées qui fait l’objet du grief soulevé par l’intéressée devant elle-même sur le terrain de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 de celle-ci. Elle relève enfin qu’en l’espèce la quatrième requérante a souhaité exercer non pas le droit consacré par l’article 26 § 2 de la loi du 16 novembre 2016 mais celui garanti par les dispositions de l’article 26 § 1 de la même loi.
236. Dans ces circonstances, la Cour rejette l’exception du Gouvernement.
5. Conclusion sur la recevabilité
237. Constatant que les griefs ne sont pas manifestement mal fondés ni irrecevables pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour les déclare recevables.
2. Sur le fond
a) Arguments des parties
1. Les requérantes
238. Les requérantes concernées se disent victimes d’une discrimination contraire à l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 de celle‑ci en conséquence de l’application à leur situation de la législation nationale, laquelle, expliquent-elles, se fondait sur le sexe pour imposer des âges de retraite différents pour les juges. La première et la deuxième requérante soutiennent que l’ensembles des dispositions nationales qui leur étaient applicables leur permettaient de nourrir une espérance légitime de pouvoir se maintenir dans leurs fonctions jusqu’à l’âge de 70 ans. Elles indiquent qu’en conséquence de l’abaissement abrupt de l’âge de départ à la retraite des juges féminins, elles se sont vues contraintes de quitter leurs postes rapidement, sans avoir eu le temps de prendre leurs dispositions pour faire face à la baisse de leur revenu. Renvoyant aux conclusions de l’arrêt de la CJUE (paragraphes 62-71 ci-dessus), la première et la deuxième requérante déclarent que les différenciations opérées par la loi du 16 novembre 2016 entre les juges masculins et les juges féminins en ce qui concerne l’âge de départ à la retraite leur ont fait subir une discrimination contraire aux normes européennes sur l’égalité de traitement.
239. Pour sa part, la quatrième requérante soutient avoir été victime d’une discrimination fondée non seulement sur son sexe mais aussi sur son âge. Elle expose qu’après avoir atteint l’âge de 60 ans elle a été contrainte de prouver au ministre de la Justice qu’elle était encore apte à siéger, et que tel n’était pas le cas pour les juges masculins se trouvant dans une situation analogue. Elle considère que la différence de traitement subie par elle est dépourvue d’une justification raisonnable. Pour elle, affirmer que l’état de santé des juges féminins ayant atteint l’âge de 60 ans est forcément moins bon que celui des juges masculins se trouvant dans une situation analogue est injustifié.
240. La quatrième requérante opère une distinction entre, d’une part, la présente affaire et, d’autre part, l’affaire Andrle (Andrle c. République tchèque, no 6268/08, 17 février 2011). À cet égard, elle indique que le système général de retraite emporte, à la différence du régime applicable aux juges des juridictions de droit commun contesté, non pas une mise à la retraite automatique des travailleurs mais seulement le droit, et non l’obligation, pour ces derniers de cesser leur activité. Elle expose que l’affaire tchèque en question avait trait à une différence de traitement, applicable depuis longtemps, entre les hommes et les femmes en matière d’âge de départ à la retraite. Or, indique-telle, en l’espèce, il est question d’un abaissement soudain de l’âge de la retraite des seuls juges féminins alors en exercice par suite de l’adoption d’une nouvelle législation, laquelle a, selon elle, introduit une dérogation au principe de l’égalité en matière d’âge de la retraite pour les deux sexes qui était applicable jusqu’alors.
241. Renvoyant à la jurisprudence Konstantin Markin (Konstantin Markin c. Russie [GC], no 30078/06, 22 mars 2003), la quatrième requérante estime que les considérations fondées sur les stéréotypes liés au sexe – par exemple l’idée que ce sont plutôt les femmes qui s’occupent des enfants et plutôt les hommes qui travaillent pour gagner de l’argent – ne peuvent en soi passer pour constituer une justification suffisante de la différence de traitement en cause.
242. La quatrième requérante indique qu’en conséquence de l’entrée en vigueur de l’amendement législatif du 12 avril 2018 (paragraphe 26 ci‑dessus), les différenciations litigieuses entre hommes et femmes relatives à l’âge du départ à la retraite des juges ont été supprimées, ce qui implique, selon elle, la conclusion que les autorités nationales étaient parfaitement conscientes du caractère discriminatoire des mesures en question vis-à-vis des femmes.
243. La quatrième requérante soutient qu’il ne ressort pas de la lettre de l’article 26 § 2 de la loi du 16 novembre 2016 que les juges qui, comme elle, n’étaient pas encore suffisamment proches de l’âge de la retraite à la date indiquée par cette disposition législative auraient pu s’en prévaloir.
244. Elle argue que la cessation prématurée de ses fonctions a mis fin à sa vie professionnelle active et qu’elle en a conçu une frustration considérable ainsi qu’un sentiment d’incompétence vis-à-vis de ses collègues masculins. Elle affirme que son départ anticipé à la retraite a eu des répercussions négatives sur sa situation financière, la pension de retraite qu’elle perçoit étant directement fonction du temps de service accompli et son montant étant calculé sur la base du dernier traitement.
2. Le Gouvernement
245. Le Gouvernement soutient qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 de celle-ci dans le chef des requérantes. Il argue que l’article 26 § 2 de la loi du 16 novembre 2016 garantissait aux intéressées la possibilité de prendre leurs retraites respectives dans des conditions analogues à celles applicables aux juges masculins. Il indique que les requérantes en l’espèce n’ont pas utilisé cette possibilité pour des raisons qu’il ignore.
246. Le Gouvernement affirme que la première et la deuxième requérante sont restées en défaut d’établir les éventuelles répercussions négatives de leurs départs à la retraite sur leur notoriété professionnelle. Il indique que les intéressées ont conservé leur statut de juge et ont acquis le droit au bénéfice d’émoluments nettement plus élevés que les prestations de retraite prévues par le régime général de sécurité sociale. Il conclut, par conséquent, que les mesures incriminées n’ont pas eu de répercussions importantes sur le niveau de vie des requérantes ni sur celui de leurs familles.
247. Répliquant aux observations de la quatrième requérante, le Gouvernement expose qu’il se dégage de la jurisprudence pertinente de la Cour européenne des droits de l’homme qu’une ample latitude est d’ordinaire laissée à l’État lorsqu’il s’agit de prendre des mesures d’ordre général en matière économique ou sociale. Renvoyant aux conclusions de l’arrêt Łuczak (Łuczak c. Pologne, no 77782/01, § 48, 27 novembre 2007), qui sont selon lui pertinentes en l’espèce, il considère que, de par leur connaissance directe de leur société et de ses besoins, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est d’utilité publique en matière économique et sociale, et que la Cour respecte en principe les choix du législateur sauf si son jugement se révèle « manifestement dépourvu de base raisonnable ».
248. Le Gouvernement soutient que les différenciations opérées par la législation nationale entre hommes et femmes en matière d’âge de départ à la retraite sont destinées à compenser les désavantages dans la carrière professionnelle de ces dernières, lesquels résultent selon lui de la conciliation nécessaire de la vie professionnelle et familiale des femmes. Renvoyant à la jurisprudence pertinente de la Cour constitutionnelle, il indique qu’une différenciation entre les hommes et les femmes en ce qui concerne l’âge de départ à la retraite est respectueuse de la Constitution si l’acquisition de l’âge précité n’implique pas d’obligation de cessation de la vie active.
249. Renvoyant aux conclusions de l’avis du CNM sur une proposition de loi du 16 novembre 2016, le Gouvernement estime, d’une part, que la retraite des juges doit être considérée non pas comme une institution du système général de retraite mais comme une garantie de l’indépendance judiciaire, laquelle, indique-t-il, est ancrée dans les dispositions de l’article 180 de la Constitution, et, d’autre part, que l’exercice des fonctions judiciaires est très prenant intellectuellement et mentalement et pourrait parfois s’avérer difficile pour les juges qui sont âgés de plus de 60 ans.
250. Le Gouvernement expose que, bien qu’actuellement l’âge du départ à la retraite des juges soit fixé à 65 ans pour les deux sexes, les juges féminins ont toujours la possibilité, indépendamment de leur ancienneté, de prendre leur retraite à l’âge de 60 ans.
251. Le Gouvernement opère une distinction entre, d’une part, le rapport de service de juge, et, d’autre part, la relation de travail régie par les dispositions du code du travail. Il soutient que le premier des deux implique une participation à l’exercice de la puissance publique et relève, par conséquent, de la sphère du droit public. Il expose que le titre de magistrat impose à ceux qui sont investis de fonctions judiciaires l’obligation de se plier à un certain nombre d’interdictions et de restrictions, y compris dans leur sphère privée.
252. Le Gouvernement considère que, même à supposer qu’une différence de traitement entre les juges féminins et les juges masculins soit constituée en l’espèce, elle est justifiée au regard de la Convention. À cet égard, il expose que la mesure d’abaissement de la limite d’âge de la retraite des juges a été respectueuse au droit national. Il indique que le statut de juge, les questions relatives à la cessation des fonctions judiciaires comprises, fait l’objet de la réglementation de l’article 180 de la Constitution, lequel énonce en ses dispositions pertinentes les garanties d’indépendance et d’impartialité des juges. Il explique qu’il se dégage des dispositions constitutionnelles précitées, d’une part, que le principe d’inamovibilité des juges n’a pas de portée absolue et, d’autre part, que la compétence en matière de fixation de l’âge de la retraite des juges est dévolue au législateur. Il ajoute que la poursuite de l’exercice des fonctions juridictionnelles au-delà de l’âge de la retraite constitue une exception au principe énonçant que le juge part à la retraite après avoir atteint l’âge en question.
253. Le Gouvernement expose, d’une part, que les dispositions litigieuses s’inscrivaient dans le cadre de la réforme gouvernementale du système des retraites, laquelle, indique-t-il, avait opéré l’abaissement de l’âge de départ à la retraite auparavant fixé à 67 ans pour l’ensemble des travailleurs à 60 ans pour les femmes et à 65 ans pour les hommes et, d’autre part, que les dispositions en question avaient pour but d’aligner l’âge de la retraite des magistrats sur celui qui était applicable à l’ensemble des travailleurs. Renvoyant aux conclusions de l’arrêt III P0 6/15 du 15 juillet 2015 de la Cour suprême, il avance que les réformes visant à rééquilibrer la structure des âges dans le service public de la justice moyennant la modification de la limite d’âge obligatoire de la retraite constituent une condition acceptable de la résiliation de contrats de travail, y compris au regard des normes du droit européen pertinent. Le Gouvernement estime, ainsi qu’il se dégage selon lui de l’arrêt Fuchs et Köhler du 21 juillet 2011 de la CJUE (C‑159/10 et 160/10, Rec. p. I‑6919), que la directive du Conseil 2000/78/CE du 27 novembre 2000 ne peut être interprétée comme prohibant la fixation par le législateur national de l’âge obligatoire de la retraite des fonctionnaires à 65 ans pour autant que cela puisse avoir des conséquences organisationnelles, notamment faciliter l’entrée des jeunes fonctionnaires, créer une structure d’âge plus équilibrée et améliorer la gestion des ressources humaines.
254. Le Gouvernement considère que les mesures nationales incriminées peuvent être regardées comme des « mesures d’action positive » qui étaient destinées à supprimer les inégalités de fait entre les hommes et les femmes. Il argue que les femmes, en raison de leur rôle social particulier lié à la maternité et à l’éducation des enfants, ont plus de difficultés à s’impliquer de manière continue dans une carrière professionnelle, de telle sorte qu’elles bénéficient moins souvent que les hommes de promotions professionnelles. Or, l’intérêt public requiert, selon le Gouvernement, que les exigences posées en vue de telles promotions demeurent élevées et uniformes, ce qui rendrait impossible l’adoption de mesures d’assouplissement spécifiques aux fins de répondre aux difficultés ainsi rencontrées par les femmes pour faire évoluer leur carrière. La possibilité d’un départ anticipé à la retraite constitue dès lors, d’après le Gouvernement, une compensation indirecte pour les désagréments ainsi généralement subis par les femmes.
255. Concernant tout particulièrement la quatrième requérante, le Gouvernement soutient que la situation dénoncée par elle est imputable à l’intéressée elle-même, dès lors qu’elle n’a pas utilisé la possibilité qu’elle avait en application de la législation nationale pertinente de prendre sa retraite dans des conditions analogues à celles applicables aux juges masculins. Il indique que, tout comme la première et la deuxième requérante, la quatrième requérante n’a pas prouvé non plus que les mesures incriminées ont eu d’importantes répercussions sur son niveau de vie. Il expose que le montant de la pension de retraite des magistrats est fixé à 75 % du traitement de base et de la prime d’ancienneté perçus par ceux-ci au titre du dernier poste occupé, ce qui implique, selon lui, la conclusion que le montant en question est calculé de la même manière, quel que soit le sexe du juge concerné.
b) Appréciation de la Cour
1. Principes généraux
256. La Cour rappelle que pour qu’une question se pose au regard de l’article 14, il doit y avoir une différence dans le traitement de personnes placées dans des situations comparables. Une telle différence est discriminatoire si elle ne repose pas sur une justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. La notion de discrimination au sens de l’article 14 englobe également les cas dans lesquels un individu ou un groupe se voit, sans justification adéquate, moins bien traité qu’un autre, même si la Convention ne requiert pas le traitement plus favorable (Valianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 76, 7 novembre 2013).
257. Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement (Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 60, CEDH 2008). L’étendue de la marge d’appréciation varie selon les circonstances, les domaines et le contexte (Rasmussen c. Danemark, 28 novembre 1984, § 40, série A no 87, et Inze c. Autriche, 28 octobre 1987, § 41, série A no 126), mais c’est à la Cour qu’il incombe en dernier ressort de se prononcer sur le respect de la Convention (Willis c. Royaume-Uni, no 36042/97, § 39, CEDH 2002-IV).
258. La marge de manœuvre des États membres lorsqu’il s’agit de déterminer si une différence de traitement est justifiée est plus étroite lorsque cette différence est fondée sur le sexe et, en pareil cas de figure, le principe de proportionnalité commande non seulement que la mesure choisie soit dans l’ensemble adaptée au but poursuivi, mais en plus qu’il soit démontré qu’elle était nécessaire dans les circonstances de l’espèce (Emel Boyraz précité, § 51). La progression vers l’égalité des sexes est aujourd’hui un but important des États membres du Conseil de l’Europe et seules des considérations très fortes peuvent amener à estimer compatible avec la Convention une telle différence de traitement (Konstantin Markin, précité, § 127).
2. Application en espèce
259. En l’espèce, la Cour observe qu’en conséquence de l’entrée en vigueur de la législation opérant un abaissement de l’âge de départ à la retraite des juges de 67 à 60 et à 65 ans respectivement pour les femmes et pour les hommes, les requérantes ont chacune été contrainte de quitter leurs fonctions de juge. Elle note que la législation en question a clairement introduit une différence de traitement fondée sur le sexe en ce qui concerne l’âge de la cessation obligatoire d’activité entre personnes exerçant la même profession. La Cour relève que les requérantes en l’espèce ont exercé une profession intellectuelle. Elle fait observer que les différences biologiques entre les hommes et les femmes et les éventuelles considérations liées au rôle de ces derrières dans la société n’ont pas de répercussions sur l’aptitude des uns ou des autres à exercer les professions de ce type. Elle constate que le Gouvernement en l’espèce ne lui a soumis aucun élément de nature à la convaincre que les juges féminins ayant atteint l’âge de 60 ans en général ou les requérantes en l’espèce auraient été moins à même que les juges masculins dans une situation analogue de s’acquitter convenablement de leurs obligations professionnelles (voir, mutatis mutandis Emel Boyraz précité, § 55). Elle juge particulièrement préoccupante l’obligation faite à la seule catégorie susmentionnée des juges féminins, à laquelle appartiennent les requérantes en l’espèce, de prouver au moyen d’un certificat médical qu’elles étaient encore aptes à siéger sur le plan intellectuel. La Cour considère par conséquent qu’il y a eu en l’espèce, à n’en pas douter, une différence de traitement fondée sur le sexe entre des personnes placées dans des situations analogues.
260. Concernant la question de savoir si la différence de traitement en cause entre les juges féminins et les juges masculins peut passer pour avoir été objectivement et raisonnablement justifiée au regard de l’article 14, la Cour observe que la CJUE a jugé la législation nationale susmentionnée contraire aux normes européennes sur l’égalité de traitement. Ainsi qu’il se dégage de l’arrêt sur ce point de la CJUE (paragraphes 62-71 ci-dessus), la législation en question a introduit des conditions directement discriminatoires fondées sur le sexe, notamment, en ce qui concerne le moment auquel les juges féminins intéressés pouvaient bénéficier d’un accès effectif aux avantages prévus par les régimes des pensions concernés. La Cour note que la CJUE a rejeté l’argument de la Pologne selon lequel la fixation, pour le départ à la retraite, de telles conditions d’âge différentes selon le sexe aurait été justifiée par l’objectif d’éliminer des discriminations au détriment des femmes. Elle note de plus que la CJUE, dans sa jurisprudence (paragraphes 72-79 ci-dessus), a estimé que la mesure d’abaissement abrupt et considérable de l’âge de la retraite concernant, entre autres, les juges ne pouvait se justifier ni au regard de l’objectif d’uniformisation, dans le cadre des professions relevant de la fonctions publique, des limites d’âges de cessation obligatoire d’activité, ni de celui de création d’une structure d’âge « plus équilibrée » au sein des professions concernées facilitant l’accès des jeunes juristes.
261. La Cour note que certains arguments que le Gouvernement lui a soumis sont similaires à ceux que la CJUE avait rejetés. En l’espèce, elle ne voit aucune raison de s’écarter des conclusions auxquelles la haute juridiction européenne est parvenue relativement à ces arguments. Elle relève que, malgré l’adoption de l’arrêt précité de la CJUE (paragraphes 62-71 ci‑dessus), la situation des requérantes en l’espèce n’a pas changé et les discriminations dénoncées devant elle demeurent entières pour ce qui les concerne.
262. Quant à l’argument du Gouvernement selon lequel les requérantes auraient pu se prévaloir de l’article 26 § 2 de la loi du 16 novembre 2016 afin de bénéficier de conditions de départ à la retraite analogues à celles des juges masculins, la Cour rappelle qu’elle a constaté (paragraphe 235 ci-dessus) que les intéressées en l’espèce ont souhaité exercer le droit que leur garantissaient non pas les dispositions de l’article précité de la loi du 16 novembre 2016 mais celles de l’article 26 § 1 de la même loi. Par ailleurs, ainsi qu’il se dégage de la jurisprudence nationale (paragraphes 43-44 ci-dessus), c’est la deuxième des deux dispositions législatives précitées qui était applicable aux juges féminins se trouvant dans une situation analogue à celle des intéressées en l’espèce et non pas la première.
263. La Cour observe que, par suite de l’effet combiné de la législation opérant une différenciation entre hommes et femmes relativement à l’âge de départ à la retraite des juges polonais et des refus ministériels d’autoriser la poursuite de l’exercice par les requérantes des fonctions de juge au-delà de l’âge en question, tel qu’abaissé, il a été mis fin à la vie active des intéressées cinq ans plus tôt que dans le cas des juges masculins dans une situation analogue. Elle note que la mise à la retraite anticipée des requérantes a non seulement nui aux carrières professionnelles respectives de celles-ci mais a de surcroît eu d’importantes répercussions pour elles, notamment sur le plan financier. Elle constate, ainsi qu’il se dégage des éléments en sa possession, que le montant de la pension de retraite des requérantes était directement fonction du temps de service accompli par elles et le nombre d’années de service constituait un facteur décisif pour le calcul de chacune des deux composantes de cette même rémunération, à savoir le traitement de base, d’une part, et la prime d’ancienneté, d’autre part. Dans ces circonstances, la Cour estime que le manque à gagner que les requérantes allèguent subir par rapport aux juges masculins est établi. Elle considère que l’effet discriminatoire des mesures incriminées vis-à-vis des requérantes a été amplifié par l’absence de possibilité pour celles-ci d’exercer à la retraite un emploi de nature à leur permettre d’atteindre un épanouissement professionnel satisfaisant.
264. Compte tenu des conclusions auxquelles elle a abouti (paragraphes 260-263 ci-dessus), la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner si la quatrième requérante a subi de surcroît une discrimination fondée sur son âge.
265. Eu égard à ce qui précède, la Cour rejette l’exception de non‑épuisement des voies de recours internes pour autant qu’elle concerne le recours susmentionné (paragraphe 262 ci-dessus), et conclut à la violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 de celle-ci en ce qui concerne la première, la deuxième et la quatrième requérante.
4. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE LA CONVENTION
266. Invoquant expressément et en substance l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 à celle-ci, la première et la deuxième requérante se plaignent que les pensions de retraite qu’elles touchent sont d’un montant inférieur à celles perçues par les juges masculins se trouvant dans une situation analogue.
267. Le Gouvernement conteste ces allégations.
268. Eu égard à ses constats (paragraphes 259-265 ci-dessus), la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner en l’espèce s’il y a eu de surcroît violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention en ce qui concerne la première et la deuxième requérante.
269. Invoquant l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 8 de celle-ci, la quatrième requérante se plaint de ne pas avoir disposé d’un recours effectif au travers duquel elle aurait pu formuler son grief de violation de l’article 8 de la Convention.
270. Le Gouvernement considère que ce grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention. À titre subsidiaire, il soutient qu’aucune violation de l’article 13 de la Convention à l’égard de la quatrième requérante ne peut être constatée.
271. La Cour rappelle que quand le droit revendiqué est un droit de caractère civil, l’article 6 § 1 constitue une lex specialis par rapport à l’article 13, dont les garanties se trouvent absorbées par celle-ci. Compte tenu de ce qui précède et de son constat sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner s’il y a eu en l’espèce de surcroît violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 8 de celle-ci (Menéndes Garcìa c. Espagne (déc.), no 21046/07, 5 mai 2009).
5. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
272. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
273. Les requérantes soutiennent qu’en conséquence de leur départs anticipés à la retraite elles ont chacune subi un manque à gagner pour un montant total de 118 968, 55 euros (EUR), 130 700, 45 EUR, 140 000 EUR et 22 956, 86 EUR respectivement. Elles ont chacune produit une ventilation détaillée des sommes qu’elles réclament à titre de dommage matériel. La première et la deuxième requérante demandent en plus des intérêts de retard sur les sommes en question au taux de 5 % pour la période du 21 mai 2018 jusqu’à la date du paiement de ces sommes.
274. La première et la deuxième requérante ajoutent que leurs départs prématurés à la retraite ont nui à leurs carrières et à leur réputation professionnelle, et qu’elles en ont conçu une frustration considérable. Elles sollicitent donc chacune l’octroi de la somme de 15 000 EUR augmentée des intérêts de retard au taux de 5 % par an. La quatrième requérante demande, quant à elle, 50 000 EUR à titre de dommage moral.
275. Le Gouvernement estime le montant réclamé pour dommage moral est excessif et injustifié. Il soutient, d’une part, que l’octroi d’une quelconque somme pour dommage matériel ne s’impose pas et, d’autre part, que les montants réclamés à ce titre par les intéressées sont hypothétiques.
276. Sans spéculer sur les sommes exactes que peuvent représenter les salaires et les indemnités que les requérantes auraient perçus si elles n’avaient pas été prématurément mises à la retraite, la Cour observe que les intéressées ont subi un préjudice matériel qu’il y a lieu de prendre en compte (voir, mutatis mutandis, Baka, précité, § 191). Elle considère aussi que les requérantes ont dû éprouver un dommage moral que le seul constat de violation de la Convention dans le présent arrêt ne suffit pas à réparer. Statuant en équité et à la lumière de toutes les informations en sa possession, elle juge raisonnable d’octroyer à la première, à la deuxième et la quatrième requérante la somme de 26 000 EUR chacune et à la troisième requérante la somme de 20 000 EUR, tous chefs de dommage confondus, plus tout montant pouvant être dû sur ces sommes à titre d’impôt.
2. Frais et dépens
277. La première et la deuxième requérante réclament solidairement et conjointement au titre des frais et dépens relatifs à la procédure devant la Cour 2 600 PLN[9] majorés des intérêts de retard au taux de 5, 60 % par an pour la période à compter de la date de l’adoption de l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme jusqu’au paiement de la somme en question. La troisième requérante formule, quant à elle, une demande analogue sans en préciser le montant. Quant à la quatrième requérante, elle réclame le paiement en faveur de la Fondation Helsinki pour les droits de l’homme (Varsovie) de 987 et de 86, 75 EUR respectivement pour les frais liés à sa représentation pro bono devant la Cour et à la traduction des éléments que cette dernière lui a communiqués.
278. Le Gouvernement observe que seuls ont été établis les frais réclamés par la première et la deuxième requérante. Il invite la Cour à rejeter les demandes pour frais et dépens de la troisième et la quatrième requérante.
279. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En vertu de l’article 60 § 2 du règlement, le requérant doit chiffrer et ventiler par rubrique toutes ses prétentions, faute de quoi la Cour peut rejeter ses demandes, en tout ou en partie (Karácsony et autres c. Hongrie [GC], no 42461/13 et 44357/13, § 189, 17 mai 2016). En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour alloue à la première et à la deuxième requérante la somme 600 EUR au titre des frais et dépens afférents à la procédure suivie devant elle et rejette les demandes formulées par la troisième et de la quatrième requérante à ce titre.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Décide, à l’unanimité, de joindre les requêtes ;
2. Déclare, à la majorité, les requêtes recevables ;
3. Décide, à la majorité, de joindre au fond l’exception préliminaire de non-épuisement des voies de recours internes pour autant qu’elle concerne les recours mentionnés aux paragraphes 149 et 225 de l’arrêt, et de la rejeter ;
4. Dit, par 5 voix contre 2, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
5. Dit, par 5 voix contre 2, qu’il y a eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 de celle-ci en ce qui concerne la première, la deuxième et la quatrième requérante ;
6. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner les griefs soulevés sous l’angle des articles 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 à celle-ci et l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 8 de celle-ci ;
7. Dit, par 5 voix contre 2,
a) que l’État défendeur doit verser, dans les trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :
1. 26 000 EUR à la première, à la deuxième et à la quatrième requérante respectivement, plus tout montant pouvant être dû par ces requérantes à titre d’impôt, pour dommage matériel et moral ;
2. 20 000 EUR à la troisième requérante, plus tout montant pouvant être dû par cette requérante à titre d’impôt, pour dommage matériel et moral ;
3. 600 EUR conjointement à la première et à la deuxième requérante, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
2. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 24 octobre 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Renata Degener Marko Bošnjak
Greffière Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges K. Wojtyczek et P. Paczolay.
M.B.
R.D.
OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES WOJTYCZEK ET PACZOLAY
1. Avec tout le respect dû à la majorité, nous ne souscrivons pas à la conclusion selon laquelle les requêtes no 25226/18 (celle de la première requérante), no 25805/18 (celle de la deuxième requérante) et no 43 949/19 (celle de la quatrième requérante) sont recevables. De plus, nous ne nous rallions pas à la conclusion selon laquelle les droits invoqués par les intéressées dans ces requêtes ont été méconnus.
À l’inverse, nous partageons l’avis de la majorité selon lequel le grief fondé sur l’article 6 formulé dans la requête no 8378/19 (celle de la troisième requérante) est recevable. Nous sommes aussi d’accord pour dire qu’il y a eu violation du droit d’accès à un tribunal dans le chef de la troisième requérante, la chambre du contrôle extraordinaire et des affaires publiques de la Cour suprême, compétente pour juger le recours de la requérante, ne répondant pas aux critères de l’article 6.
D’une façon plus générale, nous tenons à préciser que nous partageons les préoccupations de la majorité concernant la nécessité de protéger le pouvoir judiciaire contre l’ingérence du pouvoir exécutif.
1. Le droit national applicable
2. L’affaire est liée à la réforme générale du système de retraite en Pologne introduite par la loi du 16 novembre 2016 portant modification de la loi sur les retraites et les pensions relevant du Fonds d’assurances sociales ainsi que de certaines autres lois. Cette réforme a rétabli le système antérieur, fondé sur un âge de départ à la retraite de 60 ans pour les femmes et de 65 ans pour les hommes.
3. Les première, deuxième, troisième et quatrième requérantes ont fait usage de leur droit prévu à l’article 26 § 1 de la loi du 16 novembre 2016 (susmentionnée) et elles ont adressé au ministre de la Justice une notification de leur volonté d’exercer leurs fonctions de juge au-delà du nouvel âge légal de départ à la retraite. Conformément à la jurisprudence des juridictions administratives, le rôle du ministre est de prendre acte de cette notification, le ministre ne disposant pas du pouvoir de s’opposer à la notification reçue.
La troisième requérante a fait par la suite usage de son droit prévu à l’article 69 de la loi sur l’organisation des juridictions de droit commun, tel que modifié par la loi du 12 avril 2018. Elle a adressé au Conseil national de la magistrature une déclaration exprimant sa volonté d’exercer les fonctions de juge au-delà l’âge de 60 ans.
La motivation de l’arrêt se fonde notamment sur les conclusions formulées par la Cour de justice de l’Union européenne dans son arrêt en date du 5 novembre 2019 (C-192/18, EU:C:2019:924). Or cet arrêt concerne les compétences du ministre de la Justice telles que définies dans la loi du 12 juillet 2017, portant modification de la loi sur l’organisation des juridictions de droit commun et de certaines autres lois. Selon la jurisprudence des juridictions administratives, ces dispositions ne sont pas applicables en l’espèce. Dans ces conditions, l’invocation de l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne (voir le paragraphe 175) peut, en l’absence d’explications plus approfondies, prêter à confusion.
4. Le droit polonais garantit un droit d’accès très large aux juridictions administratives (voir la loi du 30 août 2002 régissant la procédure devant les juridictions administratives, exposée au paragraphe 35 de l’arrêt). Selon l’article 3 de cette loi, la compétence des juridictions administratives englobe notamment les « décisions administratives » (au sens du droit administratif polonais) ainsi que tous les actes ou actions de l’administration qui portent sur des droits ou obligations découlant de la loi. Si, dans la partie de la motivation consacrée au droit national, la majorité présente cette disposition, elle n’en tire pas les conséquences lors de l’examen du fond de l’affaire.
Par ailleurs, nous notons que le droit polonais garantit aussi un droit d’accès très large au juge de droit commun pour toutes les affaires (tous les litiges concernant les droits et obligations) non dévolues à d’autres juridictions (voir l’article 45 de la Constitution combiné avec l’article 177 de la Constitution ainsi que l’article 1er de la loi du 17 novembre 1964 – le Code de procédure civile). Les litiges liés au départ à la retraite entrent en principe dans le champ de compétence du juge de droit commun. Nous attirons l’attention, dans ce contexte, sur la jurisprudence des juridictions de droit commun (juridictions du droit du travail) qui ont ordonné aux autorités de permettre aux juges suspendus d’exercer leurs fonctions (Tuleya c. Pologne, nos 21181/19 et 51751/20, §§ 114-118, 6 juillet 2023).
5. Nous tenons à observer que dans les décisions II Sa/Wa 270/18 en date du 24 avril 2018 et II SA/Wa 299/18 (voir paragraphes 43 et 177), le tribunal administratif régional de Varsovie, statuant en première instance, s’est déclaré incompétent pour invalider les lettres par lesquelles le ministre de la Justice informait les juges concernées de son refus de les autoriser à exercer leurs fonctions au-delà de l’âge de la retraite, estimant que les lettres en cause n’étaient pas des décisions administratives et que le ministre n’avait aucune compétence pour statuer en la matière. Le juge administratif, tout en déclarant le recours irrecevable, donc a statué – d’une certaine façon – sur le fond du problème, expliquant que la lettre du ministre n’avait pas de fondement légal. Le recours introduit a été déclaré irrecevable parce que sans objet.
Il est vrai que le tribunal administratif régional de Varsovie, dans sa décision II Sa/Wa 299/18 en date du 25 juin 2018, a estimé d’une façon générale que les lettres en cause n’étaient pas des décisions administratives qui relèveraient de sa compétence.
Il faut souligner cependant que la Cour administrative suprême (dans ses décisions II GSK 92/19 et II GSK 93/19 du 15 octobre 2019, voir les paragraphes 43 et 177), tout en estimant que l’article 26 § 1 de la loi du 16 novembre 2016 ne conférait pas de pouvoir de décision au ministre de la Justice, a adopté une approche différente et a estimé que les recours exigeaient un examen sur le fond par le juge. Par la suite, les juridictions administratives, statuant dans de telles affaires, ont constamment invalidé les lettres de refus émanant du ministre de la Justice (voir, par exemple, les arrêts de la Cour administrative suprême en date du 16 octobre 2020, II GSK 846/20, et du 26 novembre 2020, II GSK 934/20).
6. Dans ce contexte, nous relevons dans la motivation de l’arrêt certaines incohérences ou hésitations qui traduisent les difficultés, pour une juridiction internationale, à établir avec précision le contenu du droit national dans toute sa complexité.
En abordant, lors de la vérification des critères Eskelinen, le point de savoir si le droit national a privé les requérantes du droit d’accès à un tribunal (paragraphes 131 à 134), la majorité préfère ne pas prendre position sur cette question (voir le paragraphe 134). Toutefois, en examinant le fond de l’affaire, au paragraphe 184, elle dit ceci : « Dans ces circonstances, la Cour n’est pas convaincue que les recours évoqués par le Gouvernement aient été effectifs. Elle constate, par conséquent, que le droit des requérantes d’accéder à un tribunal a été restreint. » Au paragraphe 198, elle affirme que le Gouvernement n’a fourni aucune raison susceptible de justifier l’« absence (...) de contrôle juridictionnel ». Il n’est donc pas possible de savoir clairement si, pour la majorité, le contrôle juridictionnel est complètement absent ou s’il existe, mais il y a des doutes quant à son effectivité.
Au paragraphe 160, la majorité parle de la « mesure consistant à conférer au ministre de la Justice le pouvoir d’autoriser ou non la continuation de l’exercice des fonctions du juge au-delà de l’âge du départ à la retraite ». Pourtant, au paragraphe 173 in fine, elle explique – à juste titre – que la législation nationale applicable en l’espèce, telle qu’interprétée par les juridictions nationales, n’a pas conféré au ministre un tel pouvoir et que la tentative de l’exercer était illégitime.
Au paragraphe 160, dans le contexte de la question du respect du délai de six mois pour le grief d’absence d’accès au juge formulé par la quatrième requérante, la majorité affirme qu’elle ne partage pas l’argument du Gouvernement selon lequel le recours de la quatrième requérante était manifestement voué à l’échec (dans la perspective de la question de l’accès au juge) alors qu’au paragraphe 183 elle explique que de toute façon un recours devant la chambre du contrôle extraordinaire et des affaires publiques n’aurait pas garanti l’accès à un tribunal au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.
Au paragraphe 160, la majorité explique que la législation en cause concernant l’âge de départ à la retraite des juges « était nouvelle à l’époque des faits », alors qu’au paragraphe 179 elle affirme : « Dans ces conditions, la Cour considère que les exemples de jurisprudence soumis par le Gouvernement ne sont pas à même de confirmer l’existence d’une pratique interne qui aurait permis aux requérantes d’avoir accès à l’époque des faits à un tribunal aux fins du contrôle de la décision ministérielle portant refus de prolonger l’exercice de leurs fonctions de juge au-delà de l’âge de la retraite. » Il est impossible de confirmer l’existence d’une pratique interne si la législation en cause est nouvelle et les juridictions suprêmes n’ont pas encore eu le temps et l’occasion de trancher la question.
Au paragraphe 140, la majorité affirme entre autres : « En effet, compte tenu du statut particulier des membres du corps judiciaire et de l’importance du contrôle juridictionnel des procédures concernant la révocation ou la destitution des juges, la Cour estime qu’on ne saurait affirmer qu’un lien spécial de confiance entre l’État et les requérantes justifiait l’exclusion des droits garantis par la Convention ([...]) ». La réponse donnée (voir aussi les paragraphes précédents de l’arrêt) exclut les exceptions au contrôle juridictionnel. Or au paragraphe 186 la majorité affirme ne pas « contester la légitimité du but invoqué de la restriction litigieuse en tant que telle », et au paragraphe 198 elle dit qu’« il devrait y avoir des raisons sérieuses propres à justifier une absence exceptionnelle de recours juridictionnel ».
Article 6
7. Nous pensons, comme la majorité, que l’article 6 est applicable en l’espèce.
8. Nous notons une nouvelle fois (voir ci-dessus) qu’en appliquant les critères Eskelinen, la majorité, lorsqu’elle aborde le point de savoir si le droit national a privé les requérantes du droit d’accès à un tribunal (paragraphe 134), évite de prendre position et se concentre sur la question de savoir si l’exclusion alléguée des requérantes de l’accès à un tribunal reposait sur des motifs objectifs liés à l’intérêt de l’État (paragraphes 135 à 142). La réponse écarte d’une façon générale la possibilité de justifier de telles exclusions à l’égard des juges.
Cette façon de procéder appelle trois remarques. Premièrement, la recherche de la réponse à la question de savoir si l’exclusion de l’accès au juge est légitime n’a pas de sens si la Cour n’a pas établi, au préalable, avec précision, la validité, la place dans la hiérarchie des normes, le contenu, la portée et le fondement textuel de règles de droit excluant l’accès à un tribunal. Deuxièmement, la question de la légitimité de l’exclusion de l’accès au juge est abordée deux fois : une première fois lors de l’examen de l’applicabilité de l’article 6 et une deuxième fois lors de l’examen au fond avec la question de savoir si une restriction à l’accès au juge est permise par l’article 6. Troisièmement, l’approche adoptée démontre le caractère inopérant des critères Eskelinen. De plus, ces critères sont à la source des incohérences non seulement dans les plaidoiries des parties, mais aussi dans la motivation du présent arrêt (voir ci-dessous). À notre avis, il serait préférable de simplifier l’approche actuelle en déclarant sans ambages l’article 6 applicable aux litiges du droit du travail impliquant les fonctionnaires et les juges ainsi qu’aux litiges concernant les retraites de ces catégories professionnelles.
9. La majorité « conclut à la violation dans le chef des requérantes du droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6 § 1 de la Convention. »
À notre avis, l’analyse de la législation et de la jurisprudence polonaises montre clairement que les première, deuxième et quatrième requérantes avaient accès au juge pour contester les lettres du ministre de la Justice et leurs effets.
D’une part, les requérantes avaient accès au juge administratif. Le tribunal administratif régional de Varsovie, dans la décision II Sa/Wa 270/18 en date du 24 avril 2018, a considéré que les actes du ministre étaient dépourvus de fondement juridique (ultra vires). En tout cas, les décisions des tribunaux administratifs régionaux mentionnées aux paragraphes 43 et 177 n’étaient pas définitives au moment où les requêtes nos 1, 2 et 3 ont été introduites, et les recours pendants n’étaient pas dépourvus de perspectives de succès. La jurisprudence postérieure confirme parfaitement que la voie d’accès au juge administratif restait ouverte.
D’autre part, les requérantes pouvaient saisir les juridictions du droit du travail pour faire valoir leurs droits. S’il est vrai que le Gouvernement ne mentionne pas cette possibilité, la Cour est consciente de l’existence d’arrêts qui ont été rendus par les juridictions du droit du travail en faveur de juges en Pologne qui s’étaient retrouvés empêchés d’exercer leurs fonctions (voir ci‑dessus).
Dans ces conditions, il est difficile de souscrire à la conclusion selon laquelle les première, deuxième et quatrième requérantes n’avaient pas d’accès au juge.
Comme mentionné ci-dessus, la majorité affirme entre autres au paragraphe 184 que « la Cour n’est pas convaincue que les recours évoqués par le Gouvernement aient été effectifs ».
Cette affirmation suscite trois remarques. Premièrement, elle traduit une certaine confusion entre accès au juge et effectivité des recours judiciaires. Si les deux questions sont liées, elles doivent néanmoins être distinguées et l’articulation entre les deux aurait dû être mieux expliquée. Deuxièmement, à notre avis, même en cas de doute concernant l’accès au juge ou l’effectivité d’une voie de recours judiciaire, le requérant doit essayer de porter ses griefs devant le juge national avant d’introduire devant la Cour une requête alléguant un manque d’accès au juge. Troisièmement, le requérant peut introduire une requête devant la Cour sans essayer de saisir les juridictions nationales uniquement dans les situations dans lesquelles il est établi que la voie d’accès au juge reste fermée ou que tout recours judiciaire envisageable est ineffectif.
10. La majorité, au paragraphe 140 in fine, consacre implicitement le droit des juges d’accéder à un tribunal compétent pour faire invalider les règles de droit applicables. À notre avis, l’accès au juge constitutionnel ne doit pas être réservé aux juges, mais doit être ouvert à tous ceux qui veulent faire valoir leurs droits de caractère civil (au sens de l’article 6) contre les ingérences du pouvoir législatif.
Article 14 combiné avec l’article 8
11. Nous souscrivons à l’avis de la majorité selon lequel les dispositions législatives incriminées constituaient une forme de discrimination à l’égard des juges féminins. Toutefois, nous ne nous rallions pas à la conclusion selon laquelle l’article 8 de la Convention trouve à s’appliquer en l’espèce. Si la législation en cause produit indéniablement des effets négatifs dans le domaine de la vie professionnelle pour les requérantes, les effets sur le terrain de l’article 8 (protection de la vie privée) n’atteignent pas le seuil de gravité requis pour qu’une question se pose sur le terrain de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention. Concernant cette question nous renvoyons à notre opinion dissidente commune jointe à l’arrêt dans l’affaire Juszczyszyn c. Pologne (no 35599/20, 6 octobre 2022).
La question soulevée relève du Protocole additionnel no 12 à la Convention, lequel n’a pas été ratifié par l’État défendeur.
Conclusion
12. Dans la présente affaire, nous ne disposons pas d’éléments permettant de conclure que l’accès au juge a été fermé pour les requêtes no 25226/18 (celle de la première requérante), no 25805/18 (celle de la deuxième requérante) et no 43 949/19 (celle de la quatrième requérante).
La présente affaire aboutit à consacrer dans la jurisprudence une nouvelle forme de restriction au droit d’accès au juge : l’absence de pratique interne confirmant l’existence de cet accès de façon suffisamment claire. L’arrêt rendu remet complètement en cause le principe de subsidiarité développé avec beaucoup de soin dans la jurisprudence de la Cour et mis en exergue de façon particulière ces dernières années.
Appendix
Liste des affaires :
No.
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Requête No
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Nom de l’affaire
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Introduite le
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Requérant
Année de naissance
Lieu de résidence
Nationalité
|
Représenté par
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1.
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25226/18
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Pająk c. Pologne
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21/05/2018
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Lucyna PAJĄK
1956
Nowy Targ
polonaise
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Władysław CHOWANIEC
2.
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25805/18
|
Kuzak c. Pologne
|
21/05/2018
|
Marta KUZAK
1957
Nowy Targ
polonaise
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Władysław CHOWANIEC
3.
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8378/19
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Kabzińska c. Pologne
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30/01/2019
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Elżbieta Jadwiga KABZIŃSKA
1953
Kielce
polonaise
|
Maciej Jakub KABZIŃSKI
4.
|
43949/19
|
Jezierska c. Pologne
|
12/08/2019
|
Danuta JEZIERSKA
1955
Gorzów Wielkopolski
polonaise
|
Piotr KŁADOCZNY
* * *
[1] Également appelé par certaines instances « le Conseil national de la Justice » ; paragraphe 34 ci-dessous
[2] En polonais, le terme « stan spoczynku » (littéralement « l’état de repos ») désigne le statut juridique de juge, qui est consécutif à l’obtention par le juge concerné de l’âge légal de la retraite. Le terme en question se distingue du terme « emerytura » (la retraite), lequel concerne l’ensemble des pensionnaires du régime général de retraite. Le terme « stan spoczynku » apparaît dans l'article 180, paragraphe 4, de la Constitution uniquement dans le contexte de la retraite des juges. Cette terminologie différente s’explique par les particularités du rapport de service de juge, lequel perdure après l’obtention par le juge concerné de l’âge légal de la retraite mais sous une forme différente. La principale conséquence du passage à la retraite de juge est la cessation de l'activité juridictionnelle de celui-ci. Le juge retraité est soumis à des restrictions particulières (telles que, par exemple, l’obligation de répondre devant les instances disciplinaires de la magistrature en cas d’atteinte à la dignité de la fonction de juge ou celle d'obtenir l’autorisation préalable du président de sa juridiction à l’exercice de l’éventuelle activité rémunérée) mais jouit en même temps de droits particuliers (par exemple, il a droit à l'émolument de juge retraité). Pour des raisons de cohérence par rapport aux arrêts de la CJUE, le présent rapport emploie le terme « la retraite des juges ».
[3] Se référer à l’affaire Dolinska-Ficek et Ozimek c. Pologne, nos 49868/19 et 57511/19, 8 novembre 2021.
[4] À l’âge de 65 ans.
[5] La disposition de l’article 75 §§ 3 et 4 de la loi Pusp, dans sa formulation applicable à l’époque des faits, énonçait que les décisions du ministre de la Justice, qui étaient règlementées au paragraphe 2 alinéas 1 et 2 du même article [relatives au transfert de juge sur un autre lieu d’affectation], étaient susceptibles de recours devant la Cour suprême.
[6] Il ressort de la motivation de l’arrêt de la Cour suprême résumé ci-dessous (paragraphe 48) que le ministre de la Justice a informé les responsables des tribunaux du caractère non cumulable des droits énoncés à l’article 26 §§ 1 et 2 de la loi du 26 novembre 2016.
[7] Dans son arrêt du 20/05/200 K 21/99, la Cour constitutionnelle a indiqué que la notion de « cause » devrait être interprétée comme englobant l’ensemble des situations où un sujet de droit (une autorité publique) décide des droits d’un autre sujet de droit (un particulier) et que le rapport juridique entre les protagonistes exclut l’arbitraire dans la prise de décision.
[8] Voir le paragraphe 1 ci-dessus
[9] Env 565 EUR